L’île terrible

12
Prédication sur le puits

Quelqu’un frappe à la porte de la station. C’est le vieux chef qui demande à voir Missi.

— Missi, il faut que je te parle.

— Oui ! Qu’as-tu d’urgent à me dire ?

— Veux-tu que je prêche un sermon sur le puits, dimanche, au culte du matin ?

Cette proposition est tellement inattendue que Paton, sur le moment, ne sait que répondre. Un sermon sur le puits, c’est un étrange sermon ! De plus, le missionnaire n’a pas l’habitude de confier la prédication à n’importe qui. Enfin, une fois n’est pas coutume.

— Eh bien ! J’accepte, dit-il enfin. Dimanche, je te donnerai la parole.

L’annonce de cette extraordinaire nouvelle fait sensation dans l’île tout entière. Partout, jusque dans les hameaux les plus reculés, il n’est question que de la prédication sur le puits par le vieux chef. Nul n’ignore la chose, si bien que, au jour indiqué, une foule immense, bigarrée, parée comme pour une fête se rassemble et s’installe longtemps avant l’heure dans la clairière, près de la station.

Paton n’en croit pas ses yeux. Jamais il n’avait eu l’occasion et la joie de parler à tant de gens disposés à écouter un sermon. Pratiquement, toute la population est là, devant lui. Le silence obtenu avec peine, Missi fait d’abord monter vers Dieu une courte prière puis, avec des mots aimables, présente l’orateur, son ami qui l’a suivi dans tous ses travaux et désire maintenant s’adresser à chacun.

Le vieillard se lève tout tremblant, intimidé, ne parvenant pas à cacher son émotion. Il toussote, cherche ses mots et, brusquement comme s’il se jetait à l’eau, s’écrie :

— Amis d’Aniwa, écoutez mes paroles. Vous le savez, Missi nous a dit beaucoup de choses étranges qui nous paraissaient folles et mensongères. Lorsqu’il creusait son puits, nous disions, en secouant les épaules : « Sa tête est dérangée ». Mais Missi priait. Il priait son Dieu qui l’a exaucé. J’en suis témoin. La pluie est venue des profondeurs de la terre. Nous nous sommes moqués de lui et, cependant, il a trouvé de l’eau, une eau merveilleuse, comme nous n’en avions jamais goûté.

A partir d’aujourd’hui, je crois Missi. Son message est vrai et ce qu’il dit de Dieu ne doit pas être mis en doute. Un jour, nos yeux Le verront comme nous voyons maintenant la pluie qui vient de la terre.

Le monde est sens dessus-dessous depuis que la Parole de Dieu est venue dans l’île. Merveilleuse est l’œuvre de l’Éternel ! Aucun dieu, vous m’entendez, aucun dieu d’Aniwa n’a exaucé comme Lui ; aucun de ceux que nous avons adoré dans la crainte ne nous a donné la pluie de la terre.

Vous tous, mon peuple bien-aimé, sachez que désormais j’adorerai le Dieu qui a fait jaillir la pluie d’en bas.

Le prédicateur s’arrête un instant comme pour observer ses auditeurs. Son discours a porté, la foule est bouleversée, les yeux sont mouillés de larmes. Alors, il reprend avec force, le doigt pointé vers ceux qui l’écoutent :

— Que tout homme qui pense comme moi se hâte d’aller dans sa maison pour en chercher les idoles. Toutes. Nous les brûlerons publiquement. Elles sont un mensonge, une injure au vrai Dieu. Pas de faiblesse. Nous sommes déterminés à suivre le Seigneur venu souffrir et mourir sur la terre pour nous emmener au ciel. Je suis pour l’Éternel, pour l’Éternel et pour son Fils Jésus-Christ.

Ce vibrant appel a remué profondément les cœurs. La preuve, c’est que durant la semaine suivante, les idoles sont apportées et entassées près de la station puis livrées aux flammes au milieu des cris et des chants : « L’Éternel est le vrai Dieu ! Nous l’adorerons et le servirons lui seul. L’Éternel est Dieu à toujours ! »

En quelques jours, l’étrange prédication du chef a renversé le paganisme à Aniwa. Paton en est émerveillé, car ce qu’il voit dépasse tout ce qu’il pouvait imaginer. Il assiste en spectateur à la conversion de gens jusque-là fermés et hostiles à l’Évangile. Cette œuvre merveilleuse, qu’il contemple avec reconnaissance et adoration, est tout entière opérée par Dieu. « J’ai vu, dira-t-il plus tard à ses amis, le salut de l’Éternel. »

Et c’est en foule que les natifs viennent écouter l’histoire de Jésus-Christ, sa mort sur la croix, sa résurrection le troisième jour, son ascension, sa venue prochaine. Le Saint-Esprit ouvrant les yeux et les cœurs, les résultats ne se font pas attendre. Ici et là, dans les maisons, le culte de famille est institué et l’on rend grâces avant chaque repas. Des prières, parfois bizarres et mêlées de superstition, montent vers Dieu. Toute activité cesse le dimanche et l’on se rend ce jour-là au culte de la Mission, vêtu d’habits de fête et le visage épanoui.

De son côté, Paton ne chôme pas. Il évangélise méthodiquement l’île tout entière tandis que des catéchistes indigènes, venus en renfort d’Aneityum, se rendent dans les hameaux, entrant dans chaque maison pour expliquer la Bible et enseigner les premiers éléments de la doctrine chrétienne aux nouveaux convertis.

Tous les soirs, roulements de tambour dans le village. On se rassemble pour la prière sur la place et l’on chante jusque tard dans la nuit les louanges du Tout-Puissant. Des églises, édifiées un peu partout, se remplissent dès les premiers services. Paton est dans la joie. Dieu le comble. Bientôt, il pourra dire comme Siméon : « Maintenant, Tu laisses ton serviteur aller en paix, car mes yeux ont vu ton salut. »

Comme il fallait s’y attendre, les difficultés et les reculs jettent un peu d’ombre et de tristesse sur cette immense joie. Satan ne désarme pas. Il anime Youvilé, un jeune homme de la contrée, pour ruiner, si c’était possible, l’œuvre du Seigneur. Furieux de constater le succès de l’Évangile autour de lui, même parmi les siens, furieux aussi de voir ses propres amis le lâcher et le désavouer, ce garçon ne cesse de proférer des menaces contre Paton lui-même.

Un soir, fou de rage, il se jette sur la palissade qui entoure la station et en détruit une bonne partie pour prouver à Missi qu’il ne le craint pas et lui déclare ouvertement la guerre. Or, et c’est providentiel, le vieux chef arrive sur ces entrefaites. Missi lui explique le méfait de Youvilé, qui a disparu, et demande :

— Pourquoi laissez-vous faire ce mauvais garçon ? Si vous ne le punissez pas selon la justice, je quitterai l’île dès l’arrivée du prochain bateau.

— Quelle est donc la punition qu’il faut lui infliger ? Devons-nous le tuer ?

— Certainement pas. C’est le châtiment réservé aux meurtriers.

— Devons-nous brûler sa case, détruire ses plantations ?

— Non, ce serait démesuré, estime Missi.

— Le lier et le battre ?

— Pas du tout !

— L’attacher à un canot et le pousser en pleine mer ?

— Bien sûr que non !

— Mais alors, que devons-nous faire ?

— Exiger tout simplement qu’il répare la clôture de sa propre main, tout seul. Et puis, qu’il promette publiquement de ne plus recommencer.

Ravis de cette réponse, les natifs se mettent aussitôt à la recherche du coupable. Les choses ne traînent pas. Le lendemain, on l’amène devant l’assemblée. Le vieux chef le réprimande vertement et prononce la sentence, avec gravité. Intimidé et confus, Youvilé ne cache pas sa surprise en apprenant la nature du châtiment qui lui est infligé. Il s’attendait à tout autre chose. Alors, trop heureux de s’en tirer à si bon compte, il s’écrie devant tous :

— J’accepte. Ces paroles sont justes. Demain je réparerai.

Et c’est sous les regards curieux et amusés de tous que le jeune homme doit reconstruire la palissade. Une sévère mais salutaire humiliation pour lui, si fier d’ordinaire.

Cependant, le missionnaire n’oublie pas Youvilé, toujours hostile à Jésus-Christ. Chaque fois qu’il le croise sur le chemin, il ne manque pas d’aller vers lui pour qu’il sente son affection et sache qu’il est pardonné. Pour lui rappeler aussi que Dieu l’aime malgré sa révolte et ses fautes.

— Mais pourquoi me dis-tu chaque fois, Missi, que Jésus est mort pour moi ?

— Te souviens-tu du petit Youli, le fils de ton voisin ?

— Oui ! Eh bien ?

— Il avait alors quatre ou cinq ans. et jouait seul dans la forêt. Sa maman qui le cherchait avec inquiétude vit, trouant le feuillage, un lion prêt à bondir sur son enfant. Il était perdu, perdu, perdu ! Personne ne pouvait lui porter secours.

T’en souviens-tu ?

— Si je m’en souviens ! Déjà on le croyait mort et sa maman hurlait en s’arrachant les cheveux. Or, soudain, une antilope sortit d’un fourré et passa entre l’enfant et le lion. Celui-ci s’élança… sur l’animal pour le dévorer.

— Tandis que le petit Youli s’enfuyait vers le village.

— Oh ! Missi, l’antilope a sauvé Youli. Je comprends maintenant. Je crois. Jésus a été frappé à mort pour que j’échappe au jugement de Dieu. Pour que je vive.

— Alors Youvilé ! Que vas-tu faire de Jésus ? Le garçon est touché. Peut-il résister à un si grand amour, fuir un si grand Sauveur ? Et poursuivre seul sa route, sans Lui ?

Les deux hommes se sont agenouillés sur le sentier désert. Et là, près de Missi qui pleure de joie, Youvilé s’abandonne au Sauveur qui pardonne.

Les mois passent.

Une terrible famine sévit sur l’île tout entière. La détresse est dans tous les villages et dans tous les foyers. Un soir, passant devant une case, Paton entend un père de famille disant merci à Dieu pour la nourriture qu’il accorde aux siens. Le missionnaire s’approche, regarde et voit dans le plat… quoi donc ? Une poignée de feuilles de figuier, cuites à l’eau.

— Le contentement du cœur, quel plat merveilleux ! murmura-t-il en les quittant.

Une semaine plus tard, les orphelins qu’il a recueillis viennent lui dire :

— Missi, nous avons une faim horrible !

Hélas ! Paton n’a rien à leur donner et il a faim, lui aussi. Mais le Dieu du « pain quotidien » a entendu les prières de ses enfants. Le soir même, le bateau de la mission apporte des provisions. On décharge un baril de biscuits que John s’empresse de distribuer à ses petits affamés. Surprise ! Pas un seul d’entre eux ne fait le geste d’y goûter. Intrigué, Paton interroge :

— Quoi, vous mourez de faim et vous ne mangez pas ? Êtes-vous déçus ? Attendez-vous que je vous en donne un autre ?

— Oh non, Missi ! répond le plus âgé. Nous voulons d’abord remercier Dieu qui nous a envoyé cette bonne nourriture…

Le missionnaire ne peut retenir ses larmes :

— O Dieu, dit-il avec émotion, tu me donnes de voir de grandes choses, si merveilleuses ! Ta main puissante, invisible, nous a protégés dans les heures terribles ; maintenant, ta main nous comble et nous bénit. Gloire à Toi, Seigneur ! Tu fais tout à merveille !

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