Apologie du Christianisme

2.2.2 La doctrine de Zoroastre, ou le dualisme idéaliste

Passer du culte phénicien à la religion de l’Avesta, c’est changer d’atmosphère. L’âme étouffait dans les miasmes méphitiques, elle respire maintenant ; elle s’élève à l’air pur et à la lumière. Au lieu d’un matérialisme éhonté, elle se retrouve en plein courant spiritualiste ; au lieu de la fange nauséabonde, un souffle d’idéal ! On a devant soi le spectacle réconfortant d’un peuple viril et honnête, aux nobles aspirations. Dans l’opinion de certains savants, la doctrine de Zoroastre serait même supérieure à la Bible sous le rapport de la morale :

Quel contraste, s’écrie un auteur, entre les turpitudes des héros de la Bible et la chasteté des mazdéens ! Le respect de la femme est commandé (dans l’Avesta) sous les peines les plus sévères ; le célibat est vivement condamné, la vie de famille est prônée A chaque instant. Et ce n’est pas seulement en cela que les préceptes du mazdéisme l’emportent sur ceux du christianisme ; il prêche la vie active, la culture de la terre, le travail constant, sain pour les bras, sain pour le cœur, sain pour l’esprit. Pour les Juifs et les chrétiens, le labeur est un châtiment : pour les mazdéens, c’est une vertu.… A coup sûr cette morale était viciée dans son fondement même, parce fait qu’elle reposait sur une révélation, sur la croyance à des puissances surnaturelles, sur l’amour d’un dieu bon et la crainte d’un dieu méchant ; mais si nous jugeons la morale des mazdéens dans son ensemble, et si nous la comparons à la morale judaïque, à la morale des Eglises chrétiennes, nous devons reconnaître qu’elle leur est infiniment supérieurea.

aEtudes de linguistique, et d’ethnographie, par A. Hovelacque et Julien Vinson, p. 313. Paris, Reinwald, 1878.

On peut se demander si cet auteur a jamais lu la Bible. Son appréciation dénote une incroyable ignorance des vrais principes juifs et chrétiens. Que d’erreurs dans cette page soi-disant scientifique, par exemple sur la question du travail ! Rappellerons-nous que la haute influence du célèbre rabbin Hillel, un des plus purs représentants du judaïsme avant notre ère, ne l’empêchait pas d’être scieur de bois, et que l’apôtre saint Paul fabriquait des tentes pour n’être à charge à personne ?

Le seul point qui nous occupe ici, c’est le problème du mal. On a dit que la notion biblique du péché provenait de source persane. Comparons à cet égard les deux doctrines. Il existe de nombreux rapports entre la Bible et I’Avesta dans les traditions relatives à l’origine des choses : création en six époques, paradis (ce mot lui-même est persan), irruption du mal sur la terre, chute de l’homme et ses conséquences. Selon Zoroastre, les hommes avaient été créés purs et heureux. « Le ciel leur était destiné, à condition qu’ils seraient humbles de cœur, purs dans leurs pensées, purs dans leurs paroles, purs dans leurs actions. » Mais bientôt « le mensonge courut sur leurs pensées, » et Ahriman, le génie du mal, plein d’envie et de haine, qui travaille sans cesse à corrompre l’œuvre divine, s’approchant avec ruse de Meschia et de Meschiané (le premier homme et la première femme), réussit à les séduire en leur offrant des fruits qu’ils mangèrent, et « leurs âmes seront dans l’enfer jusqu’au renouvellement des corps. »

De là, entre les deux principes rivaux, une lutte acharnée qui se poursuit d’âge en âge, une guerre à mort dont la terre est le théâtre et qui donne à la vie humaine un caractère poignant et dramatique. L’opposition se retrouve partout ; nul être, nul objet, nulle action n’est indifférente ; tout ce qui existe prend une valeur religieuse et se rattache au conflit permanent de la lumière et des ténèbres. Voilà, certes, un point de vue bien rapproché des données bibliques. Mais, qu’est-ce que cela prouve ? Que l’une des traditions procède de l’autre ? Non, pas nécessairement, puisque la même tradition se retrouve à Babylone et ailleurs, plus ou moins viciée par la superstition populaire. Ecoutons M. Philippe Bercer, le savant orientaliste :

« Sont-ce les Juifs qui ont emprunté ces idées à la Perse, ou bien est-ce l’Avesta qui s’est inspiré de la Bible ? En général, on n’hésitait pas à répondre que l’emprunt venait du côté des Juifs. Que de fois n’avons-nous pas entendu citer la ressemblance de la création biblique avec celle de l’Avesta comme une preuve de la date récente de la composition de la Genèse ! C’était le grand cheval de bataille de M. d’Eichthal. Or, voici M. Darmesteter qui vient déclarer, après une étude approfondie, que c’est l’Avesta qui a copié la Bible. Je suis porté à croire que M. Darmesteter a raison, d’une façon générale, sans pourtant qu’il soit possible de l’affirmer pour tous les points. Il y a tout un fond d’idées cosmogoniques sur lequel a vécu l’ancien Orient, et qui a fait l’objet d’échanges multiples, dans lesquels il est parfois très difficile de dire de quel côté vient l’emprunt, ni même s’il y a eu emprunt directb.

bLe Zend-Avesta, par M. Ph. Berger, de l’Institut de France : Revue des Deux-Mondes du 15 septembre 1893.

Nous doutons, pour notre part, qu’il y ait eu « emprunt direct. » Les rapports d’Israël avec la Chaldée sont beaucoup plus anciens qu’avec les Perses. Si donc la Bible et l’Avesta ont une analogie particulièrement frappante, cela ne tient pas à un contact extérieur, mais à leur tendance spiritua-liste : c’est que la famille d’Abraham et le peuple de Zoroastre ont conservé le vrai sens de la tradition originelle plus fidèlement que les autres nations. Plus respectueux du divin, plus attachés à la foi de leurs pères, plus croyants, ils se sont fait scrupule de rien changer à ce dépôt sacré, bien qu’il soit humiliant pour l’homme et condamne ses passions. Au reste, à un examen plus attentif, on constate entre les deux versions de la chute une différence fondamentale.

Il est deux façons de raconter l’histoire. Il y a celle de l’enfant, qui ne voit les faits que par le dehors, et qui, incapable de les relier entre eux parce que les causes internes lui échappent, les fractionne et par là même les altère, en méconnaît la véritable portée et supplée aux lacunes par un merveilleux de fantaisie : c’est ainsi que naissent les légendes. Puis, il y a la méthode du sage, qui va au fond des choses, discerne les mobiles à travers le tissu complexe des apparences, et nous présente une narration renfermant en elle-même son explication et son apologie. Le récit authentique et original sera donc celui qui, sous la forme la plus sobre et la plus simple, nous fournira tous les éléments de ce qu’on appelle la philosophie de l’histoire.

Or, c’est précisément le trait distinctif de la Genèse, et ce qui fait défaut à la version persane. Celle-ci dit bien que l’homme créé pur est séduit par le démon, qui lui donne à manger des fruits ; mais elle ne parle pas de fruits défendus, ce qui était l’essentiel ; il n’y est pas question d’une épreuve obligeant l’homme à prendre conscience de lui-même et à faire usage de sa liberté ; on n’y trouve pas trace d’une loi éducatrice que Dieu lui aurait imposée par amour, pour l’élever de l’état d’innocence instinctive à l’état de sainteté réfléchie. C’est à peine si l’homme y est responsable de sa chute ; il semble que la cause du mal gît moins dans une détermination funeste de sa volonté que dans la nature intrinsèque ou magique des fruits qui lui sont offerts ; de même que « le sacrifice de Haoma, » sorte de gui sacré, est doué de vertus mystiques et donne l’immortalité. En d’autres termes, l’homme est beaucoup plus malheureux que coupable, plus à plaindre qu’à blâmer, tandis que d’après la Genèse il s’attire tous ses revers par sa propre faute.

Cette différence morale des deux religions ne doit point nous étonner : elle procède en droite ligne de la différence de leurs données métaphysiques. Il est vrai que « le mot de sainteté, qui revient à chaque pas dans le Yasna, résume toutes les aspirations de la piété mazdéenne » (Ph. Berger) ; mais cette notion n’a pas la même valeur éthique que dans l’Ancien Testament : elle est plutôt négative et se confond avec la pureté. N’oublions pas que, pour Zoroastre, loin d’être une simple créature, Satan est égal à Dieu en puissance et en éternité, du moins quant au passé, et que la pauvre créature humaine, jetée par hasard entre ces deux implacables ennemis, n’est que l’enjeu presque passif du combat, auquel elle assiste anxieuse et haletante. Dans la Bible, l’accent est sur la liberté morale ; l’homme tient son sort entre ses mains ; rien ne l’oblige à céder à l’adversaire ; s’il désobéit, c’est le sachant et le voulant, et c’est dans son for intérieur qu’a lieu la crise décisive, que se déroule le vrai drame de la chute.

Tout autre est le point de vue du mazdéisme. Si Ormazd a ses créatures, Ahriman aussi a les siennes : le dualisme embrasse tout, traverse tout ; l’univers entier est le produit d’un mélange, d’un amalgame des deux principes, en sorte que le bien consistera, non à se convertir par un acte intime à la fois religieux et moral, mais à éviter le contact des choses souillées et à séparer les deux essences hostiles, comme le feu dégage l’or pur des scories. Le feu n’est-il pas pour les mazdéens ce qu’il y a de plus divin sur la terre ?

En Israël, la sainteté ; chez les Perses, la pureté : deux notions assurément fort belles l’une et l’autre, mais qui accusent deux systèmes de morale foncièrement dissemblables, celui du monothéisme biblique, dans lequel, toute créature étant bonne en soi, le mal n’existe que par un abus de liberté, et celui du dualisme, pour qui le mal est inhérent aux choses. De là, chez les mazdéens, une tendance marquée au formalisme et à la propre justice : tendance, hélas ! si naturelle à l’homme que le « pharisaïsme » est une plaie dans toutes les religions ; mais, si on le rencontre chez les Juifs et même chez les chrétiens, il est de leur part une inconséquence et une infidélité, tandis que pour les disciples de l’Avesta il découle logiquement de leur doctrine, qui les pousse à dire : «  Ce n’est pas nous qui sommes mauvais, mais le monde en tant que soumis aux démons. » Malgré sa beauté incontestable, la morale de Zoroastre est superficielle ; elle n’atteint pas les profondeurs de la conscience.

Cependant, hâtons-nous de le dire à la louange du système, cette guerre impitoyable qui scinde l’univers en deux aura un terme : le bien remportera un jour la victoire. La piété des mazdéens vaut donc mieux que leur logique. Sans souci de contredire ses prémisses, qui font du mal un principe absolu, l’Avesta cherche la solution du dualisme par un acte de foi sur le terrain pratique de l’histoire : « trois mille ans après Zoroastre, » surgira un libérateur dont la naissance sera miraculeuse, un « Sauveur » (Sôsiosch, grec Sôter), qui affranchira les hommes de tout péché et anéantira la puissance du mal.

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