Apologie du Christianisme

6.3 Le surnaturel chrétien

Descendons maintenant des hauteurs de la théorie et entrons dans le vif de notre sujet. La science qui connaît ses limites n’a pas d’objection sérieuse contre la possibilité du miracle en général. En a-t-elle peut-être contre le surnaturel chrétien en particulier ? La question est d’une actualité incontestable. Ou a fait grand bruit des mortelles atteintes qu’il aurait subies du chef de la psycho-physiologie contemporaine, dont les progrès surprenants tendraient à le ramener, tout comme la magie, à des phénomènes d’hypnotisme et de magnétismea.

a – Ce chapitre reproduit en partie notre étude : Le surnaturel chrétien en regard de l’hypnotisme et du spiritisme. Lausanne, Georges Bridel et Cie 1896.

Mais, avant de montrer qu’il subsiste intégralement en face des découvertes récentes, et ne mérite nullement d’être assimilé au merveilleux antique pas plus qu’au charlatanisme moderne, il convient de lui rendre sa physionomie propre, souvent travestie par l’ignorance, et de dire ce qu’il est en lui-même.

6.3.1 Le surnaturel chrétien en lui-même

Il est malaisé de définir en quelques mots une notion aussi complexe, où se rencontrent un élément philosophique, le surnaturel, et un élément historique, le fait chrétien. On dira peut-être : « Rien n’est plus simple ! Le surnaturel chrétien, ce sont les miracles de la Bible. » Cette réponse, la première qui se présente à l’esprit, relève sans doute un des grands côtés du problème, en tout cas le plus apparent ; mais elle se tient trop à la surface. C’est comme si, voulant m’expliquer ce que c’est qu’une montre, vous me disiez : « La montre est une petite boîte ronde où il y a des aiguilles qui tournent. » La description serait exacte, mais ne m’apprendrait point l’essentiel. Si vous me dites, au contraire : « La montre est une petite boite ronde qui sert à marquer les heures, » alors j’y suis, je comprends ! Pour définir une chose, il ne faut pas s’arrêter à ce qui frappe les regards, il faut se demander à quoi elle sert, quel est son but et sa fin. In omnibus aspice finem. Aussi avons-nous intitulé ce sujet, non le surnaturel biblique, mais le surnaturel chrétien, ce qui donne à la pensée sa véritable orientation.

Si donc l’essence d’une chose est, dans sa finalité, dans ce qui fait sa raison d’être, quelle est la visée constante de la religion chrétienne ? Ce qu’elle veut, c’est de nous rendre participants de la vie éternelle en nous unissant à Dieu. Telle est son inspiration fondamentale, d’un bout à l’autre du saint volume. Nous dirons donc, d’une manière générale, que le surnaturel chrétien, c’est la vie divine se déployant au sein de l’humanité pour se communiquer à elle.

Je ne crois pas qu’on puisse contester la justesse ni la grande portée de cette définition. On lui a reproché d’être « assez flottante et d’ouvrir la porte à des conceptions très diverses et parfois même opposées du miracle. » Qu’elle soit assez large pour abriter ce qu’il y a de vrai dans les diverses conceptions du miracle, souvent trop exclusives, n’est-ce pas un argument en sa faveur ? Il n’en résulte pas qu’elle soit « flottante. » Elle signifie d’abord que, si notre espèce n’avait jamais failli à son devoir, si elle s’était affirmée dans le bien dès l’origine, comme la loi de son être l’exigeait, l’opposition qu’on statue entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel n’existerait pas, car rien dans le monde ni dans l’histoire n’eût fait obstacle à la pénétration graduelle de l’humain par le divin ; l’homme se serait élevé sans secousse à la hauteur de son idéal et vivrait dans la communion de son Père céleste comme dans son élément naturel, ainsi que l’a fait Jésus-Christ.

Sans la chute, je ne comprend plus rien au surnaturel chrétien. Mais, la rupture s’étant produite, il a bien fallu l’initiative souveraine de la grâce de Dieu pour ramener à lui sa créature dévoyée et la réintégrer dans l’état normal.

Voilà pourquoi Jésus de Nazareth, en qui la vie divine s’est incarnée ici-bas dans sa plénitude, est le miracle suprême de l’histoire, le foyer lumineux d’où émanent par rayonnement tous les autres miracles, tant ceux qui ont préparé sa venue que ceux qui l’ont accompagnée ou suivie, y compris la fondation de l’Eglise et le magnifique épanouissement de l’ère chrétienne. Les miracles spirituels sont les plus grands de tous, car c’est en vue de ceux-là que les autres existent. L’apparition du Christ exceptée, on ne saurait concevoir d’œuvre plus divine que la conversion d’une âme, la transformation du pécheur en enfant de Dieu, de l’être déchu en citoyen du ciel. Esclave du mal héréditaire, l’homme a besoin d’une « nouvelle naissance » pour ressaisir son idéal. Et il n’est pas en son pouvoir de se ressusciter lui-même. Il ne lui est pas « naturel » de se peser à la balance du sanctuaire et de se trouver léger, d’accepter le pardon comme une grâce tout en se condamnant avec rigueur, de se dire tout ensemble ! perdu et sauvé. Ce double acte de jugement et de repentance et de foi, par lequel un fils d’Adam devient « un autre homme, » ou plutôt redevient lui-même en se donnant à Dieu, n’est possible que par l’attrait du Crucifié et sous l’étreinte du Saint-Esprit.

Il ne s’agit pas d’un dogme, de la « satisfaction vicaire » ou autre. Il s’agit d’un fait permanent, que le célèbre auteur des Lois de la nature dans le monde spirituelb élève au rang de vérité scientifique sous le nom de « biogénésie ». Que nous importent les formules humaines  ? Ce que nous savons, c’est que, si le Christ ne s’était pas identifié à notre race au point de mourir pour elle et avec elle, en vertu de cette solidarité dont la plus haute expression est la charité chrétienne et qui lui a permis, nouvel Adam, de défaire l’œuvre néfaste du premier Adam, le christianisme n’existerait pas, l’Eglise ne serait point née, et la régénération du monde eût été impossible.

b – Henry Drummond.

Or, la régénération du monde ne se fait pas en bloc, mais par celle des individus. « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature, » a dit saint Paul (parlant par expérience.) Et tous les vrais croyants, j’entends par là les « enfants prodigues » réhabilités, partagent la même conviction. Un ouvrier belge dont la vie a été transformée par l’Evangile l’exprimait d’instinct dans son naïf langage : « Les catholiques, disait-il, parlent de miracles qui se font chez eux… Mais c’est bien un autre miracle qui s’est accompli en moi ! »

Tel est, dans son essence, le surnaturel chrétien. Il est une restauration de la nature humaine, telle que Dieu l’a voulue, et se rattache par ses racines mêmes aux traits primordiaux gravés dans nos consciences, à ces lignes directrices qu’on retrouve plus ou moins effacées au fond de toute âme d’homme, et qui en indiquent la vraie destination. C’est dire qu’il ne consiste pas avant tout dans les miracles, lesquels ne sont que « les aiguilles qui tournent, » mais dans la vie divine communiquée à l’homme.

D’autre part, Dieu ne fait rien sans motif et ne dépense’pas sa puissance en pure perte, parce qu’il est infiniment sage. Le principe de l’économie des forces, qui régit le cosmos, est également en vigueur dans le domaine spirituel. Si Dieu avait pu sauver le monde sans miracle, il l’eût sauvé sans miracle. Seulement, cette supposition est un vain contresens ; car, ou bien l’homme est engagé sur une pente fatale, et c’était le vouer à la ruine que de laisser les choses suivre leur cours naturel ; ou bien l’ordre n’a jamais été troublé, et l’homme n’a pas besoin de salut. La chute ayant eu lieu, la vie divine ne pouvait envahir les âmes sans préparation, avant qu’elles fussent disposées à la recevoir, avant d’être une réponse à leurs prières ; elle ne pouvait s’y introduire par contrainte ni subrepticement. Il fallait donc des organes spéciaux parlant et agissant au nom de l’Eternel, et dont le ministère surhumain fût sanctionné par des œuvres surhumaines. Les phénomènes dits miraculeux marquent la frontière où Dieu prend contact avec l’humanité, le point de jonction où se rétablit le courant des communications divines.

Et l’on comprend qu’une élite peu nombreuse, en somme, ait été favorisée de pareilles rencontres, qui n’étaient qu’une entrée en matière et devaient profiter au salut de tous. Les prodiges extérieurs n’ont aucune valeur par eux-mêmes ; ils n’ont de prix que par leur signification religieuse, comme symboles expressifs non seulement de ce que Dieu peut, mais encore de ce qu’il est et de ce qu’il veut en faveur d’une race déchue. Dans la notion du miracle, l’élément de la force, ou de la quantité, est inséparable de l’élément moral ou de la qualité. Un acte de puissance extraordinaire, sans rapport au sauvetage du genre humain, serait un phénomène de magie et rien de plus. Les gens de Samarie considéraient Simon le magicien comme « la grande vertu (force) de Dieu, » mais quand ils entendirent Philippe et le virent à l’œuvre, ils furent frappés de la différence : le premier les avait « éblouis, » le second leur apportait la divine lumière. (Actes 8)

Aussi l’Ecriture blâme-t-elle les amateurs de prodiges, qui en réclament sans cesse de nouveaux pour satisfaire leur curiosité profane. Elle voit dans les miracles des signes, ou, en quelque sorte, des signatures de Dieu, dont l’unique raison d’être est d’attester sa présence et de la signaler à l’attention des hommes. « Personne, disait Nicodème à Jésus, ne peut faire les miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui. » De là leur rôle considérable dans l’économie du salut.

Un premier tait se dégage de nos observations, c’est qu’il n’est pas possible de tracer une ligne de démarcation absolue entre les deux domaines naturel et surnaturel. Quand l’intervention divine n’y est pas manifeste, nous disons d’une œuvre qu’elle est « naturelle, » et nous l’appelons « surnaturelle » quand la puissance supérieure s’y dévoile en plein relief. Mais cette différence est plus fictive que réelle. La Bible ne connaît pas ce divorce, cet abîme qu’on voudrait creuser entre les deux sphères. Si nous avions l’œil des anges, nous verrions qu’au fond toutes choses sont à la fois naturelles et surnaturelles, parce que le monde visible et le monde invisible se pénètrent sans se confondre.

On a même dit’que « plus l’homme est religieux, plus il voit Dieu partout, » et que « pour la piété parfaite, tout est surnaturel. » Mais la « pénétration » irait alors jusqu’à la confusion. Le fait de la liberté et du péché nous interdit une telle pensée, qui a sa vraie place dans le panthéisme : si tout est Dieu, rien n’est Dieu ; si tout est surnaturel, rien n’est surnaturel. Nous affirmons seulement qu’on ne saurait fixer la limite précise. Si elle existe quelque part, c’est chez l’homme lui-même, enfant de la poudre en même temps que fils de Dieu.

Ces prémisses posées, un second fait en découle, trop ignoré peut-être des fidèles : c’est que la plupart des miracles de la Révélation ont une base naturelle, tant ceux dont la personne humaine est l’objet, que ceux qui ont le monde extérieur pour théâtre.

Il est superflu d’en faire la preuve en ce qui concerne les premiers. On sait qu’ils ont pour condition subjective la foi, un acte d’abandon à la volonté de Dieu, de confiance entière en son pouvoir libérateur. Jésus rencontre-t-il des âmes bien disposées, il leur est fait « selon leur foi. » Se trouve-t-il au milieu de gens hostiles ou moqueurs, « il ne put faire là, dit l’Ecriture, que peu de miracles à cause de leur incrédulité. » (Matthieu 13.58 ; Marc 6.5)

Quant aux miracles du monde extérieur, le même principe leur est applicable sous une autre forme, avec cette différence que, sur ce terrain-là, le miracle réussit toujours, parce que la matière est passive et susceptible de contrainte. De même que Dieu sollicite les énergies de l’âme, moyennant qu’elle y consente, de même il sollicite les agents cosmiques, lesquels ne peuvent pas n’y pas consentir. Il part de ce qui est pour produire ce qui doit être ; il se sert volontiers des forces déjà existantes : il en dirige le mouvement, en surélève le niveau, en accélère le jeu, en précipite les effets, et obtient par là même un résultat vraiment sur-naturel.

C’est ainsi que Jéhova délivra son peuple « de la maison de servitude à main forte et à bras étendu. » Les fameuses « plaies d’Egypte » étaient presque toutes, en un sens, de simples phénomènes périodiques tenant aux conditions spéciales du pays, et dont les magiciens indigènes ont pu, dans une certaine mesure, reproduire tel ou tel artificiellement. Les dix plaies n’en furent pas moins des miracles, l’intervention divine y étant manifeste : leur intensité exceptionnelle, leur gravité croissante, leur singulier à-propos, le fait que Moïse en indiquait d’avance le motif, le caractère ou la durée, tout cela ne laissait aucun doute, et les magiciens eux-mêmes, à bout de sortilèges, l’ont bien compris de cette manière, puisqu’ils disent au roi : « C’est ici le doigt de Dieu. » (Exode 8.15)

Le passage de la mer Rouge se rattachait aussi à un phénomène naturel connu des Egyptiens, puisqu’il leur fut un piège, mais qui s’effectua dans des circonstances et à un degré tellement providentiels, qu’il aboutit au salut des Hébreux et au désastre de l’armée de Pharaon. Bien d’autres prodiges racontés dans la Bible (la manne du désert, par exemple), appellent une explication analogue. Ce qui empêche absolument d’y méconnaître le facteur divin, c’est en général la prévision catégorique du phénomène, ses proportions inouïes et sa parfaite coïncidence avec les nécessités de la situation.

Notons, enfin, un troisième fait, en rapport intime avec les précédents : c’est que l’action surnaturelle, dont le degré varie selon les « signes » à opérer, est sujette, en outre, à des intermittences plus ou moins prolongées. Elle n’a pas une égale intensité aux diverses époques de l’histoire sainte. Les lecteurs superficiels s’imaginent que les récits merveilleux sont jetés pêle-mêle à travers les pages de la Bible, comme les légendes dans les mythologies païennes, et que l’éclosion des prodiges n’a d’autre règle que le hasard ou la fantaisie : c’est une grande erreur. Il est des temps où les miracles abondent, il en est d’autres où ils se font rares ou cessent complètement. Les Juifs confessent eux-mêmes que, durant les quatre siècles qui séparent l’Ancien Testament du Nouveau, soit de Malachie à Jean-Baptiste, aucun prophète n’a paru dans leur sein. De même, pendant les quatre cents ans qui ont précédé Moïse, silence complet de Jéhova ! De sorte que l’ancienne Alliance et la nouvelle ont mis fin l’une et l’autre à des périodes considérables d’apparente stérilité. Le royaume de Dieu a ses âges fertiles et ses mortes saisons, comme la nature ; il a ses hivers, où tout semble dormir, mais où se prépare en secret l’éclatant réveil des floraisons printanières.

En laissant de côté les cas sporadiques, on distingue dans le recueil sacré trois grandes époques miraculeuses, personnifiées par les trois prophètes qui apparurent ensemble aux regards des apôtres sur la montagne de la transfiguration : Moïse, Elie, Jésus-Christ. De même qu’il est des moments de crise dans la vie des peuples et des individus, de même il y a des nœuds dans la vie spirituelle de l’humanité, des nœuds où se concentre l’effort de la sève, pour se déployer en tous sens par des jets vigoureux et pleins de promesses. Ce sont les époques créatrices, où l’Esprit souffle avec véhémence et imprime au genre humain une direction nouvelle.

Quelle tâche que celle d’un Moïse, appelé à improviser une nation à part, après l’avoir arrachée à une captivité séculaire ! Et quel divin creuset, quel feu du ciel ne lui a-t-il pas fallu pour fondre dans l’unité ces tribus à demi barbares et à peine amalgamées, et en faire le porte-drapeau d’un principe qui devait révolutionner l’avenir, un « peuple élu, » dont l’unique force de cohésion fût dans une idée : la foi au Dieu vivant !

Quelle entreprise que celle d’un Elie, obligé de lutter contre les rois, contre la multitude, seul contre tous pour défendre la bonne cause et « ranimer les ossements desséchés d’Israël, » alors que la religion du vrai Dieu avait presque disparu de la terre et que le culte infâme de Moloch et de Baal triomphait sur toute la ligne ! Etait-ce trop, pour sauver le peuple de la Bible en ces jours néfastes, et avec lui l’humanité entière, était-ce trop d’une explosion frappante des énergies salutaires et vengeresses du Dieu saint, qui avait dit à la race de Jacob : « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ? »

Quelle œuvre, enfin, que celle de Jésus-Christ, notre Rédempteur éternel ! Il ne s’agissait plus de grouper à l’ombre de la théocratie une insignifiante peuplade d’Orient, ni de refouler les influences païennes : il s’agissait de rétablir la circulation entre le ciel et la terre, d’ouvrir les plus lointains horizons aux conquêtes du royaume de Dieu ; il s’agissait de la création d’une nouvelle humanité, dont la vie se résumât dans ce mot d’ordre : « Tu aimeras Dieu de tout Ion cœur et ton prochain comme toi-même. » Etait-ce trop d’un siècle de révélations et de prodiges pour atteindre ce résultat sublime, pour enfanter cette ère incomparable, destinée à supplanter toutes les autres, et qui portait dans ses flancs le bonheur universel ?

Qu’on veuille mettre en regard de ces faits bibliques le surnaturel non-chrétien ! Son origine apocryphe ou tout humaine a-t-elle besoin d’être démontrée ? N’est-on pas frappé de son peu d’envergure ? Qu’il est, en général, terre à terre dans son inspiration, puéril dans sa tendance, mesquin dans ses procédés, chimérique dans ses prétentions, souffreteux dans son allure, misérable dans ses résultats !

A quoi donc ont servi les magiciens de l’antiquité, les devins et les thaumaturges ? Quelle impulsion féconde la société en a-t-elle reçue ? Quelle trace lumineuse ont-ils laissée dans l’histoire ? De quel profit intellectuel et moral, de quel bien durable ont-ils enrichi l’humanité ? Quelle vie nouvelle, quelle consolation, quelle espérance lui ont-ils communiquée ? Loin d’émanciper les âmes, le merveilleux païen les a opprimées sous le triple joug de l’erreur, de la terreur et du fanatisme, souvent aussi de l’immoralité ; habile à jeter de la poudre aux yeux des mortels, il n’a su les rendre ni plus heureux ni meilleurs, ni même plus avancés dans la connaissance du vrai Dieu… Après cela, j’ose le dire, la question de savoir s’il vient du ciel ou de la terre est toute résolue : digne auréole des faux dieux inventés par l’imagination populaire, il ne saurait leur être supérieur par son origine.

En revanche, le surnaturel chrétien a trois caractères qu’on cherche vainement ailleurs et qui le marquent d’un sceau divin.

Ayant pour objectif suprême le salut de notre race, son relèvement, son bonheur et sa vie, il se distingue avant tout par sa haute inspiration morale.

Puis, ses manifestations n’ont pas un intérêt purement local, accidentel ou éphémère. Groupées par masses ou dispersées à de longs intervalles, elles forment une chaîne immense dont les anneaux, liés par l’unité de pensée et d’action, ont une valeur permanente et une portée universelle.

Enfin, quand elle juge à propos de s’exercer, la puissance divine le fait avec une incomparable maîtrise et une grâce souveraine. Point d’apprêts compliqués, pas d’incantations ni de formules magiques, pas de mystérieux appareil dissimulant les précautions et le calcul, ni d’artifices trahissant le labeur ou la recherche ! « Je n’ai ni argent ni or, dit Pierre à l’impotent (Actes 3.1-8) ; mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche ! » Ce qui distingue le surnaturel chrétien au point de vue de l’exécution, c’est sa parfaite spontanéité, sa royale aisance.

On demande pourquoi le temps des miracles est passé ? On s’étonne qu’après les apôtres l’action surnaturelle soit allée en s’éteignant ? La raison en est simple : les époques créatrices ne peuvent durer toujours. Quand on a touché le but, qu’importe le moyen provisoire ? Quand la vie divine peut couler à pleins bords, qu’est-il encore besoin de prodiges ? Lorsque le fruit est mûr, l’écorce tombe, et le miracle n’est que l’écorce du surnaturel.

Au reste, l’affirmation que « le temps des miracles est passé » est un peu trop absolue. Les époques de réformation et de réveil présentent aussi des faits extraordinaires, visions, guérisons, prophéties, qui rappellent de loin les débuts de l’Eglise et sont d’heureux symptômes, je ne dis pas de l’état normal, mais d’une crise féconde annonçant le retour à la vie. L’histoire des missions, surtout, en offre de nombreux exemples. Ainsi, c’est par des visions et des songes que fut amené à l’Evangile et au service de Dieu un pauvre noir d’Amérique, Jean King, l’apôtre du Pays des Bois, dont l’influence a été si puissante au milieu des nègres marrons de la Guyane hollandaise, convertis en grand nombre par son zèle, sa charité et son indomptable persévérance.

Plus près de nous, qu’on relise la biographie du missionnaire Gobat (1799-1879), cet enfant du Jura bernois devenu évêque protestant de Jérusalem, et qu’on parcoure le récit de ses voyages en Abyssinie : on se croirait au siècle apostolique ! Cet homme de Dieu — qui eut un soir le courage de s’endormir, seul, au pied d’un arbre, après avoir constaté que deux bêtes féroces se tenaient immobiles à sa droite et à sa gauche et l’observaient — faillit à plusieurs reprises périr de faim, lui et ses gens, en traversant un pays dévasté par la guerre : chaque fois il fut tiré de détresse par un secours inattendu. Un jour, entre autres, que lui et ses compagnons marchaient depuis des heures sur un sentier désert, sans avoir mangé quoi que ce fût depuis la veille, il rencontra tout à coup, assis à côté d’un panier de pain et d’une cruche de bière, un nègre qui était venu leur offrir ces provisions :

Je lui demandai d’où il me connaissait, raconte le missionnaire. « Je ne te connais pas, me répondit-il ; je suis un esclave. Mon maître, cette dernière nuit, n’a pu dormir ni trouver aucun repos jusqu’à ce qu’il se soit levé et m’ait ordonné d’apporter ce pain et cette bière sur ce chemin pour des voyageurs qui devaient y passer. Comme vous êtes les premiers qui arrivez, c’est pour vous. »

Un jeune homme indigène qui accompagnait Gobat, moins pour lui rendre service que pour épier sa foi et la prendre en faute, eut la conscience tellement remuée par ces incidents qu’il se convertit à l’Evangile et confessa avec larmes qu’il avait commis un grand péché en prenant Christ pour un menteurc.

cSamuel Gobat, sa vie et son œuvre. Traduit de l’allemand par A. Rollier, pasteur. Bâle, C.-F. Spittier, 1885, p. 169.

Que de faits semblables, glanés çà et là dans les divers champs de mission, nous pourrions ajouter ! Il semble que le contact inopiné de la lumière et des ténèbres oblige l’Esprit à ressaisir sa pleine liberté d’action et, comme aux premiers jours, à susciter les charismes ou dons miraculeux. Le « fleuve des eaux vives » qui a « jailli du rocher » comme une source bouillonnante, se creuse dans le sol de l’histoire un lit profond et régulier où ses ondes finissent par couler paisiblement ; mais, partout où il attaque de nouveaux terrains, il a encore les allures d’un flot débordé. Là, au contraire, où il s’est rendu maître de la situation au point de pénétrer les institutions et les mœurs, il n’a plus besoin de sortir de ses rives pour vivifier les âmes. Le « surnaturel » est entré dès lors comme un facteur invisible et continu dans le cours naturel des choses, et, en vertu du principe de l’économie des forces, la Providence accomplit son œuvre par les lois générales.

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