Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

2. De l’univers moral

Nous entendons par l’univers moral tout l’ordre des êtres qui, étant doués d’intelligence et de volonté, sont appelés à réaliser par l’exercice de leur liberté la fin qui leur est propre dans la communion avec Dieu.

La créature physique glorifie Dieu par sa seule présence ; la créature morale est appelée à le glorifier à un degré supérieur, par les déterminations spontanées de son être. La créature physique n’est qu’une manifestation éloignée de quelques-unes des perfections de Dieu, sa puissance et sa sagesse ; la créature morale, qui est dès son origine l’image de Dieu en son Fils, répond de plus en plus à sa destination en réalisant cette image dans la sainteté et l’amour ; et tandis que la créature physique ne pouvait avoir sa fin selon la pensée de Dieu que dans la créature morale, celle-ci, selon cette même pensée, devait l’avoir tout à la fois en elle-même et en Dieu (première section).

L’Ecriture distingue deux grandes catégories de créatures morales, dont l’étude fera l’objet de nos deux paragraphes : Les anges et les hommes.

On reprochera peut-être à nos subdivisions de n’être pas complètes, puisque entre la nature physique et la nature morale se trouve la créature purement psychique ou animale, qui partage la faculté sensitive avec la créature morale, mais destituée, comme la créature physique, de toute faculté morale et de toute fin qui lui soit propre. Le règne animal apparaît ainsi comme une sphère moyenne entre le vaste ordre de la matière et celui des esprits ; mais son existence a trop peu d’importance dans l’ensemble des choses pour mériter une classification à part.

2.1 Des Anges

Les noms de ces êtres sont, dans l’Ancien Testament : Maleachim, Qedoschim (Psaumes 89.8 ; Job 5.4 ; Daniel 7.18 ; Zacharie 14.5) ; Bene haelohim (Job 1.6 ; Psaumes 29.4 ; 89.7 ; probablement : Genèse 6.2), ou même Elohim (Psaumes 97.9 ; probablement Psaumes 8.5) ; — dans le Nouveau Testament : ἅγγελοι πνεύματα (Hébreux 1.14), θρόνοι, κυριότητες, ἀρχαὶ, ἐξουσίαι, δυνάμεις (Colossiens 1.16 ; Éphésiens 1.21 ; 3.10).

La doctrine ecclésiastique n’a pas considérablement varié touchant la nature des anges. Les Pères admirent déjà qu’ils avaient une nature spirituelle, sans être pour cela de purs esprits. Tertullien dit : « Il est certain que les anges revêtaient une chair qui ne leur était pas propre, puisque ce sont des substances spirituelles qui, si elles ont un corps, n’ont qu’un corps d’une espèce particulière. Toutefois ils peuvent, par leur transfiguration en chair humaine, se montrer pour un temps et converser avec les hommesw. »

wDe Carne Christi, ch. 6

Sine carne angeli sunt (Irénée).

Ils sont définis dans l’ancienne dogmatique protestante : Substantiæ spirituales, hoc est, omnis corporeæ molis expertes, finitæ, completæ, adeoque venæ hypostases (Quenstedt) ; ou encore : Spiritus finiti, completi, conditi a Deo, intelligentes, voluntate liberi et ordinati ad obeundum grata Dei ministeria (Hollace).

Numerus bonorum angelorum est insignis.

Leurs attributs négatifs étaient : Indivisibilitas, invisibilitas, immutabilitas, immortalitas, illocalitas. Leurs attributs affirmatifs : scientia, voluntas, libertas, potentia, duratio æviterna, ubietas definitiva, agilitas. Sunt angeli in ubi definitivo, quoniam pro lubito certum sibi definiunt spatium, in quo toto sunt toti et toti in qualibet spatii parte, propterea quod essentia eorum est indivisibilitas.

Quant à leurs fonctions : Officia et opera bonorum angelorum sunt adorare et laudare Deum et mandata ejus exsequi, cum impios puniendo, tum pios custodiendo et protegendo.

La théologie a oscillé entre deux extrêmes dans le domaine de l’angélologie ; soit qu’on ait attribué à ces êtres une importance excessive et portant atteinte aux droits de l’activité divine dans le monde, — et telle était déjà l’erreur des hérétiques de Colosses (Epître aux Colossiens ; comp. 1 Timothée 1.4) ; — soit qu’on ait au contraire renvoyé cette doctrine au domaine de l’imagination et du mythe : « La seule proposition, dit Schleiermacher, que nous puissions émettre sur la doctrine des anges, c’est que si ces êtres existent, cette doctrine ne peut exercer aucune influence sur notre conduite, et que des manifestations de leur existence ne sont plus à attendre. »

Aussi Julius Müller, tout en admettant la réalité personnelle des anges, voulait-il que ce sujet ne fût traité qu’en appendice dans la dogmatique.

Ce procédé est injuste, et il résultera de notre exposé que nous devons nous intéresser à des êtres qui s’intéressent à nous, et dont la Bible nous entretient plus d’une fois.

L’abus est ici d’ailleurs très voisin de l’usage ; l’existence des anges, des Elohims, est l’élément de vérité du polythéisme, et l’on comprend que ce soit à cette partie que l’imagination encore païenne des peuples christianisés se soit attachée pour défigurer le christianisme à son gré. Les anges et les saints remplacèrent dans l’imagination et bientôt dans le culte chrétien les dieux et les demi-dieux des religions vaincues.

Quelle que soit la nature particulière des anges, dont il sera traité ci-dessous, la personnalité de ces êtres est clairement enseignée dans l’Ecriture. Elle ne ressort pas sans doute de tous leurs noms scripturaires rapportés plus haut ; elle n’est exprimée ni par le mot hébreu maleachim, ni par le grec πνεύματα. Le mot maleach, dont le sens primitif est abstrait, et peut se rendre, comme M. Reuss l’a fait (Bible, notes sur Gen. ch. 16 et 18), par délégation, est rapporté dans Psaumes 104.4, aux vents désignés comme instruments des révélations ou des manifestations divines. « Il fait des vents ses angesx ! »

x – La traduction des LXX et de Hébreux 1.7, adoptée par Hoffmann, Schriftbeweis, page 158 et par Beck, Lehrw, page178 : « faisant de ses anges des vents », nous paraît condamnée par le contexte.

Mais le caractère de personnalité de ces êtres ressort, outre les autres noms que nous avons rapportés : saints, fils de Dieu, des fonctions et activités qui leur sont attribuées, soit dans leurs rapports avec Dieu, comme ses fidèles serviteurs, ἐκλεκτοὶ ἄγγελοι (1 Timothée 5.21 ; comp. Matthieu 6.10), soit dans leurs relations diverses, bienfaisantes ou malfaisantes, avec les hommes : Matthieu 18.10 ; Luc 15.10 ; 1 Pierre 1.12 ; Matthieu 13.49.

La question de l’origine indigène ou étrangère de l’angélologie de l’Ancien Testament ressortit à la Théologie biblique.

C’est sans raison sérieuse que Schultz émet la conjecture que les anges seraient dans la religion israélite les Elohims de l’ancienne religion sémitique subalternisés. Le proton pseudos de cette opinion, c’est que cette doctrine serait, de la part de certains auteurs bibliques, l’objet d’une prédilection (Vorliebe) particulière.

Etant donnée l’existence des anges comme êtres personnels et de nature supérieure, nous avons à traiter :

  1. De leur origine ;
  2. De leur nature ;
  3. De leur hiérarchie ;
  4. De leurs fonctions.

A. De l’origine des anges

Cette origine ne nous est nulle part racontée dans l’Ecriture, et il n’en est fait que de rares et brèves mentions. Nous avons admis que la production de ces créatures supérieures était comprise dans la création des cieux, Genèse 1.1, et de toute leur armée, Genèse 2.1 (comp. Job 38.7, où paraissent identifiés les fils de Dieu et les étoiles). Leur création est expressément attribuée à Christ, Colossiens 1.16 ; comp. Jean 1.3. La qualification de fils de Dieu qui leur est donnée, ainsi qu’à Adam au terme de la généalogie de Jésus-Christ (Luc 3.38), les désigne à l’instar du premier père de l’humanité et à la différence des membres de l’espèce humaine, comme des créatures immédiates de Dieu ; mais à la différence d’Adam lui-même, chacun de ces êtres est posé comme individualité pure, affranchie de toute solidarité spécifique. C’est l’induction que nous avons le droit de tirer de l’assimilation faite par Jésus-Christ entre les anges et les hommes ressuscités, soustraits dorénavant, en tant que devenus immortels, aux conditions d’existence spécifique, et qui en cette qualité même sont appelés : ἰσάγγελοι (Luc 20.36). Mais ce dernier passage va nous servir encore dans la détermination :

B. De la nature des anges

Les anges sont-ils de purs esprits, comme semble l’indiquer le nom qui leur est donné de πνεύματα, et comme l’ont pensé Hoffmann, Martensen, comme Ebrard aussi incline à le croire, esprits revêtus de formes accidentelles et éphémères dans leurs apparitions aux hommes, ou bien sont-ils doués d’une corporalité supérieure ? La parole de Jésus-Christ qui vient d’être citée (Luc 20.30), nous paraît décisive en faveur de la seconde alternative ; car si le principal caractère de ceux que Jésus appelle ἰσαγγέλοι, est d’être porteurs de corps glorifiés, ce caractère ne saurait faire défaut aux anges auxquels ils sont comparés.

L’objection qu’on pourrait tirer de l’incompatibilité prétendue entre les deux termes : corporalité et essence pneumatique, ne vaut pas dans l’intuition scripturaire, qui associe sans effort sous la plume de saint Paul les deux termes σῶμα πνευματικόν (1 Corinthiens 15.44), et ne laisse pas de désigner du titre τὸ πνεῦμα (2 Corinthiens 3.17) l’Être en qui la plénitude de la divinité habite σωματικῶς (Colossiens 2.9).

Les corps des anges sont d’essence pneumatique, comme le seront les corps glorifiés des élus de l’humanité, en ce qu’ils sont à la disposition immédiate et complète de l’esprit, n’opposent jamais aucune entrave aux résolutions de l’esprit, et possèdent, autant que la substance étendue en est susceptible, les deux qualités principales de l’esprit : la promptitude et la force. Et tandis que l’homme dans l’économie actuelle est un être de chair, porteur du πνεῦμα (Jean 3.6), l’ange est un πνεῦμα porteur d’un corps ; c’est dire encore que ce qui en l’homme actuel est le principe supérieur, et, pour ainsi dire, cause finale et objet d’aspiration, est chez l’ange essence même.

Aussi sont-ils appelés les Forts (Psaumes 89.7 ; 103.20) ; ἄγγελοι δυνάμεως (2 Thessaloniciens 1.7) ; éminents en science comme en puissance (Marc 13.32), saints et élus ! Et ils n’ont rien de la nature cupidique qui leur a été associée par la mythologie et l’imagerie chrétiennes.

Créature immédiate de Dieu, l’ange a donc été fait d’abord supérieur à l’homme, selon l’interprétation donnée du Psaumes 8.5, par l’auteur de l’Epître aux Hébreux : Hébreux 2.7. Il n’est toutefois pas téméraire d’avancer qu’ensuite des relations spéciales engagées entre le Fils de Dieu et l’humanité (Hébreux 2.16), ce rapport entre l’ange et l’homme finira par être interverti ; et l’homme, la dernière des créatures morales, est appelé à réaliser une destination plus élevée, autorisé à attendre une gloire plus grande (Hébreux 2.5,9), qui sera une illustration dernière et universelle de cette norme énoncée par Jésus-Christ pendant son existence terrestre : οἱ ἔσχατοι πρῶτοι (Matthieu 20.16). Ce n’est pas à des anges, c’est à ses rachetés d’entre ses frères que Jésus a promis qu’ils seraient introduits dans le sanctuaire même de la Trinité pour contempler sa gloire (Jean 17.24) ; ce sont des hommes sortis victorieux de la grande tribulation, et non des anges qu’il fera un jour « asseoir sur son trône comme lui-même a vaincu et s’est assis avec son Père sur son trône ». (Apocalypse 3.21).

D’ailleurs la supériorité originelle de l’ange sur l’homme est, comme toute supériorité, accompagnée d’une responsabilité correspondante. L’ange franc de tout lien avec une nature charnelle, soustrait à toute loi de solidarité spécifique, essence pneumatique, individualité pure, se possédant absolument, se détermine aussi absolument lui-même. Il n’y a chez lui aucune moles pesante et réfractaire pour ralentir l’essor de ses résolutions, comprimer l’expansion de sa puissance vitale, mais aussi pour amortir, neutraliser les excès de sa liberté pervertie. Chaque résolution de cet être est souveraine ; elle engage en une fois la totalité de son pouvoir moral ; elle pose sa nature soit dans le bien, soit dans le mal. Le moi passe tout entier et irrévocablement dans chacune de ses actualisations normales ou anormales. Si donc l’ange atteint plus promptement que l’homme un degré de sainteté plus haut, par une de ces justes compensations établies par Dieu dans l’ordre créatural, sa chute sera pour cette raison même plus tôt irrévocable.

C. De la hiérarchie des anges

C’est ici encore un sujet où la fantaisie s’est donné libre carrière ; mais les abus qui ont été faits de la spéculation en cette matière, et que le pseudo-Denys l’Aréopagite a introduits du Néoplatonisme dans la théologie chrétienne, ne doivent pas nous faire méconnaître les éléments de vérité que l’Ecriture nous y révèle.

De ce que les anges sont tous des individualités distinctes, chacune issue non d’une nature spécifique, comme l’homme, mais d’un acte immédiat de création divine, nous ne devons pas conclure qu’ils existent indépendants les uns des autres sans qu’aucun rapport social les unisse. Leurs multitudes innombrables(Daniel 7.10 ; Hébreux 12.22 ; Apocalypse 5.11) sont bien ordonnées.

Un des noms de Dieu les plus fréquents dans les Psaumes et les Prophètes est celui de Jehova ou Elohim Çevaoth, ou encore : Jehova Elohe tjevaoth (Jérémie 5.14 ; 15.16 ; 38.17 ; 44.7, etc.). Le mot hébreu Çevaoth qui serait mieux rendu par cohortes ou par troupes rangées que par armées, désigne en effet ces multitudes célestes, moins comme pourvues de moyens de destruction, que comme disposées sous une direction commune, et en vue d’un but à atteindre, l’établissement du Royaume de Dieu dans l’universy.

y – La fréquence de l’expression Jehova Çevaoth dans les Psaumes et les Prophètes, jointe à l’absence de ce nom de Dieu jusqu’à 2 Samuel 6.18, nous paraît avoir une importance considérable dans la critique actuelle de l’Ancien Testament.

Cette même indication nous est donnée par Jésus-Christ dans l’expression : (βασλιλεία τῶν οὐρανῶν, qui comprend tout l’univers moral où s’accomplit la volonté de Dieu, et auquel s’oppose le royaume du mal, Luc 11.17-18. L’organisation des anges nous est également révélée par Jésus dans sa réponse à saint Pierre, et en particulier par l’expression : λεγεῶνας ἀγγελων (Matthieu 26.53).

En outre, l’Ecriture nous révèle l’existence de hiérarchies angéliques qui y sont désignées par les différents titres rapportés plus haut, Colossiens 1.16 ; elle mentionne un archange, 1 Thessaloniciens 4.16 ; elle nomme les Séraphins comme des anges supérieurs plus rapprochés du trône et de la face de Dieu, Ésaïe 6.2-3.

Deux de ces archanges sont à diverses reprises désignés par leurs noms dans l’Ancien et le Nouveau Testament ; l’un est Michel, dont le nom même : Qui est comme Dieu ? exprime l’humilité et marque la distance qui le sépare de Dieu. Il est nommé pour la première fois : Daniel 10.13,21 ; 12.1, et dans le Nouveau Testament : Jude 1.9 ; Apocalypse 12.7, et il apparaît dans ces différents passages comme préposé aux batailles de l’Eternel. L’autre est Gabriel, nommé également pour la première fois dans Daniel : Daniel 8.10 ; 9.21, et dans le Nouveau Testament : Luc 1.10,20, où il figure comme le messager divin dans l’intérieur de son royaume. Gabriel, est, comme le nomme M. Godet, l’évangéliste célestez.

z – Voir Etudes bibliques, première série, page 19.

Si toute comparaison ne ressemblait pas à une profanation en de si hauts domaines, nous appellerions l’un, le ministre de la défense, et l’autre, le ministre de l’intérieur. Serait-ce pousser l’audace ou l’imprudence jusqu’à sa dernière limite, que d’énoncer l’hypothèse que c’était au Prince actuel de ce monde, au Chef du Royaume des ténèbres qu’était dévolue, la place actuellement vacante dans cette trinité d’archanges, et que cette place est dorénavant destinée à l’homme ?

Le personnage du Maleach Jehova qui est, selon nous, l’apparition de Jéhovah lui-même en forme angélique, ne rentre pas dans les limites de notre sujet.

Quant aux Chérubins, nommés pour la première fois : Genèse 3.24 et qui reparaissent dans la symbolique du culte mosaïque (Exode 25.18), dans les visions d’Ezéchiel (Ézéchiel 10.14-22), et sous le nom de ζῶα dans l’Apocalypse (Apocalypse 4.6, 8), c’est à la Théologie biblique à décider s’ils doivent être tenus pour de purs symboles de la vie créaturale, ou pour une classe d’êtres réels, mais revêtus d’attributs tellement transcendants qu’ils ne peuvent être exprimés que sous des formes symboliques.

D. Des fonctions des anges

Pour répondre aux questions de l’origine, de la nature et de la hiérarchie de ces êtres, posées successivement sous A, B, C, il nous a déjà suffi d’invoquer les noms de fils de Dieu, d’esprits et de principautés par lesquels ils sont désignés dans plusieurs passages. Leurs fonctions sont exprimées de même par le terme maleachim, anges ou messagers divins.

Ces dernières dénominations même ne leur appartiennent pas en propre dans l’Ecriture, et s’étendent à tout messager divin, céleste ou terrestre, investi d’une fonction administrative dans le règne de Dieu, depuis l’Etre unique et divin qui a reçu dans l’Ancien Testament le nom de l’Ange de l’Eternel par excellence, jusqu’à l’ange annoncé comme son précurseur (Malachie 3.1), ou aux personnages théocratiques désignés par ce titre, soit les prophètes (Aggée 1.13), soit les sacrificateurs de l’Eternel en Israël (Malachie 2.7 ; comp. Apocalypse 2.1, etc.).

Le mot maleach réduit à lui-même peut même désigner tout messager humain dans les relations terrestres (Job 1.14 ; 1 Samuel 11.3).

Les fonctions des Anges peuvent être distinguées selon les milieux où elles sont remplies.

Habitants du ciel, ils entourent le sanctuaire de Dieu et contemplent sa face (Matthieu 18.10) ; ils célèbrent ses louanges et adorent sa personne (Ésaïe 6.3 ; Psaumes 89.7,8 ; Apocalypse 7.11) ; ils forment son cortège (Daniel 7.10) ; ils semblent dans certains passages même former son conseil (Job 1.10 ; 1 Rois 22.19 ; Daniel 7.10 ; peut-être Genèse 1.26 : Faisons). Ils font parfaitement sa volonté (Matthieu 6.10).

Ce sont là leurs fonctions que nous pourrions appeler transcendantes. Mais ils en exercent de particulières envers l’humanité et tout spécialement dans l’économie du salut, à raison desquelles ils sont appelés λειτουργικὰ πνεύματα, εἰς διακονίαν ἀποστελλόμενα διὰ τοὺς μέλλοντας κληρονομεῖν σωτηρίαν ; (Hébreux 1.14). Supérieurs à l’homme et serviteurs de l’homme : cette antinomie se résout chez les anges comme elle s’est résolue chez le Fils de Dieu, par le miracle de la charité (comp. Matthieu 20.28).

Le premier rapport des anges avec les hommes est un rapport de sympathie. Ils ont porté et ils portent un intérêt spécial et soutenu à l’œuvre de la rédemption, cherchant à en sonder le mystère sans y parvenir, et destinés à admirer pendant toute l’éternité les combinaisons infiniment variées que la sagesse divine a conçues et exécutées dans ce drame universel et éternel (1 Pierre 1.12 ; Éphésiens 3.10). Ils se sont réjouis avec les hommes au jour de l’incarnation du Fils de Dieu (Luc 2.13-14) ; ils se réjouissent de la conversion de tout pécheur (Luc 15.10) ; ils sont les témoins compatissants des martyres des ministres de Jésus-Christ (1 Corinthiens 4.9), et les garants de leur fidélité (1 Timothée 5.21) ; ils sont les spectateurs invisibles et souvent attristés des scènes qui se passent dans l’Eglise (1 Corinthiens 11.10).

Mais ils ont fait mieux que de s’intéresser à l’œuvre divine sur la terre ; ils y sont activement intervenus. Toutefois leur action n’est ici ni universelle ni continue ; elle n’est qu’auxiliaire et intermittente ; elle ne supplée pas à celle de la Providence ; les anges ne sont pas médiateurs entre Dieu et l’homme, car il n’y a qu’un seul médiateur entre l’un et l’autre (1 Timothée 2.5). C’est de plus le Saint-Esprit et non pas les anges qui, comme nous l’avons vu, communique à chaque substance et entretient en elle la force vitale qui lui est inhérente.

L’Ecriture sans doute mentionne, et plus fréquemment que nos habitudes d’esprit ne nous porteraient à l’admettre, l’intervention des anges dans le jeu des forces physiques (Apocalypse 10.1 ; 14.6 ; 16.5)a  ; mais ces cas ne sont qu’occasionnels, et alors même, leur action n’est qu’extérieure. Nulle part non plus l’Ecriture n’indique une influence pneumatique des bons anges, bien qu’elle nous mette en garde contre l’influence pneumatique des mauvais (Éphésiens 6.12).

a – Nous écartons l’exemple qu’on pourrait tirer de Jean 5.4, ce passage étant très probablement interpolé.

Dieu se sert des anges comme il se sert des hommes, dans leur propre intérêt. Ayant fait toute créature intelligente et toute chose, et n’ayant besoin de personne, il a plu au divin éducateur de faire faire plutôt que de faire, et d’appeler tour à tour l’ange et l’homme à l’honneur d’être συνεργὸς θεοῦ (comp. 1 Corinthiens 3.9). Aussi l’action des anges ne se distingue-t-elle pas qualitativement de celle des hommes dans le Royaume de Dieu, mais elle lui est quantitativement supérieure en raison de la supériorité actuelle de leur nature, et de la parfaite sainteté de leur être.

Les anges sont donc les instruments toujours fidèles et toujours dispos des volontés divines, soit dans la nature, soit dans l’histoire ; mais c’est aux époques cardinales de l’histoire du salut qu’on les voit apparaître, et ils s’effacent de la scène dans les périodes intermédiaires où ils restreignent leur concours aux cas isolés et individuels.

Ces époques cardinales où l’Ecriture nous montre les anges particulièrement fréquents et actifs, sont les trois suivantes :

  1. L’époque de la promulgation de la Loi (Deutéronome 33.2 : texte auquel se rattachent sans doute les suivants du Nouveau Testament : Actes 7.53 ; Galates 3.19 ; Hébreux 2.2).
  2. L’époque de la première venue de Christ sur la terre (Jean 1.51).
  3. L’époque de sa seconde venue (Matthieu 13.41 ; 25.31 ; 2 Thessaloniciens 1.7).

Le rôle protecteur des anges à l’égard des individus humains est indiqué d’une façon plus discrète encore, quoique encore suffisamment intelligible : Psaumes 34.8 ; 57.4 ; 91.11-12. Jésus enseigne bien positivement que les petits et les faibles sur la terre ont des champions leur appartenant en propre dans les régions supérieures : Matthieu 18.10 ; mais il serait téméraire de conclure de cette parole que chaque individu humain ait son ange gardien. Le passage : Actes 12.15, ne saurait non plus suffire à établir cette doctrine, puisque l’exclamation : ὁ ἄγγελος αὐτοῦ ἐστιν, proférée par les chrétiens de Jérusalem réunis chez Marie, mère de Marc, n’a évidemment ici que la valeur d’une opinion courante. Mais Jésus lui-même fut secouru par un ange du Ciel dans son agonie, Luc 22.43 ; et il nous annonce que ce sont les anges qui transportent l’âme fidèle au sortir de ce monde, dans les tabernacles éternels, Luc 16.22.

Ce même rôle protecteur est, d’après plusieurs textes de l’Ancien Testament, rempli par les anges à l’égard des nations de la terre, Daniel 10.20 ; 12.1.

D’après la version des LXX, le texte : Deutéronome 32.8-9, enseignerait que les anges sont les gardiens des nations païennes, tandis que Jéhova se serait réservé pour être celui d’Israël (ἔστηκεν ὅρια ἑθνῶν κατά ἀριθμὸν ἀγγέλων θεοῦ).

Cette doctrine rencontrera un appui plus sérieux dans Exode 33.2, où nous entendons Dieu menacer de punir et, pour ainsi dire, de dégrader le peuple d’Israël au niveau des autres en le remettant à la direction d’un ange ordinaire, tandis que Moïse finit par arracher à Dieu par son intercession la promesse que ce sera de nouveau l’Ange de la face qui se placera à la tête du peuple de Dieu (v. 14 et 15 ; comp. Ésaïe 63.9).

Mais l’action des anges dans le domaine inférieur où se meut l’humanité, n’est pas salutaire seulement, elle peut être aussi délétère. Ces êtres apparaissent dans l’Ancien Testament déjà et dans les apocalypses du Nouveau comme les ministres, non seulement des délivrances, mais aussi des vengeances du Seigneur (2 Samuel 24.16 ; Hébreux 11.28). Dieu peut donc se servir des bons anges aussi bien que des mauvais pour punir, tout comme il peut se servir des mauvais (comp. 2 Corinthiens 12.7) aussi bien que des bons pour bénir. Mais les uns demeurent dans le premier cas les justiciers de Dieu, saints, obéissants et fidèles ; les autres ne sont, comme les pervers d’entre les hommes, que les instruments aveugles de ses volontés, destinés à être brisés au jour et à l’heure fixés, et auxquels Dieu redemandera le mal même qu’ils auront fait en conformité de ses desseins.

Ce que nous venons de dire montre que bien que les anges soient des individualités distinctes et forment d’ailleurs une classe distincte de créatures de Dieu, ils n’en représentent pas moins une des fractions de l’immense organisme de l’univers moral, et concourent pour leur part à la réalisation d’une œuvre divine universelle, dont Christ est à la fois le Chef suprême et la fin (Éphésiens 1.10 ; Colossiens 1.10,20).

Ce que la spéculation chrétienne a le droit d’ajouter à la doctrine scripturaire des anges, c’est que bien loin que leur existence soit un hors-d’œuvre dans le vaste plan de l’univers, s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer ; et a priori, indépendamment des données de la révélation, il y a toute vraisemblance à ce que d’autres créatures que l’homme, intelligentes et libres, se rencontrent à côté ou au-dessus de l’homme dans la série des êtres ; il est de toute convenance qu’entre l’individualité unique et suprême qui est Dieu, d’une part, et l’individualité humaine encore engagée dans la vie spécifique de l’autre, se place un type d’êtres inférieurs à Dieu et supérieurs à l’homme, l’individualité pure, mais crééeb.

b – « Après les trois formes constatées, écrit M. Godet : l’espèce sans l’individu, l’individu au pouvoir de l’espèce, l’espèce dominée par l’individu, que reste-t-il comme quatrième forme : l’individu sans l’espèce ».

2.2 De l’Homme

Le titre même de ce paragraphe annonce que nous considérons l’homme essentiellement dans son unité spécifique après avoir défini les anges comme une pluralité d’individualités. Nous n’avons pas à faire ici la psychologie de l’homme, à analyser, par exemple, les parties constitutives de sa nature, en déterminant leurs relations réciproques. Cette tâche incombe à l’éthique, telle que nous l’avons définie.

Nous nous proposons de déterminer la place de l’espèce humaine dans l’ensemble des créatures de l’univers, de définir les différents rapports primordiaux de l’homme, soit avec Dieu, soit avec la créature inférieure à lui, enfin ceux de l’individu humain avec l’espèce et de l’espèce humaine avec l’individu.

L’homme occupe un des degrés moyens dans la longue série des êtres qui forme une ligne régulièrement ascendante et logiquement ordonnée depuis le degré infime, la nature minérale et inorganique, jusqu’à la créature supérieure, l’ange, jusqu’à Dieu même, le créateur de toutes choses.

Le règne minéral ne nous présente que des blocs, c’est-à-dire des agrégats de molécules ou atomes matériels entre lesquels n’agissent que les forces chimiques, et dont les fractionnements sont sans effet sur la masse intacte.

La nature organique nous présente des corps, c’est-à-dire des composés d’organes soumis à des actions et réactions réciproques, qui opèrent dans les limites déterminées de chaque organisme des retours réguliers de fonctions.

Ici, pour la première fois, apparaît le fait de la vie qui, commun à la plante, à l’animal et à l’homme, les sépare tous ensemble de la nature minérale ou inorganique ; la vie, c’est-à-dire la force qui, sans être substance elle-même, meut dans un cycle déterminé d’actions et réactions réciproques toutes les substances constitutives d’un même composé ou d’un même organisme.

Au degré inférieur de la nature, la vie organique est encore puisée et incessamment renouvelée dans la masse tellurique générale ; l’espèce végétale qui existe encore sans l’individu, reste attachée et assujettie au sol terrestre.

A un degré plus élevé, celui de l’animalité, la vie spécifique qui s’est dégagée et détachée de l’organisme général de la nature, maintient pourtant encore l’individualité assujettie, comme au degré précédent le sol terrestre retenait l’espèce elle-même.

Au degré supérieur de l’existence terrestre enfin, l’individualité humaine, issue de la vie spécifique, s’en détache progressivement, et finit par se constituer indépendamment d’elle, en une personnalité ayant sa fin entière non plus dans l’espèce, mais en elle-même et en Dieu.

Nous reprendrons dans ce deuxième paragraphe les quatre subdivisions parallèles à celles du premier, traitant ainsi :

  1. De l’origine de l’homme ;
  2. De sa nature ;
  3. Des rapports entre l’espèce humaine et l’individu ;
  4. Des fonctions originelles de l’homme.

A. De l’origine de l’homme

Nous avons à exposer ici la donnée biblique sur l’origine de l’espèce humaine sur la terre, en renvoyant à l’apologétique l’examen plus détaillé des théories qui font descendre l’homme de la matière et nient l’existence même de l’esprit.

Nous avons établi déjà quelle part fait le récit génésiaque tout à la fois à l’origine tellurique et animale de l’homme et à l’essence supérieure et divine de sa nature. Mais la création de l’homme par Dieu étant admise, la question de l’origine de l’homme nous paraît en renfermer trois qui, à des degrés divers, intéressent la dogmatique ; ce sont celles qui concernent :

  1. L’état primitif de l’homme ;
  2. L’âge de l’espèce humaine ;
  3. L’unité de l’espèce humaine.

a) Etat primitif de l’homme (status integratis).

Deux conceptions extrêmes se sont produites touchant l’état primitif de l’homme, la conception transformiste et la supranaturaliste.

La théorie transformiste du XVIIIe siècle et celle du XIXe se sont rencontrées pour faire de l’animalité le point de départ du développement de l’humanité ; mais il existe entre elles cette différence que Rousseau et ses disciples ont tenu la sauvagerie primitive pour l’état normal de l’homme, et l’état civilisé pour une première déchéance, tandis que la théorie moderne, influencée par l’hégélianisme, fait de cet état primitif d’animalité la première étape nécessaire d’une progression continue (Scherer, Reuss, Réville, Bouvier, Lobstein).

Sous l’une et l’autre variante, la théorie transformiste de l’état primitif de l’homme est une hypothèse pure et simple, qu’aucune donnée n’établit et que plusieurs contredisent.

Contre l’assimilation tentée entre l’état primitif de l’homme et l’état sauvage d’une part, et l’animalité de l’autre, nous ferons valoir deux arguments principaux empruntés aux données de l’histoire et de l’expérience : l’un, que l’état sauvage livré à ses seules ressources, bien loin de contenir un principe de progrès, est condamné à une déchéance croissante et indéfinie, tout en portant en lui les traces incontestables d’origines plus hautes ; l’autre, que sous l’action de facteurs nouveaux, l’état sauvage est susceptible d’une transformation rapide qui l’élève au niveau de l’état civilisé. Nous disons d’abord que l’état sauvage, pour autant que nous le connaissons dans le domaine de l’histoire, porte en lui les éléments d’une déchéance croissante. Bien plus, cette déchéance peut atteindre et ramener à un degré inférieur un état de civilisation plus ou moins perfectionné.

« Des faits nombreux, écrit M. de Pressensé, établissent la possibilité d’une déchéance sociale au sein d’une race déjà civilisée, non seulement pour des individus, mais encore pour des groupes entiers, sous l’influence d’un milieu transformé. C’est ainsi que les Bassoutos, peuplade du sud de l’Afrique, étaient en 1832 momentanément devenus cannibales à la suite de guerres terribles qui les avaient fait descendre au dernier degré de la barbarie, bien au-dessous de leur niveau antérieura. Les exemples nombreux cités par Waitz ne laissent aucun doute sur cette possibilité de dégénérescence. Il suffit, d’après lui, de l’isolement soudain de sociétés petites ou grandes, de l’interruption de tout rapport de commerce avec la mère-patrie et de l’influence d’un milieu sauvage pour opérer des transformations profondes chez les descendants immédiats d’une nation très avancée par sa cultureb. »c

a – Casalis, Les Bassoutos

b – Waitz, Anthropologie

c – Pressensé, Origines.

Il reste, selon nous, deux monuments dans le monde sauvage de ces origines plus hautes que l’état actuel, le langage et la religion. Le langage, qui différencie absolument l’homme le plus dégradé de l’animal le plus parfait, et dont la formation suppose chez les ancêtres de la race, une vitalité intellectuelle certainement éteinte aujourd’hui, contredit et renverse l’hypothèse d’une ascension intellectuelle constante depuis les origines.

Nous ne sommes pas de ceux qui, après Descartes, réduisent les merveilles de l’instinct animal au jeu de forces mécaniques, et au mépris des innombrables données de l’Écriture et de l’expérience, ignorent et méconnaissent l’élément psychique qui caractérise le règne intermédiaire entre l’homme et le végétal. Il est constant que l’animal est capable de réminiscences, de combinaisons et d’associations d’idées qui confinent au domaine intellectuel, si elles n’y atteignent pas. On sait le parti que le transformisme moderne tire de ces faits soigneusement colligés. Les facultés morales se joignent même aux facultés intellectuelles pour combler le fossé creusé par l’orthodoxie entre l’homme et l’animal. A l’antique dévouement du chien, à la bravoure du cheval, on ajoute peu à peu la fidélité conjugale de la cigogne et la piété de la brebis. Il est dommage pour le transformisme qu’il échoue à la dernière passe. L’animal dont on dit tant de bien persiste à se taire. Accumulez les observations, multipliez les exemples, concédez encore plus de science au chien savant et de ruse au renard, produisez nous l’éléphant le plus malin et l’orang-outang le plus éclairé, le moindre petit bout de phrase proféré du bout de ce museau ou de cette trompe ferait encore mieux votre affaire, et l’aphasie persistante et universelle de l’animal est l’hommage qu’il rend à sa façon, et malgré vous, à votre supériorité.

L’histoire des religions dépose le même témoignage en ce qui concerne le fait moral.

« L’existence d’un monothéisme primitif, écrit encore M. de Pressensé, qui ne serait le couronnement de l’évolution mythologique que parce qu’il en serait le fond caché et primordial, est de plus en plus démontrée. »

Nous redoutons, quant à nous, la tendance à faire saillir de haute lutte le monothéisme primitif des origines des différentes religions ; à solidariser plus ou moins intimement la cause de la vérité avec une thèse de fait sans cesse menacée et encore contestée. D’ailleurs les origines connues des religions pouvant être dérivées déjà d’un état antérieur, ne doivent pas être confondues avec l’origine même de la religion. Il suffit à notre dessein actuel de constater par des témoignages autorisés que la croyance à un être suprême, dominant tous les dieux inférieurs, que l’énothéisme, au lieu d’être la résultante d’un long processus parti d’un fétichisme bestial, apparaît au contraire à l’arrière-fond de toute évolution religieuse.

C’est à ces termes que, dans son plus récent ouvrage, M. de Pressensé a ramené l’énoncé d’une thèse qui, sous sa forme première, a pu paraître tout à l’heure trop absolue :

« Sans jamais arriver à sa pureté, l’idée monothéiste reparaît incessamment dans les religions sauvages — parfois même avec une singulière énergie, mais qui n’empêche ni les contradictions, ni les obscurcissements. Nous n’admettons le monothéisme primitif que dans ce sens restreint… » « Du nord au sud de l’Afrique, dit Waitz, les nègres adorent un Dieu suprême à côté de leurs innombrables fétichesd. »

dL’Ancien monde et le Christianisme, p.12.

Le Troglodyte lui-même, tout troglodyte qu’il était, nous a laissé, au défaut des vestiges de son langage et de sa religion, quatre monuments bien attestés, qui marquent la ligne de séparation absolue entre lui et l’animalité.

C’est l’arme de combat, par laquelle l’homme des cavernes, dans sa lutte inégale avec les bêtes féroces qui l’environnaient, a suppléé à la force physique par l’intelligence.

C’est le feu, qu’aucun animal n’a su ni ne sait encore produire, instrument rudimentaire du travail industriel et condition première d’une alimentation destinée à nourrir le cerveau et l’intelligence plutôt que les purs instincts.

C’est le dessin laissé en témoignage sur les ossements des animaux vaincus, premier éveil de. la faculté idéale qui élève l’homme au-dessus de la grossière et immédiate utilité.

C’est la sépulture qui atteste la foi à la survivance des âmes et à un ordre de choses supérieur au visible.

Mais l’erreur commise par ceux qui identifient l’état sauvage avec l’animalité, en reportant l’un et l’autre aux origines de l’humanité, ressort plus évidemment encore de l’histoire moderne des missions, qui nous présente si fréquentes et si éclatantes les transformations intellectuelles et morales opérées au contact de la religion de Jésus-Christ, chez les races les plus dégradées de l’Afrique et de l’Océanie, tandis que les types même supérieurs du règne animal sont restés et resteront obstinément réfractaires à toute transformation.

Or des résultats si rapides et si décisifs attestent une prédisposition innée, survivant aux plus monstrueuses dégénérescences, la préexistence d’un principe supérieur, qui n’attendait pour éclore et sortir de son impuissance que l’heure d’une heureuse rencontre.

Un des arguments favoris des partisans de l’origine animale et simienne de l’homme, les similitudes physiques entre l’homme et le singe, va précisément à contrefin de l’intention de ses auteurs, en attestant, mieux que les différences mêmes, la présence initiale en l’homme d’un principe supérieur à l’organisation physique ; car nous demandons comment des organes, si semblables qu’on les suppose, pourraient produire des effets aussi divergents. Ce n’est pas sur le nombre des phalanges ou sur l’inclinaison de l’ange facial qu’il faut juger l’enfant d’Adam, mais sur les merveilles de son intelligence, de sa conscience et de sa volonté :

« Si les organes sont communs, a dit Bossuet, entre les hommes et les bêtes, il faudrait conclure nécessairement que l’intelligence n’est pas attachée aux mêmes organes, qu’elle dépend d’un autre principe, et que Dieu, sous les mêmes apparences, a pu cacher divers trésorse. »

e – Passage cité par M. Fréd. de Rougemont dans [’Homme et le singe.

A [’opposite de cette théorie naturaliste de l’état primitif de l’humanité, nous rencontrons la conception supranaturuliste qui consistait à attribuer au contraire à l’homme primitif la perfection intellectuelle et morale absolue. Cette opinion fut représentée surtout dans la dogmatique protestante du XVIIe siècle, les expressions les plus emphatiques servirent à décrire le status integritatis, dans lequel la perfection morale, sous le nom de justitia originalis, était identifiée avec l’imago Dei.

L’image de Dieu en l’homme désignée : Genèse 1.20, par les deux termes : beçalmenou ki lemouthenou, a été l’objet, depuis les Pères jusqu’à nos jours, des interprétations les plus diverses, qui peuvent se diviser en deux catégories principales, selon que les deux termes précités sont opposés ou joints l’un à l’autre comme plus ou moins synonymes.

Les anciens interprètes ont plutôt accentué la distinction des deux termes, rendus par les LXX et chez les Pères grecs par εἰκών et ὁμοίωσις, et chez les Pères latins par imago et similitudo, tout en marquant diversement cette opposition. Les uns rapportèrent le premier terme à la similitude corporelle de l’homme avec Dieu, et les seconds à leur ressemblance spirituelle (Tertullien, Irénée) ; Clément d’Alexandrie, Origène et la plupart des autres Pères rapportèrent plutôt l’image à la dotation innée et inamissible de l’homme, et la ressemblance, à l’élément actuel et acquis de la communion de l’homme avec Dieu.

Les scolastiques et l’Eglise romaine à leur suite entendirent par imago l’élément de la nature humaine qui a survécu à la chute quoique atteint et affaibli par elle, les pura naturatia, raison et liberté ; la similitudo au contraire renfermait la justitia originalis comprenant impassibilitas et immortalitas. Mais cette dernière était désignée comme donum supernaturale et superadditum, qui avait pu se perdre sans que la nature humaine en fût pour cela réellement altérée.

Les réformateurs voulurent parer cette conclusion en effaçant la distinction faite entre imago et similitudo. Luther interprète le passade : Genèse 1.26 : « Ein Bild das uns gleich sei ». — Quare statuimus justitiam non fuisse quoddam denum quod ab extra accederet, separatum a natura hominis, sed fuisse vere naturalein, ut natura Adami esset diligere Deum, credere l)eo, cognoscere Deum.

Les dogmaticiens postérieurs multiplièrent à ce sujet les distinctions ; on opposa l’imago Dei substantialis qui n’appartenait qu’à Christ, æternus Dei Filius (2 Corinthiens 4.4 ; Colossiens 1.15 ; Hébreux 1.3), à l’imago accidentalis ; et dans celle-ci elle-même, on distingua un sens plus large et un sens plus étroit ; on opposa imago Dei generaliter, ὀκύρως et abusive sumpta pro generali quadam analogia aut convenientia cum Deo, à l’imago specialiter, κυρίως et proprie pro excellente et simillima conformitate cum Deo archetypo. C’est l’image dite générale qui est seule inamissible et qui a survécu à la chute (Genèse 9.6 ; Jacques 3.9) ; c’est par conséquent l’image dite spéciale qui seule constituait le status integritatis ; cette image ne se rapportait pas à la substance même de l’homme (suhstantiam ipsam hominis), mais à ses qualités (ejus qualitates sive perfectiones in qualitalibus). « Imago illa Dei non est homo, sed in homine » (Quenstedt), et elle était dès lors réputée : amissibilis. C’est cette image de Dieu spéciale et amissible qui conférait au status integritatis les caractères éminents qui le distinguaient de l’état actuel.

Les distinctions établies par les Pères et les anciens dogmaticiens protestants, qui consistaient à opposer çelem à demouth, soit comme la dotation initiale de l’homme à sa nature acquise, soit comme la partie inamissible de la nature humaine à sa partie amissible, bien que légitimes en soi, n’ont en tout cas aucun fondement dans le texte. La première de ces interprétations nous paraît condamnée par Genèse 5.1, où demouth étant seul mentionné, doit désigner l’image initiale aussi bien que çelem.f D’autre part, les rares passages du Nouveau Testament qui contiennent des allusions au récit de la création de l’homme, ne concordent pas davantage avec les rapports supposés dans la deuxième interprétation. Dans Colossiens 3.10, où nous attendrions la mention de la ressemblance, c’est au contraire l’image (εἰκών çelem), qui figure comme restituée par Jésus-Christ dans le nouvel homme, et qui est censée par là même amissible après la chute. Dans Jacques 3.9, en revanche, où nous attendrions la mention de l’image, c’est la ressemblance (ὁμοίωσις, demouth), qui représente l’élément inamissible. Enfin, le mot εἰκών, qui dans Colossiens 1.15, est rapporté à Christ, ne peut avoir ici que l’acception la plus étendue.

f – Ce texte prouve de plus qu’on ne saurait faire fond sur la différence des particules be et ke, l’une associée, Genèse 1.26, au premier terme, l’autre au deuxième, puisque le texte : Genèse 5.1, nous présente une transposition de cette construction dans le mot : bidemouth.

Beck a accusé, non sans justice, l’ancienne dogmatique de s’être permis de corriger l’Ecriture pour la mettre d’accord avec ses distinctions eu cette matière, au lieu de corriger sa terminologie d’après l’Ecriture. C’est en effet l’imago Dei qui, selon l’Ecriture, a survécu à la chute, que la dogmatique déclare : improprie et abusive accepta, tandis que l’imago Dei, réputée proprie sumpta, identifiée à la perfection morale primitive ou justitia originalis, et détruite par le péché, est celle précisément que l’Ecriture ignoreg.

g – Dans son rapport sur la Doctrine du péché, présenté à la Société pastorale suisse à Genève, le 19 août 1885, M. Bouvier résumant la doctrine traditionnelle sur ce sujet pour l’attaquer plus sûrement, a eu le tort d’y mêler des éléments qui n’y appartiennent plus, comme son opposant, M. G. Godet l’a relevé avec raison. Nous n’enseignons plus, entre autres, que l’état primitif de l’homme soit la sainteté parfaite. Il serait temps de commencer à nous distinguer des dogmaticiens du XVIIe siècle, et d’admettre que l’orthodoxie elle-même est susceptible de réforme et de progrès.

Le point de vue de l’ancienne dogmatique a retrouvé tout récemment un représentant chez Böhl : « La théologie moderne tout entière, dit Böhl, s’est entièrement écartée dans sa doctrine de l’état primitif, de la ligne de la Bible et de la Réformation, et s’est mise par là hors d’état d’obtenir sur cette matière fondamentale des résultats certains ». Les textes sur lesquels il appuie son opinion sont : Colossiens 3.10 ; Éphésiens 4.24 ; 2 Pierre 1.4. Nous croyons qu’il s’agit dans ces passages de l’état présent et futur du chrétien, et non du status integritatis.

Les sociniens et les arminiens, en revanche, restreignirent l’image de Dieu au droit de domination sur les animaux. D’après : Genèse 1.28, cet élément y est certainement compris, et en exprime un facteur important, mais ne saurait la représenter tout entière.

M. Reuss, reprenant l’opinion de Tertullien, prétend réduire la ressemblance de l’homme avec Dieu au côté physique de sa nature : « Il n’y a pas à hésiter ; le sens naturel et littéral, explicitement confirmé par l’auteur lui-même, ne nous permet guère d’aller au delà de la ressemblance physique. » Nous sommes, nous l’avouons, de ceux qui hésitent encore, et pensent du moins que si le corps humain est en effet compris dans l’image de Dieu, ce n’est que médiatement, et en raison de sa propriété d’être le reflet de l’âme.

L’opinion de Julius Müller, qui définit l’image de Dieu par la personnalité, est également vraie, mais, selon nous, encore insuffisante.

« L’image de Dieu en l’homme est l’élément par lequel il se distingue spécifiquement de tous les êtres de la nature et s’élève au-dessus d’eux. Il est cela en tant qu’être personnel. Les êtres de la nature eux aussi peuvent révéler Dieu et ses pensées éternelles ; mais ceux-là seuls peuvent être image de Dieu qui sont une révélation de Dieu non seulement pour d’autres, mais pour eux-mêmes ; qui non seulement sont, mais sont pour soi ; qui sont conscients d’eux-mêmes, et par là même de Dieuh. »

hLehre von der Sünde, tome II, 3e édition, page 489.

Ce qui nous manque dans cette définition, c’est l’élément moral de l’image de Dieu dans la nature humaine.

Cet élément moral figure en revanche dans la définition de M. White qui fait consister l’image de Dieu dans « la faculté de comprendre et d’imiter son Créateur, et de s’élever ainsi par la voie morale à l’immortalitéi ». Mais n’est-ce pas ici le cas ou jamais de dire : Noblesse oblige ! L’image de Dieu en l’homme ne saurait être une prérogative à prendre ou à laisser, et la faculté accordée à l’homme de comprendre et d’imiter son Créateur, n’était en tout cas pas sans l’obligation de le faire.

iL’Immortalité conditionnelle, pape 87.

Les interprètes modernes (Julius Müller, Keil et Delitzsch, Dillmann, Beck, la Bible annotée ; à la suite de Luther, entendent généralement les deux termes dans le sens de la synonymie : « selon notre image, comme une ressemblance de nous » (B. A.).

L’alternance de l’emploi des deux termes dans l’Ecriture nous détermine pour cette dernière interprétation, non que les dualités d’éléments qu’on avait voulu retrouver dans l’association des mots : image et ressemblance, l’essence ontologique et l’essence morale, la partie amissible et la partie inamissible de la nature humaine, n’existent pas dans la chose, réels et distincts l’un de l’autre ; mais nous ne nous croyons pas tenu de retrouver ces distinctions dans la rencontre des deux substantifs çelem et demouth, Genèse 1.20. Çelem (de la racine çalam, fendre, trancher), désignera le profil, l’esquisse de la personne ou de l’objet ; le contour de l’ombre projetée par un corpsj ; demouth (de la racine damam, couvrir, et de là : reproduire le relief de l’objet, égaler, ressembler), désignera la similitude physionomiquek. Le second terme achève donc la signification du premier en ajoutant la similitude des traits à celle de la figure, l’une ou l’autre expression susceptible d’ailleurs, quand elle est employée isolément, de recevoir l’extension de toutes les deux. La définition de l’image primitive de Dieu en l’homme résultera de la comparaison de l’homme avec l’animalité qui est destituée de cette prérogative, et avec Dieu qui est son modèle supérieur et sa fin suprême. Ce que l’homme possède de plus que l’animalité, et ce qui par conséquent l’en sépare en l’unissant à Dieu, joint à ce qui lui manque pour être l’image adéquate de Dieu, comme le Fils l’est du Père, exprimera la similitude initiale, mais indéfiniment perfectible de l’homme avec Dieu. Pour connaître cette donnée, cette dotation originelle qui distingue l’homme de l’animalité, j’interroge le récit lui-même, qui me répond à trois reprises : par la voix de la nature (Genèse 2.17), du Tentateur (Genèse 3.5), et de Dieu même (Genèse 3.22) : c’était la connaissance du bien et du mal. C’est le fait de l’obligation révélée et reconnue qui, posant à l’homme, dès le début de son existence, une fin supérieure au moment présent et à l’objet sensible, a signifié tout à la fois sa haute origine et sa haute destinée : virtualité innée, bientôt transformée en actualité par le don du premier commandement et de la première défense (Genèse 2.17), et attendant la première épreuve. Seul entre toutes les créatures terrestres, l’homme, tout à l’heure tiré de la poudre et du néant, a été avant toute chose placé par le divin Educateur en face de la grande antithèse qui divisait déjà l’univers des esprits, associé à la lutte dès longtemps engagée dans les espaces surnaturels entre les fidèles serviteurs de Dieu et ses créatures rebelles, et mis en demeure de se prononcer en paroles et en actes pour l’une ou l’autre alternative. Seul entre tous les habitants de la terre, l’homme est porteur d’une conscience !

j – C’est ainsi que nous proposerions d’accorder les deux étymologies prêtées au substantif çelem, savoir : çalam trancher et çalem être obscur, et les deux significations qu’on réunit sous la rubrique çelem. (Dans Mühlau, Schnizbild et Schatten).

k – Le nom d’Adam est dérivé par les uns (Gesenius) d’adam être rouge, par les autres (Mühlau) de adamah, le sol de la terre. Cette dernière dérivation paraît bien être un usteron proteron. M. Félix Bovet objecte à la première que notre premier père n’a pas été un Peau-rouge, et rattache le nom d’Adam à la famille damam, demouth. C’est peut-être seulement trop beau, c’est-à-dire trop philosophique. M. de Rougemont répliquait que les Chinois appellent bien le premier homme : l’homme jaune. Beck en est resté à l’homme rouge, Vorles.

Or nous avons la ferme conviction que la conscience morale en l’homme est le coefficient primordial de la conscience du moi ; que si l’homme arrive sitôt, à se posséder soi-même par l’acte de la réflexion sur soi-même, c’est que dès l’entrée dans la vie, il est porteur d’une obligation ; que si même il possède la faculté du langage, c’est qu’il était appelé à la prière.

Deux caractères particuliers de l’homme sont compris dans ce fait primitif de l’obligation morale et par conséquent aussi dans la similitude initiale de l’homme avec Dieu : ce sont la perfectibilité et l’individualité ; la perfectibilité, c’est-à-dire la faculté d’accroître par l’usage normal de la liberté de choix qu’il porte en lui, sa dotation naturelle, et par là même, car ces deux effets se suivent, d’ajouter son acquis personnel au capital intellectuel et moral de l’espèce qui le porte et qu’il pousse à son tour (Matthieu 25.14 et sq.) ; l’individualité, l’ensemble infiniment divers des éléments de la dotation physique, intellectuelle et morale qui distingue, avant tout exercice de la liberté, tout membre de l’espèce humaine de ses douze cents millions de semblables, et qui constitue le point de départ de son obligation morale particulière au sein de la tâche collective de l’humanité.

Or, par un prodige de fécondité de la puissance et de la sagesse créatrice, cette individualité humaine se marque tout à la fois dans la conformation physique de chaque homme, dans les traits de son caractère, dans les facultés de son âme, dans les produits de son travail, dans son langage, dans le type de son écriture, dans le son de sa voix et dans le bruit de ses pas.

L’animal ne connaissant aucune fin future ni supérieure à son appétit, ne possède en lui non plus ni un principe de perfectibilité qui l’émancipé des conditions spéciales de son espèce, ni une individualité qui le différencie qualitativement, lui et ses produits, des autres membres de cette espèce et de leurs produits ; ou si, par un dressage aussi persévérant qu’intelligent, l’homme réussit à produire dans le règne animal des individualités reconnaissables comme dépassant le niveau spécifique, artificielles et éphémères néanmoins, elles s’éteignent sans profit pour l’espèce dont elles ont émergé. L’animal n’est ni capable, de progrès, ni susceptible de déchéance, et exempt d’obligation, il l’est aussi de responsabilité.

Devant le roi de la création, seul doué de la science et de la parole, le récit génésiaque fait passer soumis et muets tous les animaux de la terre pour recevoir un nom de sa bouche et un signal de son doigt (Genèse 2.19) : protestation anticipée contre les affinités dégradantes que, par une contradiction étrange, une science athée offre en pâture à l’orgueil d’une humanité sans Créateur.

Ce que, d’autre part, le Créateur de l’homme avait de plus que l’homme fait à son image, c’est la vie éternelle composée de sainteté parfaite et de félicité accomplie ; la perfection accomplie par l’union absolue de l’être et du bien ; et l’homme était destiné à achever sa ressemblance initiale avec Dieu, en réalisant librement et progressivement le bien qui en Dieu est réalisé nécessairement et par nature. En sorte que, si l’origine de l’homme est tout entière en Dieu, sa fin est tout ensemble en lui-même et en Dieu ; en lui-même, en tant que destiné à une félicité partagée avec Dieu même, et en Dieu, en tant qu’appelé à une sainteté imitée de Dieu même ; ces deux termes à leur tour, félicité et sainteté, devant rencontrer leur synthèse finale dans l’amour, ἐν ἀγάπῃ (Éphésiens 1.4), qui sera à la fois, en l’homme comme en Dieu, toute la sainteté dans toute la félicité, toute la félicité dans toute la sainteté, et la gloire dans l’unité (Jean 17.24).

Il y a donc bien dans la notion biblique de l’image de Dieu en l’homme un double élément initial et futur, inné et conditionnel, effectif et idéal, que nous voyons représentés dans le récit génésiaque par chacun des deux arbres spécialement dénommés au milieu de toutes les plantes alimentaires du paradis. C’est que d’un terme à l’autre des révélations historiques, et sous toutes ses formes, la révélation scripturaire répète à l’homme, mais sanctifiée par la vérité, la formule adressée au sage stoïcien : Deviens ce que tu es ! Image de Dieu dès sa création et encore depuis la chute (Genèse 1.26 ; 3.22 ; 9.6 ; Jacques 3.9), race divine, quoique condamnée à mort, θεοῦ γένος (Actes 17.28), il lui reste à ajouter la pratique à la connaissance, la vie à la lumière (Jean 1.4 ; Apocalypse 2.7 ; 22.14) ; à l’innocence naturelle, la sainteté acquise ; à l’image du Créateur déposée sur le front de l’enfant de la poudre, l’image accomplie du Fils de Dieu devenu son frère, dans son âme : Romains 8.29 ; 1 Corinthiens 15.49 ; 2 Corinthiens 3.18.

L’ancienne conception orthodoxe qui identifiait l’état primitif de l’humanité avec la perfection absolue, non seulement ne trouve aucun appui dans le texte génésiaque, mais y est formellement condamnée. Les deux éléments principaux qui constituent la vie morale complète, la connaissance et la vie, y sont représentés, quelle que soit l’interprétation à donner des deux arbres de la connaissance et de la vie, comme des aptitudes initiales de la nature humaine (à la différence de l’animalité qui ne possède pas même ces aptitudes), mais ce sont des aptitudes non encore actualisées. L’homme devait acquérir la connaissance en s’abstenant du fruit d’un des arbres, et la vie éternelle par la manducation du fruit de l’autre. Ni l’une ni l’autre de ces éventualités ne s’est réalisée.

Il y a également, dans la nature humaine faite à l’image de Dieu, deux éléments distincts, quoique solidaires l’un de l’autre, qui se réduisent à un seul chez la créature inférieure à l’homme : la nature ontologique, déterminée et inaliénable, exprimée par la quantité d’existence qui sépare chaque être du néant, et la nature morale, prêtée à la liberté créée, perfectible et aliénable. Dieu a dit de tout être : Qu’il soit ! et il fut ! Il a dit de l’homme comme de l’ange : Faisons-le l’arbitre libre et responsable de sa destinée.

Cette dotation morale primitive toutefois, composée d’obligation et de privilège, ne devait pas être livrée aux caprices de destruction de la liberté créée. Créé libre de choisir entre le bien et le mal, l’homme n’a pas reçu le pouvoir de quitter à son gré l’humanité pour l’animalité, de troquer l’être contre le néant. Profanée même et travestie, cette virtualité primordiale de l’homme de connaître et de vivre comme Dieu même, cette supériorité fatale de la créature qui a ouï une fois le verbe divin, vraie tunique de Nessus attachée à ses flancs, se tournera en malheur et en opprobre, comme elle eût été sa félicité et sa gloire.

L’école de l’immortalité conditionnelle nous somme de produire des textes génésiaques formulant le dogme de l’immortalité absolue de l’homme. Nous opposons à cette sommation la question préalable motivée tout d’abord par l’amphibologie des termes. Comme M. While lui-même l’a reconnu, le mot immortalité (en anglais comme en français, paraît-il), comporte deux acceptions for distinctes, la capacité de vivre toujours ou la nécessité de vivre toujours  ; après quoi il faudra encore décider, et cette entente ne sera rien moins que superflue, si c’est de l’immortalité de l’âme seulement que l’on parle, ou du corps et de l’âme tout ensemble. Il est remarquable, et nous en faisons franchement l’aveu, que le seul texte de la Genèse qui paraisse mentionner la vie éternelle, Genèse 3.22, en l’associant d’ailleurs à la révolte, ne le fait que sous la forme hypothétique, et pour en écarter l’éventualité. Il est parfaitement reconnu que les horizons de la révélation de l’Ancien Testament tout entier sont limités à l’économie terrestre, et que ce n’est que par de rares échappées que la pensée et la foi des fidèles se portent au delà. Il était donc conforme à toutes les règles connues de la pédagogie divine que le document génésiaque ne révélât pas encore au peuple d’Israël le dogme vrai ou non de l’immortalité de l’homme, et il nous suffira d’avoir constaté qu’il ne l’exclut point.

A la question de savoir si l’homme a été créé porteur de la vertu de l’immortalité, Schultz répond négativement par la raison que : « rien de ce qui est créé ne peut porter en soi la source de la vie qui est en Dieu seul ».

Si le mot immortalité signifie nécessité éternelle de l’existence, nous répondons négativement, comme l’auteur que nous venons de citer. Nul de nous sans doute ne songe à attribuer l’aséité à la créature, et il faudrait avoir les ennemis, comme on dit dans mon pays, pour refuser à Dieu le pouvoir et le droit de supprimer l’être qu’il a une fois librement produit. Il lui suffirait pour cela de retirer d’une existence finie le souffle vivifiant qui la soutient en permanence au-dessus du néant dont elle est sortie (Psaumes 104.29-30). Le fera-t-il ? Est-il possible que le Dieu immortel, Créateur de l’homme, détruise jamais l’homme fait à son image ? ce sera à l’eschatologie à nous l’apprendre, à moins que ce ne soit pour nous apprendre qu’elle n’a rien à nous apprendre sur ce sujet. Ce que nous disons seulement, c’est qu’en tout cas, et ni dans un sens ni dans l’autre, ce n’est à l’homme à trancher la question.

Voilà pour l’immortalité essentielle de l’âme, touchant laquelle la Genèse biblique nous laisse sans instruction. Nous accordons de plus aux conditionnalistes que la permanence essentielle du corps de l’homme est expressément niée dans la sentence même qui condamne le coupable à la mort, Genèse 3.19 (vide infra).

Ce qui nous paraît positivement contestable dans le conditionnalisme n’est donc pas sa conclusion concernant la fin du mal, sur laquelle nous ne pouvons pour le moment que réserver notre opinion, mais ses prémisses ontologiques et psychologiques, que nous croyons contredites à la fois par l’enseignement de l’Ecriture et par l’expérience.

La première des prémisses contestables, selon nous, de cette doctrine, est la confusion qui s’y fait des deux catégories de l’existence ontologique et morale, soumises à des normes identiques, d’où résulte une notion défective du péché. Comme en effet le bien est identifié à l’être et à la vie, et le mal à la mort et au non-être, il s’ensuit que la croissance ou le déclin chez un être de l’existence ontologique et de l’existence morale coïncident absolument l’un avec l’autre.

Or c’est là une donnée que l’enseignement scripturaire de l’origine des choses, comme l’expérience actuelle, s’accordent à démentir.

D’après : Genèse 3.22, la faculté innée chez l’homme de connaître le bien et le mal, qui, d’après la prémisse conditionnaliste faisant du péché une diminution de l’être, devrait être détruite ou amoindrie chez le pécheur, a été au contraire prématurément surexcitée par la chute. Et comme l’éventualité d’une éternité d’existence dans le mal n’est écartée du sort de l’homme, d’après ce même texte, que par une intervention subite de la miséricorde divine éloignant les pécheurs du chemin de l’arbre de vie, nous en concluons déjà tout au moins que dès les origines, les deux notions de vie ou d’être et de bien, de mort ou de non-être et de mal ne sont point équivalentes dans la terminologie biblique.

La démonologie scripturaire dépose également contre les prémisses conditionnalistes, qui ne sauraient guère échapper au dilemme suivant : Ou le diable est absolument méchant et alors il n’est plus ; ou il est encore, et déploie pour longtemps une puissance surhumaine qui même attend son paroxysme (Apocalypse 12.12), et il n’est pas absolument méchant.

L’expérience nous montre à son tour dans de trop illustres et de trop fréquents exemples, non seulement les facultés ontologiques de la personnalité, l’intelligence et le génie de l’homme, associées à la perversité morale, mais même excitées et exaltées par des fins criminelles, et croissant en compagnie et par l’effet de la perversité même.

Les prémisses psychologiques sur lesquelles se fonde le conditionnalisme ne nous paraissent pas moins graves que ses prémisses ontologiques, et nous constatons chez ses principaux représentants une disposition malheureuse, selon nous, et anti-scripturaire, à rapprocher l’homme et l’animal, en rabaissant l’un et élevant l’autre, et chez l’homme lui-même, à effacer la distinction entre le corps et l’âme.

« L’homme, selon M. White, n’est pas un agrégat de matière et d’esprit ; bien moins encore une âme immortelle dans un corps mortel. » Qu’est-il donc ? « Le produit de deux substances qui perdent leur identité en lui donnant la sienne… Dans le récit biblique de la création, le corps est appelé l’homme : Tu es poudre et tu retourneras en poudre. »

Ici, l’exégèse de M. White, manifestement contredite par celle de l’Ecclésiaste (Ecclésiaste 12.9), prouve trop : manière fréquente de ne pas prouver assez ; car après cette disparition simultanée de l’âme et du corps, le théologien conditionnaliste aura autant de mal à retrouver la survivance de l’âme que ses adversaires, sa spiritualité et son immortalité. Et je conclurai des termes employés par Jésus-Christ : « Ceux qui sont dans les sépulcres » (Jean 5.28), et avec autant de raison, que les ossements enfermés dans les sépulcres au jour de la résurrection, seront, selon Jésus-Christ, tout ce qui restera de l’homme lui-même !

Quand notre premier père, sous le coup même de la sentence de mort qui venait d’être prononcée, appela sa compagne Vivante, il témoigna que la peine qui le frappait n’atteignait pas encore les sources vives de l’humanité.

Retranchez de l’âme humaine tous les attributs et qualités qui s’ajoutent à la pure identité du moi, il restera au terme de votre dissection une entité simple et indécomposable, pure essence, véritable atome spirituel, qui sera ou ne sera pas ; et si le moi lui-même doit disparaître quelque jour, ce que nous ne décidons point ou pas encore, ce ne sera pas en tout cas l’effet de quelque lente corrosion interne, mais le fait d’un acte aussi souverain que l’acte initial de la création.

Les deux théories que nous avons mises en présence en tête de ce chapitre, ont ceci de commun qu’elles identifient la perfection initiale avec le mal ; l’une, la théorie naturaliste et déterministe, en réduisant tout mal à l’imperfection de l’être ; l’autre, la théorie supra-naturaliste, en faisant de la perfection absolue la condition de la normalité de l’état primitif de l’homme.

Nous opposons à l’une et à l’autre la définition de l’homme dans son état primitif comme d’un être bon, mais imparfait ; imparfait, mais bon ; psychique en un motl  ; chef de la création, mais débutant de l’activité morale ; doué de la faculté de connaître, de vouloir et d’aimer, mais inexpert encore aux choses de Dieu ; destiné à la vie éternelle, mais non encore sanctifié ; semblable à Dieu, mais non encore parfait comme Dieu même.

l – J’espère que ce mol psychique n’horripilera pas de nouveau mon éminent critique de la Revue théologique. Mon excuse pour le choisir est que la langue française ne nous en fournit pas d’autre ; car le mot innocent qui ne marque qu’une qualité toute négative et privative, dit trop peu ; et l’adjectif animal qui serait la traduction littérale de ψυχικός, dit autre chose. Le terme psychique en revanche a pour lui saint Paul et Littré, tome III, page 1375.

Toutefois le caractère de permanence que nous attribuons à l’âme humaine à raison de sa similitude avec Dieu, n’appartenait pas, non pas même dans l’état normal, aux existences particulières comprises dans les ordres de la nature inférieurs à l’homme, et destituées, comme nous l’avons dit, de toute fin propre, pas plus qu’au corps humain tiré, lui aussi, de la poudre (Genèse 3.19). Si toute mort est, comme nous le verrons, une cessation d’existence accompagnée de corruption et de souffrance, toute cessation d’existence n’est pas une mort. Les permutations incessantes des organismes inférieurs étaient nécessaires à l’exercice normal des forces physiques, telles qu’elles existent dans cette économie terrestre. Dès le moment où la terre désignée pour être le domicile de l’homme, fut sortie achevée des mains de Dieu pour être livrée au fonctionnement des causes secondes, il était conforme à l’ordre hiérarchique de la nature que l’individu végétal et animal, au terme de la durée de ses fonctions utiles dans l’ensemble, fit retour à la vie générale, figurant ainsi et disparaissant successivement dans la rotation régulière qui allait de l’espèce à l’individu et de l’individu à l’espèce. Ainsi la nature normale primitive était déjà soumise, comme sans doute le sera la nature restaurée, à des vicissitudes toujours fécondes et jamais destructrices, d’activité et de quiescence, de production et d’incubation, de cessations et de renaissances, sauf que ni ces cessations n’étaient des morts, ni ces renaissances des résurrections.

Tôt après la chute, le récit biblique nous présente l’humanité naturelle adonnée à l’agriculture, à l’industrie et aux arts (Genèse 4.17-24). Chose remarquable, la Bible ne craint pas d’attribuer l’honneur des premières inventions sorties du génie de l’homme, et de toutes les initiatives fécondes dans l’ordre des civilisations humaines, aux premières races rebelles, aux descendants du fratricide maudit, dignes de leur père et livrés au succès et au progrès sans Dieu. Elle enseigne par la tout ensemble que la civilisation est un fait primitif dans l’histoire de l’humanité, mais que, purement terrestre et humaine, elle représente dans le progrès matériel même, la déchéance religieuse et morale ; que le progrès de l’humanité est double, comprenant dès l’origine et jusqu’à la fin de l’histoire l’avancement des uns dans le bien et des autres dans le mal ; que la science, les arts et l’industrie de l’homme ne doivent être tenus que pour des moyens ou des forces neutres, applicables au mal comme au bien, plus redoutables que l’ignorance même dans de mauvaises mains, et aptes à activer tour à tour ou à doubler les forces du bien ou la production malfaisante.

b. De l’âge de l’espèce humaine.

La question qui se pose dépend directement de la précédente : pour parler de l’âge de l’homme, il faut avoir décidé si c’est d’Adam fait à l’image de Dieu ou de l’anthropopithèque qu’il s’agit.

Nous consulterons successivement sur ce point les données bibliques et les résultats actuels de la paléontologie de l’homme.

La Bible n’assigne aucune date à l’apparition de l’homme sur la terre. La seule donnée qui ressorte avec évidence du texte génésiaque, c’est que l’homme est la plus récente des créatures de Dieu. La chronologie dite biblique repose sur les supputations postérieures des nombres exprimant les âges des patriarches, et dont nous ne possédons même que des versions divergentes.

Le texte masorétique donne pour la période d’Adam à Abraham la somme totale de 2008 ans ; le texte samaritain, 2249 ; la Version des LXX, 3474. L’accord n’existe pas davantage sur la nomenclature. Le patriarche Caïnan qui, d’après la Version des LXX (Genèse 11.12), et d’après l’évangéliste Luc qui la suit (Luc 3.36), figure dans la généalogie de Noé, à Abraham, est omis dans le texte masorétique.

La preuve que les auteurs de ces tableaux généalogiques n’avaient ni la prétention ni l’intention de nous les livrer complets, se tire du caractère rythmique et de l’ordre décimal qui préside à leur disposition générale. On a voulu évidemment obtenir dix générations d’Adam à Noé, et dix de Noé à Abraham, de même que dans la généalogie du premier évangile (chap. 1), l’auteur a entendu, par des suppressions évidemment intentionnelles et non dissimulées, marquer la généalogie de Jésus-Christ du rythme de 3 fois 14 générations.

Comme l’acception du terme fils pouvait s’étendre à plusieurs degrés de filiation, les interpolations et les suppressions n’altéraient pas le sens naturel du mot ; et nous admettrons que lorsque le tableau généalogique indique qu’à l’âge que nous désignerons par X, le patriarche P engendra F, le chiffre X indique l’âge auquel P engendra pour la première fois, et que la lettre F peut désigner son petit-fils ou sou arrière petit-fils.

Nous constatons enfin que la première somme d’années indiquée par la Bible, et dont le terminus a quo est la sortie d’Egypte, se trouve : 1 Rois 6.1.

Nous concluons des indications précédentes que la chronologie biblique ne comporte aucune fixation arrêtée de l’âge de l’humanité, mais qu’il est conforme à l’esprit de la narration de limiter la variation des résultats sur cet objet de six à dix mille ans. La question donc de l’accord des données bibliques sur l’antiquité de l’homme avec les données de la science n’existe pas, ou du moins n’intéresse ni la dogmatique ni l’apologétique. C’est ici le lieu plus que jamais de dire : Le temps ne fait rien à l’affaire, c’est-à-dire à la réalité des faits. Et de même que les scènes du paradis et de la chute seront aussi jeunes, vivantes et vraies dans cent mille ans qu’aujourd’hui, elles restent telles pour nous-mêmes, quelle que soit la date à laquelle nous devions les reculer dans le passé.

Résumé des données scientifiques sur l’antiquité de l’homme.

Depuis que la théorie de Cuvier sur les catastrophes subites du globe a fait place à celle des lentes évolutions, les savants se sont livrés, à diverses reprises, dans leurs supputations paléontologiques, à de véritables débauches de zéros, et l’âge de l’humanité a été reporté tour à tour de six mille à vingt-cinq mille, cinquante mille, cent mille ans ; encore ces dernières sommes n’ont-elles point suffi à M. de Mortillet qui a cru devoir étendre la durée de l’homme sur la terre à deux cent quarante mille ans.

M. Pozzy a résumé comme suit les raisons alléguées par Lyell et Boucher de Perthes en faveur de l’extension des limites de l’âge de l’humanité sur la terrem :

mLa terre et le Récit biblique, pages 401 et sq.

  1. Le temps qui a dû s’écouler pour que l’homme ait pu passer de l’état sauvage à l’état civilisé.
  2. La disparition de la faune quaternaire, contemporaine de l’homme.
  3. Le temps qu’il a fallu pour le soulèvement des côtes et l’accumulation des graviers dans lesquels se sont trouvés des restes de l’industrie humaine.
  4. Le temps requis pour la formation des tourbes et la croissance successive des différentes essences forestières qu’elles contiennent, et dans lesquelles des débris humains ont été trouvés.
  5. Les débris enfouis dans les dépôts d’alluvions des vallées, dans les deltas et cônes de déjection formés à l’embouchure des fleuves et des torrents.

Nous ne nous sentons point appelé à entreprendre l’examen détaillé de ces faits, et nous nous bornons à énoncer à ce propos quelques considérations générales.

1° Les variations extrêmes que présentent les résultats actuels de la paléontologie, opposées à l’incertitude des données bibliques elles-mêmes, interdisent pour le moment toute confrontation de deux ordres de données qui se dérobent les unes après les autres à notre examen.

2° Une des principales causes d’erreurs dans les supputations des âges préhistoriques réside dans le préjugé, qui reste jusqu’ici une hypothèse, que les conditions primitives de la vie sur notre globe étaient égales aux conditions actuelles. Or, si nous consultons les analogies de la nature et de l’histoire, et notre propre expérience individuelle, qui nous enseigne que les agents vitaux ont aux époques génésiques une énergie et une efficacité qui se ralentissent progressivement dans les subséquentes, nous aurons le droit de dire que le préjugé dont nous parlons n’a pas les apparences de son côté.

3° Quelle que soit l’ancienneté assignée à l’homme, les découvertes faites jusqu’ici n’ont point infirmé le fait de la postériorité de l’apparition de l’homme par rapport aux autres formations géologiques.

4° Il est constaté également que l’âge de l’humanité même le plus réduit, établi sur la chronologie dite biblique, serait pleinement suffisant pour expliquer la propagation de l’espèce humaine sur le globe, et la formation des différentes races et des civilisations. Si nous considérons même les progrès réalisés depuis les époques historiques relativement si rapprochées, nous avons le droit d’affirmer que l’hypothèse consistant à étendre les âges primitifs de l’humanité n’a pas non plus sur ce point-ci les probabilités de son côté.

5° A supposer enfin qu’on découvrit les traces d’un travail intelligent dans les couches appartenant aux époques les plus reculées, nous ne serions point contraints pour cela d’établir la filiation entre l’humanité actuelle et ces premiers habitants supposés de notre terre, et, par conséquent, l’âge de l’espèce adamitique ne devrait pas nécessairement être mesuré à l’ancienneté de ces couchesn.

n – C’était l’avis de M. Boucher de Perthes, l’auteur des découvertes de fossiles dans le bassin de la Somme.

Cela dit, nous constatons un mouvement assez universel de recul dans les supputations actuelles des périodes primitives, et les évaluations exorbitantes et vertigineuses qui s’étaient produites dans le dernier quart de siècle à la suite de découvertes retentissantes, commencent à être condamnées par des déclarations impartiales et non suspectes. L’existence de l’homme tertiaire, qui n’est attestée jusqu’ici par aucun ossement, mais seulement par des objets censés fabriqués par une main humaine, continue à être problématiqueo.

o – M. de Quatrefages se prononce pour l’affirmative. Voir son ouvrage : Hommes fossiles et hommes sauvages, pages 87 et sq.

M. Pfaff rapporte, dans un article des Zeitfragen, les évaluations les plus récentes concernant la durée de formation des deltas du Nil et du Mississipi, qui réduisent ces périodes au cinquième ou au dixième des évaluations précédentes, et les ramènent à des termes variant de quatre à six mille ans. Des conclusions toutes pareilles résultent selon lui de l’étude du creusement du bassin du Niagara, qui ne supposerait qu’une durée maximum de quelques milliers d’années au lieu des trente mille et des cent mille qui avaient été réclamés précédemment.

Quant à l’âge de l’humanité elle-même, les conclusions de l’auteur, empruntées à un autre article du même recueil, concordent avec les précédentes :

« Le résultat que l’examen des faits géologiques nous a procuré, c’est que nous n’avons aucun droit de reculer l’âge de l’espèce humaine au delà de quelques milliers d’années. Tous les résultats donnant une antiquité plus reculée ne s’appuient pas sur des faits, mais sur des suppositions et des théories dénuées de preuves. »

M. Zöckler, ce précieux collectionneur d’opinions, a réuni dans un chapitre de son ouvrage intitulé : Die Lehre vom Urstand des Menschen, celles de la plupart des représentants actuels les plus illustres de l’anthropologie et de la paléontologie, qui marquent également une réaction générale contre l’exagération des chiffres exprimant l’âge de l’humanité, et ramènent les variations légitimes sur ce point à la moyenne approximative de dix mille ans.

Les objections les plus graves contre les données traditionnelles concernant l’âge de l’humanité, paraissent devoir venir aujourd’hui de l’égyptologie, qui a singulièrement allongé les anciennes tables de Manéthon par l’addition de nouvelles dynasties, et en reculant les origines d’une des premières civilisations de plusieurs milliers d’années, entraîne le recul des origines même de l’humanité. Mais ici encore se produisent entre les experts des divergences d’opinions qui interdisent pour le moment toute conclusion définitive. Et à supposer même que soit les déchiffrements, soit les documents eux-mêmes ne doivent pas être suspectés d’erreurs, il resterait à prouver que quelques-unes des séries placées bout à bout ne devaient pas être tenues pour parallèles, et que le nom de Manes qui figure en tête des dynasties égyptiennes, ne doit pas être attribué au premier homme.

Toutefois la dogmatique ne saurait se désintéresser au même degré de la troisième question posée :

L’unité de l’espèce humaine.

L’unité de l’espèce humaine fut niée dans un intérêt apologétique au XVIe siècle déjà, par un théologien protestant du nom de La Pereyre, l’auteur de l’hypothèse des Préadamites.

Adam n’aurait pas été, au point de vue biblique, la première créature humaine sur la terre, mais seulement le premier père de la première race élue, la seule dont l’histoire intéresse la cause du salut, la seule aussi qui ait traversé le châtiment du déluge, tandis que l’humanité préadamite y aurait échappé.

M. Pozzy rejette d’emblée cette hypothèse comme n’ayant aucun fondement biblique. Nous croyons cependant que certains traits du récit génésiaque y sont favorables ; non pas, il est vrai, la mention de la femme de Caïn (Genèse 4.17), que La Pereyre faisait valoir à tort, mais le trait mystérieux conservé : Genèse 6.4. Cette hypothèse n’a pas, en effet, de fondement biblique qui lui confère une certitude ; amendée toutefois dans ce sens que cette humanité préadamite ne se serait pas perpétuée à côté de la race adamitique, elle ne susciterait plus d’objection péremptoire au point de vue biblique et dogmatique, et elle est actuellement admise sous cette forme par des théologiens catholiquesp.

p – Le Père Monsabré entre autres, et M. Fabre d’Envieu, professeur à la Faculté de théologie de Paris. Voir Hommes fossiles, de Quatrefages, pages 86 et sq.

Un des représentants modernes les plus illustres du polygénisme fut Agassiz, qui admettait à la fois la souveraineté du Dieu créateur et la pluralité des centres de création. Il est combattu aujourd’hui par M. de Quatrefages, le champion déclaré du monogénisme.

Il est certain que les doctrines transformistes actuelles, que d’ailleurs Agassiz a toujours repoussées, ont fait la partie belle aux défenseurs de l’unité de l’espèce humaine ; car la science moderne serait mal venue à s’achopper aux différences de races, tout en prétendant supprimer les limites des espèces ; et s’il est reconnu en physiologie que l’homme a eu un singe quelconque pour ancêtre, il n’est plus permis de nier que les nègres et les blancs ont pu descendre du même auteur.

M. de Quatrefages a établi d’une façon convaincante, croyons-nous, l’homogénéité de toutes les races humaines, en invoquant les lois qui, dans tous les règnes de la vie, président aux croisements entre races et aux croisements entre espèces.

« Les unions sexuelles chez les plantes comme chez les animaux peuvent avoir lieu entre individus de même espèce et de même race, ou bien de même espèce mais de races différentes, ou bien enfin d’espèces différentes. Dans les deux derniers cas, il y a ce qu’on appelle un croisement. Ce croisement lui-même prend des noms différents, selon qu’il a lieu entre races ou entre espèces. Dans le premier cas, il constitue un métissage ; dans le second cas, on l’appelle une hybridationq ».

qEspèce humaine, chap. VII 7e édition.

Or la loi constante invoquée par l’auteur, c’est que la fécondité qui persiste ou même s’accroît dans les métissages, diminue et finit par disparaître dans les hybridations. Et comme les croisements entre toutes les races humaines sont féconds, il faut en conclure que toutes appartiennent à une espèce unique.

Les anciens naturalistes partisans de l’unité de l’espèce humaine avaient déjà fait remarquer que les différences typiques qui existent entre les races humaines les plus éloignées les unes des autres, n’équivalent pas à celles qui sont constatées entre des groupes d’animaux issus notoirement de la même espèce. Toutefois ce critère de la similitude plus ou moins grande des caractères typiques ne doit avoir dans la détermination de l’espèce qu’une importance accessoire, et le seul critère décisif de la communauté spécifique est la filiation.

Il est vrai qu’on n’a établi par là que l’homogénéité et non pas l’unité d’origine de toutes les races humaines, et M. de Quatrefages le reconnaît.

« N’y a-t-il eu au début pour chaque espèce qu’une seule et unique paire ? Ou bien, plusieurs paires entièrement semblables morphologiquement et physiologiquement, ont-elles apparu simultanément ou successivement ? Ce sont là des questions de fait que la science ne peut ni ne doit aborder, car ni l’expérience ni l’observation ne lui apportent la moindre donnée pour la résoudre.

Mais ce que la science peut affirmer, c’est que les choses sont comme si chaque espèce avait eu pour point de départ une paire primitive unique ».

La physiologie déclarant donc la possibilité de l’unité d’origine de l’espèce humaine, c’est à l’histoire à prononcer sur le fait lui-même.

Une seconde catégorie de témoignages en faveur de l’unité génésique des races humaines, ce sont les traditions communes à un si grand nombre d’entre elles.

Il y a trente ans déjà que M. Fréd. de Rougemont a fait dans son grand ouvrage intitulé : Le Peuple primitif, une riche et savante collection de ces traditions primitives, de celles en particulier concernant le déluge, qu’il a cru retrouver de la Chine à l’Amérique du Nord. Mais des argumentations fondées sur des faits de cette, nature resteront toujours du plus au moins aléatoires, et à tout instant exposées aux démentis résultant de données controuvées ou suspectes. C’est ainsi que la thèse de l’universalité de la tradition du déluge se heurte, au fait que cette tradition n’existe pas en Egypte, par la raison sans doute que c’est un des seuls pays du monde où l’inondation passe pour un phénomène exclusivement bienfaisant. Cette tradition fût-elle reconnue universelle, il faudrait encore établir qu’elle se rapporte partout au même événement.

Plus récemment, M. de Nadaillac a poursuivi la même investigation, et a pu signaler entre les légendes, les coutumes, les monuments et même les langues du Pérou et du Mexique et ceux de l’Ancien-Monde, et en particulier de la Chine et de l’Egypte, des analogies assez frappantes ; mais pour permettre de conclure à une origine commune, il resterait à prouver qu’elles ne sont pas toutes l’effet d’influences postérieures. L’opinion réputée la plus probable aujourd’hui, et qui était déjà celle de Humboldt, d’un peuplement de l’Amérique par des immigrants venus du nord et de l’est de l’Asie, reste pourtant jusqu’à cette heure à l’état d’hypothèse.

« Le peuplement de l’Amérique, ainsi conclut l’auteur, malgré les découvertes récentes, reste donc toujours un des points les plus obscurs de l’histoire de l’humanité. Toutes les recherches, toutes les suppositions aboutissent à des théories plus ou moins fondées, plus ou moins plausibles, mais qui ne peuvent à aucun degré amener la conviction. Telle est la seule conclusion qui paraisse possibler ».

r – Voir Les Premiers hommes, 1881, tome II, Origine des Américains.

Un troisième ordre de témoignages en faveur de l’unité de l’espèce humaine sera emprunté à l’histoire ancienne et moderne des missions chrétiennes, qui nous atteste chez tous les peuples de la terre atteints par le message de l’Evangile, les deux mêmes faits significatifs, savoir que nulle part les missionnaires n’ont rencontré un individu ou un peuple indemne de la corruption native telle que nous la connaissons chez nous-mêmes, et nulle part non plus une race ou un peuple privé de toute réceptivité pour le message de la rédemption en Jésus-Christ.

Si les différents témoignages que nous avons allégués jusqu’ici, en les empruntant tour à tour à la physiologie, à l’ethnologie et à l’histoire des missions chrétiennes, ne suffisent pas à nous procurer une solution définitive, ils créent pourtant un préjugé favorable à l’unité de l’espèce humaine. Nous savons dores et déjà que si cette donnée se trouve être conforme à l’enseignement scripturaire, la science n’aura pas d’opposition à y faire, et nous ne saurions lui en demander davantage.

La Bible établit le fait non seulement de l’homogénéité des races humaines, mais de la descendance de toute l’humanité actuelle d’un seul couple, avec clarté et même avec insistance, et c’est dans ce sens que Jésus et les apôtres interprètent la tradition génésiaque ; Jésus, dans sa réponse aux Pharisiens, Οὐκ ἀνέγνωτε ὅτι ὁ ποιήσας ἀπ’ ἀρχῆς ἄρσεν καὶ θῆλυ ἐποίησεν αὐτούς (Matthieu 19.4) ; saint Paul, en termes plus explicites dans son discours à Athènes : ἐποίησέν τε ἐξ ἑνὸς αἵματος πᾶν ἔθνος ἀνθρώπων, κατοικεῖν ἐπὶ πᾶν τὸ πρόσωπον τῆς γῆς, (Actes 17.26) ; et dans les passages de ses épîtres où il oppose soit le premier Adam au dernier, 1 Corinthiens 15.45, soit le premier pécheur au Sauveur universel, Romains 5.12-21.

L’importance dogmatique de la doctrine de l’unité de l’espèce humaine ressort de la relation même que nous venons de rappeler, d’après l’enseignement de saint Paul, entre l’œuvre et la personne du dernier Adam et l’œuvre et la personne du premier ; de cette loi de solidarité qui unit, d’après le système chrétien, tous les membres de l’espèce humaine, et s’est réalisée sur le théâtre du monde tour à tour par l’universalité du péché et de la mort et l’universalité de l’œuvre de la rédemption. Détruire ou atténuer l’une de ces solidarités serait détruire ou atténuer l’autre en même temps. Christ, d’après le Nouveau Testament, n’est venu sauver, en la forme que nous connaissons, que les enfants d’Adam, s’étant fait enfant d’Adam comme eux, Luc 3.23-38 ; ce qui n’exclut point d’ailleurs la participation d’autres êtres que l’humanité aux bienfaits de l’œuvre rédemptrice de Christ, mais sous une forme indirecte et médiate, à raison de la solidarité plus éloignée et plus lâche qui les unit à Christ et à l’humanité elle-même (Éphésiens 1.10 ; Colossiens 1.20). Supposé donc que tous les habitants de la terre ne fussent pas descendus du même couple dont Christ lui-même est descendu selon la chair, nous ne disons pas que ces habitants non-adamites de notre terre fussent frustrés de toute participation à l’œuvre accomplie par l’Homme- Dieu, mais leur droit serait d’une autre nature et aurait d’autres effets que ceux qui concernent les enfants d’Adam.

Une question subsidiaire ici est celle de savoir si, étant donnée l’unité de l’espèce humaine, tous les hommes habitant actuellement la terre sont descendus de Noé ; en d’autres termes : si le déluge noachique a été universel, selon l’interprétation généralement donnée de la tradition biblique.

Selon M. Guyot, nous a-t-on dit, il faudrait, voir dans les races dégénérées de l’Afrique, non des Camites, mais des Caïnites qui n’auraient pas été atteints par les flots du déluge. Pour accorder cette opinion avec la tradition biblique, il faudrait admettre que le déluge noachique n’a été que local, et que l’auteur, parlant de la terre et des plus hautes montagnes, n’a pensé qu’à la région qui lui était connue. Il est bien difficile d’ailleurs d’entendre autrement, d’une manière raisonnable, le rassemblement dans l’arche, si grande qu’on l’eût faite, des animaux de la terre entière. On pourrait admettre aussi que le déluge a été universel, mais successif, laissant entre ses différentes phases aux habitants de telle ou telle région, le temps et l’espace pour émigrer sur d’autres continents non encore envahis ou déjà émergés.

Mais la raison la plus forte au point de vue biblique en faveur d’une survivance d’une partie de l’humanité après le cataclysme, c’est la généalogie des races humaines, Genèse 10., qui laisse peu de place pour les races déshéritées de la terre, et fait d’ailleurs des Camites, ces rebuts prétendus de l’humanité, les initiateurs les plus féconds de toutes les civilisations.

Nous tenons donc le déluge pour un châtiment salutaire — un baptême : 1 Pierre 3.20-21 — dont fut frappée la race élue, et qui laissa les races caïnites sous le coup de leur fatale immortalité (Genèse 4.15).

B. De la nature de l’homme

Si l’ange est d’essence pneumatique, c’est-à-dire que l’ange est un esprit porteur d’un corps, la nature de l’homme, tel qu’il est sorti des mains du Créateur, est, d’après saint Paul, psychique, mais avec une destination pneumatique. La nature psychique de l’homme primitif se déduit de la définition que l’apôtre donne du premier Adam  : ἐγένετο εἰς ψυχὴν ζῶσαν  ; la destination pneumatique de l’homme résulte de la définition du dernier Adam : εἰς πνεῦμα ζωοποιοῦν (1 Corinthiens 15.45). Mais il est évident qu’à cette destination supérieure du premier homme a dû répondre déjà, dans sa dotation originelle, une virtualité qui lui fût adéquate, celle que nous avons crue exprimée par la similitude de l’homme avec Dieu. L’homme comme tout être ne devait devenir en effet que ce qu’il était déjà en puissance.

Ainsi le minéral existe, la plante vit, l’animal sent, l’homme connaît, veut et doit. La plante a de plus que le minéral la vie organique ; l’animal a de plus que la plante l’âme, dont la fonction propre est la sensation pure et simple. L’âme humaine a de plus que l’âme animale l’esprit (πνεῦμα), virtualité destinée à se transformer en actualité, et qui en ajoutant au fait simple de sensation le principe moral, constitue la personnalité humaine consciente, voulante et responsable.

D’une part, en effet, ce facteur mystérieux de la vie qui apparaît avec la nature organique, sans créer aucune substance, assemble seulement les substances propres à constituer un organisme ; d’autre part, et dans l’enceinte de cet organisme même, la vie n’a pas pour effet d’ajouter seulement ou de superposer les substances les unes aux autres, mais en les unissant, elle les renouvelle et les transforme les unes par les autres, en sorte que la substance inférieure, tout, en étant enrichie de l’accession d’un élément nouveau, est élevée et exaltée par là même à un degré supérieur à sa nature propre.

Pas plus en effet la vie sensitive ne se superpose à la substance inorganique pour constituer un organisme animal, puisque le principe animal élabore à son usage et évoque à son niveau cette substance désormais organisée, pas plus la vie morale n’est additionnée purement et simplement à la vie purement sensitive ou animale pour constituer une nature humaine ; et par le fait seul de l’accession du principe moral en l’homme et des facultés de la personnalité à la faculté sensitive, celle-ci est élevée au-dessus de la sensation pure ; la sensation de l’homme, personnalité consciente et volontaire, est eo ipso rendue qualitativement différente de la sensation animale en s’élevant à l’état de sentiment ; et par une rétroactivité ininterrompue, le corps humain lui-même, jusqu’à ses ultimes organes, jusqu’aux phalanges de ses doigts et aux doigts de ses pieds, accuse la supériorité de sa nature totale.

L’homme a donc été créé microcosme dans ce sens que tous les éléments de la vie du monde se rencontrent en lui : les molécules matérielles, les forces chimiques et physiques dans son corps comme dans tout corps organisé ; les facultés sensitives de l’âme comme chez tout animal ; les facultés intellectuelles et volitives comme chez toute âme personnelle ; mais toutes ces facultés et ces forces sont portées ensemble à une puissance supérieure par le fait de la cohabitation dans l’âme humaine de ce principe spirituel qui, sanctifié lui-même, sanctifie l’âme et le corps avec lui (1Thes.5.23), et profané, fait de l’homme pervers la sinistre contrefaçon d’un fils de Dieu.

La créature de Dieu qui s’appelle l’homme est donc dès le premier instant de son apparition dans l’être, une âme créée dans un corps qu’elle vivifie (Genèse 2.7), et un esprit créé dans cette âme qu’il vivifie ; et l’Esprit divin demeure l’agent inspirateur et vivificateur de chaque partie de l’être, conformément à son essence propre, renouvelant et exaltant par chaque partie l’être tout entier, et par l’être entier, chaque partie.

Mais si telle est la vie, la force, avons-nous dit, qui meut dans un cycle déterminé d’actions et de réactions réciproques toutes les parties constitutives d’un même organisme, la mort sera la force qui, sans détruire aucune substance ni aucune molécule, les isole les unes des autres, et interrompant par là leurs actions et réactions réciproques, les livre à des combinaisons nouvelles.

L’humanité cependant devait atteindre au cours de son évolution historique, une phase nouvelle et supérieure à sa dotation initiale de créature morale, celle inaugurée par l’avènement du dernier Adam. Dans le texte classique où l’apôtre expose et résume le cours normal de l’histoire de l’humanité, il désigne en effet le degré psychique (τὸ ψυχικόν), tellurique (χοΐκός), comme le terminus a quo obligatoire d’une ascension de la nature humaine appelée à atteindre le degré pneumatique ou céleste qui devait être le définitif : ἕπειτα τὸ πνευματικόν (1 Corinthiens 15.45-47). L’opposition de ces deux états est marquée par les deux qualificatifs : vivant et vivifiant. Ainsi les deux phases que nous avons déjà distinguées et désignées comme la première et la seconde création dans le cours actuel de l’histoire de l’humanité, se seraient succédé dans le même ordre dans le cours normal de cette histoire, à cette seule différence près que dans l’étal actuel, l’œuvre de création spirituelle a dû être précédée d’une œuvre de restauration qui n’eût pas eu de raison d’être dans l’état normal. Aussi l’œuvre totale de la Rédemption opérée par le Fils de Dieu fait Fils de l’homme, une fois accomplie, sera-t-elle plus encore qu’une restitution de l’état primitif (Colossiens 3.10), mais une instauration dans le sein de l’humanité glorifiée de ce don suprême communiqué de Dieu à la créature fidèle : la vie éternelle (1 Jean 5.20).

C’est, croyons-nous, M. Fréd. de Rougemont, dans son livre : Christ et ses témoins, qui a le premier restitué sa pleine valeur au parallèle des deux Adam 1 Corinthiens 15.45-47, et reconnu son importance pour l’histoire morale de l’humanité.

« Le grand apôtre de la croix nous présente ici, écrit M. de Rougemont, l’œuvre du salut sous un jour inaccoutumé. Jésus-Christ n’est plus la victime expiatrice qui sauve l’homme pécheur de l’éternelle condamnation : il est venu apporter l’esprit et la vie, et il les aurait donnés à Adam, sortant pur des mains de Dieu et à sa postérité obéissante et fidèle, comme il l’a fait à la postérité d’Adam déchu, d’Adam coupable. Saint Paul tient donc ici le péché pour non-avenu, et pénétrant jusqu’à l’intime nature de l’homme, il voit entre l’Adam normal et Jésus-Christ, entre les enfants de l’un et les disciples de l’autre, une opposition qui a quelque analogie avec celle que Jean-Baptiste découvrait entre Jésus venu du ciel et les prophètes de la terre. D’une part sont les hommes célestes que le Seigneur des cieux introduit dans le Royaume des cieux ; les hommes spirituels à qui Jésus-Christ, Esprit vivifiant, a communiqué de son Esprit, qui sont nés de l’Esprit ou de Dieu, nés d’en haut (Jean 1.13 ; 3.5), qui ont reçu depuis la Pentecôte l’Esprit-Saint, lequel, nous dit saint Jean, n’était pas auparavant. D’autre part, sont les hommes terrestres, c’est-à-dire tous ceux, tant juifs que païens, qui ont vécu avant l’Esprit-Saint et le second Adam, et qui seraient restés jusqu’alors terrestres quand bien même ils n’auraient pas été pécheurss. »

sChrist et ses témoins. Les deux Adam, tome I. papes 94-95

M. Godet a repris et développé cette donnée dans ses Etudes bibliques.

Selon M. Sabatier au contraire, Paul aurait enseigné dans ce passage que la première chute de l’homme avait été la conséquence de sa nature primitive. Les deux qualificatifs ψυχικός et χοϊκός désigneraient ici comme partout ailleurs, et surtout d’après l’analogie de 1 Corinthiens 2.14-15, en opposition à l’état pneumatique et parfait, un état originel vicié de nature : « Entre le premier Adam, écrit M. Sabatier, qui était seulement un être psychique et la loi de Dieu qui est d’essence spirituelle (Romains 7.14), il y avait disproportion et disparité, en sorte que la transgression était facile à prévoirt. »

tOrigine du péché dans le système théologique de Paul, page 22. Voir la réponse de M. Bois, Revue théologique, no 3, 1887 : On a vu que M. Sabatier rapporte a l’état normal le qualificatif psychique pris en mauvaise part. Il y a là, croyons-nous, une pétition de principes. Le terme σὰρξ est bien pris par saint Jean dans deux acceptions différentes et opposées, selon qu’il est rapporté, à la nature immaculée de Christ (Jean 1.14), ou à la nature viciée de l’homme (1 Jean 2.16).

Ainsi parle le saint Paul enfant de M. Sabatier et disciple de M. Reuss. Selon I’Apôtre des Gentils du premier siècle : « C’est par un seul homme que le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort » (Romains 5.12).

C. Rapports entre l’espèce et les races humaines et l’individu

M. de Quatrefages définit l’espèce : « L’ensemble des individus plus ou moins semblables entre eux, qui peuvent être regardés comme descendus d’une paire primitive unique, par une succession ininterrompue et naturelle de famillesu ».

uL’espèce humaine. L’espèce et la race, page 26.

Il définit la race : « L’ensemble des individus semblables, appartenant à une même espèce, ayant reçu et transmettant par voie de génération sexuelle, les caractères d’une variété primitive ».

Ces définitions ont le tort, selon nous, d’être trop nominalistes. Ni l’espèce ni la race ne se décomposent dans la pluralité des individus qui y sont renfermés ; en d’autres termes : quand vous aurez dénombré tous les individus membres de l’espèce ou de la race, vous n’aurez pas pour cela donné l’expression de l’espèce ou la race elle-même. L’espèce et la race — quoi qu’en puissent penser Ritschl et son école, — sont toutes deux des substances en puissance, mais comprises l’une dans l’autre, qui président à la formation des individualités issues de l’une et de l’autre.

Nous définissons l’espèce : Le type organique d’où procèdent un ensemble d’individus par la voie de la génération ; et l’espèce humaine : L’organisme d’où procèdent par la voie de la génération et où se constituent les individualités libres et responsables qui existent sur la terre.

Notre définition distingue l’espèce, d’une part, de toute collectivité d’individus formée par une autre voie que celle de la génération, ou soumise à des similitudes accidentelles, et de la race, de l’autre.

Nous disons l’espèce régie par la loi de la solidarité originelle qui, au lieu de remettre exclusivement la formation, et la constitution de la personnalité humaine, qui est la fin de l’œuvre créatrice, à chaque individu ou à des associations accidentelles d’individus, a renfermé de prime abord une fraction des facultés individuelles dans certaines individualités primordiales, typiques et préformatrices des évolutions subséquentes.

Il y a donc dans les conditions de l’existence spécifique faites à l’humanité terrestre, nous l’avons indiqué déjà par anticipation, un élément originel d’infériorité de l’homme à l’égard de l’ange ; car tandis que l’ange apparaît dès le début de son existence dans la pleine possession de toutes les facultés et de tous les moyens qui lui sont propres, une partie des facultés de la personnalité humaine se trouvent d’avance aliénées et déterminées soit en bien soit en mal par les auteurs de l’espèce dont elle est issue ; et le sort de l’espèce elle-même tout entière peut également se trouver déterminé d’avance, partiellement du moins, par l’acte initial de son premier auteur qui la renfermait virtuellement en lui.

L’individualité humaine apparaît à ses débuts parfaitement inconsciente d’elle-même et d’autrui, et absolument incapable par conséquent de créer ses propres déterminations. Dans cette première phase, la vie spécifique l’enveloppe, l’absorbe tout entière ; et ce n’est qu’au terme d’une première étape que l’initiative, puis la spontanéité individuelles commencent à éclore dans des manifestations isolées, mais qui en se multipliant sans retard, tendent à fixer enfin le caractère individuel ; car le caractère est le composé du tempérament hérité de l’espèce et de l’initiative individuelle opérant jusqu’au terme de l’existence terrestre sur cet apport naturel, pour le modifier, l’amender, le perfectionner ou le pervertir.

Mais cet élément incontestable d’infériorité de l’homme auprès de l’ange est en même temps une sauvegarde, un tempérament aux excès de l’individualité, dont l’effet est de rendre tout à la fois le bien moins spontané et le mal moins absolu. Cette infériorité native de l’enfant de l’espèce pourra même se transformer en une condition d’existence positivement salutaire à l’individu humain, le jour où la loi de solidarité appliquée jusqu’alors aux effets d’une première faute, mettra à la portée de toutes ses victimes les bienfaits d’une justice parfaite, Romains 5.12-21. Ni l’ange ni l’homme n’ont donc à se plaindre de la dotation faite à chacun, car il y a juste compensation de part et d’autre, prééminence de nature et responsabilité plus grande d’un côté, infériorité de nature et réceptivité plus durable de l’autre.

D’ailleurs l’espèce n’est déterminante pour l’individu que temporairement et partiellement ; temporairement, puisque l’activité terrestre normale, et dans certains cas même l’activité anormale, est un long exercice de l’individualité se dégageant incessamment des langes de l’espèce, jusqu’au moment où cette contrainte finira par être définitivement brisée, et ce moment sera la mort du corps ; en sorte qu’on peut dire que l’homme finit où l’ange commence ; partiellement, puisqu’il reste, comme l’expérience et l’Ecriture s’accordent à l’établir, dans toute individualité humaine, un principe de résistance à toute influence extérieure au moi, à celle de la nature propre par conséquent, et c’est la liberté de choix.

C’est ce mouvement, partant du mode d’existence spécifique vers le mode d’existence individuel et pneumatique, qui est si souvent indiqué dans le Nouveau Testament, et en particulier dans le quatrième Evangile, par la substitution du masculin singulier ou pluriel au neutre, du πᾶς ou du πάντες au πᾶν : Jean 6.37, 39, 40 ; 17.2. Comp. les πάντες opposés au δι’ ἑνὸς (Romains 5.18).

Nous définissons la race : Un des types organiques renfermés dans l’espèce, d’où procèdent par la voie de la génération un ensemble d’individus portant des caractères semblables.

Le trait distinctif qui sépare, avons-nous dit, l’espèce de la race, c’est la stérilité des croisements entre espèces différentes opposée à la fécondité de ceux qui s’opèrent entre les races. Il en résulte cette seconde différence que dans l’espèce, comme s’exprime M. de Quatrefages, la ressemblance est subordonnée à la filiation, et dans la race, la filiation à la ressemblance.

Le mode d’existence spécifique ayant été défini en regard de l’individu d’une part et de la race de l’autre, nous avons à caractériser les rapports constitutifs renfermés dans ce mode d’existence, savoir :

  1. La part respective des auteurs primitifs de l’espèce ;
  2. La part des auteurs de l’espèce dans la formation des races primitives ;
  3. La part de l’espèce dans la formation des individualités.

a. De la part respective des auteurs primitifs de l’espèce.

L’Ecriture nous montre à l’origine de l’humanité non pas un androgyne, mais un individu masculin, ἀνὴρ (1 Corinthiens 11.9 ; Dieu les créa, Genèse 1.27) ; un homme qui renfermait virtuellement en lui et la première femme, sans laquelle il ne se suffisait pas à lui-même, et tous les descendants qui devaient être issus de l’un et de l’autre, selon la loi des générations humaines ; virtuellement, disons-nous, et non substantiellement, parce que le corps et les organes de la femme n’étaient point renfermés dans ce premier organisme, de manière à s’en détacher par sectionnement, ni non plus les organismes futurs des descendants dans le sein du premier couple. La première femme sera formée de la main de Dieu comme le premier homme, à cette différence près que l’auteur du récit a fait ressortir avec une évidente intention, que la matière du premier corps humain a été tirée de la poudre de la terre, et que la substance du corps de la femme a été extraite du premier organisme humain déjà constitué. Ainsi s’est marquée à la fois dans le récit et dans l’œuvre elle même la différence absolue qui sépare l’homme de la bête et l’affinité essentielle qui unit l’homme et la femme.

Mais si les membres du premier couple étaient déjà posés l’un pour l’autre, aucun d’eux ne se suffisant à lui seul, ils n’étaient pas posés non plus pour se suffire l’un à l’autre, mais comme auteurs d’une espèce : « Croissez et multipliez ! » Genèse 1.28.

Voici comment M. Naudin, dans l’article précité, s’efforce de traduire en langage scientifique le phénomène qui nous est décrit dans le chap. 2 de la Genèse, la formation de la femme. Sauf plusieurs réserves à faire de notre part, le naturaliste nous donne la raison physiologique du fait dont l’auteur sacré nous donne la raison morale : « Rien ne se présente plus clairement à l’esprit qu’un développement évolutif commencé au blastème primordial, et qui s’achève à travers une série de proto — et de méso — organismes de plus en plus rapprochés de la forme parfaite et définitive. Dans sa première phase, l’humanité couve au fond d’un organisme temporaire (d’après Genèse  2, l’homme était au contraire déjà capable de donner des noms aux animaux), déjà nettement distinct de tous les autres, et qui ne peut contracter d’alliance avec aucun d’eux, et c’est de cette humanité larvée que la force évolutive va faire sortir, par une nouvelle différentiation, le complément de l’espèce. Mais pour que le grand phénomène s’accomplisse, il faut qu’Adam traverse une phase d’immobilité et d’inconscience très analogue à l’état de nymphe des animaux à métamorphoses, et pendant laquelle, par un procédé de gemmation comparable à celui des méduses et des ascidies, le travail de différentiation s’achève, et les formes sexuées se produisent. Dès ce moment, l’humanité est constituée physiologiquement ; mais son pouvoir évolutif n’est pas épuisé, et il se manifeste par la production rapide des diverses grandes races qui se partageront la terre. »

Mais les deux premiers auteurs de l’espèce ne la représentent pas d’une manière égale ; il n’y a pas partage équilatéral de vie spécifique, ni par conséquent de dignité humaine entre Adam et Eve. C’est l’homme qui est le chef attitré de l’espèce (1 Corinthiens 11.3) ; qui lui imprime son caractère et qui dénomme sa femme, signe de souveraineté (Genèse 2.23 ; comp. 19). Cette primauté de l’homme sur la femme est établie chez Paul par deux raisons, tirées de la condition originelle de l’homme, savoir que l’homme a été créé le premier (1 Timothée 2.13) et que la femme a été tirée de lui (1 Corinthiens 11.8) ; à ces raisons primordiales il en ajoute une troisième tirée des circonstances accidentelles de la chute (1 Timothée 2.14).

La femme a donc sa fin prochaine en l’homme (γυνὴ διὰ τὸν ἄνδρα 1 Corinthiens 11.9), comme l’homme a la sienne en Dieu. La femme est la gloire de l’homme, comme l’homme est l’image et la gloire de Dieu (v. 7), comme Christ est l’image et la gloire du Père (comp. 1 Corinthiens 11.3 ; Colossiens 1.15 ; Hébreux 1.3). Il y a gloire pour Dieu le Père à être représenté, obéi et aimé par un être tel que le Fils ; il y a gloire pour Dieu comme pour l’homme à être représenté, obéi et aimé par une image aussi noble, aussi belle et aussi grande que l’homme devant Dieu et la femme devant l’homme.

Les conséquences à tirer des principes que nous venons d’énoncer, concernant l’attitude normale de la femme dans les sociétés terrestres et dans l’Eglise, ressortissent à la Morale chrétienne.

b. De la part des auteurs de l’espèce dans la formation des races primitives.

Il résulte des principes exposés précédemment que les auteurs primitifs de l’espèce, ayant eu, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre psychique et moral, un rôle préformateur et partiellement déterminant sur les destinées de l’espèce, les représentants de l’espèce appartenant aux époques originelles en auront un correspondant, quoique en raison décroissante, dans la formation des grandes races humaines.

Si en effet l’espèce, comme nous l’avons établi, ne se décompose pas dans la collectivité des individus qui en font partie, mais qu’elle soit, au fond de cette collectivité, la force organique productive de ces individualités elles-mêmes, il en sera de l’espèce comme de tout autre organisme vivant, comme de toute individualité humaine, qui a eu ses époques de jeunesse et d’adolescence préformatrices des phases subséquentes, terminées à leur tour par l’épuisement et la décrépitude. Nous posons donc en fait que les facteurs primordiaux du développement de l’humanité, qui correspondent à la formation des traits de caractère dans l’existence individuelle, ont dû posséder une plasticité momentanée et partiellement déterminante pour toutes les évolutions ultérieures où ces forces procréatrices n’apparaissent plus que consolidées, et les différentiations des principaux types qui ont constitué les grandes races ont pu se produire avec une intensité et une efficacité que la période actuelle ne connaît plus. Ainsi les auteurs de l’espèce et des races n’ont pas été que les premiers venus ; ils furent les premiers porteurs des trésors de sève et de vie qui devaient se distribuer au cours des siècles dans les canaux de l’humanité ; et l’action des agents divers concourant à l’entretien et au développement de l’espèce et des races décroîtra au contraire en efficacité intensive et expansive en raison de l’éloignement de ces origines ; en sorte que les mêmes facteurs agissant aujourd’hui avec la même intensité qu’autrefois, ne seraient plus susceptibles que de produire des effets soit imperceptibles soit éphémères. Les différentes races humaines sont donc les caractérisations ou fixations primordiales des principales variétés de types contenues en puissance dans la nature spécifique primitive.

La Bible nous fait assister à la genèse et aux premières consolidations des trois principales races humaines, à partir de la scène racontée : Genèse 9.20-28 ; et elle rattache le fait de cette première trifurcation à une cause toute morale et même insignifiante en apparence ; en tout cas, absolument disproportionnée aux effets qu’elle y rattache. En ceci se révèle de nouveau la portée exceptionnelle de l’acte moral chez l’auteur de la race comme chez celui de l’espèce ; et c’est la même loi qui inflige à la race camite le châtiment séculaire du crime d’un père qui avait déjà rendu l’espèce humaine tout entière responsable de la jouissance illicite d’un fruit. Mais si la Bible ne relève ici, parmi les causes de la formation des races primitives, que le facteur moral et religieux, c’est en conformité de son principe et de sa méthode. Ici pas plus qu’ailleurs la raison morale n’exclut les causes physiques ; elle les domine seulement ; à la Bible à représenter l’une ; aux sciences humaines, à faire valoir les autres.

La raison morale du fait n’est pas même donnée tout entière dans le récit génésiaque ; car le fractionnement successif de l’humanité en races d’abord, Genèse 9.20-28, puis en nations et en langues, ch. 11, qui est rattaché dans la narration génésiaque à des causes fâcheuses, et présenté comme un châtiment infligé à l’humanité elle-même, avait un élément de normalité que d’autres passages scripturaires nous enseignent à reconnaître ; et il en fut ici comme il arrive si souvent dans le gouvernement divin du monde, où Dieu prend occasion du péché de l’homme pour accomplir ses desseins. Le fractionnement de l’humanité en races, nations et langues opéré tôt après le déluge pour tout le reste de l’économie actuelle, devait avoir un double effet salutaire, l’un négatif, l’autre positif.

Le but négatif était de ralentir la contagion du mal qui eût été précipitée par la communauté première des conditions d’existence entre toutes les familles humaines. Le particularisme national était une mesure préventive, nécessaire dans sa forme rigoureuse, tout au moins jusqu’à l’avènement du Sauveur de l’humanité, pour s’opposer au débordement d’irréligion et d’immoralité qui après avoir appelé déjà le déluge sur la terre, Genèse 6.1-7, venait de se manifester de nouveau avec éclat dans la construction de la Tour de Babel. La sentence de dispersion, prononcée par Dieu sur l’humanité, n’était donc encore qu’un châtiment, un moyen éducatif, frayant les voies au particularisme abrahamitique qui allait s’annoncer, et non pas un jugement, un rejet définitif.

Mais le fractionnement de l’humanité, à côté de ce but négatif ou préventif, en avait un positivement bienfaisant, rentrant directement dans le plan primitif et normal du gouvernement des peuples. La répartition des talents entre les peuples, comme celle entre les individus, devait être un élément de fécondité en multipliant les centres d’activité, les foyers de vie. Une tâche particulière était providentiellement dévolue à chaque nation comme à chaque individu, à laquelle devait correspondre une dotation, particulière aussi. Et Dieu a voulu que chacune de ces fractions de l’humanité cultivât dans l’isolement ce don qui lui était propre, et accomplit avec une énergie concentrée, dans les frontières diverses créées par la nature et par la diversité des langues, son rôle providentiel dans la préparation du salut. Ce fut là l’enseignement de l’apôtre des Gentils dans la capitale intellectuelle de l’humanité naturelle, qui complète, sans la contredire, la philosophie du récit génésiaque : Actes 17.26-27.

Mais pas plus les influences de la race que celles de l’espèce ne seront absolument déterminantes pour l’individualité qui en est issue, ni dans le mal ni dans le bien. Les exemples fameux des Melschisedec, des Tamar, des Raab et des Ruth le prouvent ; et l’histoire sainte tout entière, qu’est-elle autre que la lutte de l’individualité humaine contre l’action collective soit de l’espèce soit de la race viciées dans leurs origines, et du triomphe final du bien sur le mal remporté par l’individualité dans le sein des collectivités humaines ? Romains 5.17-19.

c. De la part de l’espèce dans la formation des individualités humaines.

Etant donnée l’individualité humaine au début de son existence terrestre, nous demandons quelle est dans sa nature physique, psychique et morale, la part qu’elle tient de l’espèce qui lui a donné le jour et celle qu’elle doit à sa propre spontanéité. Nous chercherons donc à faire chez chaque personnalité humaine le départ entre la vie spécifique et la vie individuelle, indépendamment pour le moment du vice originel. Trois théories se présentent à nous, qui ont surgi tour à tour dans le champ de la philosophie et de la théologie, pour résoudre ce problème : ce sont le préexistentianisme, le créatianisme et le traducianisme.

Le préexistentianisme.

La théorie d’une préexistence des âmes dans une économie antérieure à l’existence terrestre, a eu de nombreux et illustres champions dans l’antiquité et dans les temps modernes, parmi les philosophes et parmi les théologiens. De Platon et de Philon, elle passa chez Origène ; fut condamnée au cinquième concile œcuménique, à Constantinople, en 553 ; fut représentée dans la philosophie moderne par Lessing, Kant, Schelling, Secrétan, et parmi les théologiens, avec éclat par Julius Müller, dans son ouvrage classique : Christliche Lehre von der Sünde.

La théorie que M. Secrétan a exposée dans son ouvrage : Philosophie de la Liberté, représente une moyenne entre le préexistentianisme proprement dit et la doctrine traditionnelle, et même pourrait-on dire qu’elle est plus rapprochée de cette dernière. Selon M. Secrétan, l’humanité aurait préexisté dans la personne d’un être collectif qui aurait commis lu chute dans cette existence antérieure ; et le mode de l’existence individuelle serait tout ensemble le châtiment et la réparation de cette chute primitive.

L’intérêt de la théorie de la préexistence est de lever le scandale que causent à notre raison et à notre conscience les appréciations de la loi de solidarité qui régit l’espèce dans son état actuel. Elle échappe aux antinomies de l’économie actuelle, en dérivant la contrainte qui s’impose à l’individu, selon la doctrine traditionnelle, par le fait de l’espèce, d’un acte antérieur de spontanéité individuelle, dont l’homme aurait d’ailleurs totalement perdu le souvenir, ou n’aurait gardé que de fugitives réminiscences (Platon).

L’espèce ne serait donc pas le prius dans l’existence humaine, mais bien l’individualité ; selon les représentants de cette théorie, la liberté pour être réelle, doit avoir été dès l’origine dégagée de toute entrave, de toute prédétermination même partielle : c’est ce qu’on a appelé la liberté intelligible. L’individu humain doit avoir été au début de son existence, comme l’ange lui-même, dans la pleine possession de ses facultés et de ses moyens, et le mode d’existence spécifique avec toutes les infirmités qui y sont attachées, serait le châtiment mérité de cette chute individuelle commise dans cet état antérieur et supérieur ; le stage disciplinaire d’où l’individualité humaine sortira définitivement fixée soit dans le bien soit dans le mal.

Cette théorie se présente comme fort séduisante au premier abord, et semble promettre de lever toutes les difficultés ; elle rend entre autres parfaitement compte de ces deux faits dont la rencontre est un des problèmes les plus angoissants qui s’imposent à la raison et à la conscience humaines : l’universalité et la culpabilité du péché. La justice divine est disculpée, la conscience satisfaite, le fait est réconcilié avec le droit. Cependant les difficultés si promptement évanouies ne tardent pas à reparaître, et déjà dans le champ de l’expérience. Celle-ci en effet ne nous présente pas seulement les applications universelles de cette loi de solidarité qui régit l’espèce humaine ; elle nous la montre réalisée dans la multitude des zones concentriques interposées entre la circonférence et chaque individualité ; toute collectivité humaine, nationale, locale, domestique, permanente ou accidentelle, comprise dans la vaste enceinte de l’humanité en est dominée, mais à des degrés et dans des sens divers, en sorte que ces diverses solidarités particulières, les unes onéreuses, les autres bienfaisantes, s’entrecroisent sans cesse et souvent se neutralisent. Mais comment édifier un système unique sur un ensemble de données aussi disparates, et qu’aurons-nous gagné à disculper la justice de Dieu en grand, si elle ne cesse pas d’être accusable dans le détail ?

Pour être tout à fait conséquente, la théorie devrait aller jusqu’à admettre une coïncidence et une proportionnalité exactes entre le sort héréditaire de chaque individu et sa conduite antérieure ; il faudrait, disons-nous, que la somme totale de toutes les solidarités générales et particulières, onéreuses et bienfaisantes, imposées à l’individu, fût l’expression exacte de son mérite ou de son démérite dans cette existence antérieure, et que par conséquent les imputations instinctives et incessantes que nous faisons des pères aux enfants dans les limites de la famille, des ancêtres aux descendants dans celles de la nation, fussent tenues pour des illusions de notre esprit interprétant faussement notre expérience. A la bonne heure ! et nous devons reconnaître que ces illusions ne seraient ni les seules ni les plus graves auxquelles notre nature aurait succombé ; mais cela même admis, nous posons le dilemme suivant :

Ou l’individu humain a été placé dans les conditions actuelles de l’existence spécifique par un acte de justice punissante, ou par un châtiment décerné par la miséricorde et destiné à procurer la régénération morale du coupable. Dans cette dernière alternative, nous demandons pourquoi Dieu aurait disposé si fréquemment les diverses solidarités qui enferment l’individu dans des conditions si contraires au but à atteindre ? Dans le premier cas, celui où le mode d’existence spécifique serait une satisfaction pénale donnée à la justice, pourquoi, demandons-nous, soustraire à l’appréciation morale de l’humanité et de l’individu cette relation même entre la peine et l’offense, dont la révélation supprimerait le scandale existant aujourd’hui pour toutes les intelligences et toutes les consciences ?

Surtout le preexistentianisme nous paraît absolument condamné par l’enseignement scripturaire. L’Ecriture en effet ratifie le sentiment instinctif des nations et des individus qui impute en partie aux descendants la responsabilité des actes de leurs auteurs, et elle ratifie les applications que nous faisons de cette loi de solidarité qui préside universellement aux destinées de l’espèce, des races, des nations et des familles. Jésus-Christ menaçait les Juifs ses contemporains de devoir porter la peine de tout le sang qui avait été répandu sur la terre depuis le sang d’Abel, Luc 11.50-51. Voilà pour la solidarité nationale. Jéhova punissant les péchés des pères sur les enfants jusqu’à la quatrième génération de ceux qui le haïssent (Exode 20.5), voilà la solidarité domestique ; et l’une et l’autre s’accordent d’ailleurs avec la responsabilité individuelle si souvent exprimée (comp. Ézéchiel 18.20), en ce que le descendant fidèle aux traditions bonnes ou mauvaises de sa race reçoit la rétribution de ses propres actes, plus, des actes de ses pères, tandis que s’il rompt avec ces traditions, il ne sera plus rendu bénéficiaire ou responsable que de ses propres déterminations.

Mais ces applications particulières et locales ne sont, au point de vue scripturaire, que les conséquences diverses d’un fait qui remonte au premier père de l’espèce, comme à sa cause première, Romains 5.12. L’Ecriture nous refuse tout droit et tout moyen d’aller rechercher, au delà de ce commencement terrestre de l’humanité, la solution des mystères de l’économie actuelle. Elle l’attache expressément à Adam la solidarité dans le péché comme à Christ la solidarité dans la justice.

Le récit de l’innocence primitive du premier homme et celui de la première chute achèvent de condamner le préexistentianisme au point de vue scripturaire.

Le créatianisme.

La seconde explication tentée de la relation de l’espèce avec l’individu est le créatianisme, selon lequel chaque âme individuelle dans l’espèce humaine est le produit d’une création divine immédiate.

Cette opinion, qui favorisait le pélagianisme et qui fut défendue par les chefs de ce parti, fut représentée également par plusieurs Pères, Clément d’Alexandrie (οὐρανόθεν πέμπεται ἡ ψυχή), Lactance (de animis anima nasci non potest), Ambroise et Jérôme ; elle fut également dominante au moyen âge et plus tard dans l’Eglise réformée.

Les passages sur lesquels on l’appuyait étaient les suivants : Nombres 16.22 ; Ésaïe 57.16 ; Jérémie 38.16 ; Zacharie 12.1 ; Job 10.12 ; Psaumes 119.73 ; 139.15 ; Actes 17.24 ; Jean 5.17 ; Hébreux 12.9.

Ces textes sont dénués de force probante, car les uns peuvent s’entendre de la création primitive des esprits et des âmes, et non pas nécessairement d’une opération divine permanente ; d’autres (Jean 5.17) mentionnent bien une opération divine permanente, mais sans décider laquelle, ou sans désigner celle-là ; parmi les témoignages invoqués, on nous cite même une parole du roi Sédécias (Jérémie 38.16), qui n’a pas eu sans doute la prétention de fonder des dogmes.

A moins que nous n’attribuions à Dieu la procréation de l’âme pécheresse ou la prédestination de l’individu au mal, le créatianisme ne rend pas compte de l’universalité du péché ; il n’explique pas davantage les faits de solidarité locale. Cette théorie nie ou amoindrit à l’excès l’élément spécifique en l’homme.

Le traducianisme.

Le traducianisme est la doctrine opposée au créatianisme, celle qui admet, comme son nom même l’indique, une transmission des âmes des pères aux enfants et des premiers auteurs de l’humanité à tous les membres de l’espèce par la voie de la génération — per traducem. — Plusieurs textes y paraissent favorables, entre autres : Genèse 5.3, où sont reproduits, pour marquer la relation des enfants d’Adam avec leur père, les termes çelem et demouth qui avaient exprimé, dans le document de la création, la relation de l’homme lui-même avec Dieu (Genèse 1.26 ; Psaumes 51.7 ; Job 14.4 ; Actes 17.26 ; Romains 5.12 ; Hébreux 7.10.

Le traducianisme fut professé tout d’abord par Tertullien avec la crudité qui lui était naturelle : « Nous savons que l’âme et la chair ont chacune leur rôle; l’âme le désir, la chair les œuvres; l’âme les instincts, la chair les actes. Par l’effort simultané de l’une et de l’autre, et dans le mouvement de l’homme tout entier, la semence qui doit créer l’homme tout entier bouillonne, empruntant à la substance corporelle sa fluidité, à la substance plus subtile sa chaleur.v.

vDe anima, xvii

Cette doctrine fut représentée ensuite par Athanase, Grégoire de Nysse, et avec hésitation par Augustin qui préférait, disait-il, ignorer plutôt que de définir en cette matière. Elle fut reprise par Luther et entra dans la tradition luthérienne.

C’est en effet celle qui paraît se rapprocher le plus du langage scripturaire, et rendre compte le mieux aussi des données de l’expérience qui nous atteste sous tant de formes l’hérédité des caractères physiques, psychiques et moraux dans l’humanité. Elle explique l’universalité du péché, mais aux dépens de la responsabilité individuelle, et elle se heurte à une difficulté plus générale et fort grave : comment admettre que l’âme, substance simple, que le moi humain, cet élément identique de la personnalité humaine, puisse être la résultante des deux facteurs ?

L’insuffisance manifeste des trois théories en présence nous pousse vers une nouvelle tentative de faire droit aux deux postulats qui constituent le problème : solidarité et responsabilité, par une combinaison de la seconde et de la troisième théorie. Nous accordons que la proposition que nous allons faire est une hypothèse spéculative, mais légitime cependant, d’après les principes posés précédemment, en ce qu’elle ne vise qu’à concilier des faits d’expérience et des données scripturaires.

Nous distinguons dans la personnalité humaine le moi nu, absolument simple et identique à lui-même, distinct de toute qualité et de toute faculté originelle ou acquise, et la nature composée de ces qualités et facultés multiples et diverses qui, environnant le moi dès le début de son existence, apparaissent dès cet instant même comme lui étant inhérentes, mais n’en sont pas moins des éléments adventices de l’existence du moi lui-même, et distincts de celui-ci pour la pensée. Le moi en effet peut se penser et se vouloir, il peut aussi être pensé par abstraction dans son absolue simplicité ou sa pure identité, abstraction faite de toutes les qualités et facultés par lesquelles il se révèle à autrui sous tel ou tel aspect, selon tel ou tel caractère, et provoque dans cet état l’éloge ou le blâme, la sympathie ou la répugnance.

Le moi existe essentiellement parce qu’il est et non par ce qu’il a.

Je pourrais même me supposer revêtu de tout autres qualités que celles que je possède, soit du corps, soit de l’intelligence, soit de l’âme, sans que l’identité du moi fut atteinte ; ce serait le même être qui se penserait et se voudrait dans une autre nature, sous d’autres espèces, sous une autre μορφή, puisque d’ailleurs des transformations toutes pareilles se produisent en effet dans les états de sommeil ou d’hypnotisme. « Notre foi dans la réalité du moi, écrit M. Secrétan, n’est pas ébranlée par les phénomènes de suggestion et de mémoire alternante dont on fait aujourd’hui tant de bruit… Nous ne mettons pas toute la réalité de l’âme ou du moi dans la conscience qu’il prend de lui-même ; nous ne considérons pas le moi comme supprimé par la syncope ; nous ne prenons pas l’illusion de l’insensé pour un changement de personnew. »

wCivilisation et Croyance, p. 284.

Cela posé, nous donnons raison au créatianisme en admettant que le moi absolument simple et identique à lui-même ne peut être que le produit d’une création divine immédiate, s’opérant à l’instant même de la conception du nouvel individu dans le sein de sa mère ; et nous faisons en revanche la part du traducianisme en ce que la nature originelle tout entière, adjacente au moi, l’ensemble des qualités et des facultés physiques, psychiques et spirituelles qui caractérisent chaque individualité auprès d’autrui, tout ce qui s’ajoute au fait absolument simple de la conscience propre et de la détermination propre, la forme, en un mot (μορφή), est en moi l’élément spécifique et par conséquent héréditaire, et, pour ainsi dire, l’apport de l’espèce à la personnalité.

C’est cette nature à la fois corporelle et psychique, apport de l’espèce au moi, distincte du moi qui est une création immédiate, et du πνεῦμα qui sera une dotation ultérieure (1 Corinthiens 15.45), que l’Ecriture appelle σάρξ, normale chez l’homme normal (Jean 1.14), héritage tour à tour bienfaisant ou funeste.

Les corollaires de cette conception se déduiront dans la doctrine du péché et dans celle de la personne de Christ.

D. Des fonctions originelles de l’homme

L’homme ayant été créé à l’image de Dieu et spécialement à l’image de Christ qui est lui-même l’image parfaite de Dieu, cette ressemblance doit se traduire, après l’analogie des natures, dans celle des fonctions. L’homme sera donc appelé à remplir dans l’économie terrestre des fonctions analogues à celles dont le Logos lui-même est revêtu dans l’ordre universel ; et d’une manière plus générale, à reproduire dans la sphère restreinte de son activité présente l’activité divine, telle qu’elle s’est réalisée envers lui.

Les fonctions économiques du Logos, qui sont renfermées dans sa qualité de médiateur, seront donc le type éternel et souverain de toutes les activités créaturales dans l’univers, de celles de l’homme en particulier, considéré soit comme individu à l’égard des autres membres de l’espèce, soit comme représentant de l’espèce humaine à l’égard des autres êtres supérieurs ou inférieurs à lui.

Or la qualité de médiateur du Logos comporte, avons-nous dit, deux relations principales, l’une selon laquelle il est représentant de Dieu auprès de la créature, tout ensemble comme révélateur des pensées de Dieu et comme exécuteur de ses volontés ; l’autre selon laquelle il représente la créature devant Dieu. L’homme de même a été constitué de par sa nature originelle, tout ensemble représentant de Dieu sur la terre, et en cette qualité aussi, interprète de ses pensées (Genèse 2.19,23 ; Psaumes 8.2-3) et exécuteur de ses volontés (Genèse 1.26,28 ; Psaumes 8.7-9) ; organe de vérité et organe de sainteté, prophète et roi, et en même temps, représentant de la terre devant Dieu ; appelé à maintenir tout d’abord par sa fidélité personnelle la terre et l’espèce humaine dans le rapport normal institué par le Créateur (Genèse 1.31 ; comp. Genèse 3.19), et comme tel, organe de justice, sacrificateur.

Lorsque cette triple fonction de représentant de vérité, de sainteté et de justice aura été désertée par l’homme déchu, que, vassal infidèle, l’homme ne comptera plus à son tour sur la terre que des sujets révoltés, ces trois augustes qualités de prophète, de roi et de sacrificateur ne seront pas enlevées pour cela définitivement à l’humanité, mais reportées une première fois, quoique sous une forme collective et imparfaite encore, sur un des peuples de la terre (Exode 19.5), puis de ce peuple lui-même devenu infidèle, sur quelques-uns de ses organes suscités dans l’ordre inverse, sacrificateurs, rois et prophètes ; et de ces organes à leur tour successivement déchus ou épuisés, ces trois titres jusqu’alors séparés passeront réunis dans l’accomplissement des temps sur un chef unique, héritier définitif et d’Adam et d’Israël.

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