Apologie du Christianisme

1.3 Les droits du cœur

Il y a un demi-siècle, alors que régnait l’optimisme hégélien avec sa logique impitoyable et sa superbe indifférence à l’égard des maux de l’humanité, ce titre : Les droits du cœur, eût provoqué la raillerie. On n’admettait pas que le cœur eût voix au chapitre dans la discussion des systèmes : on n’avait de culte que pour l’Idée pure, évoluant sur elle-même. Aujourd’hui, Dieu merci, on est bien revenu de ces hauteurs glacées ; on se montre moins exclusif ; la réalité palpable et palpitante a plus de prestige que les froides spéculations. On avoue que « le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas, » ou, pour parler avec Guyau, que « le remède à toutes les souffrances du cerveau moderne est dans l’élargissement du cœurk. » On ne conteste plus que le sentiment a son mot à dire, et qu’il serait faux et dangereux de n’en tenir aucun compte dans la recherche de la vérité.

kPages choisies, p. 489, Paris, Perrin et Cie.

On peut sans doute, avec la meilleure foi du monde, abuser de ce genre d’argumentation, parce que « l’on croit facilement ce qu’on espère ; » l’imagination est proche voisine du sentiment, et il est malaisé de dire si l’on est plus souvent trompé par la « folle du logis » ou égaré par son propre cœur. Des esprits généreux n’ont-ils pas affirmé que l’homme est bon par nature ? Ils y ont mis beaucoup de complaisance et sont tombés dans de graves illusions. Il faut maintenir le principe : « La vérité avant tout ! » dût-elle nous être antipathique et froisser nos vœux les plus légitimes. A lui seul, le sentiment n’est pas un critère décisif : il faut qu’il soit d’accord avec la raison et la conscience, et surtout avec les faits.

Mais, dans l’enquête que nous instruisons à cette heure, il ne s’agit pas de la vérité en soi, hors de nous, de formuler des dogmes ; mais simplement de déterminer les réels besoins de l’âme humaine. Or, dans une question pareille, nul n’oserait en disconvenir, le cœur est une source importante d’informations. A une condition, toutefois : c’est que nous ne restions pas à la surface. Nos pensers subjectifs ne sont pas la mesure du vrai ; les aspirations du cœur peuvent être factices, conventionnelles, excitées par l’influence d’un milieu anormal, d’une civilisation artificielle ou morbide. Ne prenons pas nos préjugés et nos passions pour les interprètes des besoins moraux de l’humanité entière : nous risquerions d’être démentis par elle.

Aussi, n’est-ce pas les sentiments particuliers d’un individu ou d’une coterie, d’une époque ou d’une race, que nous appelons ici en témoignage. Ce ne sont pas les sentiments, au pluriel, mais le sentiment, le cœur, cette faculté inhérente à notre nature, cet organe si essentiel de notre vie psychique, que le langage populaire qualifie d’êtres dénaturés les hommes chez lesquels il semble faire défaut. Etre « humain, » c’est avoir du cœur ; manquer de cœur, c’est être « inhumain, » c’est renier son caractère d’homme, phénomène monstrueux dont nous n’avons pas à tenir compte.

Le langage a raison. Le cœur, plus encore que l’intelligence, c’est nous-mêmes ; c’est le siège intime de notre personnalité, le foyer central de notre être, le sanctuaire où nous nous réfugions quand nous voulons être bien seuls, bien en face de nous-mêmes. L’intelligence est notre lumière, la volonté notre puissance et notre instrument ; l’une nous éclaire, l’autre nous permet d’agir au dehors ; mais « c’est du cœur que procèdent les sources de la vie. » C’est lui qui, saisissant les idées et les principes établis par la raison, les anime et les vivifie, les transforme en mobiles déterminant la volonté, en principes d’action. Tout doit passer par le cœur pour être à nous, pour être marqué de notre empreinte. Les idées sont à tout le monde ; c’est de la monnaie courante qui se transmet de main en main ; elles sont impersonnelles jusqu’au moment où elles entrent, pour ainsi parler, dans notre sang, dans la circulation de notre vie propre. Voilà pourquoi les idées qui ne sont pas à tout le monde, les idées vraiment nouvelles, originales, les « grandes pensées viennent du cœur. »

Ainsi, le cœur a des droits qu’il importe de faire valoir. Nous avons vu les « postulats de la conscience ; » quelles sont les exigences du cœur ? Que réclame-t-il à son tour ? Il réclame deux choses, que les hommes poursuivent avec passion jusqu’à leur dernier souffle, deux choses qui n’en font qu’une et que la terre à elle seule est inapte à leur offrir : le bonheur et la vie.

*

On raconte que le sphinx antique proposait aux passants de mystérieuses énigmes et faisait périr ceux qui ne savaient les résoudre. La situation n’a guère changé. Les pauvres mortels sont toujours en face de ce difficile problème que pose devant eux le sphinx de leur destinée : « Qu’est-ce que le bonheur ? » La plupart consument leur existence à chercher le mot de l’énigme et meurent sans l’avoir trouvé. Et pourtant, à voir comme leurs traits s’illuminent lorsqu’ils entendent ce nom magique ; à voir la place immense que le bonheur occupe dans leurs rêves et dans leurs discours, qui se douterait qu’ils ne s’en font pas une idée précise, et que ce mot si doux à leurs lèvres ne présente pas même à leur pensée un contenu positif ? Varron prétend que ce problème est susceptible de deux cent quatre-vingt-huit solutions différentes. Chacun imagine le bonheur à sa manière, et, si l’on en juge par l’expérience universelle, il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas, que de désigner clairement ce qu’il est. Indiquerons-nous les sentiers battus où les hommes le cherchent en vain ?

C’est une vérité banale d’affirmer que le bonheur n’est pas dans le plaisir, bien que la jeunesse ait coutume d’identifier les deux choses. Certes, le plaisir n’est pas mauvais en soi : en tant que « récréation, » moyen de restaurer les forces du corps et de l’esprit, il peut même devenir un devoir. Mais il n’est jamais qu’une distraction, et ce rôle, qui en fait ressortir l’utilité et la nécessité relative, en révèle aussi l’insuffisance et les dangers. En se prolongeant au delà de certaines bornes, la distraction dégénère en dissipation et devient une porte dérobée par laquelle on s’efforce d’échapper au monde réel pour s’envoler dans un monde enchanté et illusoire. Ceux qui font du plaisir leur but, vivent dans le pays des songes, et, par conséquent, ne vivent pas, car on doit leur appliquer le mot si vrai de la sagesse populaire : « Songe, mensonge ! » Ils auront beau dire avec un personnage des Châteaux en Espagne :

Eh bien, chacun du moins fut heureux en rêvant.
Et dès que nous croyons être heureux, nous le sommes !…

l’heure de l’étourdissement est bientôt passée, le rêve prend fin, et l’âme, en se réveillant, se retrouve plus vide, plus lasse que jamais. C’est faute de bonheur qu’on s’adonne au plaisir.

« Ne me donne ni pauvreté, ni richesse ; nourris-moi du pain de mon ordinaire, » disait dans sa requête le sage de l’Ecriture. Il est rare aujourd’hui qu’on tienne un pareil langage. Dans notre siècle utilitaire, l’opinion courante est qu’il faut être riche pour être heureux. Que d’hommes, surtout à l’âge mûr, dont la préoccupation dominante est d’acquérir une grande fortune ! L’argent n’est-il pas le « nerf de la guerre… » et de la paix, la condition du bien-être, le moyen de se créer une position indépendante ? Assurément ; mais ce qui est plus vrai encore, c’est que la soif des richesses augmente à mesure qu’on cherche à l’assouvir. Plus on a, plus on veut avoir. Le précieux métal duquel vous attendiez votre liberté, fait de vous ses esclaves, il vous enveloppe de chaînes qui, pour être dorées, n’en sont pas moins tyranniques ; vous ne gagnez plus pour vivre, mais vous vivez pour gagner, vous amassez pour le plaisir d’amasser, vous aimez l’argent pour l’argent, et ce qui n’était d’abord qu’un moyen, s’est transformé en but suprême. Vous vous flattiez d’atteindre le bonheur, et vous n’avez fait que contracter cette avilissante maladie : la« fièvre de l’or, » qui a parfois des symptômes si voisins de la démence.

Le bonheur se trouve-t-il peut-être sur le chemin de la renommée ? Dans certains milieux cultivés, on ne voit rien au-dessus d’elle ; on se vante même de la poursuivre avec ardeur. « L’amour de l’argent, dit-on, est indigne de l’homme, et les plaisirs du monde sont trop passagers pour qu’on puisse y attacher le bonheur. Mais la gloire, voilà un bien qui subsiste après la mort, une jouissance pure de tout matérialisme, une richesse acquise à bon droit : la gloire, voilà le bonheur ! » — Eh bien non ! Considérer l’ambitieux comme un modèle serait le comble de la naïveté. Loin d’être une passion plus morale que les autres ou plus distinguée, l’amour de la gloire est peut-être la plus égoïste au fond. L’homme cupide ne fait guère de mal qu’à lui-même ; l’esclave des plaisirs est volontiers généreux et partage son prétendu bonheur avec ses amis. L’ambitieux, au contraire, non content de prendre pour maxime : « Chacun pour soi ! » s’écrie avec le cardinal Manning, dont c’était la devise (on le sait par ses lettres) : Aut Cæsar, aut nihil ! — en bon français : « Tout pour moi, rien pour les autres ! » — Les grandeurs qui l’entourent portent ombrage à la sienne ; il faut qu’il les surmonte, il faut qu’il les détrône. La route où il s’avance tête haute est semée de ruines et à la fois de largesses calculées, quand elle n’est pas jonchée de cadavres : il veut être seul sur le piédestal. La gloire, en effet, on l’oublie aisément, repose sur un principe d’exclusion et de triage ; le nombre de ses élus est infiniment restreint, en sorte que, si elle faisait le bonheur, la presque totalité des hommes serait condamnée à ne le goûter jamais. Or, par une juste compensation, il se trouve que poursuivre la gloire, c’est le plus souvent fuir le bonheur. Le mot bien connu de Mme de Staël : « La gloire pour une femme n’est jamais que le deuil éclatant du bonheur, » ne peut-il aussi s’appliquer à l’homme ? L’ambitieux, plus encore que l’avare, est dévoré par une soif inextinguible qui ne lui laisse aucun repos. Que de déboires, que de froissements, d’amour-propre pour payer un instant de triomphe ! Le succès tour à tour lui donne le vertige et allume en lui de nouvelles ardeurs ; mécontent de lui-même et des autres, il reprend sa course échevelée et succombe presque toujours avant d’avoir atteint le but. L’existence de milliers d’hommes dont la jeunesse était pleine d’avenir n’est-elle pas résumée dans ce refrain funèbre : « L’ambition l’a perdu ? » Fussent-ils de grands génies, les privilégiés auxquels la gloire est destinée n’obtiennent souvent «  l’immortalité » qu’après leur mort, ô ironie ! Quant aux autres, ils ont eu le tourment sans avoir le bénéfice. La postérité oublie ceux-ci et honore ceux-là : où est la différence, après tout ?

A quelques pieds sous terre un silence profond,
   Et tant de bruit à la surface !

Ainsi parle un poète qui a eu la rare fortune de vivre assez longtemps pour mourir rassasié de gloirel.

l – Victor Hugo, Vanité des grandeurs.

Et les affections de famille ? Certes, si le bonheur est quelque part sur la terre, c’est dans les saintes joies du foyer domestique. Néanmoins, que d’ombres au tableau ! Les inquiétudes, les séparations, les maladies, les déchirements, les deuils, quel triste et long cortège pour accompagner la meilleure de nos félicités ! Demain, dans un mois, dans une année, bientôt en tout cas, tels de ces êtres chéris dont la vie est confondue avec la vôtre disparaîtront pour jamais à vos regards. En vain vous les attendrez à l’heure où se rassemble la famille, en vain vous les chercherez à leur place accoutumée ; vous vous surprendrez parfois la bouche ouverte pour leur adresser la parole ; mais ils ne seront plus là pour vous écouter avec sympathie, plus là pour sourire à vos caresses. Qui dira alors que de regrets, que de larmes vous épancherez à la pensée des anciens jours ! La douleur est proportionnée à la puissance des affections. Aimer c’est vivre ; mais aimer, c’est souffrir.

Aussi, le père de la morale du plaisir, Epicure, a-t-il prêché la modération dans la jouissance ; il redoutait les grandes émotions et les fortes attaches, et mettait le souverain bien dans la tranquillité d’âme, dans l’ataraxie ou placidité, bonheur assez négatif puisque ce philosophe disait qu’il n’y aurait pas de mal à ne plus vivre. Sur ce point spécial du bonheur, la morale épicurienne n’était donc pas si éloignée de sa rivale austère, la morale stoïcienne. Le grand souci de la première est d’éviter la douleur ; la seconde se raidit contre elle : n’osant la nier, elle la brave, et, pour la défier d’être un mal, elle revêt le cœur humain d’une cuirasse dure et froide comme l’acier.

Mais, encore une fois, un être insensible n’est pas un homme, c’est un monstre. Cette morale hautaine qui consiste à « prendre les choses philosophiquement » est une profanation de notre vraie nature, parce qu’elle foule aux pieds les droits du cœur. D’ailleurs, elle a beau faire ; elle ne peut empêcher que l’homme ne soit un être vulnérable, capable de jouir et de souffrir, aussi longtemps du moins qu’il vit en ce monde.

Or, à ce point de vue élémentaire de la sensibilité, il se trouve que dans l’économie présente les peines sont innombrables, la douleur universelle. La douleur ! que de choses dans ce seul mot ! Ah ! si elle ne dépassait jamais les bornes d’un appétit facile à satisfaire, de la faim qui vous aiguillonne en présence d’un bon repas, de la soif qui vous altère au bord d’une source d’eau fraîche, ou de la fatigue inséparable d’une joyeuse course de montagne, en un mot de l’effort naturel accompagnant et rehaussant le plaisir de vivre, le problème ne se poserait pas. Une peine modérée et passagère qui n’a d’autre but que de permettre le renouvellement continu des organes, d’autre effet que de prêter plus de saveur au bien-être, n’a rien d’irritant pour la sensibilité et ne mérite pas le nom de souffrance : elle est un bien, car elle n’est qu’une des formes du jeu normal de la vie. Ce n’est donc pas à elle que nous voulons faire allusion.

Pour simplifier la question, laissons de côté, en outre, les souffrances que chaque individu s’attire par ses propres fautes, par ses excès ou par ses vices, et dont il connaît mieux que personne la vraie explication. Ne parlons que des peines dont nous ne sommes pas directement responsables, de celles qu’entraîne fatalement l’étroite solidarité qui nous lie les uns aux autres et tous ensemble au monde matériel : qui dira leur nombre et leur acuité ? S’il y a un cœur qui bat dans nos poitrines, restera-t-il indifférent à ce spectacle ? Peut-il aisément en prendre son parti ? Se représenter la somme de souffrances physiques et morales endurées sur notre globe en cet instant même est déjà intolérable pour la pensée, et si, par un miracle de télépathie, il nous était donné d’en être les témoins en un clin d’œil, ce seul regard nous tuerait. Il semble que, du berceau à la tombe, l’homme soit destiné à subir des maux de tout genre ; chaque âge de la vie a les siens, comme chaque saison de l’année.

On a souvent exagéré, j’en conviens, le côté sombre du tableau. Les pessimistes, qui voient tout en noir, ont trop oublié les joies réelles, les bienfaits, les réconforts, les éléments de bonheur qui font contrepoids aux afflictions dans beaucoup de carrières. Toujours est-il que les poètes et la plupart des philosophes qui ont parlé sur ce thème ont déclaré que les maux l’emportent sur les biens en ce monde : nous venons de voir Epicure lui-même prononcer cet aveu. Est-ce un faux calcul ? Ou plutôt est-ce une question à résoudre par un calcul d’arithmétique, en additionnant dans deux colonnes parallèles les plaisirs et les douleurs, et en faisant la soustraction ? Ne suffit-il pas d’une légère blessure pour gêner tous les mouvements ? Dix peines sont-elles compensées par dix plaisirs ? Ne serait-il pas plus exact de dire qu’une seule peine gâte dix plaisirs et qu’il suffit d’un malheur pour empoisonner toute une vie ? Que certains hommes soient plus favorisés que d’autres, qu’il y ait des existences prospères en somme, paisibles et heureuses, c’est possible, tant mieux pour elles ! Mais n’est-ce pas l’exception, après tout ? Le grand Bismarck, âgé de quatre-vingts ans, disait à un ami qui le félicitait de sa longue et belle carrière : « Si je comptais les quelques minutes de bonheur réel dont j’ai joui, cela ne ferait guère plus de vingt-quatre heures en tout. »

Il est dans chaque pays des milliers de nos semblables pour qui la vie est une âpre lutte quotidienne, un combat de tous les instants. L’histoire du genre humain, à la prendre en bloc, est une lamentable tragédie. Il s’élève d’âge en âge de la terre au ciel un lugubre concert de sanglots et de gémissements, et, avec ces clameurs de détresse, une question pleine d’angoisse qui revêt quelquefois, hélas ! la forme du blasphème : « Pourquoi ?… pourquoi tant de larmes, tant d’infortunes ici-bas ? » N’est-ce pas le cri unanime de notre race que le poète exprime dans ces vers :

Pourquoi donc, ô Maître suprême !
As-tu créé le mal si grand
Que la raison, la vertu même
S’épouvantent en le voyant ?m

mEspoir en Dieu, par Alfred de Musset.

Le cœur a besoin d’une réponse. Il se tourne instinctivement vers le ciel, attendant la clef de l’énigme. Il ne croit pas au fatalisme ; il ne sait voir qu’un crime de lèse-humanité et une injure à l’Auteur du monde, dans l’optimisme sans entrailles qui dit : « Tout est bien, car ce qui est doit être. » Il lui est impossible d’admettre que la souffrance est dans l’ordre. A cet égard, le cœur est aussi inflexible que la raison et la conscience le sont dans leurs domaines. La conscience ne peut, sans s’avilir, effacer la distinction du bien et du mal, excuser la transgression du devoir : pour elle, le péché est un désordre qui ne doit pas être, et le remords qu’elle inflige au coupable accuse une dislocation intérieure, une contradiction. De même, la raison ne peut, sans se démentir, admettre la conclusion d’un syllogisme absurde ; consentir, je ne dis pas à une antinomie ou à un mystère, mais à une contradiction logique, serait de sa part une abdication, une déraison.

Eh bien, le cœur aussi est forcé par sa nature même d’affirmer que la douleur est un contre-sens, parce qu’elle implique contradiction. Vous aurez beau lui expliquer scientifiquement quelles sont les causes efficientes ou finales du mal physique, lui dire que les orages dévastateurs purifient l’atmosphère, que les infirmités de la vieillesse sont la conséquence inévitable de l’usure des organes, et ainsi de suite ; il ne se contente pas de solutions pareilles ; ce n’est pas le comment qui lui importe, mais le pourquoi : pourquoi le monde est-il ainsi fait que la douleur y doive nécessairement jouer un rôle, et souvent le rôle principal ?… Toute souffrance n’est-elle pas l’indice d’une loi violée qui demande réparation ? Et dans tous les domaines, la contradiction chronique est-elle autre chose que l’anarchie ?

Mais il y a plus. Nous n’avons parlé que de la sensibilité en général, que nous avons en commun avec les autres êtres animés. Ce qui rend le problème plus pressant encore et plus grave, c’est que l’homme est un être moral, conscient, spirituel. Doué d’une capacité indéfinie d’affection, sa sympathie s’étend et doit s’étendre à tous les êtres sensibles ; les souffrances de la nature entière trouvent de l’écho dans son cœur ; il en est le porteur et l’organe, c’est lui qui en a conscience, lui qui recueille et interprète le soupir universel des créatures, en particulier de celles qui sont « os de ses os et chair de sa chair. » La contradiction entre son sort actuel et sa destination véritable, entre la réalité et l’idéal, éclate surtout dans le fait que son devoir, en même temps que son privilège, est d’aimer, de se donner, de se dévouer, et que plus il remplit ce devoir sacré, plus il a à souffrir.

L’amour et le bonheur sont frères par essence, et devraient toujours être unis ; car il est dans la nature de l’amour de chercher le bonheur de son objet. Aussi l’homme aspire-t-il invinciblement au bonheur, et il ne le peut trouver que dans le bonheur d’autrui. Parmi les éléments de félicité que lui offre la terre, nous l’avons dit, il n’en est pas de plus précieux que les relations de famille, et ces liens constituent une dépendance mutuelle, un assujettissement physique et moral que le cœur aimant préfère néanmoins mille fois à la liberté. Plus il aime, plus il apprend à aimer. Quand il possède les objets de son affection et qu’il les voit heureux, il est heureux lui-même, il est dilaté par la joie : il se sent dans son élément.

Mais, que faire, quand cette joie est brusquement interrompue, quand la maladie et le deuil ont accompli leur œuvre, rompant les plus doux liens, et causant des désespoirs d’autant plus amers que le cœur s’était donné plus entièrement ? Que va devenir l’affligé, si tout est fini par là ? Et quelle issue lui reste-t-il ? Le suicide peut-être ? Mais alors, la plupart des vies s’achèveraient dans le crime ou la démence, par un acte auquel on ne se résout pas délibérément à moins d’être athée. Quoi donc ? L’oubli du passé ? Impossible ! Le malheureux s’y complaît, s’y abîme, au contraire, cédant à une obsession plus forte que lui…

Non vraiment, pour l’homme de cœur, il n’est qu’une seule alternative : ou se réfugier dans la foi qui peut tout, ou bien attendre que le grand niveleur qui estompe les ruines et cicatrise les plaies, le « tempus edax rerum, » lui ait appris la morne résignation d’une âme en qui le ressort de la vie est brisé. Un jour, nous dit la science, le soleil perdra sa chaleur et sa lumière, et toute vie organique sera éteinte sur notre planète, devenue un bloc désert roulant dans les ténèbres… Le dernier mot de notre histoire morale sera-t-il aussi la pétrification universelle ?

*

Fait pour le bonheur et condamné à souffrir, l’homme a besoin de consolation et d’espérance ; de consolation pour le présent, d’espérance pour l’avenir. Et qu’est-ce qu’une douleur consolée ? Est-ce une douleur aussitôt supprimée ? une douleur expliquée ? Non, c’est une douleur qui « s’épanche dans le sein d’un amour plus grand qu’elle-même. » Notre cœur ne demande pas que tous les mystères soient levés ; il n’exige pas une réponse théorique aux pourquoi de chaque souffrance ; ce qu’il lui faut, c’est une religion qui lui inspire une telle confiance qu’il puisse accepter, même sans comprendre, les dispensations les plus sévères. A ses affections brisées il faut une affection plus haute, qui lui garantisse une triomphante réparation : il lui faut la certitude du revoir éternel, de l’immortalité bienheureuse.

Autrement, sa faculté d’aimer serait atteinte dans ses sources mêmes. Il faudrait avouer que les égoïstes satisfaits sont les gens les plus dignes d’envie, que le désintéressement est une mystification, le dévouement une sottise, et que la loi morale en a menti. En effet, ceux qui se moquent d’elle et ne vivent que pour eux-mêmes ont bien moins à souffrir. Il y aurait donc tout profit à la fouler aux pieds ; il faudrait s’endurcir, fermer son âme à toute sympathie et l’ouvrir à toutes les lâchetés, se rendre méprisable à ses propres yeux pour n’être pas dupe de ce décevant mirage qu’on nomme le bien ou l’idéal. Renan l’a dit avec beaucoup de vérité : « S’il n’y a pas d’avenir, ce monde est un affreux guet-apens ! »

Et ce même auteur, traçant le portrait de celle qui fut son bon génie, de sa sœur aînée morte trente ans avant lui, n’a-t-il pas écrit ces lignes émues, où vibre un sentiment si vrai :

« O cœur ! où veilla sans cesse une si douce flamme d’amour, cerveau, siège d’une pensée si pure, yeux charmants où la bonté rayonnait, longue et délicate main que j’ai pressée tant de fois, je frissonne d’horreur quand je songe que vous êtes en poussière !… Pour moi, je n’ai jamais douté de l’ordre moral ; mais je vois maintenant avec évidence que toute la logique du système de l’univers serait renversée si de telles vies n’étaient que duperie et illusion. »

Bref, quand elle n’est pas circonvenue par les doutes et les raisonnements ou plutôt les sophismes d’une prétendue science qui empiète sur un domaine où elle n’a que faire, l’âme humaine ne peut s’empêcher de jeter l’ancre de sa foi par delà le tombeau et de se rattacher à la vie future. Il lui est plus malaisé de croire à la mort qu’à la vie. Ceux-là mêmes qui professent le culte du néant sont hantés par de troublantes visions d’outre-tombe, preuve en soit le pessimiste poète des Apparitions, M. Maurice Rollinat, cet évocateur de monstres et fantômes à donner le frisson, et dont « l’une des peurs, selon la remarque d’un critique, est que le néant auquel il dit croire n’existe pas. » Son âme témoigne contre lui.

C’est que la mort est un non-sens quand il s’agit d’un être moral et libre, doué d’une perfectibilité indéfinie. Se sentir diminuer par une lente inanition, démembré pièce à pièce, se sentir échapper à soi-même après avoir joui de la pleine conscience de soi, de l’entière disposition de ses facultés et de ses organes, « retomber dans l’enfance » et plus bas encore, tout cela n’est guère l’indice d’un ordre de choses rationnel et primordial, mais plutôt d’un monde déséquilibré. Je n’oublie pas le beau vers de Corneille :

Et, monté sur le faîte, on aspire à descendre…

Mais, à parler sans euphémisme, on y « aspire » généralement malgré soi, à peu près (qu’on nous pardonne l’irrévérence) :

Comme un bœuf qu’on engraisse aspire à l’abattoir !

Eh bien, de cette nature marâtre qui nous « élève » pour se gorger de notre sang et ne nous rassasie, vil bétail que nous sommes, que pour mieux se repaître de notre chair, nous en appelons à la nature divinement ordonnée, qui ne tolère ni hiatus ni trous béants dans ses merveilleuses trames, parce qu’elle a pour mot d’ordre la continuité. Natura non facit saltus, la nature ne fait pas de sauts. Et pourtant la mort, cette rupture violente et absurde dans le développement de notre personnalité, dans la marche progressive vers l’idéal, cette désagrégation finale de l’organisme humain, la mort est un fait, mais un fait brutal contre lequel protestent toutes les puissances de notre être. C’est ici surtout qu’il convient de parler des « droits du cœur ; » il ne peut consentir à la destruction intégrale de ceux qu’il a aimés, et c’est là son titre de noblesse : il réclame impérieusement une autre vie, où il essaie déjà de se les représenter en attendant de les rejoindre.

Nous avons cité Renan ; veut-on un autre exemple ? Le romancier Pierre Loti a laissé tomber de sa plume un aveu aussi touchant que significatif. Lui, le sceptique, le désabusé, il a su conserver intacte au milieu de l’effondrement de toutes ses croyances au moins une chose, un trésor, sa tendre vénération pour sa mère. Et il confesse, dans une page pleine d’abandon, que du moins en ce qui concerne cette personne chérie il est obligé de croire à l’immortalité : il ne peut absolument pas se faire à l’idée qu’il ne la reverra plus, et il est poussé par une sorte de contrainte intérieure à admettre qu’elle vit encore, sous une forme quelconque, dans une autre existence. Il vaut la peine de transcrire cette page, tirée du Roman d’un enfant :

« Et je voudrais saluer cette figure bénie avec des mots à part, si c’était possible, avec des mots faits pour elle et comme il n’en existe pas, des mots qui à eux seuls feraient couler les larmes bienfaisantes, auraient je ne sais quelle douceur de consolation et de pardon, puis renfermeraient aussi l’espérance obstinée, toujours et malgré tout, d’une réunion céleste sans fin… Car, puisque je touche à ce mystère et à cette inconséquence de mon esprit, je vais dire ici en passant que ma mère est la seule au monde de qui je n’aie pas le sentiment que la mort me séparera pour jamais. Avec d’autres créatures humaines que j’ai adorées de tout mon cœur, de toute mon âme, j’ai essayé ardemment d’imaginer un après quelconque, un lendemain quelque part ailleurs, je ne sais quoi d’immatériel ne devant pas finir, — mais non, rien, je n’ai pas pu, — et toujours j’ai eu horriblement conscience du néant des néants, de la poussière des poussières.

Tandis que pour ma mère j’ai presque gardé intactes mes croyances d’autrefois… La pensée que le visage de ma mère pourrait un jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu’il ne serait qu’une combinaison d’éléments susceptibles de se désagréger et de se perdre sans retour dans l’abîme universel, cette pensée non seulement me fait saigner le cœur, mais aussi me révolte comme inadmissible et monstrueuse. Oh ! non, j’ai le sentiment qu’il y a dans ce visage quelque chose d’à part, que la mort ne touchera pas. Et mon amour pour ma mère, qui a été le seul stable des amours de ma vie, est d’ailleurs si affranchi de tout lien matériel qu’il me donne presque confiance à lui seul en une indestructible chose qui serait l’âme, et il me rend même par instants une sorte de dernier et inexplicable espoir… »

Inexplicable ? Pas autant peut-être que l’écrivain ne suppose. Quand il s’agit de sa mère, il laisse parler son âme dans sa pureté, dans sa naïveté première, dans sa fraîcheur virginale, pour ainsi dire. Dans les autres questions, il n’est plus lui-même à un égal degré ; il est le produit artificiel d’une époque de décadence ; son incrédulité est un corset de force dont il enveloppe son âme au risque de l’étouffer ; mais elle n’est pas morte encore, et du fond de son cachot elle continue à chanter la vie et l’espérance : le rayon qu’elle a gardé et qui, fidèlement suivi, la conduirait à la source de toute lumière, c’est la piété filiale. Un amour vrai, profond, désintéressé, idéal comme celui-là, affirme nécessairement le caractère impérissable, l’éternelle valeur de son objet. Si les hommes s’aimaient entre eux de cet amour pur et saint, aussi respectueux que tendre, ils comprendraient que « l’amour véritable est plus fort que la mort » et qu’ils sont tous appelés à une glorieuse survivance en vertu de la dignité humaine.

Seulement, qu’est-ce que la dignité humaine en l’absence d’un idéal obligatoire ? Elle repose sur la routine d’un préjugé social, sur le néant d’une convention. Il n’y a que sénilité pour qui ne sait plus grandir,

Grandir, mais du côté du ciel !

La croyance à un avenir réparateur n’a en nous d’autre garantie que la certitude de l’ordre moral, certitude inséparable de la foi au Dieu vivant, Auteur du monde en même temps que Législateur suprême. Ou Dieu existe, et alors les postulats de la conscience priment les droits du cœur et il faut donner gloire à Dieu avant de songer à l’apothéose des créatures, ou le Dieu vivant n’est pas, et dès lors il n’y a plus entre les âmes aucun lien indissoluble : la pourriture est le dernier mot de tout.

En effet, si l’univers a pu se passer de Dieu dès les temps éternels, à plus forte raison peut-il se passer de nous dans les siècles à venir. Que lui font nos deuils et nos larmes ? Quel intérêt a-t-il à notre durée ? Il se rit de notre sentimentalité ou plutôt il l’ignore. Après nous avoir broyés dans son mortel engrenage, il poursuivra sans nous son évolution impassible et éternelle.

O harmonie du monde divinement vengée ! Le malheur et le châtiment de l’incrédule est qu’il est contraint de refouler l’essor de ses plus saintes affections, de mutiler ce qu’il vénère le plus en lui-même, de renier le meilleur de soi. L’irreligion est un suicide anticipé. L’égoïsme de l’homme lui interdit de croire à la vie future et le condamne à inscrire au fronton du cimetière la sinistre parole que Dante avait lue sur la porte de son Enfer :

Vous qui passez ce seuil, laissez toute espérance !

Ainsi les droits du cœur nous ramènent aux postulats de la conscience, qui, à leur tour, présupposent le sentiment religieux. Les trois instincts fondamentaux de notre nature spirituelle sont unis par la plus intime solidarité et se rejoignent dans une aspiration invincible au souverain bien, personnifié dans l’Etre parfait. Il n’est donc pas possible de les concevoir séparés au terme de leur épanouissement. Vouloir restreindre son idéal à tel d’entre eux, à l’exclusion des autres, est une prétention aussi arbitraire qu’illusoire. Tenant tous trois aux racines mêmes de notre vie morale, ils seront satisfaits tous ensemble ou tous ensemble sacrifiés.

En conséquence, une religion ne peut se légitimer comme vraie et affirmer sa céleste origine que dans la mesure où elle se montre capable de répondre à toutes les exigences de l’âme humaine, à son besoin urgent de communion avec Dieu, de pardon et d’affranchissement, de paix et de salut, de consolation et d’espérance, à son ardente soif de félicité et de vie éternelle.

Nous allons voir jusqu’à quel point les religions historiques ont su réaliser l’attente du genre humain sous le triple rapport du sentiment religieux, de la conscience morale et des droits du cœur.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant