Apologie du Christianisme

Livre Huitième
Vie de Jésus

8.1 Le ministère actif du prophète de Nazareth

« Après de constantes réflexions, je persiste à croire que Jésus, comme physionomie générale, fut tel que les évangiles synoptiques nous le représentent. Ses discours étaient, à peu de chose près, les discours conservés dans l’évangile dit de saint Matthieu ; sa Passion fut, comme lignes générales, ce que nous disent tous les textes ; le Pater, le récit eucharistique nous le font voir presque en des photographies instantanées. »

Ces paroles de Renan sont parmi les dernières qu’il ait écritesi. M. Edmond Stapfer, de la Faculté protestante de Paris, dit de son côté :

iHistoire du peuple d’Israël, tome V, p. 416. Paris, 1894.

« La critique nous donne des Synoptiques, qui tous ont été écrits aux environs de l’an 70 ; elle nous donne un quatrième évangile, qui, s’il n’est pas mathématiquement prouvé écrit par saint Jean, a été cependant composé avant sa mort, en Asie-Mineure, est sorti de son école, a été directement inspiré par lui, renferme une tradition évangélique originale et indépendante, et donne sur Jésus d’innombrables détails d’une historicité certaine… Nous sommes au soir de la bataille. Tout a été dit sur les évangiles, qui sont le centre de l’Ecriture. Toutes les questions qui les concernent ont été posées, résolues, posées de nouveau et de nouveau résoluesj.

jL’autorité de la Bible et la critique. Leçon d’ouverture du 3 novembre 1891.

Cette double citation, qui nous offre un minimum des résultats positifs de la science, nous tiendra lieu de préface. Justifiant d’avance l’usage que nous allons faire des évangiles, elle fournit une base suffisante à notre exposé. Depuis Strauss le démolisseur, nous sommes au bénéfice de soixante ans de recherches critiques.

Il est vrai que l’authenticité du quatrième évangile, reconnue aujourd’hui par la plupart des théologiens, est de nouveau attaquée. Mais cette réaction ne nous surprend pas : l’adhésion définitive de la science à l’opinion consacrée faisait la part trop belle à l’orthodoxie et mettait dans une fâcheuse posture les adversaires du dogme chrétien. Nous admirons la loyauté, sinon le courage, de ceux qui osent se camper en face de saint Jean pour lui dire : « Tu es l’auteur responsable de cet écrit, qui a induit en erreur l’Eglise universelle ; tu as eu tort de diviniser ton Maître ; nous le connaissons mieux que toi ! » Mais leur position est intenable à la longue, et ils ne peuvent en sortir que par une nouvelle campagne anti-johannique. Nous attendrons l’issue du débat en toute sécurité. Renan, dont le désintéressement critique allait jusqu’au souriant dédain, M. Lobstein, de Strasbourg, auteur d’un livre contre la préexistence du Christ, le vénéré F. Godet, l’éminent exégète orthodoxe, ont affirmé de concert l’origine johannique du quatrième évangile ; et, pour que trois savants aussi dissemblables soient d’accord sur cette thèse, il faut qu’elle ait bien des chances pour elle.

D’ailleurs, nous le savons par expérience (Renan déjà l’avait éprouvé), il est impossible d’écrire une « vie de Jésus » tant soit peu coordonnée et intelligible sans le concours des récits de Jean. Cet évangile, que M. Jean Réville a accusé d’être « si dédaigneux de la réalité concrète, » et de « faire si bon marché de l’histoire, » nous donne seul une vue claire de la marche des événements, de leur succession chronologique, et le vrai sens de nombreux épisodes. Il se permet même de rectifier maintes fois ses devanciers, prétention que l’Eglise a pu accueillir sous la signature de saint Jean, mais qu’elle eût jugée intolérable de la part de tout autre. Il nous fournit la clef des Synoptiques eux-mêmes, qui posent devant nous une foule de points suspensifs et font surgir à chaque pas des problèmes dont la solution ne se trouve que dans ses pages. Ainsi cette parole :

« Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! »

est rapportée par Matthieu (Matthieu 23.37) et Luc (Luc 13.34), qui ne parlent que d’un voyage de Jésus à Jérusalem, celui de la fin ! Grâce au quatrième évangile, tout s’explique. Or, un livre dont les renseignements précis et abondants sont indispensables pour reconstituer l’histoire, ne saurait être un roman philosophique. A notre sens, cette raison est déjà décisive, et il serait facile d’en ajouter d’autres. Aussi bien, la question paraissait jugée et probablement le restera, malgré les efforts de MM. Réville, père et fils, pour revenir en arrière.

Donc, qu’il s’agisse de saint Jean ou des autres écrivains sacrés, la question des sources peut avantageusement être bannie de notre programme. Il va sans dire que, dans notre essai de reconstruction de l’histoire évangélique, les points que nous estimons acquis entreront comme une invisible charpente qui ne saurait demeurer inaperçue des spécialistes.

Mais à quoi bon initier le grand public aux secrets du laboratoire ? Ce qu’il réclame et ce qu’il lui faut, c’est un portrait ressemblant du Christ. Pas n’est besoin de toucher le dogme, ni les problèmes ardus que soulève le passé du fils de Marie. Evangiles de l’enfance, prologue de saint Jean, naissance miraculeusek, baptême, tentation, tout cela compliquerait notre marche inutilement : l’intelligence de ces faits suppose la foi, et la foi ne naît pas de la discussion de ces faits.

k – Voir notre étude : La naissance miraculeuse de Jésus-Christ (Chrétien évangélique, 20 mai 1893).

Au surplus, les apôtres sont devenus croyants avant de les connaître. C’est le prophète de Nazareth qu’ils ont vu à l’œuvre, le suivant pas à pas, et c’est leur contact personnel avec lui qui les a gagnés sans retour. A ce mot de Nathanaël : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Philippe répondit : « Viens et vois ! » Telle sera aussi notre méthode. Mettons-nous dans les rangs de ces honnêtes Galiléens qui ne savent rien encore, ou peu s’en faut, et suivons Jésus du regard, je ne dis pas du regard de la foi d’un saint Paul ou du voyant de Patmos, ni du regard méfiant des scribes, mais du regard des âmes droites qui cherchent la lumière.

Une biographie parfaite du Christ serait la meilleure apologie du christianisme. On verrait que telle parole étrange était commandée par la situation : elle perdrait son étrangeté ; que tel acte prodigieux forme un anneau indispensable dans la chaîne des causes et des effets : ce miracle paraîtrait naturel. Que de malentendus seraient dissipés si nous avions une Harmonie des Evangiles sans hiatus ni coupures et surtout franche de ces transpositions qui font de tant d’Harmonies un amalgame sans ordre et sans unité ! Les nombreuses lacunes des récits sacrés, et à la fois l’inépuisable variété de leurs données, ne permettent guère de réaliser l’idéal entrevu, si ce n’est d’une manière approximative. Mais un portrait peut être fidèle et « parlant, » tout en ne fixant que les grandes lignes. Ce qui importe, c’est moins la couleur que le relief et le dessin, moins la richesse des détails que le lien organique de toutes les parties.

Rétablir ce lien sera notre principal souci dans les pages qui vont suivre, et, pour saisir d’une main ferme le fil de la narration — faute d’espace aussi — nous tairons à regret une foule d’incidents notables qui n’ont pas influé de façon directe sur le cours des événements.

Si nous pouvions tracer de l’activité publique de Jésus une vivante esquisse, où la connexion des faits se discernât sans effort, où les circonstances extérieures et les mobiles internes, comme deux facteurs agissant l’un sur l’autre et réagissant tour à tour, formassent une trame serrée et continue où tout s’explique parce que tout se tient, les questions d’ordre scientifique s’évanouiraient d’elles-mêmes, pratiquement résolues. L’authenticité de l’histoire évangélique, l’union indissoluble des actes et des paroles, des miracles et des discours, la perfection morale du Fils de l’homme, la divine signification de sa personne et de son œuvre, en un mot la « réalité du fait chrétien » apparaîtrait lumineuse au regard attentif, et l’on sentirait naître en soi, irrésistiblement, la conviction que Jésus est le Fils de Dieu, le Rédempteur du monde.

Lorsqu’on jette un coup d’œil d’ensemble sur le ministère du Christ, on remarque de prime abord un certain contraste, une différence d’aspect et de couleur entre la première partie et la seconde. Dans l’une, on a l’impression que l’on monte ; dans l’autre, que l’on descend. Celle-là paraît ensoleillée, pleine d’encouragements et de promesses. Elle a ses jours de lutte, mais ce sont des orages dans un ciel serein. Si l’hostilité des chefs se déclare de bonne heure, le Seigneur trouve d’abondantes compensations auprès des classes populaires. Les pauvres, les simples, les malheureux lui font un accueil empressé, sa renommée va grandissant et les multitudes le suivent avec enthousiasme.

Puis, commence assez brusquement une période de déclin apparent. La popularité de Jésus diminue ; l’aversion des chefs devient plus audacieuse et beaucoup de ses anciens disciples l’abandonnent. Il mène alors une vie errante ; ne pouvant se fixer nulle part sans susciter de nouveaux conflits, obligé de restreindre son activité publique, il travaille à affermir ses apôtres et à faire leur éducation, plutôt qu’à évangéliser les masses. Les deux phases sont également mouvementées, mais il semble que la première soit un mouvement vers la vie et la seconde un mouvement vers la mort. Ce revirement se produit au printemps de l’an 29, à l’époque de Pâques ; et c’est le miracle de la multiplication des pains qui marque la transition entre les deux périodes. Jésus est arrivé à l’apogée de son activité et de son influence ; on eût dit une marche triomphale ; mais il en résulte aussitôt pour la foi du grand nombre une crise violente, qui eût pu être salutaire, qui le fut certainement pour les apôtres, mais dont l’issue générale fut défavorable à la cause messianique dans l’ensemble de la nation. Tel est le moment décisif qui forme le punctum saliens, le centre de gravité de la carrière publique du Seigneur. Notre sujet se divise donc en trois parties : phase ascendante, crise galiléenne et phase descendante.

8.1.1 La phase ascendante

C’était un ou deux mois après le baptême. Le sanhédrin avait envoyé une députation officielle à Jean-Baptiste pour lui demander s’il était le Christ, à quoi il avait répondu négativement, mais qu’il en venait un après lui dont il n’était pas digne de délier les souliers. (Jean 1.21-28) Le lendemain de ce jour, Jésus renouait ses relations avec le fils de Zacharie, qui s’écria en le montrant au peuple : « Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde ! »

Un jour s’écoule et, le « lendemain » encore, voyant passer Jésus, Jean répète sa déclaration de la veille en présence de deux de ses disciples. Frappés de ce témoignage, les deux jeunes hommes quittèrent leur maître et suivirent le Seigneur. L’un s’appelait André, frère de Simon. L’autre, dont le nom est couvert d’un voile discret, est sans contredit le narrateur lui-même. Cette heure avait marqué une ère nouvelle dans sa vie, et le moment précis de sa première rencontre avec le Sauveur s’était gravé pour jamais dans sa mémoire : « C’était, dit-il, environ la dixième heure. » Il raconte ensuite comment Jésus, partant pour la Galilée, s’adjoignit encore Simon, qu’il surnomma Pierre, puis Philippe et Nathanaël : tous étaient Galiléens.

Au reste, cet enrôlement initial n’équivalait point de sa part à une vocation définitive. Avant l’élection formelle des douze apôtres, il leur adressa plus d’une fois des appels provisoires, dans l’intervalle desquels ils pouvaient reprendre leur vie habituelle. Tel fut sans doute le cas au terme de ce voyage.

Jésus se rend directement à Cana, où devait avoir lieu un repas de noces auquel il était invité avec sa mère. Selon l’hospitalière coutume de l’Orient, les jeunes gens qui l’accompagnaient furent invités aussi à leur arrivée. Mais ce surcroît dans le nombre des hôtes eut pour résultat que la provision de vin fut promptement épuisée, et Marie en avise délicatement son fils. Il lui fait comprendre qu’il ne dépend pas de son bon plaisir d’accomplir un miracle et que les affections terrestres, même les plus sacrées, ne doivent jamais empiéter sur les droits de Dieu ; mais, tout en lui disant : « Mon heure n’est pas encore venue, » il reconnaît dans cet incident un signal du Père et donne un ordre qui a pour effet de changer l’eau en vin. Au moment de dire adieu à ses relations de famille, il était convenable qu’il leur consacrât sa première œuvre divine : il les a honorées et sanctifiées par là même et a condamné d’avance les pratiques de l’ascétisme.

Ce n’est pas en Galilée, mais à Jérusalem, qu’il avait l’intention d’inaugurer son ministère, car, à part ce prodige qu’il opère à son corps défendant, il ne fit aucun miracle pendant ce séjour et voua tout son temps à la vie de famille. Après les noces de Cana, « il descendit à Capernaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples. » Ces derniers lui font escorte, il est vrai, mais les parents viennent encore en première ligne. Ceux-ci, d’ailleurs, « demeurèrent peu de jours » dans cette localité où ils n’étaient qu’en visite et s’en retournèrent chez eux. Il est probable que Jésus les y accompagna, puisqu’il faisait alors sa tournée d’adieux, avant de se livrer sans réserve à son œuvre et de « monter à Jérusalem. » (Jean 2.13)

De même, les disciples ne pouvaient reprendre le bâton du pèlerin sans revoir leurs familles et conférer avec elles, en sorte qu’il a dû s’écouler un certain laps de temps entre les faits mentionnés au verset 12 et au verset 13. Mais il est clair que la dispersion ne s’est pas effectuée sans que le Maître avertît ces jeunes gens, encore à peine engagés, qu’il aurait bientôt besoin d’eux et qu’ils devaient se tenir prêts au premier signal.

Lorsque le moment fut venu de monter à la ville sainte pour la Pâque, Jésus prit congé des siens à Nazareth et reparut sur les bords de la mer de Tibériade. Il aperçut d’abord Simon et André qui jetaient leurs filets et leur signifia de le suivre en leur disant : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes. » (Matthieu 4.18-22) Puis, longeant le rivage, il vit plus loin Jacques et Jean dans une barque avec Zébédée leur père et les appela à leur tour. Sur-le-champ, tous obéirent à cet ordre qu’ils attendaient d’un jour à l’autre. Il est à présumer que le Seigneur ne laissa en arrière ni Philippe de Bethsaïda, auquel il avait dit : « Suis-moi ! » (Jean 1.44), ni Nathanaël, de Cana, à qui il avait rendu un si bon témoignage. (Jean 1.48) Il importait qu’ils fussent témoins de ses œuvres et de ses paroles dès le commencement, et surtout à cette heure où il allait s’affirmer comme l’envoyé de Dieu en pleine capitale de la Judée.

C’est dans le saint lieu que l’Eternel, rompant un silence de quatre siècles, avait parlé à Zacharie et lui avait annoncé la naissance de Jean-Baptiste. C’est dans le temple, siège consacré de la religion d’Israël, que devait se produire la première manifestation publique du Messie. La dernière page de l’Ancien Testament lui en faisait presque un devoir :

Le Seigneur que vous cherchez, disait-elle, entrera dans son temple… Et il purifiera les fils de Lévi. (Malachie 3.1-3)

Jésus se présente comme l’accomplissement de cette promesse. L’expulsion des vendeurs, acte de jugement qui se légitimait de lui-même, avait une portée plus haute et plus lointaine que celle d’une purification momentanée des parvis ; c’était un appel à la conscience du peuple juif, la proclamation énergique de l’avènement des temps messianiques. Dès son entrée en charge, Jésus se donne à connaître comme le Christ au centre même de la théocratie. C’est bien ainsi que les Juifs présents le comprennent, car, avant de céder à cette impulsion religieuse, ils réclament de lui un miracle d’apparat qui frappe leurs regards à défaut de leur conscience ; mais il refuse de les satisfaire ; il ne veut pas s’attribuer ostensiblement le titre de Messie, dans le sens officiel et extérieur qu’on attachait à ce mot.

Toutefois, à ceux qui lui demandent un prodige, il accorde un signe, sous la forme d’une mystérieuse prédiction : « Abattez ce temple, et je le relèverai en trois jours » (Jean 2.19), parole nécessairement inintelligible pour ses auditeurs, mais qui n’en fut pas moins retenue : elle devint, deux ans plus tard, un chef d’accusation contre lui. (Matthieu 26.61)

Les miracles qu’il fit pendant ce séjour à Jérusalem ne produisirent guère d’impression sur ce peuple figé dans son formalisme. Ceux-là même qui reconnurent en lui un prophète, ne devinrent pas de vrais croyants : « Jésus ne se fiait point à eux. » Cependant, au milieu de l’apathie générale, il y eut une exception qui fut de nature à le consoler de cet accueil décevant. Ici se place, en effet, son entretien avec Nicodème, docteur de la loi et membre du sanhédrin, pharisien pieux et sincère, qui vint de nuit le visiter pour se renseigner plus à fond. La suite a prouvé que cette conversation intime ne fut pas perdue : Nicodème bravera par deux fois l’opinion publique en faveur du Maître. (Jean ch. 7 et 19)

Méconnu par l’élite de la nation, le Seigneur quitte la capitale et se retire dans la campagne de Judée, près de l’endroit où Jean baptisait à cette époque. Ce n’était plus au bord du Jourdain, mais à Enon et à Salim, à l’extrémité méridionale de la Palestine, assez loin de Jérusalem pour que Jésus y fût libre de ses mouvements et assez près pour attirer ceux qui désiraient l’entendre.

Ce qui frappe dans l’activité parallèle des deux prophètes, ce n’est pas seulement le voisinage, c’est surtout l’analogie. On dirait vraiment que le Messie devient l’imitateur de son subordonné : il lui emprunte son rite, il se met à baptiser comme lui ! (Jean 3.22) Cette singulière évolution était une conséquence de l’insuccès de sa démarche publique à Jérusalem. Obligé de renoncer à produire un mouvement immédiat dans l’ensemble de la nation, à l’emporter par le seul ascendant de sa personne, il suivra désormais une marche lente et progressive. Il avait fait acte d’autorité messianique, comme c’était son droit ; repoussé, il reprend le rôle et la méthode du simple prophète, qui prépare et annonce le royaume de Dieu. Selon l’heureuse expression de F. Godet, « il devient pour un temps son propre précurseur. » Voilà pourquoi il s’approprie momentanément la cérémonie du baptême ; car il ne s’agit pas encore du baptême chrétien, qui ne date que de la Pentecôte, mais du baptême d’eau, « en signe de repentance. » Aussi le Seigneur abandonne-t-il l’acte rituel à ses disciples (Jean 4.2) ; quand il baptisera lui-même, ce sera « de Saint-Esprit et de feu, » et il le fera du haut du ciel.

La proximité des deux envoyés divins et la similitude de leurs fonctions devaient éveiller la curiosité et donner lieu à des comparaisons téméraires. Les disciples de Jean furent les premiers à s’émouvoir ; ils virent de mauvais œil l’espèce de concurrence que Jésus, presque inconnu encore, semblait faire à leur maître. Or, celui-ci était au faîte de la renommée, et les principaux du peuple n’eussent pas été fâchés de voir baisser son crédit. Il n’est donc pas étonnant que, pour déprécier le Baptiste dans l’opinion de ses adhérents, tel ou tel Juif lui ait opposé le Nazaréen en le dépeignant sous les traits d’un dangereux rival. Il en résulta une dispute qui dut être assez vive, à en juger par le ton ému et irrité de la plainte qu’ils se hâtèrent de porter contre Jésus devant le Précurseur lui-même :

Rabbi, celui qui était avec toi au delà du Jourdain et à qui tu as rendu témoignage, voici, il baptise, et tous vont à lui. (Jean 3.26)

Jean fit entendre à cette occasion son dernier témoignage, le plus touchant de tous, qui se résume dans cette parole admirable d’humilité : « Il faut qu’il croisse et que je diminue, » et dans lequel il compare son rôle à celui de « l’ami de noces, » qui met en relation l’époux avec l’épouse (tel était son office en Orient), puis se retire, heureux d’avoir réussi dans sa mission. La personnalité du Précurseur est l’une des merveilles de l’histoire évangélique. D’où savait-il que son jeune parent était le Messie promis à Israël ? Et comment expliquer l’apparition simultanée des deux prophètes au milieu de ce peuple, sevré de toute révélation depuis les temps de l’exil ? Ces deux hommes de Dieu, si indépendants et si différents l’un de l’autre, ont-ils concerté d’avance leurs rôles respectifs ? L’abnégation de Jean en présence du nouveau venu, alors que lui-même est au comble de la popularité, est trop surhumaine pour n’être pas due à la pression invincible d’une puissance supérieure.

Le ministère parallèle des deux prophètes au sud de la Judée prit fin par l’arrestation de Jean-Baptiste. Cet événement, auquel les pharisiens n’étaient peut-être pas étrangers, les avait en tout cas réjouis, en les débarrassant d’un prédicateur austère, qui menaçait de ruiner leur autorité. Et voilà qu’à peine délivrés du gênant ascète, ils s’aperçoivent qu’un autre prophète, plus puissant encore en paroles et en œuvres, a surgi parmi le peuple ! On conçoit leur dépit. De là à la résolution de lui susciter des entraves, il n’y avait qu’un pas. et c’est ainsi que l’emprisonnement de Jean-Baptiste avait eu pour contre-coup immédiat de rendre la position du Seigneur précaire et son séjour en Judée périlleux. (Jean 4.1) Il préfère donc retourner en Galilée, s’estimant plus en sécurité sous la juridiction d’Hérode lui-même que dans le voisinage de Jérusalem.

Le chemin le plus court pour aller de Judée en Galilée traverse la Samarie. Pour éviter cette province méprisée et hostile, les Juifs avaient l’habitude de faire un long détour par la Pérée. Mais Jésus, soit pour abréger le chemin, soit qu’il ne voulût pas céder à un préjugé qu’il condamnait, prit la route de Samarie. Son passage dans ce pays fut signalé par un épisode des plus inattendus, l’entretien au bord du puits de Jacob, la conversion de la femme samaritaine, puis celle d’un grand nombre d’habitants de Sichar. Le quatrième évangile s’étend sur ce sujet avec une prédilection bien naturelle : c’était comme une oasis après le désert, et en Samarie encore ! Quel contraste entre l’accueil que Jésus y reçoit et les douloureuses expériences qu’il rapportait de Judée ! Aussi son cœur se dilate au souffle de l’espérance et ses paroles respirent l’allégresse : « Voyez ! dit-il, les campagnes sont blanches pour la moisson ! » (Jean 4.32-36) On le prie de rester ; il y consent avec plaisir : « Il resta là deux jours, » si bien qu’avant de quitter la ville il eut le bonheur d’être salué comme le « Sauveur du monde. » C’est sous cette impression qu’il rentra en Galilée au mois de décembre (Jean 4.35), après une absence de huit ou neuf mois.

Le ministère galiléen embrasse une période beaucoup plus courte que celui de Judée ; mais combien les matériaux qu’il nous fournit sont plus abondants et plus divers ! A la paisible monotonie du long séjour au midi, va succéder l’époque la plus laborieuse et la plus accidentée, celle où Jésus pose décidément les bases d’un nouvel ordre de choses. Ce changement de méthode n’est point formulé en toutes lettres par les évangiles, mais ils en portent les traces et, pour n’avoir rien de prémédité, ces indices n’en sont pas moins réels. D’abord, il n’est plus fait mention d’un baptême administré par Jésus et ses disciples. D’autre part, il est remarquable que le récit de Jean ne nous ait conservé la mémoire d’aucun miracle opéré dans la campagne de Judée. Il n’y a rien là de fortuit. Après son échec dans la ville sainte, le Seigneur avait dû redescendre au rôle de Jean-Baptiste ; il avait laissé le miracle pour le baptême d’eau et s’était borné à prêcher la repentance et annoncer le royaume. Aujourd’hui, le Christ reparaît ; il n’est plus un second Précurseur, il redevient lui-même et abandonne le baptême de Jean pour ressaisir entre ses mains la puissance miraculeuse qui est comme le sceptre de sa royauté messianique.

Désormais, il s’occupe de fonder le royaume. Au lieu d’en parler au futur, à la manière d’un prophète de l’ancienne Alliance, il en parle au présent, comme d’une institution actuelle :

La loi et les prophètes ont subsisté jusqu’à Jean ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé (comme venu), et c’est par la violence que tout homme y entre. (Luc 16.16)

Comment le ministère galiléen a-t-il débuté ? Son premier objectif devait être Nazareth, car les envoyés de Dieu se doivent avant tout à leur famille et à leur patrie. C’est bien dans cette ville, en effet, que le récit de Luc nous transporte d’emblée, tout en offrant l’indice d’une activité préalable à Capernaüm. » Vous me direz : Fais ici, dans ta patrie, ce que nous avons appris que tu as fait à Capernaüm. » (Luc 4.23) C’est que l’intention de Jésus était bien de commencer par Nazareth et de ne fixer ailleurs sa résidence qu’après avoir tenté un sérieux effort parmi ses combourgeois ; mais, vu les préjugés qu’une familiarité de trente années avait enracinés chez eux, l’intérêt de son œuvre exigeait qu’il rentrât dans sa bourgade précédé par la renommée de ses miracles. Luc a donc anticipé de quelques jours ; mais, en principe, il est dans le vrai. Cette visite de Jésus dans sa patrie, dont Matthieu (Matthieu 13.53) et Marc (Marc 6.1) ne donnent qu’un récit très succinct et sans égard à la chronologie, cette visite a une telle importance messianique et religieuse, que l’auteur du troisième évangile a eu raison de la placer en tête.

Ce qui s’est passé à Nazareth est exactement le pendant de ce qui s’était passé à Jérusalem. Une fois de plus, « le Seigneur est venu chez les siens, et les siens ne l’ont point reçu. » (Jean 1.11) Dans la capitale juive, pour briser le joug des formes théocratiques, dont l’élite de la nation se rendait l’esclave, Jésus s’était affirmé comme le Messie par un acte éclatant d’autorité morale ; à Nazareth, pour dessiller les yeux de ses concitoyens, pour rompre le charme trompeur d’une longue habitude, il fallait aussi frapper un grand coup et se présenter solennellement comme l’Oint de Dieu par excellence. Donc, il y proclame ouvertement sa qualité de Messie en pleine synagogue, en s’appliquant l’oracle d’Ésaïe 61.1, qu’il vient de lire à haute voix :

Aujourd’hui, dit-il en fermant le volume, cette parole de l’Ecriture est accomplie, vous l’entendant. (Luc 4.21)

Les Nazaréens ne pouvaient se méprendre sur le sens de cette déclaration catégorique. La secousse est donnée, il faut qu’un déchirement se produise ; il faut choisir entre le lien charnel de la camaraderie et le lien spirituel de la foi. Hélas ! ici comme dans la capitale, l’orgueil fut plus fort que la vérité, et Jésus en dévoile d’un regard prophétique les dernières et lugubres conséquences : l’incrédulité de Nazareth, non moins que celle de Jérusalem, lui apparaît comme un prélude de l’impénitence de la nation entière et il voit déjà les païens substitués à Israël. (Luc 4.25-27)

Le Seigneur quitte alors définitivement sa bourgade et va se fixer à Capernaüm, dont il fait « sa ville. » (Matthieu 9.1) Cette cité populeuse, située au bord du lac, était d’ailleurs bien plus apte à devenir le centre de l’évangélisation galiléenne.

A cette époque eut lieu la « pêche miraculeuse. » Jésus veut donner plus de stabilité à son œuvre et régulariser la position de ses disciples, qui n’ont pas encore renoncé entièrement à leurs filets. Le moment est venu de les enrôler à son service d’une façon permanente. Une année auparavant, il s’était contenté d’un appel oral : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Cette fois il joint l’action à la parole, il confirme leur vocation première par un miracle symbolique, qui marque la transition entre leur ancien genre de vie et leur futur ministère, et bien propre à les encourager dans cette carrière nouvelle. (Luc 5.1-11)

La maison que Jésus habitait à Capernaüm fut envahie par une telle foule qu’on ne pouvait plus ni entrer ni sortir. Alors se passa la scène du paralytique qu’on porte sur le toit pour le descendre de là à l’intérieur et auquel Jésus dit en récompense de sa foi : « Tes péchés te sont pardonnés. » Parole étonnante, qui provoque les sourds murmures des scribes : « Quel est, se disent-ils, cet homme qui blasphème ? » Mais il leur prouve qu’il a le droit de parler ainsi : il leur annonce qu’il va guérir cet homme par sa parole, ce qui arrive, en effet.

La vocation de Lévi le péager, qui eut lieu le même jour, fut-elle une protestation contre le pharisaïsme qui commençait, en Galilée même, à démasquer son jeu ? Jésus semble avoir obéi à une de ces inspirations soudaines dans lesquelles il reconnaissait un signal du Père et considéré la rencontre imprévue de cet homme comme une divine réponse à ses préoccupations du moment. Le nouveau nom du publicain devenu apôtre confirme cette supposition : Matthieu signifie : « don de Dieu. »

Le « grand festin » que Lévi prépare en l’honneur du Maître et auquel il convie « beaucoup de gens… » d’une honorabilité douteuse, fournit matière à deux nouvelles critiques dirigées contre le Seigneur. N’osant l’attaquer en face, les pharisiens et les scribes cherchent à le discréditer aux yeux de ses disciples : « Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les péagers et les gens de mauvaise vie ? » Il prononce alors ce mot d’une ironie si pénétrante :

Ceux qui sont en santé n’ont pas besoin du médecin, mais ceux qui se portent mal. Je ne suis pas venu appeler à la repentance des justes, mais des pécheurs. (Luc 5.31)

Les disciples de Jean (Matthieu 9.14), dont nous savons déjà les dispositions peu bienveillantes, entrent en scène à leur tour et lui demandent « pourquoi ses disciples ne jeûnent point, » tandis qu’eux-mêmes et les pharisiens pratiquent le jeûne avec austérité. Sa réponse est comme un écho du dernier témoignage de leur Maître ; elle réfute leur objection par une claire allusion aux propres paroles du Précurseur. (Comp. Jean 3.29)

Les amis de l’époux, leur dit-il, peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux ? Les jours viendront où l’époux leur sera enlevé ; alors ils jeûneront !

Prédiction à peine voilée de la fin tragique de sa carrière !

Le nombre des disciples se multipliant de plus en plus, le Seigneur sent la nécessité de se former une élite, de mettre à part, pour les associer de plus près à sa personne et à son œuvre, un petit groupe de fidèles, auxquels il donnera le nom d’apôtres (envoyés). Ces futurs fondateurs de l’Eglise, ces patriarches de l’Israël nouveau, seront au nombre de douze, correspondant aux douze tribus d’Israël. (Comp. Matthieu 19.28) Leur élection fut un moment solennel dans la vie de Jésus : « Il se rendit sur la montagne pour prier et il passa toute la nuit à prier Dieu. » (Luc 6.12) Il voulait les recevoir de la main de son Père ces instruments de choix qui devaient être pour tous les âges les témoins de sa vie et de sa mort et les organes de sa révélation. « Quand le jour parut » (Luc 6.13), ayant devant lui la foule de ses adhérents, « il appela ceux qu’il voulut, » dit Marc, c’est-à-dire ceux que, dans ses entretiens de la nuit, Dieu lui avait désignés d’avance, et il les mit à part en présence de tous.

Le « sermon sur la montagne » suivit immédiatement l’élection des apôtres. Ayant nommé ses futurs ambassadeurs, Jésus va promulguer la charte du royaume, la constitution religieuse qui servira de base à tout l’édifice. « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens… Mais, moi, je vous dis… » Cette formule, maintes fois répétée, montre qu’il se place résolument sur un terrain nouveau, celui de l’ère chrétienne. L’institution mosaïque est arrivée à son accomplissement définitif et par là même à son terme. En principe, toutes les barrières tombent ; les formes légales deviennent superflues ; l’amour, élevé à la plus haute puissance, ne connaît plus de limites et doit s’exercer même envers les ennemis. Et cette charte sublime, qui invite tous les malheureux à se réjouir dans la certitude de l’amour du Père, tous les hommes à vivre comme en présence de Dieu, le Christ la résume dans cet impératif : « Soyez parfaits, comme votre Père qui est dans les cieux est parfait, » et déclare qu’elle lui servira de critère au dernier jour pour reconnaître ses vrais disciples et renier les autres devant son Père. La négliger, c’est fonder son bonheur sur le sable ; la pratiquer, c’est « bâtir sa maison sur le roc. »

Et la multitude, écoulant Jésus, « était frappée de sa doctrine, car il parlait avec autorité et non comme les scribes. » (Matthieu 7.28-29)

Après ce discours il retourne à Capernaüm. Ici se place l’épisode du centenier qui, n’osant venir lui-même, lui délègue les anciens des Juifs et mérita ce magnifique éloge : « En vérité, je n’ai pas trouvé une si grande foi même en Israël ! »

« Le jour suivant, Jésus alla dans une ville appelée Naïn. » cette indication si précise de Luc introduit la scène émouvante de la résurrection du fils unique de la veuve. (Luc 7.11) Récit inimitable de simplicité et de grandeur ! Ces deux cortèges qui se heurtent sur le sentier rocailleux par où l’on monte, aujourd’hui encore, à Naïn, l’un, le cortège de la mort, l’autre, le cortège de la vie, et celui-ci triomphant de celui-là ! C’était la première résurrection accomplie par le Seigneur. Aussi eut-elle un immense retentissement. Le bruit en parvint même aux oreilles de Jean-Baptiste, en prison à Machéronte, à l’est de la mer Morte ; et c’est à la suite de ce miracle qu’il envoya ce message au Christ : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » Jean espérait de jour en jour la manifestation du royaume messianique, et les mois s’écoulaient dans cette attente stérile. Il ne comprenait plus rien à la conduite de Jésus. Or, les hommes les plus vaillants dans la lutte deviennent parfois chancelants quand ils sont réduits à une longue inaction. Le Christ répond en montrant ses œuvres, décrites d’avance par Esaïe, puis il rend un beau témoignage à son Précurseur, qu’il s’empresse de relever dans l’opinion de la foule. Il ne dédaignait pas les mouvements oratoires en s’adressant au peuple : ce discours est remarquable par ses poétiques beautés.

Le cycle de narration qui nous occupe se termine, dans saint Luc (Luc 7.36-50), par le repas chez « Simon le pharisien, » cette scène à la fois dramatique et familière, où le Seigneur établit un parallèle entre son hôte propre-juste et la pécheresse repentante, oblige le premier à se condamner lui-même à son insu et renvoie la seconde heureuse et pardonnée. Cet homme n’est pas encore un adversaire déclaré ; il cherche à se former une opinion et se tient sur la réserve, ce qui prouve qu’à ce moment la rupture n’était pas consommée entre Jésus et les pharisiens.

Il en sera tout autrement après les scènes sabbatiques racontées Luc 6.1-11, par anticipation et que nous replaçons ici dans leur cadre naturel. Elles ont eu lieu certainement plusieurs semaines avant Pâques, si l’on en juge par la longue série de faits qui se succèdent dans l’intervalle. D’autre part, on ne peut guère les fixer avant le milieu de mars, puisque les « blés » commencent à mûrir. (Luc 6.1) Il est vrai que nous sommes sur les bords du lac de Génésareth, à 200 mètres au-dessous du niveau de la mer, dans une région beaucoup plus chaude que la Judée ; mais, à supposer même que cette année-là fût particulièrement précoce, la date assignée par Luc et Marc (Marc 2.23-3.5) aux deux scènes en question, semble en tout cas prématurée.

Un jour donc que le Seigneur traversait des champs de blé, ses disciples cueillirent des épis et en mangèrent les grains. La loi le permettait. (Deutéronome 23.25) Mais les pharisiens se hâtent de les accuser, parce que c’était un jour de sabbatl  : cueillir, moudre, moissonner… avec la main, n’était-ce pas un travail, une violation du jour du repos ? « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, » répond Jésus. Arrivé à Capernaüm, il entre dans la synagogue, suivi de ses adversaires. Encore sous l’impression de leur indigne chicane, il y trouve « un homme dont la main droite était sèche. » Comme ils attendent de voir ce qu’il va faire, « afin de pouvoir l’accuser, » il les met en demeure de prononcer eux-mêmes « si, le jour du sabbat, il est permis de faire du bien ou de faire du mal. » l’oint de réponse. Alors il dit à l’homme : « Etends la main. » Et elle fut guérie à l’instant même. Marc décrit en ces termes les sentiments qui bouillonnaient dans le cœur de Jésus :

l – Le « sabbat second-premier, » dit Luc. Ce terme inconnu signifiait, selon nous : « le sabbat second-Adar premier, » c’est-à-dire le premier sabbat du mois complémentaire (ve-Adar) ou treizième mois de l’an 29, soit cinq semaines avant la fête de Pâques, retardée de vingt-huit jours.

Il promenait ses regards sur eux avec indignation et était en même temps afflige de l’endurcissement de leur cœur. (Marc 3.5)

Cet acte de bienfaisante hardiesse devait avoir de graves conséquences. Dès ce moment, la rupture est décidée et les pharisiens vont s’entendre avec les hérodiens pour aviser aux moyens de « faire périr » le Seigneur. « L’ayant su » (Matthieu 12.15), il juge à propos de s’absenter de Capernaüm et de se rendre en Judée.

Entre les chapitres 7 et 8 de saint Luc, en effet, il y a évidemment une pause, un temps d’arrêt précédant une nouvelle phase de l’activité galiléenne. Il convient donc d’intercaler ici le voyage à Jérusalem indiqué Jean 5.1, à l’occasion d’une fête qui doit être celle de Purim, laquelle se célébrait les 14 et 15 Adar (19 et 20 mars de l’an 29).

Quel a pu être le but du Seigneur en se rendant à cette fête, qu’un mois seulement séparait de Pâques et qui était parmi les moins importantes ? Il est probable qu’il avait déjà en vue la grande fête religieuse qu’il aimait à passer à Jérusalem. Mais, comme il avait dû quitter cette ville pour éviter un conflit, il ne veut pas s’y aventurer pour la principale solennité avant d’avoir sondé le terrain. Arrivé dans la capitale, il ne tarde pas à constater que la malveillance n’a fait que grandir. Il suffit encore d’une guérison sabbatique, celle de l’impotent de Béthesda, pour exciter au plus haut point l’irritation des Juifs.

Il n’était plus question pour lui de rester en Judée jusqu’à la prochaine fêle de Pâques ou de revenir tout exprès au bout de quelques semaines : sa vie était sérieusement menacée. (Jean 5.18) C’est donc en Galilée, où le peuple lui est encore très attaché, que cette année-là, par exception, il célébrera la grande fête nationale d’Israël.

Il y fut de retour vers le 25 mars, en pleine belle saison, et le tableau que nous offre Luc ch. 8 est en parfaite harmonie avec cette donnée. Il s’agit d’une reprise de l’évangélisation itinérante, avec de notables modifications dans la méthode. Jusqu’alors, Jésus s’était contenté de rayonner autour de Capernaüm, où il rentrait presque tous les soirs. Maintenant, il élargit son champ d’action, et, sans revenir chaque fois à son point de départ, il va entreprendre la visite successive d’un grand nombre de villes et de bourgades dans les diverses régions de la province. Et comme le collège des douze est avec lui au complet, l’Evangile nous donne ici des renseignements sur les moyens de subsistance de la petite armée. La légende eût cru rabaisser le Seigneur en se posant une pareille question. N’était-il pas le Fils de Dieu, capable de nourrir les siens miraculeusement et tous les jours ? Eh bien, non, il a consenti à vivre, je ne dis pas des aumônes, mais des offrandes que la reconnaissance et l’amour inspiraient aux malheureux qu’il avait consolés ou guéris. De ce nombre étaient quelques femmes dévouées, riches en biens de ce monde, qui se faisaient un bonheur et une gloire de les consacrer à son service. Il a fallu l’imagination frivole d’un Renan pour profaner ce gracieux et chaste tableau en dépeignant le jeune rabbi entouré d’une cour de belles créatures !

Ces saintes femmes étaient les véritables «  diaconesses » de la troupe missionnaire (elles « servaient ; » grec, diaconéô). Nous sommes au printemps : de là ce changement marqué dans le ministère du prophète, de là une impulsion nouvelle qui nous permet de caractériser cette époque comme celle de son activité la plus intense.

De leur côté, cependant, ses ennemis ne chômaient pas. Habiles et tenaces, leur tactique sera désormais de le noircir en public et de lui aliéner les sympathies de la foule. Dès sa rentrée à Capernaüm, où l’attendent « des scribes venus de Jérusalem » (Marc 3.22), les occasions ne devaient pas manquer.

La première fut la guérison du « démoniaque aveugle et muet. » (Matthieu 12.22 ; Luc 11.14) Comme le peuple émerveillé loue Jésus et dit : « Ne serait-il point le fils de David ? » les pharisiens s’empressent de réagir contre cette impression : « Il chasse les démons par Béelzébul, prince des démons ! » Or, la loi punissait de mort ceux qui évoquaient les mauvais esprits. C’était le faire passer pour un suppôt de l’enfer. Il réfute aisément cette calomnie en la réduisant à l’absurde : « Comment Satan peut-il chasser Satan ? » puis il prononce sur ses adversaires de mauvaise foi un jugement solennel, en montrant l’extrême gravité de leur blasphème : ils sont en train de commettre le péché irrémissible, le « péché contre le Saint-Esprit. »

« Comme Jésus parlait encore à la foule » (Matthieu 12.4), survinrent « sa mère et ses frères. » La mère du grand prophète !… Ce n’est pas la première venue ; sa soudaine arrivée fait sensation et aussitôt une bonne femme de jeter à Jésus cette exclamation naïve : « Heureux le sein qui t’a porté ! » (Luc 11.27)

L’intervention des parents du Seigneur à ce moment critique n’a rien de surprenant. Le bruit du complot des hérodiens et des pharisiens s’était promptement répandu partout et jusqu’à Nazareth. Qu’on juge de l’émotion de sa famille en apprenant qu’il est menacé de mort et traité comme un criminel ! Irrités contre lui bien plus que contre ses persécuteurs, dont l’autorité officielle leur paraissait sacrée, ses frères disaient : « Il faut qu’il ait perdu le sens ! » (Marc 3.21) et ils accourent à Capernaüm, résolus de s’emparer de sa personne pour le ramener à la maison. Quant à Marie, quoi de plus naturel qu’elle les ait suivis, non pour concourir à leur dessein, mais pour apaiser leur ardeur et prévenir une querelle ! Ils avaient compté sans la foule qui avait investi la maison : il leur fut impossible de pénétrer à l’intérieur. Jésus, devinant leur intention, les remit à leur place par des paroles à la fois sévères et touchantes, où il déclare que sa vraie parenté est d’ordre spirituel et divin :

« Voici ma mère et mes frères, dit-il en montrant ses disciples ; car quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère. »

Les trois synoptiques sont d’accord pour fixer à cette date la grande série des paraboles du royaume. (Mat. ch. 13, Marc ch. 4, Luc ch. 8.) Celles que le Seigneur avait dites précédemment étaient courtes et occasionnelles. Il en fera désormais un usage systématique. Il choisit ce genre comme cadre habituel de ses prédications, à l’époque précise où le conflit éclate avec violence entre lui et les Juifs. Du moment que les principaux de la nation ferment volontairement les yeux à la vérité, il croit devoir envelopper celle-ci d’un voile qui la leur dérobe. Ainsi furent prononcées successivement les paraboles du semeur, de l’ivraie, du grain de moutarde et d’autres encore, où il montre les destinées du royaume de Dieu attachées à sa personne jusqu’à la fin des temps :

« Ce qui nous choque dans ses paroles, a dit Strauss, c’est qu’il rattache à sa propre personne tous ces bouleversements futurs de l’univers. »

Laissons une série de faits bien connus formant un tout : apaisement de la tempête, excursion à Gadara, guérison de la femme qui se glisse derrière Jésus pour toucher le bord de son vêtement à l’insu de tous et, enfin, la résurrection de la fille de Jaïrus. Ici, pour la première fois, nous voyons le Christ distinguer trois de ses apôtres, Pierre, Jean et Jacques (Luc 8.51), et leur accorder une confiance spéciale. Les douze formaient autour de lui, pour ainsi dire, plusieurs cercles concentriques, suivant le degré d’intimité qui les unissait à sa personne. C’était une hiérarchie de fait, non de droit. Tous avaient reçu à titre égal le même mandat, dont chacun n’était responsable que devant le Maître. L’Evangile va nous en fournir la preuve en nous racontant la « mission des apôtres. »

En Israël, il fallait l’accord de deux témoins pour qu’une déposition fût valable. Jésus envoie donc ses disciples deux à deux prêcher le royaume en son nom, comme d’autres lui-même, revêtus de son autorité et de sa puissance. (Luc 9.1) Cette première mission avait pour objet principal de les préparer à leur futur apostolat, car il importait qu’ils fissent leurs « premières armes » sous les yeux de leur Maître. Mais elle avait aussi le caractère d’une manifestation grandiose : voilà six paires d’évangélistes sillonnant le pays en tous sens, annonçant la bonne nouvelle, chassant les démons, guérissant les malades ! L’événement était trop nouveau, trop considérable pour ne pas mettre en émoi toute la Galilée. Il dut apparaître comme un « signe des temps, » ce qu’il était, en effet.

Hérode lui-même « entendit parler de tout ce qui se passait » et devint anxieux. Il avait fait, tout récemment, décapiter Jean-Baptiste, et, superstitieux comme il était, « il ne savait que penser » de ce nouveau prophète et « cherchait même à le voir. » (Luc 9.9) En attendant, le bruit qui courait parmi son entourage que « Jean-Baptiste était ressuscité des morts, » ce bruit absurde prenait de la consistance dans son esprit, si bien qu’il finit par y croire plus fermement que personne. (Matthieu 14.1 ; Marc 6.14)

De si abondantes semailles devaient aboutir à un résultat. Nous touchons au point culminant de l’activité publique du Seigneur. Le jour ne saurait tarder où la moisson sera mûre et où l’ivraie et le bon grain, après avoir grandi côte à côte, seront séparés par un acte de triage.

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