Apologie du Christianisme

8.1.3 La phase descendante

Nous voici à l’époque où l’on peut dire du Fils de l’homme qu’il n’a « pas un lieu où reposer sa tête. » Délaissé par un grand nombre de ses partisans, dont il a déçu les espérances charnelles, espionné par ses ennemis qui le harcèlent sans relâche, il lui devient impossible d’exercer en Galilée un ministère régulier et d’y faire des séjours continus. Il sera contraint désormais de mener une vie errante. Peu après Pâques, nous avons un exemple de cette inquisition systématique dont il est l’objet. (Matthieu ch. 15 ; Marc ch. 7.)

Véritables limiers de police, des scribes et des pharisiens arrivent tout exprès de Jérusalem pour l’observer, et commencent l’inventaire de ses infractions à la loi en lui reprochant de négliger les ablutions ordonnées pour chaque repas. Cette discussion sur les mains non lavées, au cours de laquelle, pour la première fois, nous entendons ce mot sévère : « Hypocrites ! » sortir de la bouche de Jésus, le détermine au départ. Il va entreprendre coup sur coup deux voyages dans le nord de la Palestine, l’un dans la contrée de Tyr et de Sidon, l’autre à Césarée de Philippe.

Les Evangiles ne nous ont conservé de son excursion au bord de la Méditerranée qu’un seul épisode, mais des plus significatifs. C’est le récit où nous voyons le Seigneur vaincu par l’humilité et la persévérance d’une Cananéenne et obligé d’admirer la grandeur de sa foi. Au reste, la notice de Marc : « Il entra dans une maison, désirant que personne ne le sût, mais il ne put rester caché » (Marc 7.24), indique clairement le caractère de ce voyage et explique la conduite de Jésus à l’égard de cette femme. Il ne s’était pas expatrié pour prêcher l’Evangile ou opérer des guérisons. Il voulait garder le plus strict incognito et échapper quelque temps à la vie publique ; d’où l’on peut conclure qu’il n’a songé au retour que lorsqu’il a pu croire l’irritation un peu calmée et ses persécuteurs repartis pour Jérusalem.

Cette fois, après un long circuit par la Décapole et la traversée du lac, il aborde la rive galiléenne (Matthieu 15.24) dans la région de Dalmanutha et de Magadan. Le soin qu’il met à éviter Capernaüm et à opérer son débarquement dans une plage presque ignorée, montre avec quelle circonspection il voyageait à cette époque.

Et pourtant, il se heurte de nouveau à ses ennemis, à peine a-t-il posé le pied sur le rivage. « Les pharisiens et les sadducéens abordèrent Jésus pour l’éprouver. » (Matthieu 16.1) Ces simples mots en disent long. L’entente s’est établie entre les deux sectes rivales, et leurs émissaires obéissent à un mot d’ordre général. Aussi le Seigneur ne prolonge-t-il pas l’entretien sur le « signe du ciel » qu’on exige de lui, comme si ses œuvres de miséricorde ne suffisaient pas ! Il va droit à la racine du mal : cette soif de prodiges extérieurs prouve l’impénitence de cette race « méchante et adultère. » Les Juifs veulent la gloire sans la conversion, moissonner avant d’avoir semé ; il n’en sera pas ainsi. En fait de miracles cosmiques, un seul sera accordé à cette génération : celui du prophète Jonas. Puis, sur ce mot énigmatique, Jésus se sépare brusquement de ses adversaires, remonte dans la nacelle avec ses disciples et passe à l’autre bord, sans s’arrêter nulle part en Galilée. Une fois de plus, il prend le chemin de l’exil.

Après une ou deux journées de marche, nous le retrouvons bientôt à Césarée de Philippe, près des sources du Jourdain. Nous sommes en été, au milieu des magnificences d’une nature alpestre, dans le voisinage des massifs neigeux du Grand Hermon. On aime à penser que ce séjour dans le nord fut pour Jésus un temps de rafraîchissement physique et moral.

Sa plus grande joie fut d’y entendre de nouveau la profession de foi de Simon Pierre. Avant Pâques, cet apôtre lui avait dit : « Tu es le Saint de Dieu ! » Sa déclaration d’aujourd’hui : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » (Matthieu 16.16), est identique au fond, mais combien plus réfléchie, plus consciente d’elle-même ! Certes, sa première confession était sincère, elle partait du cœur ; mais n’a-t-il jamais varié ? jamais chancelé ? Il sera sincère aussi, lorsqu’il dira plus tard : « Je ne te renierai point. » Il était facile, après avoir été sauvé de la mort par l’intervention miraculeuse du Maître, de lui dire : « Tu es le Saint de Dieu ! Sa divine royauté était apparue aux disciples d’une façon si merveilleuse, qu’on s’étonnerait vraiment qu’aucune parole, comme celle que Jean rapporte (Jean 6.69), ne fût sortie de leur bouche en cette occasion.

Mais, depuis lors, les événements ont marché, l’enthousiasme a pu se refroidir. Les rangs se sont toujours plus éclaircis autour du Seigneur ; haï des chefs, exposé partout à leurs intrigues, voici des mois qu’il mène l’existence d’un proscrit : la foi des disciples n’a cessé d’être démentie par les faits. Ne se laisseront-ils pas envahir par le découragement et le doute, comme naguère le Précurseur lui-même ? Jésus tient à s’assurer du résultat de cette longue épreuve à laquelle leur foi vient d’être soumise. Il veut savoir s’il peut compter sur eux, d’autant plus qu’il a de nouvelles et plus graves révélations à leur faire : il ne peut tarder davantage à les initier au mystère de ses souffrances et de sa mort. Si leur foi, par malheur, avait subi un recul, comment les mettre au courant de ce sombre avenir ? Ce serait achever de la détruire. Mais, si elle est toujours la même, elle a dû s’aguerrir au contact des difficultés et pourra résister à de plus rudes secousses.

Voilà pourquoi le Seigneur provoque un nouvel énoncé de leurs convictions. Il semble qu’il ait attendu la réponse avec une certaine anxiété. D’après Luc (Luc9.18), il en fait un sujet spécial de prières. Fidèle à sa méthode, qui est celle de Dieu même, il procède avec ménagement, ne voulant rien brusquer : il préfère une réponse absolument sincère, dût-elle être affligeante pour son cœur, à une belle réponse inspirée par la complaisance. Il commence donc par demander de façon toute générale ce que les hommes pensent de lui. L’opinion publique — il le savait de reste — était très partagée ; voir en lui le Messie lui-même était, en somme, un cas exceptionnel. Au milieu de ces hésitations populaires, l’affirmation franche et convaincue de Pierre, organe de ses collègues, acquérait d’autant plus de prix : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »

La bonne semence avait germé dans l’âme des apôtres ; la foi qui sauve avait jeté en eux de profondes racines en dépit de tous les obstacles, et Jésus voit dans ce fait la preuve que leur foi est une de ces plantes que le Père lui-même a plantées. Il félicite son apôtre qui, le premier de tous, est arrivé à une claire et ferme conscience de la vérité, et il lui rend, pour ainsi dire, confession pour confession. Pierre avait dit : « Tu es le Christ ! » Jésus répond : « Et moi, je te dis que tu es Pierre ; » je ratifie le titre que je t’ai donné et les promesses dont il est le symbole : tu auras l’honneur d’être mon premier instrument pour la fondation de mon Eglise ici-bas. Dès ce moment, en effet, l’Eglise était née, car le nom du Christ avait trouvé un confesseur capable de dire : « Je sais en qui j’ai cru. »

Dès lors Jésus commença à faire connaître à ses disciples qu’il fallait qu’il souffrît beaucoup, qu’il fût mis à mort et qu’il ressuscitât le troisième jour. Il leur dit ces choses ouvertement. (Marc 8.31)

Il juge donc le moment venu, maintenant qu’ils sont bien persuadés qu’il est le Christ, de leur révéler sans réticences le sort douloureux qui l’attendait ! Pauvres disciples ! Qu’ils y sont peu préparés encore ! Quelle secousse, quel ébranlement ! Pierre déclare la chose impossible et doit être remis à l’ordre par cette vibrante répartie :

« Arrière de moi, Satan, tu m’es en scandale ! Tu ne comprends pas les choses de Dieu, tu n’as que des pensées humaines. »

Voilà où en était le plus avancé des disciples, celui qui avait reçu tout à l’heure un si bel éloge ! Que devait-il en être de ses collègues ? Et qu’eût-ce été si le Seigneur, dans sa sagesse pédagogique, ne les avait épargnés jusque-là !… On voit ce qu’il faut penser de ces lignes de M. Ed. Stapfer :

« Ce Jésus qui calcule, qui ne dit pas tout ce qu’il sait, ne nous semble conforme ni à la vérité morale, ni à la vérité historique… S’il n’a point parlé, dès le début, de sa mort sanglante, c’est parce qu’il l’ignorait encorea.

aLa Palestine au temps de Jésus-Christ. 3e édit., p. 468.

Après une telle révélation, les apôtres avaient un urgent besoin d’être fortifiés dans leur foi, et c’est sans doute pour les encourager à avoir confiance en lui malgré tout, qu’il appelle ses trois intimes à être les témoins de sa transfiguration, qui eut lieu une semaine plus tard dans la même contrée.

Parmi les incidents du voyage de retour, notons une annonce réitérée de la Passion, suivie d’une discussion des douze sur la question de prééminence ! Jésus assiste sans mot dire à cet entretien, se réservant de leur en parler « à la maison » (Marc 9.33) et de placer au milieu d’eux, pour leur servir de modèle, un « petit enfant. »

Ce nouveau séjour en Galilée ne dura guère, car Jésus revint probablement du nord vers la fin de l’été, et la fête des Tabernacles, où il se rend ensuite « comme à la dérobée, » (Jean 7.10), se célébrait au commencement de l’automne.

La guérison de l’aveugle-né, opérée à Jérusalem pendant cette fête, est racontée par saint Jean (ch. 9) avec force détails pris sur le vif, qui trahissent le témoin oculaire. Elle eut pour effet d’accentuer l’opposition. On décrète d’expulser de la synagogue quiconque reconnaîtra Jésus pour le Christ. Personnellement, en moins d’une semaine, il est l’objet de deux ou trois tentatives d’agression violente et d’un mandat officiel d’arrestation, qui, heureusement, n’eut pas de suites, les huissiers eux-mêmes s’étant excusés auprès de leurs chefs, en disant : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. » (Jean 7.46)

Il est aisé de prévoir à quelle issue tragique aboutira ce conflit. Le ministère du Fils de l’homme touche à son terme : « son temps est proche. » Il lui reste à tenter un dernier et suprême effort pour secouer l’apathie d’Israël et rassembler les croyants autour de sa personne, avant de se manifester à Jérusalem dans sa dignité messianique et de « livrer son âme en oblation pour le péché. »

Jésus retourne en Galilée pour la dernière fois et organise aussitôt les préparatifs du départ. Il va prendre congé de ce petit territoire favorisé entre tous par la vue de ses miracles. Cette nouvelle phase de son ministère diffère absolument de la précédente. Il n’a plus aucun motif de se tenir à l’écart, d’éviter le contact des foules ou le voisinage de ses ennemis. Il sait qu’à la prochaine grande solennité religieuse, il doit souffrir et mourir en présence de tout Israël. Mais, innocent, ce n’est pas comme individu, c’est comme Fils de l’homme et Sauveur du monde, qu’il accepte ce rôle de « l’Homme de douleurs » dépeint par Esaïe (ch. 53). Il faut donc qu’il meure en Messie, non en simple particulier.

Aussi s’arrange-t-il pour donner à son départ de Galilée le plus de notoriété possible. Il veut que ceux qui l’aiment le suivent en cortège, que tous ses partisans assistent à son triomphe, c’est-à-dire à sa mort, condition de sa victoire. Autant il craignait naguère d’exciter le tumulte et de précipiter la crise finale, autant il mettra désormais de courage et d’intrépidité à marcher au-devant du sacrifice. Tel est le sens de l’énergique détermination indiquée par Luc au début du voyage :

Lorsque le temps où il devait être enlevé du monde approcha, Jésus prit la résolution de se rendre à Jérusalem ; (littéralement : il dressa sa face pour aller à Jérusalem. Luc 9.51)

Ces mots expriment une décision irrévocable et suivie d’effet immédiat. Deux traits essentiels distinguent ce départ : il est définitif, et par là même il est solennel. Ce double caractère donne le ton général des discours et des œuvres du Seigneur pendant cette période. Il parle et agit en Roi-Messie, qui va prendre possession de son royaume et bientôt jugera les vivants et les morts. Et c’est bien ainsi que paraissent le comprendre ceux qui l’entourent. Ils ont remarqué dans son attitude, et jusque dans l’expression de ses traits, je ne sais quel changement significatif, et ils sentent d’instinct que le dénouement approche, que le Seigneur va entrer dans son règne. Seulement, ils ignorent sous quelle forme et à quel prix ! Ne visant que le but glorieux, ils s’obstinent à caresser des chimères, et Jésus doit souvent les mettre en garde contre leurs illusions.

Il ne faut pas le suivre à la légère, comme ce scribe qui lui dit : « Seigneur, je te suivrai partout où tu iras ! » (Luc 9.58) et dont il réprime le zèle présomptueux, fruit d’un grossier malentendu. Il faut le suivre en connaissance de cause, car ce voyage n’est pas un jeu ou une promenade de plaisir. De plus, il faut se décider sur-le-champ et « laisser les morts ensevelir leurs morts, » car le temps presse : Jésus part pour ne plus revenir. Enfin, il faut le suivre sans arrière-pensée et d’un cœur non partagé, car « celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas propre au royaume de Dieu. » (Luc 9.62) En un mot, il faut brûler ses vaisseaux et être prêt à tout, même à briser les liens les plus chers.

C’est aussi la gravité de l’heure présente qui motive l’envoi des soixante-dix disciples (Luc ch. 10), qui évangélisent partout « où lui-même devait aller. » Ambassade finale du Fils de l’homme auprès de la nation élue, ils ont pour tâche d’adresser aux enfants d’Abraham une dernière sommation, pour qu’ils se convertissent à leur Roi « en ce jour qui leur est donné. » Le cortège du Christ, c’est le royaume de Dieu qui passe sur toutes les bourgades d’Israël, gage de paix et de grâce partout où on lui fait accueil, signe précurseur du jugement partout où il est repoussé. Malheur aux cités qui laissent échapper cette occasion providentielle : « Elles seront traitées plus rigoureusement que Sodome ! »

Déjà plusieurs villes de Galilée ont donné leur mesure : celles des bords du lac ont eu le privilège d’être pour le Seigneur un centre d’action, et elles ne se sont pas repenties : elles sont mûres pour le jugement ! Et, se tournant vers elles une dernière fois à l’heure du départ, Jésus dénonce leur impénitence et les châtiments qui fondront sur elles :

« Malheur à toi, Chorazin ! Malheur à toi, Bethsaïda !… Et toi, Capernaüm, qui as été élevée jusqu’au ciel, tu seras abaissée jusque dans les enfers ! »

Leur mission terminée, les soixante-dix revinrent enthousiasmés. Ce qui surtout les avait frappés et réjouis, c’est qu’eux-mêmes, qui n’étaient pas des apôtres, avaient reçu le pouvoir de chasser les démons. Le Seigneur s’associe franchement à leur joie, mais en la ramenant à de justes proportions : « Réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits dans les cieux ! » Toutefois, l’expérience qu’ils viennent de faire est à ses yeux un événement capital. Dans ce pouvoir accordé à la petite armée des croyants, il voit l’indice d’une révolution céleste, le prélude de la chute finale du prince des ténèbres : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. » (Luc 10.18) De là, dans le cœur de Jésus un tressaillement intime, qui se manifeste au dehors par un élan lyrique d’adoration et de louange :

« Je te loue, ô Père ! Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants. Oui, Père, je te loue de ce que tu l’as voulu ainsi. Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. » (Luc 10.21 ; Matthieu 11.25)

Et dire que certains critiques ont représenté Jésus comme en proie à une incurable mélancolie durant la seconde moitié de son ministère ! Ce n’est pas une humeur sombre et découragée, c’est une joie exubérante et sainte que respirent ses paroles émues.

D’étape en étape, Jésus se rapproche du terme de son voyage. Vers la fin de décembre, il se rend à Jérusalem pour la fête de la Dédicace. (Jean 10.22) C’est donc le lieu de mentionner sa parabole du « bon Samaritain, » prononcée chemin faisant (Luc 10.30), et sa visite à Béthanie (Luc 10.38-42), touchante scène d’intérieur, où le caractère des deux sœurs de Lazare est si délicatement dépeint, avec leur vive affection pour le Maître, aussi ardente chez l’une que chez l’autre, mais que Marthe manifeste par une activité un peu fébrile, et sa sœur par une attention recueillie. « Marie, dit Jésus, a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée. »

A Jérusalem, le Seigneur est l’objet d’une nouvelle tentative de lapidation, à cause de sa grande parole : « Moi et le Père sommes un ! » (Jean 10.30) Une fois encore il échappe à ses ennemis et se retire au delà du Jourdain, là où Jean avait baptisé au début de son ministère. (Jean 1.28)

Le peu que nous savons de ce séjour en Pérée, qui dura environ deux mois, suffit pour établir que cette époque fut l’une des plus heureuses de la vie de Jésus, parce qu’elle fut à la fois paisible et féconde. C’est tout un mouvement religieux que l’auteur du quatrième évangile nous laisse entrevoir dans une courte et substantielle notice. Ancien disciple de Jean-Baptiste, il se plaît à constater que c’est le souvenir du Précurseur, encore très vivant dans cette contrée, et la comparaison des deux envoyés divins, qui amena chez plusieurs l’éclosion de la foi chrétienne :

Beaucoup de gens vinrent à lui et ils disaient : Jean n’a fait aucun miracle, mais tout ce que Jean a dit de cet homme était vrai. Et beaucoup crurent là en lui. (Jean 10.41)

Au reste, tout se passa dans le plus grand calme ; pas d’effervescence populaire ! C’étaient des conversions individuelles, des épis glanés un à un, travail sérieux et réfléchi qui devait d’autant plus réjouir le Maître.

Les pharisiens, cependant, ne le perdaient pas de vue. Sachant qu’il n’aurait qu’un mot à dire, un signal à donner, pour enflammer les populations, ils s’étonnent sans doute de ses lenteurs et de l’arrêt de sa marche triomphale… Que tarde-t-il à se mettre à la tête de ses partisans et à se faire proclamer « roi d’Israël ? » Déjà, à la Dédicace, ils lui avaient demandé : « Jusques à quand tiendras-tu notre esprit en suspens ? Si tu es le Christ, dis-le nous franchement. »

Et maintenant qu’il semble veiller aux portes de la capitale, ils ne savent à quoi s’en tenir et se décident à lui poser cette question, qui n’était qu’une façon détournée de lui faire avouer son programme : « Quand viendra le royaume de Dieu ? » (Luc 17.20) Sa réponse dut augmenter leur perplexité. Ce royaume ne consiste pas dans une institution extérieure se manifestant avec éclat ; il est par essence un état intérieur : « Voici, le royaume de Dieu est au-dedans de vous. »

La « présentation des petits enfants » (Luc 18.15) nous transporte à la fin du séjour de Jésus en Pérée et fut sans doute provoquée par la nouvelle de son départ, car il se met en route immédiatement après. (Matthieu 19.15) Où allait-il ? Qu’est-ce qui l’obligeait à ce nouveau déplacement ? Nous le savons par le quatrième évangile. (Jean ch. 11) Béthanie n’était qu’à une journée de distance. Or, à ce moment, Lazare était gravement malade, et ses sœurs, qui connaissaient la résidence actuelle du Maître, le font appeler en toute hâte. (Jean 11.3) Néanmoins, « il resta encore deux jours dans le lieu où il était. » Mais, le surlendemain, il dit résolument aux douze : « Retournons en Judée ! » Cet ordre les jeta dans le plus grand émoi, et ils essayèrent de le détourner d’un projet qui leur paraissait le comble de l’imprudence : « Rabbi, les Juifs tout récemment cherchaient à te lapider, et tu retournes en Judée ! » Il répond que Lazare est mort et qu’il va le rappeler à la vie ; sur quoi Thomas, entraînant ses collègues, s’écrie courageusement : « Allons aussi, afin de mourir avec lui ! »

Cependant, les mères de famille ne veulent pas le laisser partir, qu’il n’ait « béni leurs enfants et prié pour eux. » (Matthieu 19.13) Peut-être avaient-elles le pressentiment qu’elles le voyaient pour la dernière fois. Leur intervention à un pareil moment, jugée malencontreuse par les disciples, explique et atténue la dureté dont ils font preuve en les repoussant. Mais cette conduite un peu brutale ne fait que mieux ressortir l’admirable bonté de Jésus, qui réprimande les douze, console et réjouit le cœur des mères, accueille avec tendresse ces petits, les prend dans ses bras, leur impose les mains et les offre en exemple à tous ceux qui aspirent au royaume des cieux.

Là-dessus, les voyageurs se mettent en marche ; mais une nouvelle interruption survient, à peine ont-ils fait quelques pas. (Marc 10.17) Cette fois, c’est un grand personnage à qui son opulence n’a pas donné la paix ; c’est « le jeune homme riche, » qui interroge le Maître sur ce qu’il doit faire pour hériter la vie éternelle, et s’en retourne tristement sur cette réponse : « Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres ; puis, viens et suis-moi. »

Frappés de l’extrême difficulté du salut, révélée par cet incident, les disciples ont quelque souci pour eux-mêmes, et Pierre demande : « Qu’en sera-t-il de nous ? Voici, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi. » Et le Seigneur, solennellement, leur promet qu’au jour de la « palingénésie » finale, « ils seront assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël. » (Matthieu 19.28)

Lorsque Jésus arriva à Béthanie, Lazare était dans le sépulcre depuis trois jours, et la putréfaction commençait déjà. On connaît les détails de cette scène inoubliable où le Christ pleure sur la tombe de son ami et, d’un mot, le rappelle à la vie. Ce miracle d’amour était de sa part un acte d’immolation et devait hâter son propre martyre : on devine à sa poignante émotion qu’il en avait pleine conscience.

« Il se passa à Béthanie, avoue Renan lui-même, quelque chose qui fut regardé comme une résurrection et qui avança la fin de Jésus. »

Le sanhédrin, en effet, convoqué aussitôt en séance pleinière, décréta officiellement que Jésus devait mourir. (Jean 11.47) Le meurtre juridique était accompli ; il ne restait plus qu’à s’entendre sur les moyens d’exécution. Alors Jésus se retira avec ses disciples à quelques lieues au nord de Jérusalem, dans la petite ville d’Ephraïm (Jean 11.54), aux confins du désert ; et là, dans le recueillement, il attendit l’approche de Pâques.

Quand les caravanes commencèrent à affluer vers la ville sainte, il quitta Ephraïm avec ses disciples et joignit la foule des pèlerins dans la vallée du Jourdain et de Jéricho. Pendant le trajet, il prit à part les douze et les avertit une fois de plus des graves événements qui allaient surgir. Il est malaisé de définir l’état d’âme des apôtres à cette nouvelle annonce de la Passion. Marc dit qu’« ils étaient troublés et le suivaient avec crainte. » (Marc 10.32) Et cependant, immédiatement après, il raconte la démarche de la femme de Zébédée qui, prosternée devant Jésus, implore pour ses fils la faveur d’être assis, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, quand il sera dans sa gloire. » (Marc 10.35-37 ; comp. Matthieu 20.20-22.) La légende n’aurait pas choisi un tel moment pour mettre dans la bouche de ses héros cette requête déplacée et outrecuidante ! Et ce n’était pas la première fois que se produisait cette bizarre coïncidence. Nous l’avions déjà constatée entre Césarée de Philippe et Capernaüm. (Luc 9.44-46) Il semble donc que leurs rêves ambitieux s’exaltaient chaque fois que le Seigneur leur parlait de son prochain martyre.

Le phénomène s’explique pourtant. L’idée d’un Messie souffrant et mis à mort répugnait tellement à leur point de vue juif, qu’ils n’essayaient même pas de comprendre. « Ils évitaient de l’interroger à ce sujet. » (Marc 9.32) Mais ils savaient bien une chose et ils s’y tenaient avec énergie, c’est que le Christ, après avoir vaincu ses ennemis, entrerait dans sa gloire : ils ne voyaient que ce terme brillant ; l’entre-deux était pour eux l’inconnu, le mystère, qui leur causait de vagues appréhensions et dont, pour cette raison même, ils détournaient volontiers leurs regards. Il leur suffisait de savoir que l’issue était proche, la crise finale imminente, et que, par conséquent, le royaume messianique allait être inauguré. (Luc 19.11)

On comprend dès lors la demande inconsidérée de Jacques et Jean, ou du moins de leur mère : le moment leur parait venu de s’assurer les meilleures places dans l’entourage du Roi d’Israël ! Ne sont-ils pas au premier rang du collège apostolique ? Il n’y a guère que les fils de Jona, Pierre et André, qui pourraient à la rigueur prétendre aux mêmes droits… Jésus les reprend avec douceur et fermeté : pour participer à sa gloire, il faut d’abord participer à ses souffrances et à sa mort… Peine perdue ! ils n’entendent point son langage ; à sa question : « Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire ? » ils répondent avec une superbe assurance : « Nous le pouvons ! » Alors il leur donne à tous une leçon d’humilité : l’esprit qui doit régner entre eux est juste le contraire de celui du monde ; ce doit être l’esprit même du « Fils de l’homme, venu pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » (Matthieu 20.28.)

A Jéricho, le Seigneur guérit l’aveugle Bartimée et accepte le logement de Zachée le péager. Le lendemain, il arrive à Béthanie, où il est invité à souper dans la maison de Simon le lépreux. C’est alors que Marie brise le vase de parfum en son honneur et qu’il apaise les murmures provoqués par cette riche offrande, en disant : « Elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture. »

Pendant la fête de Pâques, Jérusalem regorgeait de monde. La demeure hospitalière de Lazare et de ses sœurs offrait à Jésus l’asile qu’il lui fallait, le lieu paisible où il se reposait des luttes et des fatigues de la journée dans une douce atmosphère de piété et d’affection.

Dans la capitale, cependant, on se demandait depuis plusieurs jours s’il viendrait à la fête, car on n’ignorait pas la sentence des autorités. On apprit qu’il était à Béthanie, et dès le lendemain, soit le dimanche des Rameaux, une foule de gens accoururent au-devant de lui, portant des palmes, pour lui faire un cortège triomphal en se joignant au flot des pèlerins. En route, il prononce la « parabole des mines » (Luc 19.11-27), dans laquelle il se compare à un prétendant royal qui doit faire une longue absence avant de régner et afin d’obtenir l’investiture royale ; exactement comme les Hérode étaient obligés d’aller à Rome solliciter des empereurs la prérogative de gouverner la Palestine.

Par son entrée solennelle à Jérusalem, au milieu des acclamations de la multitude qui crie : « Hosanna ! béni soit le Roi d’Israël ! » Jésus fait acte de Messie en présence de toute la nation. Il n’a plus à craindre l’effervescence politique ; il sait que sa mort est déjà décidée et que l’enthousiasme du peuple sera éphémère ; il peut, cette fois, abandonner toute réserve et franchir le seuil de la cité théocratique en souverain légitime. Sa méthode est l’un des traits où l’on discerne le mieux son caractère surhumain et sa perfection morale : aux jours de sa grande popularité il se dérobait aux ovations ; en face du gibet, il s’affirme comme le Fils de Dieu et le Roi de gloire !

D’ailleurs, le pacifique appareil de son cortège ne laisse aucun doute sur ses véritables intentions. Roi humble et débonnaire, il choisit pour monture le poulain d’une ânesse, et, au détour du mont des Oliviers, ému de compassion et de douleur au moment où les magnifiques palais de Jérusalem apparaissent tout à coup aux regards, il pleure sur la ville rebelle en prophétisant sa ruine.

Jaloux et irrités des hommages dont il est l’objet, les pharisiens l’engagent à imposer silence aux disciples, comme il l’a fait si souvent naguère ; mais les temps sont changés et il répond : « Je vous dis que, s’ils se taisent, les pierres mêmes crieront. » (Luc 19.39-40) Ce jour-là, « toute la ville fut émue » (Matthieu 21.10), et les chefs, débordés par le flot populaire, eurent le sentiment que toute leur rage était impuissante. (Jean 12.19)

Les jours suivants, Jésus put enseigner librement dans le temple, sans courir aucun danger, pendant que ses ennemis s’évertuaient, faute de mieux, à lui tendre des pièges en paroles. Il eut à subir toute une série d’assauts de ce genre et les repoussa si victorieusement que ses adversaires de tous les partis eurent la bouche fermée :

Nul ne put lui répondre un mot. Et, depuis ce jour, personne n’osa plus lui proposer des questions. (Matthieu 22.46)

Cependant, avant d’en finir avec eux, il tient à dire une fois publiquement tout ce qu’il pense à leur sujet. Les rôles sont changés : à eux de paraître au banc des accusés, à lui de parler en accusateur et en juge ! Alors il prononce le plus terrible discours qui soit jamais sorti de ses lèvres, véritable réquisitoire contre les scribes et les pharisiens, dans lequel il les apostrophe avec une étonnante hardiesse et stigmatise leur hypocrisie et leurs vices, en répétant par sept fois : « Malheur à vous !… » (Matthieu 23.1-39)

Au sortir du temple, ses jeunes compagnons galiléens s’extasient à la vue de ce grandiose édifice : « Regarde quelles pierres et quelles constructions ! » (Marc 13.1) Mais lui : « C’est cela que vous regardez ? Il n’en restera pierre sur pierre ! » (Matthieu 24.2) Un moment plus tard, assis sur le mont des Oliviers, il répond à leurs pressantes questions dans un grand « discours eschatologique » et les initie aux secrets de l’avenir par un large tableau de la ruine de Jérusalem et de la fin des temps jusqu’à son glorieux retour.

Deux jours avant « les pains sans levain, » Judas se rendit vers les chefs du sacerdoce et s’entendit avec eux pour leur livrer son Maître. Ceux-ci venaient précisément de décider, par crainte d’un soulèvement populaire, qu’on attendrait que la fête fût passée pour sévir contre le Nazaréen. Ils n’en furent pas moins enchantés de cette proposition qui leur facilitait si bien les choses, mais qui allait, contrairement à leur résolution prudente, précipiter le dénouement. Il était écrit dans les desseins de la Providence que « l’Agneau sans défaut et sans tache » serait immolé pendant la fête de Pâques.

Lui-même le savait bien. Le jeudi soir, rassemblant une dernière fois ses disciples autour de l’agneau pascal, il transforme la Pâque juive en rite perpétuel de la nouvelle alliance par l’institution de la sainte cène. Le pain de la « communion, » chaque fois qu’il est rompu, est la démonstration tangible de ce fait : c’est que Jésus s’est offert volontairement en sacrifice pour la rédemption du genre humain. Signature authentique du Sauveur, monument plus impérissable que ceux de bronze ou de marbre, la cène a été célébrée des millions de fois sur la terre ; mais elle ne l’aurait pas été une seule fois, en aucun temps, en aucun lieu, et l’idée même de ce sacrement n’eût jamais été conçue si le Christ ne s’était donné lui-même comme « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. »

Démasqué au milieu du repas, Judas s’en est allé aussitôt… pour achever son œuvre. Soulagé par ce départ, le Seigneur peut enfin goûter avec les siens une heure d’intime abandon et leur Ouvrir tous les trésors de son cœur dans un ultime et touchant entretien. O suavité pénétrante de ces discours d’adieux, recueillis par le « disciple bien-aimé ! » On ne peut que s’écrier avec Charles Bonnet :

« Que le lecteur qui a une âme faite pour sentir, pour savourer, pour palper le vrai, le bon, le beau, le pathétique, le sublime, lise, relise encore les chapitres 16 et 17 de l’évangile de Jean et qu’il se demande à lui-même, dans la douce émotion qu’il éprouvera, si ces admirables discours ont pu sortir de la bouche d’un simple mortelb ! »

b – Ch. Bonnet, Recherches philosophiques sur les preuves du christianisme, p. 373, note. Genève, 1770.

En Gethsémané a lieu cette scène indicible d’agonie morale, où l’on pressent un adorable mystère. Les mortelles angoisses du Christ à cette heure n’auraient pour nous aucun sens, s’il n’avait eu conscience de porter le poids du péché des hommes, dont il s’était rendu solidaire par son baptême au Jourdain. Ses disciples, Etienne, les martyrs, ont fait plus tard des morts triomphantes, parce qu’ils étaient au bénéfice de son œuvre. Mais lui, il a dû « semer avec des larmes de sang, » avant de récolter la riche moisson des âmes. Toutes les puissances de son être sont engagées dans cette lutte, d’où il ne sort vainqueur que par un acte suprême d’obéissance filiale : « Père, que ta volonté soit faite, et non la mienne ! » Dès ce moment, la paix rentre en son cœur et de nouveau rayonne sur son visage.

Quelle n’est pas sa majesté sereine, alors qu’on procède à son arrestation et que « Judas trahit le Fils de l’homme par un baiser ! » Au fond, dans cette tumultueuse rencontre, lui seul se possède jusqu’au bout. Ses disciples sont désorientés, hors d’eux-mêmes ; ses adversaires, malgré leur nombre, ont un moment de désarroi et de stupeur ; lui seul conserve tout son sang-froid, sa présence d’esprit, son calme, sa douceur, son énergie ; il est absolument maître de lui-même et sa parole n’a rien perdu de sa royale autorité.

On avait pris des mesures extraordinaires pour s’emparer de lui : Pharisiens, prêtres, serviteurs, huissiers, soldats romains, munis de flambeaux, d’épées et de bâtons, rien n’y manquait. Or, à peine a-t-il discerné l’approche de cette foule armée, qu’il s’avance au-devant d’elle et demande : « Qui cherchez-vous ? » Quelle ironie dans ce luxe de précautions, dans ce déploiement de force brutale mise en œuvre contre lui ! On craint qu’il ne se cache, et il se montre à découvert ; qu’il ne cherche à s’enfuir, et il s’offre de lui-même ; qu’il ne résiste à ses ennemis, et il se livre à eux sans défense ! Et s’il avait voulu se défendre, à quoi leur eût servi l’appui des soldats étrangers et tout ce formidable appareil ? Dès qu’ils l’ont désigné par son nom : « Jésus de Nazareth ! » et qu’il répond : « C’est moi ! » ce simple mot de sa bouche suffit pour jeter le désordre dans leurs rangs et produire sur eux une sorte de commotion électrique qui les fait reculer et tomber à la renverse.

Qui dira ce qui s’était passé dans leurs cœurs ? Ils devaient avoir mauvaise conscience ; ils n’ignoraient pas qu’il disposait d’un pouvoir miraculeux, et peut-être, au moment de mettre les mains sur lui, ont-ils eu l’intuition qu’ils s’attaquaient à une puissance supérieure. Son assurance même devait les remplir de trouble, d’une secrète appréhension, leur faire redouter un malheur. Pressentiment bien naturel, car enfin des maladies et des infirmités sans nombre avaient été guéries par ses mains, et la divine vertu qui émanait de lui pour délivrer et bénir, pouvait tout aussi bien s’exercer dans le sens du jugement et se retourner contre eux comme une force foudroyante. Celui qui peut sauver est capable de perdre.

Quoi qu’il en soit, il importait, et la Providence a voulu, qu’au moment d’arrêter le fils de Marie, ses persécuteurs eussent la sensation de sa grandeur surhumaine, afin qu’il fût bien entendu que, s’il se laissait lier comme un criminel, c’était par un effet de son bon vouloir, par une abdication spontanée de ses droits.

Il n’est pas jusqu’à l’imprudent exploit de Simon Pierre, emportant d’un coup d’épée « l’oreille droite » de Malchus, qui ne serve en définitive à cette démonstration. Ne soyons pas injustes envers cet apôtre. A un point de vue purement humain, il s’est conduit noblement. N’était-ce pas un cas de légitime défense ? En face de ces soldats romains qui font trembler le monde, Pierre ne calcule pas, il n’écoute que son affection et sa bravoure, il est résolu de vaincre avec Jésus ou de mourir avec lui. Son mouvement part d’un bon naturel. Sa seule faute est de n’avoir pas su s’élever au-dessus de l’homme naturel, même dans ce qu’il a de bon, pour se mettre à la hauteur de Jésus-Christ, l’homme surnaturel.

Et voyez comme tout se tient et s’enchaîne ! Le courage physique est autre chose que le courage moral. La vaillance de Pierre a eu pour conséquence fatale son reniement, car, s’il n’avait pas tiré l’épée, il eût passé inaperçu dans la foule et personne n’eût songé à le molester. Mais, par son acte de violence, il attirait sur lui les regards, il forçait l’attention de tous, et plus tard il sera facilement reconnu et dévisagé. « Ne t’ai-je pas vu dans le jardin ? » lui demandera-t-on de divers côtés ; et saint Jean, qui savait les choses de fort près, puisqu’il était en relations avec la famille du grand prêtre, nous dit expressément que parmi ces questionneurs se trouvera, entre autres, un « parent du serviteur Malchus. »

Mais Dieu fait sortir le bien du mal. Le zèle déplacé du bouillant apôtre allait fournir à Jésus une occasion nouvelle d’affirmer sa royauté morale, par où j’entends sa divine puissance mise au service de sa charité. La guérison de Malchus nous est rapportée par saint Luc, l’évangéliste-médecin. Ne soyons pas surpris qu’elle ait été omise par les autres. Elle n’était qu’un des mille incidents de ces heures tourmentées, et Jésus a fait bien d’autres miracles dont le souvenir n’a pas été conservé.

D’ailleurs, cette œuvre de réparation allait de soi, pour ainsi dire ; elle était imposée par la situation, et les événements ultérieurs l’impliquent nécessairement. Sans cela, Pierre eût-il osé suivre son ami Jean dans la cour du grand prêtre ? Aurait-il pu s’en tirer à si bon compte, sans être mis en état d’accusation ? Remarquez que les importuns qui l’obsèdent ne lui reprochent pas d’avoir blessé un homme, mais simplement d’être « de ces gens-là. »

En outre, et ceci est plus grave, il avait compromis la cause de son Maître, il a failli l’empêcher de pouvoir dire : « c Mon règne n’est pas de ce monde ; si mon règne était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi… » (Jean 18.36), et ce coup d’épée changeait totalement la face des choses. Et savez-vous qui eût profité de cette blessure, si le Seigneur ne s’était hâté de la guérir ? C’est Pilate ! Quel soulagement pour sa conscience ! Quel accueil il eût fait à un prétexte aussi concluant ! Au lieu de dire contre son gré : « Je ne trouve aucun crime en lui, » il se serait écrié : « Cet homme est un malfaiteur ! Il y a eu du sang versé par sa faute : j’ai le droit et le devoir de l’envoyer au supplice. » Et c’est bien alors qu’il aurait pu « s’en laver les mains » sans le moindre scrupule.

Jésus se donne librement, voilà ce qui devait être constaté ; après quoi, il se laisse « mener à la boucherie comme un agneau. »

Pendant que s’imprimait le chapitre qu’on vient de lire, un nouveau produit de la « théologie évolutioniste » paraissait sous ce titre : Du surnaturel. Etudes de philosophie et d’histoire religieuses, par Paul Chapuis (Lausanne, F. Payot, 1898). L’auteur y discute assez longuement, quoique en termes trop flatteurs pour nous, nos idées sur le surnaturel chrétien en regard de l’hypnotisme et du spiritisme :

« Ce n’est plus, dit-il, le rationalisme vulgaire ; c’est un rationalisme psychologique. Signalons, entre autres, dans cette direction, un très curieux livre de M. Jean Kreyher et un article de H. Paul Tessonnière ; mais la tendance me parait excellemment représentée par M. le professeur Aloys Berthoud, dont les belles études sont un modèle du genre et même supérieures au genre. » (p. 205.)

« Que valent ces théories, très en faveur, parait-il, dans une portion du monde chrétien, dans celle où sévit la passion thaumaturgique et en même temps ce besoin très moderne de trouver aux phénomènes des explications scientifiques ?… » (p. 209.)

Nous voilà donc atteint de deux maladies à la fois, du besoin d’expliquer les miracles par la science et de la « passion thaumaturgique ! » Il faut pourtant choisir. Il nous a toujours paru que ceci excluait cela. Or, à notre sens, elles ne valent pas mieux l’une que l’autre. Ce qui nous importe, ce n’est pas la dose plus ou moins forte de naturel ou de surnaturel qui entre dans les miracles, c’est la réalité des faits évangéliques. L’auteur s’en est douté lui-même, puisqu’il se ravise plus loin :

« Si exacte que puisse être cette psychologie scientifique, elle ne traduit pas l’inspiration des récits sacrés. C’est là ce qu’a admirablement senti M. Berthoud. Les meilleures pages de son livre sont consacrées à la définition du « surnaturel chrétien, » on pourrait dire du surnaturel religieux, très différent des phénomènes psychiques, indifférent aussi à ces forces. » (p. 215.)

Ainsi, sur la question du supranormal, nous ne sommes pas loin de nous entendre. Notre écrivain admet à son corps défendant ce que nous avons concédé de bonne grâce : la réalité des faits parapsychiques. Tel est entre nous le terrain commun. Nous pourrions même lui emprunter ces lignes pour les inscrire en tête de notre paragraphe sur Le surnaturel chrétien et la psychologie expérimentale :

« Malgré nos critiques, qu’on trouvera sévères, nous sommes très loin de méconnaître tous les éléments de vérité que ces théories peuvent renfermer. » (p. 209.)

Mais voici la différence : sur ce terrain commun, il n’y a que nos dos qui se touchent. Vous regardez au nord, je regarde au midi. Pour vous, le miracle va jusque-là et pas plus loin ; pour nous, c’est ici qu’il commence. Le supranormal est le maximum de vos concessions aux partisans du surnaturel, tandis qu’il représente le maximum de nos concessions aux adversaires du surnaturel.

Et qu’on ne voie pas dans nos « concessions » une manière habile de « faire la part du feu ! » Notre point de vue peut paraître moins logique, étant moins simpliste, que les systèmes de droite et de gauche dont la devise est tout ou rien. Mais il est pour nous la résultante d’un double fait : la noblesse originelle de notre race, et le désordre qui l’a viciée. Avant la chute, rien ne gênait la libre circulation entre le ciel et la terre, et toutes les forces divines étaient virtuellement, sinon de fait, à la disposition de l’homme. Or, s’il en est resté quelque chose, si les facultés supranormales en sont un débris, un tronçon défiguré, est-il étonnant que, pour renouer la chaîne rompue, Dieu rattache son action aux anneaux qui subsistent encore ? qu’il relève ceux-ci de la boue et leur donne un lustre nouveau en rétablissant le contact ?

Eh bien, c’est ce divin contact qui transforme le « supranormal » en miraculeux et lui prête une puissance indéfinie d’extension. La chaîne, sans doute, n’est qu’un moyen, et la vie nouvelle, dont elle est le fil conducteur, est toujours le seul objectif. Mais, qu’importe où se fait la soudure ? Il fallait pourtant bien que la chaîne touchât la terre par un bout et fût scellée ici-bas quelque part. Voilà pourquoi nous avons dit et maintenons qu’« il est impossible de tracer une démarcation absolue entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. » Le fil n’est plus brisé, en effet, et l’on ne peut dire où la ligne prend fin.

Chose étrange ! M. Chapuis, qui consacre un volume de 300 pages à prouver qu’il n’y a pas d’autre surnaturel que le sentiment religieux lui-même, relève notre assertion que « la plupart des miracles de la révélation ont une base naturelle, » en ajoutant ce commentaire : « C’est précisément, à peu de chose près, la thèse du rationalisme classique. » (p. 219.) Que faut-il alors penser de son propre « rationalisme, » pour qui ce « peu de chose » est encore de trop ?

Nous reconnaissons avec lui que « la force psychique est limitée, qu’elle ne saurait être efficace en face de tissus organiques désorganisés, de membres fracturés, » etc. (p. 211.) Mais nous nous gardons bien de limiter du même coup la force miraculeuse, c’est-à-dire, après tout, de la nier. Lorsqu’il déclare que « la tradition évangélique elle-même n’offre pas d’exemple de membres fracturés miraculeusement réduits » (p. 220), il se trompe. Et l’oreille de Malchus ? N’est-ce pas un exemple de membre coupé, de « tissus organiques désorganisés » et guéris instantanément ?

« On a peine à croire, dit Strauss (Nouvelle « Vie de Jésus, » tome II, p. 326), qu’après un mouvement de cette nature, Pierre se soit aventuré dans le palais du grand prêtre. » Effectivement, il ne l’eût point osé si le Seigneur n’avait réparé sa faute. Mais, le coup d’épée a eu lien, le reniement de Pierre a eu lieu, donc le miracle aussi a eu lieu. Vous ne pouvez pas plus le nier que l’expliquer par la psycho-physiologie. Et il ressort d’une étude attentive des textes, qu’on en peut dire autant d’une foule d’œuvres analogues accomplies par Jésus-Christ.

A ce propos, qu’il nous soit permis d’exprimer un regret et un vœu. Un regret, d’abord : c’est que MM. Auguste Sabatier et Paul Chapuis aient arrêté les contours de leur théologie avant de l’avoir éprouvée sérieusement au contact des récits sacrés et d’en avoir fait l’application détaillée à la biographie du Christ. La piété vivante qu’ils ont gardée du temps où ils étaient évangéliques, les a sans doute retenus. Nous comprenons leurs scrupules ; mais, de leur côté, ils doivent comprendre que l’Eglise est anxieuse de savoir où on la mène.

Sous ce rapport, nous trouvons les procédés scientifiques de Strauss préférables aux leurs. Moins raffinés, plus conséquents, les siens étaient au fond moins dangereux : on savait où on allait. Il ne s’est pas borné à affirmer ex cathedra que le miracle est condamné par la science moderne. Il a senti que ses négations ne signifiaient rien, tant qu’elles se réduisaient à une philosophie abstraite. Il a passé à l’application, il est descendu sur le sol concret de l’histoire ; il s’est vaillamment attaqué aux récits évangéliques, non en franc-tireur, ce qui est toujours facile, mais avec méthode, en les suivant dans le détail, et en luttant pied à pied contre le surnaturel chrétien.

Puissent à leur tour, — tel est notre vœu, — puissent les novateurs actuels imiter ce grand exemple ! On les trouve trop hardis ? Ils ne le sont pas assez. A leurs effusions vagues et mystiques sur « l’évolution progressive » et « l’humanité qui monte, » qu’ils veuillent ajouter enfin une Vie de Jésus conforme à leurs principes, mais une « vie de Jésus » qui soit vraiment une histoire, c’est-à-dire une trame bien liée, où l’on voie l’enchaînement des faits, depuis le baptême du Christ à sa mort, dans un ordre chronologique aussi rigoureux que possible. Ils y sont, en quelque sorte, obligés moralement, et l’Eglise a le droit d’y compter.

Ce n’est qu’ainsi, d’ailleurs, qu’ils se mettront eux-mêmes au clair sur les conséquences de leurs prémisses. Et peut-être des écailles tomberont-elles de leurs yeux. Lorsque, ciseaux en mains, ils tailladeront les Evangiles pour en éliminer tout ce qui dépasse l’homme et qu’ils verront la déchirure, peut-être leur cœur chrétien aura-t-il le même frisson qu’Amiel, écrivant ces mots dans son Journal intime à l’issue d’une prédication « libérale » :

« Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis. » (Jean 20.13)

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