Apologie du Christianisme

7.1.3 Le temps des rois

Cette troisième période de l’histoire d’Israël est de beaucoup la plus connue et la mieux documentée. Les monuments abondent, surtout en Assyrie, qui font allusion à des faits bibliques ou même désignent par leurs noms propres certains rois d’Israël et de Juda. Mais la place respective que ceux-ci occupent dans les inscriptions est loin d’être proportionnelle au rang que leur assigne l’Ecriture. Quelques-uns des plus illustres souverains qu’elle met en scène semblent n’avoir laissé aucune trace à l’étranger, tandis que des personnages dont le rôle n’a pour elle qu’un médiocre intérêt sont l’objet de mentions réitérées dans les annales des autres peuples.

Cette apparente anomalie s’explique sans peine et corrobore à sa manière les appréciations de l’Ancien Testament. La bénédiction de Jéhova est assurée aux rois hébreux qui le servent avec fidélité ; il leur accorde en général un règne prospère et paisible, et, en cas de danger, un secours opportun ; de sorte qu’ils n’ont guère l’occasion, ou le déshonneur, d’être inscrits dans les fastes mémorables où les conquérants païens se glorifient de leurs exploits. En revanche, quand des princes qui sont censés des « oints de l’Eternel » s’adonnent à l’idolâtrie et à l’iniquité, ils deviennent aisément la proie de leurs ennemis, et il n’est point rare de les voir figurer ignominieusement parmi les vaincus sur les bas-reliefs ou dans les inscriptions.

Sous le sceptre de David et de Salomon, la puissance israélite était assez formidable pour tenir en respect les ambitieux du dehors. Il fallait que l’unité nationale fût de nouveau brisée, que le pays de Jacob se scindât en deux gouvernements distincts et hostiles, pour que ses remuants voisins, toujours aux aguets, jugeassent le moment venu de satisfaire leurs belliqueuses convoitises et de s’attaquer à Israël ou à Juda.

C’est ce qui arriva peu après la consommation du schisme, sous le règne de Roboam. Le rival de ce dernier, Jéroboam, réfugié naguère auprès du Pharaon parce que « Salomon voulait le faire mourir, » appela les Egyptiens à son aide, et le roi de Juda ne put les empêcher de dévaster son royaume. Nous lisons à ce sujet dans le premier livre des Rois :

La cinquième année du règne de Roboam, Schischak, roi d’Egypte, monta contre Jérusalem. Il prit les trésors de la maison de l’Eternel et les trésors de la maison du roi. Il prit tout. Il prit tous les boucliers d’or que Salomon avait faits. (1 Rois 14.25-26)

Voilà un compte rendu peu flatteur pour les Juifs, dans son laconisme plein de franchise ! Quelle différence entre l’esprit de la Bible, qui dit tout, le bien et le mal, avec une haute et sereine impartialité, et l’esprit des monuments profanes, où nous avons vu et verrons encore les rois païens étaler leurs succès avec ostentation et garder le silence sur leurs défaites ! Le texte sacré ne dissimule rien : l’ennemi « prit tout, même les trésors de la maison de l’Eternel. »

Pharaon ne pouvait manquer d’immortaliser ce brillant fait d’armes dans ses archives officielles. Un grand bas-relief de Karnak, daté du règne de Sheschonk lui-même (nom égyptien de Schischak), énumère 133 villes de Juda conquises dans cette guerre, entre autres Mahanaïm, Gabaon, Ajalon, Méguiddo. La capitale n’y reçoit pas son appellation ordinaire de Jérusalem, mais elle se reconnaît avec certitude dans le mot Jehoudaha-Malek, « Juda la royale. »

Environ trente ans plus tard, sous le règne du pieux Asa, petit-fils de Roboam, Juda fut menacé d’une invasion encore plus terrible que la précédente :

Zérach, l’Ethiopien, sortit contre eux avec une armée d’un million d’hommes et trois cents chariots. (2 Chroniques 14.8)

Asa, effrayé, fit monter au ciel une ardente prière qui nous a été conservée : « Eternel, dit-il, toi seul peux venir en aide au faible comme au fort ! » Nous ignorons les causes secondes qui amenèrent la déroute de cette immense multitude, saisie peut-être d’une panique soudaine, d’une « frayeur de Jahvé. » Le fait est que les Ethiopiens « tombèrent sans pouvoir sauver leur vie, » et que les gens d’Asa « firent un très grand butin. » Ce résultat concorde avec ce que nous savons de l’histoire d’Egypte à cette époque. Le « Zérach » de la Bible n’est autre que le roi Aserch-Amen, dont le nom se lit sur plusieurs monuments de l’Ethiopie, et qui fondit sur l’Egypte comme un torrent irrésistible, la ravageant du sud au nord dans toute son étendue.… Pourquoi donc n’a-t-il pu s’y maintenir ? Sans la défaite dont parle l’Ecriture, on aurait peine à comprendre qu’il se soit retiré en toute hâte au fond de ses Etats.

Malgré cette merveilleuse délivrance accordée à sa foi, Asa commit une faute que lui reprocha sévèrement un prophète : attaqué par le roi d’Israël, il déchaîna l’armée syrienne contre ses frères du nord, en briguant l’alliance de Ben-Adad, roi de Damasc. Erreur politique autant que religieuse ! Il ouvrait par là, entre la Syrie et les dix tribus, une ère de conflits perpétuels et de luttes sanglantes, qui ne pouvaient que frayer la voie aux grands conquérants asiatiques et leur permettre l’écrasement successif des divers groupes palestiniens, de la Syrie d’abord, puis du royaume d’Ephraïm et enfin de Juda lui-même.

c – Plusieurs rois de Damas ont porté ce nom de Ben-Adad (fils d’Adad), « fils d’Ader » dans les Septante, et Ben-hidri sur les monuments assyriens.

Vers la fin du règne d’Asa, le trône d’Israël fut occupé par un roi qui « fit le mal plus que tous ceux qui avaient été avant lui. » Il s’agit du père d’Achab, Omri, qui paraît avoir joui d’une certaine renommée à l’étranger, puisque les inscriptions le mentionnent plus d’une fois et se servent même de son nom pour désigner ses successeurs. Ainsi, la stèle de Mésa, roi de Moab, dont la découverte fit tant de bruit il y a un quart de siècle, porte un texte où nous lisons ces mots :

« Moi, Mésa, je suis fils de Kémos, roi de Moab. Kémos (son dieu) m’a fait voir ce que je désirais en tous mes ennemis et en Omri, roi d’Israël.… Omri a pris le pays de Médeba et l’a occupé, ainsi que son fils, quarante ans.… Je suis allé… J’ai pris les vases de Jéhova et les ai placés devant Kémos.

Ce récit, auquel on pourrait donner pour épigraphe le texte biblique : « A la mort d’Achab, Mésa, roi de Moab, se révolta contre le roi d’Israël » (2 Rois 3.4-5), fait allusion, non seulement à Omri et à son fils, mais encore à son petit-fils Joram, qui dut implorer l’aide de Josaphat, roi de Juda, pour reprendre l’offensive contre les Moabites.

Jéhu lui-même, qu’un bas-relief du fameux obélisque de Nimroud représente prosterné comme un vassal aux pieds de Salmanasar Il, est nommé « fils d’Amri » dans l’inscription assyrienne, bien qu’il ne fût pas de la maison d’Omri (Amri), dont il a été au contraire l’exterminateur.

Au premier abord, en lisant la Bible, on ne se douterait pas que cet Omri fût un si célèbre personnage. Elle signale cependant deux traits qui nous expliquent sa notoriété. D’abord, guerrier habile, d’un caractère aussi résolu que celui d’Achab le sera peu, il s’empara du pouvoir et devint le chef d’une nouvelle dynastie ; puis et surtout, c’est lui qui fonda sur la colline de Schémer (ou Samar), qu’il avait achetée, la ville forte de Samarie, cette superbe capitale qu’un prophète appelle « la couronne des ivrognes d’Ephraïm » et qui devait jouer un si grand rôle pendant deux siècles, jusqu’au jour de sa chute.

Nous parlions de l’incessante hostilité de la Syrie et d’Israël : il y eut pourtant, sous le règne d’Achab, une trêve de quelques années. La Bible raconte comment Jéhova, relevant l’audacieux défi de Ben-Adad, qui le traitait de simple « dieu de montagnes, » livra un jour ce roi entre les mains du roi d’Israël, et comment le faible Achab, se laissant fléchir par l’humilité feinte de son mortel ennemi, lui rendit son pouvoir avec la liberté et conclut avec lui, au mépris de l’ordre divin, une alliance dont il eut plus tard à se repentir.

Cette réconciliation momentanée des deux monarques est attestée par le témoignage formel des annales assyriennes. Elles rapportent que « Benhidri de Damas, Sakhoulina de Hamath, les rois de Syrie et ceux des rivages de la mer » (Phénicie et Israël), ligués contre Salmanasar II, furent vaincus par lui à la bataille de Karkar (en 854). Une stèle trouvée aux sources du Tigre et relative à cet événement énumère les forces des alliés et mentionne, entre autres, « dix mille hommes d’Achab d’Israël. »

Cependant la puissance des confédérés n’était pas brisée, et Salmanasar eut encore plus d’une fois à les combattre. Dans le récit qu’il fait de sa dixième, de sa onzième et de sa quatorzième campagne, on voit reparaître les mêmes noms, sauf celui d’Achab, et, en tête, le nom de Benhidri de Damas. Mais dans sa dix-huitième campagne, dirigée également contre les Syriens, ce n’est plus à ce roi qu’il a affaire, c’est à un nouveau personnage, bien connu des lecteurs de la Bible, l’usurpateur Hazaël, à qui le prophète Elisée avait prédit, en pleurant, son élévation sur le trône de Damas. (2 Rois 8.11-13) Ce prince fut, en effet, l’un des plus terribles adversaires d’Israël ; et c’est sans doute pour parer ses coups que Jéhu appela Salmanasar à son secours et se reconnut son tributaire : premier pas vers l’asservissement !

Cet antécédent fâcheux, qui leur créait une sorte de droit sur le pays de Jacob, les souverains de l’Euphrate ne manqueront pas de s’en souvenir, quoique, de longtemps encore, il n’ait pas eu de fatales conséquences. Le vieil empire assyrien, miné par les dissensions et les revers, allait s’écrouler au milieu des orgies d’un Sardanapale, et l’antique Ninive allait être détruite de fond en comble par la coalition des Mèdes et des Chaldéens. Il y eut alors un temps de répit pour le peuple élu, sous les règnes relativement glorieux de Jéroboam II en Israël et d’Ozias en Juda. Or, quand ce peuple peut respirer à l’aise, les noms de ses rois ne sont pas inscrits dans les procès-verbaux des chancelleries étrangères !

Hélas ! ce triste genre de célébrité ne leur fut pas épargné dans la suite. A peine le nouvel empire assyrien était-il constitué, qu’on vit accourir ses capitaines dans les régions voisines du Jourdain et jusque sur le territoire d’Israël. Le roi Ménahem (2 Rois 15.19) ne parvint à éloigner le roi d’Assyrie et à se concilier sa faveur éphémère qu’en lui payant « 1000 talents d’argent » (plus de 6 millions de francs), dont il dépouilla ses sujets. Tiglath-Pilézer, le conquérant assyrien, le nomme, en effet, parmi ses tributaires dans une inscription datant de la huitième année de son règne (737).

Peu d’années après, c’était le tour d’Achaz, un des plus mauvais rois de Juda, qui fit même « passer son fils par le feu. » Assailli par les forces combinées des rois de Damas et de Samarie, il invoqua l’appui du grand monarque ninivite, qui, saisissant l’occasion, « prit Damas, tua son roi Retsin, raya de la carte le royaume de Syrie, » puis, ravageant les dix tribus, emmena captifs en Assyrie une foule de gens de Ruben, de Gad et de Manassé, après avoir imposé au roi Pékach une lourde contribution de guerre. Achaz était vengé, mais à quel prix ! Il dut aller en personne à Damas pour rendre hommage à son protecteur, lui livrer ses trésors, se reconnaître son vassal et s’engager à lui payer un tribut annuel.

Un des traits qui caractérisent les dernières convulsions de la royauté, en Israël comme en Juda, c’est la tendance à s’appuyer sur l’Egypte, ce « roseau cassé qui vous perce la main, » et à compter sur elle dans le vain espoir de secouer le joug asiatique. La révolte d’Osée, successeur de Pékach, et son recours à (Sabacon), roi d’Ethiopie et d’Egypte, tel fut, pour le royaume d’Ephraïm, le signal de la fin. Salmanasar IV vint aussitôt châtier le rebelle, le jeta en prison et mit le siège devant Samarie, qui se défendit héroïquement pendant trois ans, mais qu’il ne vit pas lui-même succomber, étant mort dans l’intervalle. La Bible ne nous apprend pas par qui elle fut prise, mais elle laisse supposer que ce fut par un autre que Salmanasar, car le texte hébreu dit littéralement :

Salmanasar, roi d’Assur, monta contre Samarie et l’assiégea. Et ils la prirent au bout de trois ans, la sixième année d’Ezéchias. (2 Rois 18.9-10)

Ce brusque passage du singulier au pluriel indique un changement de sujet. Nous savons, d’autre part, que la capitale d’Israël tomba au pouvoir de Sargon en 722.

Sargon ! Ce nom propre mérite d’être souligné, parce qu’il a été longtemps une énigme. Le prophète Esaïe fixait en ces termes la date d’un de ses oracles contre l’Egypte :

L’année où Tharthan, envoyé par Sargon, roi d’Assyrie, assiégea Asdod et s’en empara. (Ésaïe 20.1)

Or, les historiens profanes ne connaissaient aucun monarque de ce nom. « Ni Hérodote, ni Josèphe, ni personne n’en avait parlé ; de sorte qu’on en était réduit, ou à l’identifier avec Salmanasar, ce qui semblait bien arbitraire, ou à maintenir que la Bible avait raison envers et contre tous, ce qui paraissait d’une rare intransigeance, ou enfin à voir dans cet inconnu un être imaginaire, » et dans la notice du prophète une pure fable, c’est-à-dire une preuve du peu de confiance que méritaient nos livres saints… Et que de savants choisissaient ce dernier parti avec un empressement mal dissimulé ! Eh bien, les découvertes orientales ont montré, une fois de plus, que la « science négative » n’est trop souvent que de l’ignorance positive.

Il est avéré aujourd’hui que Sargon n’est pas un mythe, mais un personnage historique très réel, portant le nom assyrien de Sarkin ou Sarrukin, un grand conquérant et un usurpateur, dont le règne a duré dix-sept ans, de 722 à 705, et qui fut le père de Sennachérib. Dans les fouilles de Khorsabad on a retrouvé son palais, le Dour-Sarrukin, sa bibliothèque, son portrait même, et une longue inscription où sont énumérées ses campagnes. Il y mentionne la prise de Samarie comme un de ses premiers exploits :

« Voici ce que j’ai fait depuis le commencement de mon règne jusqu’à ma quinzième campagne : J’ai défait, dans les plaines de Kalou, Khoumbanigas, roi d’Elam. J’ai assiégé, pris, occupé la ville de Samarie et emmené en captivité 27 280 personnes qui l’habitaient, etc. »

Il raconte également avec force détails son expédition contre Asdod, qui eut lieu dans la onzième année de son règne et devait lui ouvrir le chemin de l’Egypte.

Un autre prince, à peine connu naguère, sinon par la Bible, est ce Mérodac-Baladan, roi de Babylone, qui délègue des messagers à Ezéchias pour le féliciter de sa guérison. (2 Rois 20.12 ; Ésaïe 39) Un roi de Babylone prenant souci de la santé du roi de Juda et lui envoyant une ambassade chargée de présents !… Cela paraissait un peu suspect. Grâce aux récentes découvertes, le fait n’a plus rien d’extraordinaire. L’épigraphie a révélé sous ce nom royal une figure pleine de relief, un contemporain de Sargon, plus intéressant encore, quoique moins fortuné que lui, un « indomptable champion de l’indépendance babylonienne » (Lenormant), souvent vaincu et se relevant toujours, qui réussit même à restaurer le trône de ses pères et à s’y maintenir pendant douze ans. La Bible annotée de Neuchâtel dit à son sujet :

La maladie d’Ezéchias avant eu lieu en 714, c’est pendant les douze ans qu’il occupa le trône de Babylone, de 721 à 710, que Mérodac-Baladan doit avoir fait cette démarche. Les félicitations adressées à Ezéchias n’étaient qu’un prétexte ; l’ambassade avait certainement une portée politique : le vassal insoumis du monarque assyrien cherchait des alliés pour le moment peu éloigné où Sargon rentrerait en campagne contre lui. Dans une inscription, Sargon l’accuse « d’avoir pendant douze ans envoyé des ambassades contre la volonté des dieux de Babylone. »

Au roi Sargon, mort assassiné en 705, succède le trop fameux Sennachérib. Ezéchias a renoncé depuis longtemps à payer le tribut auquel son père Achaz s’était soumis naguère. Comptant sur l’appui de l’Egypte, malgré les avertissements d’Esaïe, il s’est déclaré souverain autonome. Un conflit est inévitable.

A ce moment critique où l’histoire sainte et l’histoire assyrienne sont tellement entremêlées que les documents de l’une et les monuments de l’autre forment, pour ainsi dire, deux versions parallèles et concordantes de la même tragédie, à ce moment où l’empire ninivite, parvenu au point culminant de sa puissance militaire, fait trembler toute l’Asie et convoite le pays des Pharaons, une question palpitante se pose devant nous : que va devenir Juda au milieu de l’effondrement général ? Après l’humiliante soumission d’Achaz, devenu simple vassal tributaire, n’y avait-il pas folie à relever le drapeau de l’indépendance ? Le royaume de Damas a été englouti, Samarie a succombé, Asdod, cette clef de l’Egypte, est tombée à son tour, la Phénicie est démembrée, Ammon, Moab, Edom vont ployer le genou… Il semble, à vues humaines, que toute résistance est désormais inutile et qu’on peut prédire à coup sur la chute prochaine de Jérusalem.

Comment donc se fait-il qu’elle subsiste encore pendant plus d’un siècle, malgré le naufrage de tous ses voisins et alliés ?

Il n’y a, je le crois, aucun paradoxe à répondre : c’est qu’Ezéchias ne ressemble pas à son père, et qu’en somme, au lieu de marcher sur ses traces, il en a pris tout juste le contre-pied. Son ferme attachement à l’Eternel, sa piété vivante, encouragée par Esaïe, telle est la vraie cause de cette prolongation inattendue de l’existence nationale de Juda. En présence des faits, on ne peut guère l’expliquer autrement.

Et ce qui rend le drame plus touchant encore, c’est la physionomie si franchement humaine, j’allais dire si moderne, d’Ezéchias, ses luttes morales, ses hésitations, ses défaillances mêmes, dont la parfaite sincérité du document biblique nous rend les témoins. Ce roi n’a pas l’étoffe d’un héros antique, à la main de fer et au cœur d’airain ; c’est une âme tendre et délicate, presque féminine, au caractère plutôt paisible et recueilli. Sa foi seule lui donne de la vaillance et l’élève au-dessus de lui-même. Il n’eût jamais tenu tête à l’orage s’il avait obéi à son tempérament naturel, aux suggestions de son propre cœur, ou, pour tout dire, s’il n’avait eu l’insigne privilège d’avoir à ses côtés un homme de Dieu de la trempe d’Esaïe, capable de lui communiquer sa flamme et de l’inspirer par ses conseils, de sorte qu’en définitive c’est à ce grand prophète, plutôt qu’à ce noble roi, que l’Etat juif a été redevable d’un sursis de cent vingt années.

Voyez, en effet, l’attitude d’Ezéchias, demeuré presque seul debout en face du colosse asiatique ! Sitôt que l’armée de Sennachérib approche de Jérusalem, ravageant le pays et emportant d’assaut les villes fortes, le roi de Juda prend peur : il consent à tous les sacrifices pour éloigner son ennemi, alors occupé au siège de Lakis, vers la frontière des Philistins. Le texte sacré est des plus caractéristiques :

Ezéchias envoya dire au roi d’Assyrie, à Lakis : J’ai commis une faute, retire-toi de moi ! Ce que tu m’imposeras, je le supporterai. Et le roi d’Assyrie imposa à Ezéchias, roi de Juda, trois cents talents d’argent et trente talents d’or. Et Ezéchias donna tout l’argent qui se trouvait dans la maison de l’Eternel et dans les trésors de la maison du roi. (2 Rois 18.14-15)

La version assyrienne gravée dans les inscriptions de Ninive a cette teneur :

« Mais Ezéchias de Juda ne s’était pas soumis. J’assiégeai avec des machines de guerre et je pris 46 de ses villes et un nombre immense d’endroits fortifiés… Quant à lui, je l’enfermai dans Jérusalem, sa ville royale, comme un oiseau dans sa cage… Alors la crainte de ma majesté terrifia cet Ezéchias de Juda… Et il m’envoya 30 talents d’or, 800 talents d’argent, des métaux, des rubis, des perles… Il délégua son ambassadeur pour payer le tribut et faire sa soumission. »

Si l’on se rappelle que 3 talents d’argent israélites valaient exactement 8 talents babyloniens, on avouera que les deux récits s’accordent d’une façon remarquable jusque dans les détails.

Ezéchias se berçait d’une illusion en se flattant de désarmer son adversaire au moyen d’un énorme tribut. Par delà le royaume de Juda et la Philistie, c’est à la conquête de l’Egypte que visait l’ambitieux tyran, et la prudence lui commandait de ne pas laisser derrière lui une capitale insoumise de l’importance de Jérusalem, qui aurait pu lui couper la retraite. Aussi, pour toute réponse, il envoie un ultimatum exigeant la reddition immédiate de la ville, et, pour appuyer sa sommation, il la fait suivre d’un corps d’armée commandé par ses plus hauts dignitaires, ceux qui portaient les titres de Thartan (général en chef), Rab-saris (grand chambellan) et Rab-saké (grand échanson). C’est alors que ce dernier, s’adressant en langue hébraïque aux Juifs debout sur les remparts, cherche à semer parmi eux la terreur et la discorde, accable le roi de ses railleries et défie le Dieu d’Israël. (2 Rois 18.19-37)

Cependant l’approche des troupes de Tirhaka (le Taracos de Manéthon, Tarcou en assyrien), roi d’Ethiopie et de la Haute-Egypte, et de Séthos, son allié de la Basse-Egypte, produit une diversion momentanée en obligeant le roi d’Assyrie à concentrer ses forces à El-Théké, non loin d’Ecron, pour livrer bataille à l’armée africaine. Rabsaké se retire de devant Jérusalem et rejoint son maître ; Ezéchias peut respirer…

Mais voici qu’une lettre menaçante lui arrive du camp ennemi. Sennachérib, sûr de son fait, ne veut pas qu’il s’imagine en être quitte à si bon marché ; il parle en conquérant habitué à vaincre et assimile de nouveau Jéhova aux dieux des nations qu’il a terrassées. Sa victoire d’El-Théké, dans laquelle il fait prisonniers des princes égyptiens et qui lui permet de châtier ensuite la ville d’Ecron révoltée, va prouver, en effet, que le salut de Juda ne peut venir des Pharaons.

Que fait Ezéchias dans ce péril suprême ? La crise est imminente ; le grand roi ne peut tarder à reprendre l’offensive et à tenir parole. Eh bien, ce sont les blasphèmes de ce « grand roi » qui deviennent le point d’appui du faible roi de Jérusalem : il sait maintenant quel est son allié ! Prenant la lettre de la main des messagers, il monte au temple, la déploie devant l’Eternel et prie :

« Dieu d’Israël, qui trônes sur les chérubins ! Toi seul es le Dieu de tous les royaumes de la terre… Sauve-nous de la main de Sanchérib, et que tous les royaumes de la terre sachent que toi seul es l’Eternel ! »

Ezéchias s’est redressé de toute la hauteur de sa foi : dès cette heure la bataille décisive est engagée ! De ces deux héros qui s’apprêtent à la lutte, l’un qui broie les peuples sous le sabot de ses chevaux et s’enivre de sang humain, l’autre à genoux dans le saint lieu, montrant du doigt une lettre insultante à l’invisible Seigneur des seigneurs ; de ces deux héros, dont l’un n’est que force brutale, dont l’autre a pour seule arme la prière, lequel est le plus grand ? Dût-il être matériellement vaincu, n’est-ce pas le second ? Bras de la chair, épée de l’Esprit, vous êtes en présence : à qui la victoire ?… N’est-il pas des cas où le vrai Dieu, s’il existe, est tenu de parler et d’agir ?

Il a parlé et il a agi. La prière d’Ezéchias reçoit une double réponse. D’abord la parole inspirée du prophète, qui lui fait dire « ce que l’Eternel a prononcé sur Sanchérib. » Voici, en résumé, le message que les envoyés du monarque assyrien rapportèrent à leur maître :

« La vierge, fille de Sion, te méprise ; elle se moque de toi ! Qui as-tu outragé ? Et contre qui as-tu élevé la voix ? Contre le Saint d’Israël !… Mais, parce que ta furie et ton arrogance sont montées à mes oreilles, je mettrai ma boucle en tes narines et mon mors entre tes lèvres, et je te ferai retourner par le chemin par lequel tu es venu. » (Ésaïe 27 ; 2 Rois 19)

Puis la réponse en acte :

Et l’ange de l’Eternel sortit et frappa, dans le camp des Assyriens, cent quatre-vingt-cinq mille hommes ; et quand on se leva le matin, voici, c’étaient tous des corps morts. Et Sanchérib, roi d’Assyrie, leva son camp et s’en retourna à Ninive. (2 Rois 19.35-36)

Ce grand désastre, dont la cause instrumentale fut sans doute une peste effroyable et subite, comme l’histoire en offre plus d’un exemple, n’a pas été consigné dans les inscriptions cunéiformes, et pour cause ! mais on en peut lire l’aveu entre les lignes, pour ainsi dire, puisque les monuments se taisent sur l’issue de cette campagne si triomphalement commencée. Après l’écrasement de la Phénicie, le pillage de la Judée, la victoire d’El-Théké, la prise de Lakis, d’Ecron, et autres cités méridionales, on s’attendait à voir Ezéchias renversé de son trône, et l’Egypte elle-même envahie et subjuguée. D’où vient que les rois d’Assyrie n’en disent pas un mot et, pendant trente ans, laissent la Palestine en repos ?… Tout cela est significatif. Une soudaine calamité peut seule expliquer ce long silence et ce long intermède.

On sait, d’ailleurs, par Hérodote (II, 141), que le souvenir de ce tragique événement s’était conservé en Egypte sous une forme plus ou moins légendaire. Le roi Séthos, apprenant que l’armée de Sennachérib se trouvait déjà devant Péluse, aux portes du pays, aurait invoqué son dieu et obtenu en songe la promesse de la victoire. On avait érigé dans un temple de Memphis une statue portant cette inscription : Que celui qui me voit craigne les dieux ! et qui représentait Séthos tenant une souris à la main. Or, dans le langage hiéroglyphique, ce rongeur signifie destruction et devait figurer un désastre de l’armée ennemie, causé, non par l’épée, mais par un mystérieux fléau. Plus tard, l’imagination populaire, interprétant à sa guise ce symbole dont elle avait perdu le sens, en avait conclu qu’une armée de souris avait envahi pendant la nuit le camp des Assyriens et dévoré les courroies de leurs armures, préparant ainsi le carnage dont ils auraient été victimes le lendemain.

Pour achever le tableau des vengeances divines qui frappèrent Sennachérib, la Bible ajoute, en parfaite harmonie avec les écrivains profanes, qu’il périt misérablement dans le temple de son dieu Nisroc, assassiné par ses deux fils Adram-mélec (Adar-malik) et Sarétser (Sar-oussour).

Nous pouvons borner là cet aperçu de l’histoire politique, si mouvementée, du peuple de l’ancienne Alliance. Franchissons un siècle et demi ; et, sans nous arrêter à dépeindre la décadence de Juda, l’entrée en scène des Chaldéens, la prise de Jérusalem, la déportation des Juifs, la gloire et la folie de Nébucadnetsar, arrivons tout droit à la chute de Babylone, racontée dans le livre de Daniel (ch. 5).

Le célèbre épisode du festin nocturne de Belsatsar, de la main écrivant sur la muraille, de l’élévation de Daniel à la « troisième » place du royaume, de la salle de fête envahie tout à coup par les soldats de Cyrus, qui font périr cette nuit même le roi et ses courtisans, ce dramatique épisode est l’un de ceux sur lesquels la critique a décoché ses traits les plus acérés. « C’est une pure légende, a-t-elle dit, car non seulement ce prétendu souverain est inconnu du monde classique, mais les historiens les plus compétents de l’antiquité, Hérodote, Bérose, Abydenus, affirment unanimement que le roi de Babylone était alors Nabonid et qu’il ne fut pas tué dans cette guerre. » La contradiction semblait flagrante.

Or, on a découvert deux inscriptions de Nabou-Naïd (Nabonid), qui lèvent la difficulté. Dans l’une, il nomme précisément « Bel-sar-oussour (Belsatsar), son fils aîné, le rejeton de son cœur ; » et l’autre déclare que, dans la dix-septième année de son règne (celle de la catastrophe, 538), le roi lui-même tenait la campagne au nord du royaume. Il laissait donc la capitale sous le commandement… de qui ? apparemment du prince héritier, associé au trône, de même que Nébucadnetsar avait reçu la vice-royauté du vivant de son père Nabopolassar. Au reste, Nabonid était un usurpateur, et il est probable que, pour légitimer sa dynastie, il aura fait comme tant d’autres : il aura épousé une princesse de sang royal, une fille même de Nébucadnetsar, de sorte que celui-ci pouvait bien être appelé le « père » de Belsatsar. (Daniel 5.2)

On voit que le récit sacré se concilie aisément avec les auteurs profanes. Faisant de l’histoire religieuse, non politique, il ne pouvait ni ne voulait tout dire ; mais il n’exclut nullement leurs données, que dis-je ? il les suppose même, il en marque la place par un trait qui demeure inexplicable sans elles. Pourquoi Belsatsar offre-t-il à Daniel le troisième rang de l’empire, et non le second, comme Pharaon le fait à Joseph (Genèse 41.40) et Assuérus à Mardochée (Esther 10.3) ? L’énigme est résolue, maintenant que nous savons que deux souverains occupaient le trône de concert.

Cette rapide confrontation de la Bible et des monuments nous semble avoir prouvé une chose, c’est que la foi implicite des chrétiens était pleinement justifiée. Félicitons les humbles d’avoir pu se passer du contrôle de la science, et de n’avoir pas attendu ses laborieuses et tardives constatations pour croire à la fidélité historique de l’Ecriture sainte. Ils en avaient pour suffisante garantie sa sainteté même, sa divine véracité, qui resplendit à toutes ses pages, dans les jugements parfois sévères, toujours équitables, qu’elle prononce sur ses plus grands héros, patriarches, rois ou prophètes, dans la rectitude parfaite de ses appréciations morales. Animée d’un tel esprit, elle ne pouvait errer sciemment.

Il n’en est pas moins vrai que le déchiffrement des hiéroglyphes et des inscriptions cunéiformes a rendu à la cause de la révélation des services précieux, que nous n’hésitons pas à appeler providentiels. Les découvertes orientales sont venues à l’heure propice pour faire contrepoids à l’ébranlement général et, à certains égards, salutaire, provoqué par la critique moderne. Ces heureuses et multiples rencontres des documents sacrés et des données profanes, ces éclatantes confirmations de la Bible par l’épigraphie, toutes ces coïncidences imprévues sont autant de clous d’or qui relèvent l’histoire sainte au regard de la science et en fixent le cadre à une hauteur où elle défie désormais toutes les attaques.

Il ne s’agit encore, j’en conviens, que de son cadre extérieur, et la divine signification du tableau lui-même n’est point par là démontrée. Mais c’est déjà quelque chose de savoir que les faits dans leur ensemble se sont réellement passés comme l’Ecriture les atteste et qu’on peut se fier à son témoignage. Nous marchons dès lors sur un terrain solide, et nous avons une base ferme pour pénétrer plus avant dans la philosophie de l’histoire d’Israël, en montrant ce qu’elle a d’unique au point de vue religieux.

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