La valise introuvable

UN LONG VOYAGE

Vos billets… !

Un petit homme sec, sévère sous sa casquette flambant neuve qui le grandit, vient d’apparaître à la porte du compartiment. C’est le contrôleur. D’un seul regard il a tout vu.

Sa voix impérative fait l’effet d’une bombe au milieu des voyageurs assoupis. Chacun, à cette apostrophe inattendue, sursaute, puis s’affaire et s’inquiète. On ouvre des sacs, on fouille nerveusement des poches, on inspecte à plusieurs reprises les portefeuilles. Seul, la tête penchée en avant, un gros monsieur qui occupe le coin, près de la fenêtre, continue tranquillement son sommeil. Il semble contempler ses mains jointes qui se soulèvent lentement à chaque inspiration. Son visage paisible, détendu, bon enfant, contraste singulièrement avec la mine défaite de sa compagne qui s’affole tout près de lui.

— Arthur, Arthur ! Tu as les tickets dit-elle en secouant son mari.

Arthur ouvre de grands yeux égarés, ahuris. Il ne sait où il est, ni ce qu’on lui veut. Cependant le visage réprobateur de sa femme le ramène brutalement à la réalité. Alors, il comprend… Il se lève brusquement, réfléchit un instant en regardant les filets, prend sa veste qu’il tourne et retourne, puis, visiblement inquiet, fouille les poches de ses pantalons.

Pendant ce temps, le contrôleur poinçonne les billets qu’on lui présente, en disant chaque fois un « merci » à peine articulé. C’est maintenant le tour du gros monsieur.

— Allons, dépêchons-nous, dit l’employé, les yeux braqués sur Arthur.

Naturellement, ce « dépêchons-nous » manque son but. Le monsieur s’affole et sa femme éclate :

— Ah ! mon Arthur, dit-elle en secouant la tête d’indignation, tu es bien toujours le même. Pourquoi mettre des billets n’importe où ? Je n’ai jamais pu t’apprendre l’ordre…

Le contrôleur qui les observe, tapote la vitre. C’est sa façon de maîtriser son impatience qui va finir, sans éclat, dans ce geste nerveux. Il faut dire qu’il est habitué à de tels incidents.

— Arthur, regarde donc dans la petite poche de ton gilet. Je parie qu’ils sont là, poursuit-elle de plus en plus exaspérée.

Dans la petite poche du gilet, pas de billets, pas plus que sur le Mont Blanc. Un silence, chargé d’impatience ou d’inquiétude règne dans le compartiment. Tous les yeux — des yeux amusés — sont dirigés vers le gros monsieur qui inspecte fébrilement ses vêtements. Son épouse suit tous ses gestes en branlant la tête.

— Les voilà ! Je les tiens, s’écrie Arthur triomphant. Sa femme pousse un grand soupir de soulagement puis ferme les yeux. Elle se voyait déjà en train de régler une deuxième fois le prix de son voyage, et cela à cause d’un incorrigible mari. Son visage révélait clairement tout à l’heure qu’elle n’était pas prête à lui pardonner le moindre versement supplémentaire. C’est qu’on ne voyage pas gratis, dans ce bas monde !

— Et toi, petite, continue le contrôleur.

La fillette ainsi interpellée tend son bout de carton avec l’assurance d’un habitué des trains. L’employé s’en empare, l’examine, puis fait la moue en secouant les épaules :

— Tu vas à Mulhouse, petite ?

— Oui, Monsieur !

— Toute seule ?

— Oui, Monsieur !

— Quelqu’un t’attend là-bas ?… Tu es bien jeunette.

— Oui, Monsieur !

— Enfin, je souhaite que tu arrives sans encombres.

— Certainement, Monsieur. Mon train est direct jusqu’à Strasbourg et je sais que j’arriverai demain matin à sept heures trente. Je descends à Mulhouse, c’est simple !

— Hum ! Simple ! J’espère pour toi que tout ira bien, mais c’est pas sûr.

Sans dire un mot de plus, il disparaît dans le couloir.

Il fait lourd. Le soleil de juillet surchauffe l’atmosphère. On dirait que la campagne va prendre feu. Les vitres sont largement ouvertes et l’air tiède qui s’engouffre dans le compartiment fait danser les étiquettes aux poignées des valises.

Le train vient de quitter Avignon et roule à toute vapeur en direction de Valence. Le paysage changeant file en silence. A gauche, on voit, arides et calcinées, les montagnes de l’Ardèche, se reflétant dans les eaux bleutées du Rhône. A droite alternent les petits jardins, les prés à l’herbe desséchée, les villages aux maisons basses coiffées de tuiles noircies. A quelque cent mètres, la route est signalée par deux rangées de platanes saupoudrés de poussière grisâtre.

Bien vite, l’assoupissement gagne les voyageurs. Nul n’a envie de parler. Seule dans son coin, face au gros monsieur de nouveau plongé dans un profond sommeil, Maryse — c’est le nom de la fillette — regarde la campagne en mouvement, heureuse et fière de voyager. Sa frimousse ronde sous une chevelure épaisse est illuminée ; ses yeux brillent de bonheur. Elle a laissé les siens à Marseille et se rend sans escorte chez l’oncle Fritz qui habite Soultz, en Alsace. L’oncle Fritz doit venir la prendre à Mulhouse, avec sa voiture, et il est convenu qu’il sera sur le quai pour l’accueillir.

— Craindre ! Pourquoi ? pense-t-elle en évoquant la moue du contrôleur. Certes, le voyage est long, mais pas du tout compliqué : il suffit de ne pas quitter le wagon, voilà tout ! Bien sûr, il faudra passer toute une nuit dans le compartiment, mais qu’importe. Ce n’est pas le bout du monde ! Etre seule, sans contrôle, c’est merveilleux ! Maryse sent confusément qu’elle est véritablement « quelqu’un » !

Lasse d’être assise, l’enfant se lève, enjambe avec précaution les voyageurs qui somnolent, puis circule dans le couloir presque vide. Il n’y a que deux hommes qui devisent à voix basse en fumant leur cigarette.

Maryse colle le nez à la vitre et admire la campagne remplie de soleil. Par instant, des lambeaux de fumée s’éparpillent dans le ciel bleu. Derrière elle, le compartiment est occupé par une famille qui a ouvert ses paniers. Entouré de quatre gosses affamés qui ne le lâchent pas du regard, le père, petit homme à moustaches, aux yeux vifs, coupe avec précaution une énorme miche de pain.

— C’est l’heure de goûter !

Elle se précipite à sa place, franchit une fois de plus les jambes entrecroisées des voyageurs, non sans difficultés du reste, et tire une tartine de son sac.

— Tu as bon appétit, petite, remarque avec un sourire amusé monsieur Arthur qui vient d’ouvrir les yeux.

— T’as bien de la chance d’en avoir, continue sa femme qui sort de sa torpeur. On est assez malheureux lorsqu’il faut suivre un régime, se priver de tout ce qui est bon. Va, garde-le ton appétit !

On devine que les friandises de la fillette font envie à la dame. Elle passerait volontiers par-dessus son régime. Un jeune soldat réveillé par ces exclamations, sent « monter la faim », lui aussi. Il sort de sa musette un quignon de pain.

— Nous y serons bientôt, dit Arthur.

— Tu crois, répond sa femme.

— Oui ! Nous avons brûlé Livron. Encore quelques minutes.

En effet, peu après le wagon est secoué dans un grincement de ferraille ; les voies se multiplient, des maisons noircies par le charbon, apparaissent. Le train ralentit son allure ; voici Valence. Deux personnes, dans le compartiment, se lèvent, saisissent leurs bagages et les rangent dans le couloir. Sur le quai, une foule nombreuse s’agite bruyamment ; les visages sont tendus et mécontents.

— J’espère que tout ce monde ne va pas monter dans mon train. Quelle cohue !

Le train stoppe lentement. Les voyageurs quittent le compartiment en lançant des « au revoir messieurs-dames » à peine distincts.

Maryse ne bronche pas, occupée par la foule qui circule sans arrêt.

— Les gens ont l’air bien excités ! Quel bruit ! Comme c’est curieux !

Des gendarmes, nombreux, vont et viennent très affairés.

Derrière sa vitre, Maryse se sent tranquille.

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