Apologie du Christianisme

4.1.2 Le principe en regard des faits

Nous n’avons encore élucidé que la question de principe. Il nous reste à montrer qu’en dépit de certaines apparences nos conclusions subsistent même en regard des faits.

Sur ce nouveau terrain, une grave objection se présente d’elle-même à l’esprit. Que penser de l’état réel des choses ? L’expérience générale, nous dira-t-on, jure avec votre thèse ; le parallèle que vous établissez entre les sens physiques et le sens moral ne serait fondé que si nous pouvions connaître le « royaume des cieux » comme nous connaissons l’univers : est-ce le cas ? Où sont les hommes qui mettent en doute la réalité du monde extérieur ? Il n’y en a jamais eu, à part quelques philosophes « tournés en dedans, » dont l’idéalisme n’a été pris au sérieux par personne, ni peut-être par eux-mêmes. Ce qui prouve, en revanche, que les croyances religieuses sont purement subjectives, c’est qu’à toutes les époques nombre de penseurs les ont rejetées et que, pour la plupart des systèmes philosophiques, positivisme, panthéisme, matérialisme, il n’existe d’autre ciel que le firmament, et Dieu n’est qu’une « hypothèse inutile. » Comment ces négations seraient-elles possibles si nous possédions dans ce domaine un moyen quelconque de savoir, une source positive de connaissance ?

Cette objection repose sur un malentendu. Nous avons dit que la conscience est au monde spirituel ce que les organes physiques sont au monde matériel ; mais cette comparaison très légitime ne doit pas aller jusqu’à l’assimilation : ce serait oublier que le royaume de Dieu et la création visible diffèrent totalement d’essence, ainsi que par les lois qui les régissent. Observons de plus près la conscience morale, elle nous fournira elle-même la solution de la difficulté.

D’abord, que nous dit-elle sur l’objet à connaître ? Ce monde supérieur, dont elle nous donne la sensation immédiate quand nous rentrons en nous-mêmes, qu’est-il ? Est-ce un autre cosmos, une combinaison harmonieuse et infiniment variée de choses transcendantes ? Est-ce un espace immense rempli des éléments les plus divers, comme ces régions lointaines que les voyageurs explorent en touristes ou en géographes ? Peut-être ! Nous le saurons un jour ; mais, présentement, la conscience ne nous révèle rien de semblable : sa mission est ailleurs. Ce qu’elle nous fait pressentir par delà les phénomènes, nous l’avons déjà défini : ce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un ; ce n’est pas un nouveau monde, c’est Dieu. Or, quand il s’agit des personnes, l’expression « connaître » ne signifie pas qu’on ait recueilli sur leur compte des renseignements théoriques, mais qu’on a fait leur connaissance, qu’on est « lié » avec elles. D’où il suit que le mode de connaître, en religion, n’a rien de commun avec l’investigation scientifique.

Que penserait-on d’un étranger qui s’introduirait chez un monarque en disant : « Je désire l’étudier sous toutes ses faces ; je veux savoir exactement quelle est sa figure, sa taille, son genre de vie !… » Ne serait-il pas éconduit avec dédain ? Et, d’autre part, s’il s’agit d’un roi magnanime, n’est-il pas à présumer qu’un pauvre malheureux qui se jetterait à ses pieds en implorant son secours ne serait pas renvoyé à vide ? Vous ne connaissez pas Dieu ? Avez-vous cherché à le connaître ? L’avez-vous prié ? Et comment ? Dans quel esprit ?

S’approcher de lui en amateur ou en curieux, comme pour lui demander un « interview, » c’est se tromper d’adresse : il n’accorde pas audience aux reporters.

Je n’ignore pas que bien des peuples ont invoqué la divinité sans parvenir à la connaître. Saint Paul trouvait les Athéniens « excessivement dévots, » et cependant ils avaient dressé un autel « au dieu inconnu, » preuve évidente que le vrai Dieu leur était encore étranger, comme l’apôtre le leur fait observer dans son admirable discours de l’Aréopage (Actes 12.). D’où vient -cette anomalie ? Ici encore, impartialement consultée, la conscience nous fournit une réponse péremptoire. Elle parle de conditions à remplir pour être présentable devant Dieu et nous les montre nettement fixées dans la loi morale. Pour que le sentiment religieux atteigne son objet, il faut avant tout que la conscience soit satisfaite. Or, elle nous condamne comme des transgresseurs de la loi, elle est troublée par nos remords, souillée par notre état de déchéance. Comment sa vue n’en serait-elle pas obscurcie et altérée ? Nous avons peur de Dieu et fuyons sa présence parce que nous sommes blessés par son regard. Notre « œil spirituel » est malade ; on le dirait atteint d’une cataracte plus ou moins avancée qui le couvre d’un voile opaque, ou affecté d’une irritation nerveuse qui lui rend insupportable la lumière :

« L’œil est la lumière du corps, a dit Jésus-Christ. Si ton œil est sain, tout ton corps sera éclairé ; mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Prends garde que la lumière qui est en toi ne soit que ténèbres ! »

Ce n’est donc pas la faute du Soleil des esprits, ni de notre organisation psychique, mais de nos cœurs charnels, si nous sommes privés du jour. La cause de notre impuissance est en nous, bien plus que hors de nous. Il nous faudrait un médecin pour nous replacer dans les conditions normales de la vision, un médecin des âmes qui pût nous guérir, nous délivrer de notre infirmité en la détruisant dans son principe, le péché. C’est d’ailleurs, et nous n’y revenons pas, ce que nous avons établi dans notre première partie, en parlant des « postulats de la conscience. »

Mais, supposé que nous fussions tels que nous devions être, tels que nous pouvions être sans la chute, l’anomalie qu’on signale ne se produirait pas ; il n’y aurait plus d’écarts entre la théorie et les faits. Supposez un homme pur et sans tache, qui n’ait jamais eu d’autre pensée que d’accomplir son devoir, dont la vie entière soit un parfait modèle de justice, d’oubli de soi, de piété et de dévouement, un homme qui ait pleinement réalisé la loi morale : sa conscience sera d’une absolue limpidité, rien ne troublera sa vue spirituelle et il aura l’intuition de Dieu aussi sûrement que nous connaissons nos amis intimes. Que dis-je ? bien plus sûrement ! Il y a toujours un certain aléa, quelque chance d’erreur dans nos inférences les plus motivées concernant nos semblables, les meilleurs étant faillibles ; tandis que, dans la communion de Celui qui ne peut mentir, les espérances acquises le sont sans retour.

Supposez qu’il existe, cet homme dont l’âme transparente réfléchira le ciel comme un miroir : n’aurons-nous pas le droit de le croire sur parole, de suppléer à notre ignorance par ses révélations et de nous fier au témoignage qu’il ne manquera pas de rendre à la vérité, aux mystères du royaume des cieux, au caractère, aux intentions, aux actes de ce Dieu qu’il appellera son Père et avec lequel il ne sera qu’un cœur et qu’une âme ? Et s’il déclare être venu au monde précisément pour nous sauver, pour nous rendre le Dieu que nous avons perdu, et qu’il l’atteste par sa vie entière aussi bien que par sa mort, sera-ce une déraison de se mettre à l’école d’un tel Maître, sous l’autorité de son enseignement et de son exemple, afin d’apprendre de lui à devenir tel qu’il est ? Ceux dont la conscience est encore en éveil n’auront pas l’ombre d’un doute : la déraison serait d’agir autrement.

Est-ce qu’un tel homme existe ? On ne peut le savoir à priori ; c’est à l’histoire de le dire. Mais, dût-on l’attendre des siècles, la voix intérieure nous fait un devoir de compter sur son apparition ; car si, malgré sa déchéance, l’humanité se perpétue d’âge en âge, si le monde est encore debout, si le principe de l’obligation, survivant à tous les désastres, persiste à affirmer que l’homme doit être saint, c’est que l’homme saint… doit être ! Il faut qu’il se trouve, il faut qu’il soit ! La suprématie du monde moral exige que celui-ci ait le dernier mot. La permanence de l’ordre naturel au sein du désordre n’a pas d’autre raison d’être, l’histoire n’a pas d’autre objectif que la production de cet homme idéal qui serait le fiat lux de nos destinées. La preuve qu’il a effectivement paru sur la terre en la personne de Jésus de Nazareth ressortit à notre troisième partie, et nous ne voulons pas anticiper sur le côté historique d’une question que nous n’abordons ici qu’au point de vue du problème de la connaissance.

Pour l’heure, admettons hypothétiquement que cette vivante incarnation du bien, ce Fils de Dieu, a existé : la doctrine religieuse émanant d’une telle source ne sera-t-elle pas une véritable connaissance, aussi « positive » et aussi sûre que celles qu’on peut acquérir dans tout autre domaine ?

Le seul moyen d’en disconvenir, ce me semble, est de poser en principe qu’une connaissance indirecte, invérifiable, est une connaissance d’emprunt qui ne mérite pas le nom de savoir. Mais cette objection, plus spécieuse que solide, a une portée beaucoup plus générale que ne le soupçonnent peut-être ses défenseurs. Devons-nous la combattre avec les armes de l’idéalisme ? Rappellerons-nous qu’à proprement parler nous ne savons que ce qui se passe en nous-mêmes ? que nous n’avons l’intuition du monde extérieur que par les images produites dans notre cerveau ? que les phénomènes, tels que nous les percevons immédiatement, sont des modifications de notre moi ? que, par conséquent, nos connaissances les plus ordinaires, les plus incontestées, participent de ce caractère subjectif et invérifiable ? et que toute science débute par un acte de foi implicite, de foi à l’harmonie du monde, à l’accord des lois de la pensée et des lois de la nature ?… Non, le triomphe serait trop facile et en même temps trop coûteux, car le remède serait pire que le mal ; ce serait combattre le dogmatisme des uns par le scepticisme des autres et remplacer la négation par le doute universel. Laissons donc à l’objection sa forme authentique, et maintenons avec elle que la connaissance est directe quand le sujet perçoit l’objet sans autre intermédiaire que les sens, et indirecte quand il doit s’en rapporter à des tiers. Or, dans ce dernier cas, affirme-t-elle, on ne peut jamais savoir.

L’objection ainsi entendue est-elle légitime ? Si elle l’était, je l’avoue, le christianisme serait ébranlé de fond en comble. N’est-il pas indissolublement lié à certains faits qui se sont passés voici bientôt deux mille ans ? Il y a donc, entre nous et lui, tout un ensemble de données historiques, offrant sans doute, comme nous le verrons plus tard, de sérieuses garanties, mais qui ne sont parvenues à notre connaissance que par une série d’intermédiaires. Et notons qu’il ne pouvait en être autrement de la religion du salut, en raison même de ses qualités morales. Il était dans la nature des choses qu’elle se déployât d’abord objectivement sur le théâtre de l’histoire, puisqu’il s’agissait de ramener la créature de son égarement, de lui dévoiler sa situation et de lui en inspirer l’horreur, de réveiller en elle le sentiment du péché et la soif du divin, de la décider, enfin, à se réconcilier librement avec son Créateur. Cette œuvre de restauration exigeait des ménagements, des accommodations provisoires, une lente éducation, de longs préliminaires, soit une révélation progressive ayant ses phases diverses et son point culminant dans la personne du Rédempteur. Tout cela suppose un développement historique, des acteurs, des événements, des dates.

Or, nous ne sommes au bénéfice de ce drame antique et sacré que si nous compulsons les documents qui le rapportent et si nous leur accordons créance. Il est évident que, sans les écrivains du Nouveau Testament, nous n’aurions aucune idée de la vie de Jésus et de son œuvre salutaire ; de sorte qu’à l’origine de notre foi chrétienne se trouvent les affirmations d’autrui, c’est-à-dire la foi d’autorité.

Suit-il de là que nos croyances reposent sur une base problématique et ne puissent en aucun cas être appelées un « savoir ? ». Il suffit de pousser l’objection jusqu’au bout pour la réduire à l’absurde. Prise à la lettre, elle signifie qu’on n’a jamais le droit d’affirmer des faits dont on n’a pas été le témoin oculaire et qu’il n’est permis de dire je sais, qu’en parlant de choses qu’on a pu « vérifier » directement. C’est méconnaître les lois réelles de la vie, c’est nier le principe de solidarité, c’est oublier les conditions de la science elle-même : triple défaut qu’il ne sera pas inutile de mettre en relief.

Nous reprochons d’abord à l’objection de vouloir, en quelque sorte, étrangler la vie dans le nœud coulant d’un système étroit qui est tout à fait selon l’esprit du positivisme. Condamner la foi d’autorité par un jugement sommaire, cela est aisé et d’un bel effet en théorie ; mais c’est se griser de vaines abstractions, car comment se passer d’elle dans la pratique ? Autant vaudrait blâmer un enfant de n’être pas un homme ! La foi d’autorité, ou, pour employer une locution plus exacte et moins équivoque, la foi au témoignage, est le moyen terme obligé entre l’absence de foi et la foi véritable :

Pour savoir quelque chose, il faut l’avoir appris.

Et « apprendre, » c’est appréhender ou saisir ce que d’autres vous enseignent. En religion, c’est écouter la Parole de Dieu, accepter le message du salut. Mais ces réalités divines qu’on lui propose, le fidèle ne se borne pas à les loger dans sa mémoire comme un bagage de notions qu’il s’agirait uniquement de « savoir ; » il les reçoit dans son cœur, en alimente sa vie chrétienne, éprouve leur efficacité, les vérifie par sa propre expérience. La connaissance religieuse n’est pas un but, elle n’est qu’un moyen ; mais le trésor en augmente à mesure qu’on la met à profit. La vie engendre la lumière, la foi au témoignage se transforme en conviction personnelle et le croyant peut dire comme les habitants de Sichar à la Samaritaine : « Ce n’est plus à cause de ta parole que nous croyons ; car nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est véritablement le Sauveur du monde. » (Jean 4.42)

Quand Jean-Jacques Rousseau, frappé du nombre des intermédiaires qui nous ont transmis l’Evangile, s’écriait pathétiquement : « Que d’hommes entre Dieu et moi ! » il se laissait, selon sa coutume, tromper par les apparences. Loin de nous séparer des eaux vives, la Bible est un aqueduc grandiose qui les met directement à notre portée. Grâce aux témoins du Christ, notre conscience redevient ce qu’elle était en principe, ce qu’elle n’était plus de fait, un organe qui perçoit le Saint des saints.

En second lieu, l’objection ne tient pas compte du grand fait de la solidarité. Nous ne sommes pas des unités isolées, des « monades » capables de se suffire à elles-mêmes. Le genre humain forme un corps, et, comme dit un apôtre, « nous sommes membres les uns des autres. » L’individu, livré à ses propres forces, n’est pas viable ; il a sans cesse besoin du concours de ses frères et de l’héritage de ses devanciers. Nous recueillons dans tous les domaines le fruit des labeurs de nos ancêtres. Un pour tous, tous pour un ! Ce n’est pas la nature seulement qui nous fait une nécessité de pratiquer cette belle devise ; la loi morale nous en impose l’obligation en nous commandant la justice et la charité, et l’Evangile nous dépeint l’idéal comme la parfaite réalisation de ce même principe. Solidaires dans la vie et dans la souffrance, dans le péché et dans la mort, nous le sommes également dans l’œuvre de réparation et dans l’espérance de la gloire à venir.

Si la religion est avant tout une relation de l’âme avec Dieu, elle doit être aussi par là même, et l’histoire prouve qu’elle est réellement, le plus puissant lien qui unisse les hommes, un lien plus fort que ceux de la chair et du sang : « Qui sont ma mère et mes frères ? disait le prophète de Nazareth. Ce sont ceux qui font la volonté de mon Père qui est aux cieux. » Le royaume de Dieu, dans son essence intime et sa perfection idéale, est-il autre chose que le fusionnement de toutes les volontés créées sous la direction de la volonté incréée, « Dieu tout en tous ? » Il n’est donc pas étrange que les hommes soient sauvés par l’intermédiaire des hommes et qu’aujourd’hui encore le dévouement de tous et chacun soit la condition du relèvement de notre race. La grande affaire n’est pas de savoir, mais de vivre, c’est-à-dire d’aimer et d’agir. Voilà pourquoi, entre ces deux méthodes contraires : communication immédiate et uniforme de la vérité aux individus comme tels, ou révélation historique et progressive devenant le patrimoine collectif de toutes les générations, la seconde seule était conforme aux desseins de la Providence.

Enfin, notre troisième critique est presque un argument ad hominem. S’il n’est de connaissances dignes de ce nom que celles dont on peut fournir la preuve matérielle ou mathématique, si le « savoir » se compose exclusivement des vérités qu’on a découvertes soi-même ou que l’expérience personnelle a confirmées, je demande où sont les « savants ? » J’ai beau chercher dans le monde entier, je ne vois partout que des élèves qui prennent leur bien où ils le trouvent, ou des spécialistes fort experts dans leur branche, mais qui, pour tout le reste, — ils sont les premiers à le confesser, — en sont réduits, comme les simples mortels… à la foi d’autorité ! Le plus érudit des hommes, fut-il une encyclopédie vivante, ne doit à son propre génie qu’une fraction minime de ce qu’il sait : osera-t-on lui dire que, cela excepté, il ne sait rien ?

Aux trois sources d’informations précédemment constatées, la perception sensible, la réflexion rationnelle et l’intuition morale, il convient d’en ajouter une quatrième, à laquelle beaucoup de penseurs ont à peine pris gardee, bien qu’elle soit, je ne dis pas la plus importante, mais la plus abondante de toutes : le témoignage. Source dont l’infiltration nous pénètre par tous les pores, même à notre insu, qui enveloppe les autres et les alimente comme l’atmosphère nos organes ; source à part, qui, ressuscitant le passé, engendre l’histoire, j’accorde qu’en théorie elle ne répond pas entièrement aux postulats de la science, ne lui étant pas homogène. Mais devons-nous y voir une source défectueuse, de mauvaise qualité, par ce seul motif qu’elle est indirecte ?

e – Signalons une exception considérable : Ernest Naville, notre éminent philosophe genevois.

Qu’il faille distinguer entre les témoins, s’assurer de leur compétence et ne les croire qu’à bon escient, cela va sans dire. Supposons résolue cette question de personnes ; nous avons affaire à des témoins bien qualifiés et vraiment dignes de foi : la connaissance acquise par ce moyen n’a-t-elle aucune valeur probante ? Ne peut-elle s’élever qu’à la hauteur d’une présomption ou d’une probabilité, jamais d’une certitude ? Que les tribunaux seraient à plaindre si c’était le cas ! Il faudrait toujours suspendre son jugement. On aurait constamment à la bouche le fameux refrain du personnage de Molière : « C’est possible, il se peut faire ! » Ce serait le scepticisme envahissant de ténèbres tous nos horizons et ne nous laissant, pour respirer, que le cercle des sensations immédiates.

Consultons les faits… et le bon sens. Je sais qu’il existe aux antipodes un continent qu’on nomme l’Australie. Je ne le crois pas, je le sais. Son existence ne m’est point prouvée par l’observation directe, puisque je n’y ai jamais été, ni par une nécessité logique, car il aurait pu ne pas être, et moins encore par les impératifs de ma conscience : ma persuasion est fondée uniquement sur les dires du prochain, ce qui ne l’empêche pas d’être inébranlable. Autre exemple, entre mille. Je sais que la terre tourne autour du soleil. J’ai compris naguère, ou cru comprendre, la démonstration du phénomène ; mais, à l’heure qu’il est, si je devais passer un examen de bachelier sur cette question, je me trouverais peut-être dans l’embarras. Au surplus, si je n’écoutais que mes sens, je donnerais tort à Galilée. Voilà donc une vérité dont je puis ignorer la preuve, et que contredisent mes yeux, mais qui n’en est pas moins devenue une sorte d’axiome pour ma pensée.

Ainsi, nous pouvons acquérir des connaissances d’une entière certitude et correspondant à la réalité, un savoir positif, par la simple voie du témoignage. Celui-ci joue un rôle capital dans l’ensemble de nos conceptions, tant religieuses que scientifiques. Dans les deux domaines il y a des initiateurs, phares lumineux qui se dressent au-dessus de la foule ; il y a des apôtres, suivis de la troupe des fidèles. Ne dit-on pas de tel savant hors ligne que son nom fait « autorité » dans la science ? Et la Science elle-même, prise dans son sens le plus général, avec une majuscule, est-elle autre chose que la somme des résultats obtenus par le travail séculaire de l’esprit humain, une accumulation indéfinie d’efforts et d’expériences ? Il est impossible de le contester. Si donc la science et la religion ne se peuvent passer ni l’une ni l’autre de la foi au témoignage, est-il juste que la première se réserve le monopole du savoir, à l’exclusion de la seconde ? La plus correcte des deux, dans ce litige, n’est pas celle qu’on pense.

Encore un coup, la religion a pour objectif, non le savoir, mais le souverain bien, la réunion de tous les êtres moraux dans le royaume de Dieu, de sorte qu’en faisant appel à la confiance et à la bonne foi, elle demeure dans sa propre ligne et touche un ressort inhérent à sa nature. La science, au contraire, a pour but unique le savoir ; et, en regard de sa vraie notion, précise et adéquate (je n’entends pas sous le rapport de la certitude subjective), le savoir est plus ou moins en déficit, quand il ne dispose pas de preuves directes et évidentes. C’est pourquoi les mathématiques, susceptibles d’une démonstration rigoureuse, ont reçu le nom de sciences exactes. Et alors… les autres ? celles qui ne sont pas… « exactes ? » Bref, toutes les fois qu’elle s’en réfère à des tiers, la science déroge en quelque manière à son principe et n’est-plus conforme à la pureté de son idée. La connaissance religieuse, qu’elle envisage si souvent avec une pitié superbe, n’aurait-elle pas le droit de lui répliquer : « Au lieu du fétu que tu crois voir dans mon œil, considère plutôt la poutre qui est dans le tien. Si j’ai recours au témoignage, c’est de propos délibéré ; toi, tu en uses à ton corps défendant. Pour moi, il est une force, une condition de vie ; pour toi, une faiblesse… dont tu peux mourir. »

Concluons par une parole de Littré que nous pouvons traduire à notre usage. Voulant dépeindre l’immensité tant matérielle qu’intellectuelle, il a dit quelque part dans son classique ouvrage sur Auguste Comte et la philosophie positive :

« En touchant et en bordant nos connaissances, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. »

Parole mémorable, où il semble que l’émotion religieuse soit bien près de jaillir ! A la place des sens et de l’intelligence, mettez le sentiment religieux et la conscience ; à la place de l’infini matériel ou abstrait, de l’infini mort, mettez Dieu, l’Infini vivant et personnel, et votre âme, esthétiquement ébranlée, le deviendra moralement et votre impression se convertira d’elle-même en adoration positive. Des deux parts, nous avons la claire vision… d’une réalité inaccessible. Rencontre de mots bien singulière sous la plume d’un disciple de Comte ! Comment n’a-t-il pas craint d’infliger un démenti formel à sa théorie de la connaissance ? Il avoue donc qu’on peut avoir de l’insondable une perception réelle, quoique relative ? une « vision claire, aussi salutaire que formidable, » d’un au-delà que les cieux de l’astronome ne peuvent contenir ? une notion très inadéquate, je le veux, mais enfin une notion vraie d’une réalité qui défie l’observation directe et confond la raison ?…

Les chrétiens n’ont jamais prétendu autre chose. Saint Paul lui-même, favorisé des révélations les plus sublimes, le déclarait humblement : « Nous ne connaissons qu’en partie. » (1 Corinthiens 13.9) Mais qu’importe, pourvu que nous ayons soulevé le bord du mystère et entrevu l’ineffable, pourvu que notre âme ait la sensation distincte et tonique de cet océan éternel qui « vient battre notre rive ? »

Entre nous et Littré, pourtant, il y a une différence toute à notre avantage. En face de cette immensité qui nous attire, nous ne sommes plus livrés à notre impuissance, comme des spectateurs immobiles et sans espoir : nous voguons à pleines voiles vers l’horizon lointain, poussés par la brise de l’espérance, ayant pour nacelle notre foi, la révélation pour boussole et pour pilote Jésus-Christ.

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