L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE V
Où Saul devient Paul

Trois chrétiens s'acheminent vers Séleucie, port d'Antioche : Barnabé, Saul et un jeune homme du nom de Marc, cousin du premier et qui fera parler de lui ; l'un des Evangiles lui sera attribué, ce que l'on ne saurait considérer comme la moindre des choses. Nous sommes au printemps 45.

Dix-neuf siècles plus tard, en compagnie de cette Cornélie Scheffer à qui il a dédié son Saint Paul, Ernest Renan quittera lui aussi Antioche pour Séleucie. La marche, écrit-il, est « d'une petite journée ». Nous autres, automobilistes, sommes ramenés à la réalité par un cavalier, ex-séminariste quadragénaire, hanté par le doute et guetté par l'embonpoint.

Suivons-les, ces trois chrétiens dont la tunique s'alourdit de poussière et cet Ernest Renan que j'imagine volontiers vêtu à la manière d'un voyageur de Jules Verne[1]. L'auteur de L'Avenir de la science a observé les mêmes paysages que Saul. De l'an 45 à 1861, on est sûr que ceux-ci ont bien peu changé. Renan a traversé et dépeint des hameaux guère éloignés — choses et gens — des villages bibliques. Il devient donc une source pour aborder les itinéraires de Saul puis de Paul. La preuve : « La route suit à distance la rive droite de l'Oronte, chevauchant sur les dernières ondulations des montagnes de la Piérie, et traversant à gué les nombreux cours d'eau qui en descendent. Ce sont de tous côtés des bois taillés de myrtes, d'arbousiers, de lauriers, de chênes verts ; de riches villages sont suspendus aux crêtes vivement coupées de la montagne. » Trente-deux kilomètres séparent Antioche de Séleucie. A mi-chemin, la route franchit un col d'où l'on aperçoit la mer. « Les sommets boisés des montagnes de Daphné forment l'horizon du côté du sud. »

[1] Chargé, en 1860, par le gouvernement impérial d'une mission archéologique en Syrie, Renan visitera la Palestine voisine en avril-mai 1861 et en rapportera sa propre vision de Jésus, « homme incomparable, si grand que je ne veux pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son œuvre, l'appellent Dieu ».

On espère que les émigrants efféminés signalés par Juvénal n'auront pas trop encombré l'endroit de l'embarquement et que le vent, tombant des montagnes, n'aura pas soulevé sur le golfe cette « forte houle » signalée par Renan alors que « les quais, le môle formé de blocs énormes » existaient encore. Au XXIe siècle, il n'en reste que des vestiges — môle et remparts — auprès du village turc de Magaraçik.

Cependant que leur bateau gagne le large, nos trois chrétiens peuvent considérer devant eux « le bel arc de cercle formé par la côte à l'embouchure de l'Oronte » ; à leur droite, « le cône symétrique de Cassius » ; à leur gauche, « les pentes déchirées du mont Coryphée » ; derrière eux, « les neiges du Taurus et la côte de la Cilicie qui ferme le golfe d'Issus »[2]. Ernest ne s'est pas embarqué. Il s'est contenté, sur le sable noir de la grève, de saluer la mer où s'élançaient trois conquérants du Christ.

[2] Je tiens à saluer ici la mémoire de Renan, sorti de son cabinet de travail et des bibliothèques pour affronter des régions où les rares Européens ne se hasardaient guère que pour des raisons commerciales. Je vois en lui le précurseur des historiens modernes avides d'extirper la vérité de la contemplation des lieux.

Simple observation : Saul et Ernest ont été, l'un et l'autre, traités de renégats.

Etablissant, au Ier siècle, le catalogue des épreuves physiques qui peuvent affliger l'homme, Sénèque situe les naufrages à égalité avec les incendies et les glissements de terrain. Durant toute l'Antiquité, les voyageurs ont privilégié le transport par mer, infiniment plus rapide et moins épuisant que le voyage terrestre, mais ils n'en ont jamais méconnu les risques. Si réels, si fréquents étaient les dangers que l'on a dû édicter des règles pour les pallier en partie, la plus exigeante étant de naviguer seulement à la belle saison — de mai à septembre — afin que matelots et passagers ne deviennent point « le jouet des vents ». Les textes du temps maudissent l'avidité des armateurs : la plupart des naufrages avaient pour origine la surcharge du navire en marchandises et voyageurs. En 64, si Flavius Josèphe fait naufrage dans l'Adriatique, c'est parce que son bateau a embarqué six cent passagers.

Aucun navire n'est conçu pour recevoir exclusivement des passagers. On les accueille en surplus des « marchandises », mot générique pour désigner les denrées et les animaux, surtout bovins et ovins. Aux gros porteurs, naves onerariae, on oppose les caboteurs, naves orariae. Quand Barnabé, Saul et Marc sont embarqués, ils savaient à l'avance qu'ils ne disposeraient d'aucun aménagement particulier. Ils ont dû emporter au moins une couverture et une natte pour dormir à même le pont. Très exceptionnellement, il advient que l'arrière du bateau, surélevé en forme de dunette, comporte des cabines — dietae —, toujours réservées à des passagers de marque. Dans le meilleur des cas, on dresse pour le vulgaire une tente destinée à le protéger des ardeurs du soleil. Certains se voient relégués « au fond du tillac », sort peu enviable car la cale recueille toutes les eaux du navire, y compris les plus malodorantes : le mot « sentine » résume tout. Le passager doit se munir de nourriture pour l'ensemble du voyage ; le capitaine ne fournit que l'eau potable.

Barnabé — chef d'expédition — à dû acquitter auprès de l'armateur le prix de la traversée. Le voyageur qui n'a pas retenu ses places à temps peut, au dernier moment, négocier avec le capitaine et ce sont des marchandages interminables. Pour une distance relativement courte — 76 milles, 214 kilomètres —, l'oneraria choisi par nos trois chrétiens est probablement un bateau plus rond que long, doté d'un seul mât, auquel s'arrime une voile rectangulaire moins haute que large. Pas de gouvernail mais, à l'arrière, deux longues rames fixées de part et d'autre de la poupe dans des « trous de guidage » et réunies par des « mèches » fixées à une barre, le clavus, par lequel le timonier gouverne le navire.

Des voyageurs comme les autres : c'est ainsi que ceux qui ont embarqué avec eux ont dû voir les trois hommes. Nous savons — nous — que s'engage une « expédition d'Alexandre à rebours » qui, de l'Orient, va conduire Paul jusqu'à l'Occident extrême — et à la mort sous le glaive du bourreau. Jusqu'ici le message du Christ ne s'est fait entendre qu'en bordure de la Méditerranée orientale. Il va retentir sur deux continents.

Que Saul ressente profondément la volonté d'évangéliser les païens, nous n'en doutons pas un instant. Va-t-il, comme les apôtres, « raconter » Jésus à ceux qui ne le connaissent pas ? Il en est incapable. Face à cette difficulté fondamentale, s'inquiète-t-il ? Lui qui vient, pendant des années, de se préoccuper seulement de tissage, de la manière de faire des tentes et du bénéfice qu'il pouvait en tirer, n'a-t-il pas tout à coup éprouvé le sentiment d'être présomptueux ? J'en doute. Même s'il a pu quelque temps reléguer l'Evénement, il lui a rendu toute sa place. A lui de communiquer à tous l'essentiel : Christ est ressuscité. Si Jésus a vaincu la mort, c'est pour sauver les hommes. Tous : « Les païens sont admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse en Jésus Christ[3]. » Si la mort est pour chacun au bout de la route, la peur, au moment de basculer, découle de cet inconnu qui menace. Paul clame : Christ vous apporte le salut. Il insiste : on peut rebrousser tous les chrétiens, même le plus mauvais. Il n'est pas de faute qui puisse être pardonnée. « Mort où est ta victoire ? » Paul est devenu le messager de « la bonne nouvelle du Christ », plus simplement la Bonne Nouvelle : « Moi, qui suis le dernier de tous les saints, j'ai reçu cette grâce d'annoncer aux païens l'impénétrable richesse du Christ et de mettre en lumière comment Dieu réalise le mystère tenu caché depuis toujours en lui, le Créateur de l'Univers[4]. » Tel est le thème qu'il veut transmettre à ceux vers lesquels il va. Il le fera dans son propre langage et celui-ci sera si exigeant, parfois si abscons que l'on se demande comment tant de gens l'ont compris et reçu. Voilà un autre mystère.

[3] Ephésiens 3.6.

[4] Ephésiens 3.8-9.

Une trentaine d'heures accroupis ou allongés parmi les sacs et les ballots sur un pont sonorisé par des mugissements et des bêlements : c'est le temps que Barnabé, Saul et Marc ont passé à bord. Observant l'interdit qui s'impose à tous les voyageurs par mer, ils se sont abstenus de manger du poisson et de se livrer à des rapports sexuels. Le dernier point ne concerne guère les deux premiers, ancrés dans leur célibat. Il semble exclu qu'un jeune homme destiné à la canonisation — saint Marc — ait pu, dans la tiédeur de la nuit, se laisser tenter par une belle créature. Sait-on jamais ?

Le jour s'est levé. Au loin se dessinent, dans l'éclat de leur blancheur, les falaises de Chypre. Blanches, elles aussi, les maisons qui, au port de Salamine, se découpent sur le bleu cru du ciel[5]. Bien que romaine depuis 58 av. J.-C., l'île reste presque totalement grecque : par sa langue, son écriture, son cadre de vie. De quoi ne pas mécontenter le quasi-Grec Saul. Quant à Barnabé, il retrouve « son » île et c'est tout dire.

[5] A ne pas confondre avec l'île grecque de Salamine qui, au large du Pirée, vit la défaite de Xerxès par la flotte athénienne.

Aujourd'hui subsistent, au nord de Famagouste, des vestiges qui rappellent l'ancienne grandeur de la ville : des thermes, un gymnase, un théâtre romain. Saul les a vus. La communauté juive de Chypre est particulièrement prospère : Flavius Josèphe l'affirme en précisant qu'elle envoyait du vin de Chypre au temple de Jérusalem. La principale ressource de l'île, ce sont les mines de cuivre. Leur rendement est tel que Rome a confié le gouvernement de l'île à un proconsul. Hérode le Grand, toujours soucieux d'accroître sa puissance et d'arrondir sa fortune, a obtenu d'Auguste « la moitié du revenu des mines de cuivre de Chypre et la direction de l'autre moitié ». Ce n'est pas du cuivre que Barnabé, Saul et Marc sont venus chercher à Chypre.

« Arrivés à Salamine, ils annonçaient la parole de Dieu dans les synagogues des juifs[6]. » Comme on voit, ils ne perdent pas une minute. Qu'ils se soient adressés en priorité aux juifs de la ville, nombreux depuis l'époque des Ptolémées, annonce une méthode — singulièrement efficace — dont plus tard Paul fera sa principale force de frappe. Pour évangéliser les païens, on commencera toujours par prêcher les juifs. De ce fait, la Diaspora va se révéler l'agent principal de l'expansion du christianisme.

[6] Actes 13.5.

L'empressement des juifs à accueillir leurs coreligionnaires est devenu proverbial. Un voyageur juif arrive-t-il quelque part ? Il cherche le quartier juif, y court, on lui ouvre les bras. Au Moyen Age, le juif Benjamin de Tudèle parvient à parcourir toute l'Europe « sans avoir vu autre chose que des juifs ». Pourquoi en eût-il été autrement dans l'Antiquité ?

C'est le samedi, jour du sabbat, que nos missionnaires se rendent à la synagogue. On les entoure, on les questionne sur leur famille, le pays d'où ils viennent. On est avide de nouvelles ; les voyageurs en apportent. Jésus lui-même a procédé ainsi : « Il entra suivant la coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture[7]. » Barnabé et Saul se gardent de parler trop tôt d'un Messie nommé Jésus. Mieux vaut laisser passer une semaine.

[7] Luc 4.16.

Je ne puis croire à l'émerveillement général qui aurait accompagné leur prise de parole et dont Luc s'est fait l'écho. Songeons que l'on vient annoncer à des croyants, élevés dans une religion millénaire et qui n'a nullement vieilli, qu'il leur faut modifier tout un pan de leur foi. Certains auront refusé d'écouter, d'autres protesté. De ce comportement qui deviendra le pain quotidien de Barnabé et Saul, ceux-ci ne s'affecteront pas : si quelques-uns veulent en savoir davantage, ils appellent cela un succès. Un unique converti signifie une victoire. Quelquefois, l'affaire tourne mal. Un auditeur se fâche, crie à l'imposture, au sacrilège. Cela se traduit par des violences, allant parfois jusqu'aux châtiments que l'on réserve aux hérétiques, les coups de fouet réglementés par les rabbins ou la flagellation spécifiquement romaine administrée par des licteurs : « Des juifs, dit Paul, j'ai reçu cinq fois les trente-neuf coups, trois fois j'ai été flagellé[8]. »

[8] 2 Corinthiens 11.24.

Deux routes s'offrent aux voyageurs. Vont-ils choisir celle du haut plateau montagneux, la plus directe, qui suit le cours du Pédias ? Cela représente cent cinquante kilomètres à vol d'oiseau à travers une montagne dont l'escalade n'évoque pas une partie de plaisir. Si l'on approche de l'été, on est sûr de subir les chaleurs insupportables dont, au Ier siècle, le poète Martial se plaignait déjà.

Tout porte à penser que le trio a choisi l'autre route : celle de la côte. Certes il faut parcourir cinquante kilomètres de plus mais, outre que cette dernière est incomparablement plus aisée, elle offre un avantage que nos missionnaires ne sauraient négliger : elle traverse des villes dotées de synagogues, Citium, Larnaca — plantée au milieu des paysages qui ont inspiré Homère — et Amatus.

On contourne les massifs montagneux de Troghodos. Nos missionnaires parcourent environ trente-cinq kilomètres par jour, vitesse légèrement inférieure à celle que l'on présentait, dans les écoles de mon enfance, comme la vitesse moyenne d'un homme à pied : quarante kilomètres par jour.

Ne les plaignons pas trop. Au printemps, l'air est léger, les paysages enchantent. A leur gauche, sur les pentes de montagnes aux sommets encore blanchis, les arbres, cerisiers ou pommiers, sont en fleur. Les vignes, artistement taillées, annoncent les grappes dont on fera un vin savoureux. Les orangers offrent des fruits que l'on pressent juteux. Les oliviers proclament la promesse de cette huile excellente que l'on exporte au loin.

Sur la droite des marcheurs, la mer, entamée par d'innombrables caps et promontoires, déploie toutes les gammes de bleu, ajoutant le bruit du ressac à la fascination du spectacle.

Plus le trio marche, et davantage il s'afflige : outre le culte d'Apollon célébré au nord de Currium, l'île vit tout entière sous le règne d'Aphrodite. Née, selon la légende, de l'écume des mers, la déesse grecque de l'amour s'est trouvée opportunément assimilée à la Vénus de Rome ; la conquête romaine de 58 av. J.-C. n'a en rien dérangé son culte, ses temples, ses prêtres et ses fidèles. Salamine, Amathonte, Idalion et Paphos, principales villes de l'île, lui restent vouées. On célèbre ses amours innombrables, sa sensualité sans limites — voire ses infidélités — et les enfants que lui ont donné ses amants : Harmonie, Eros, Antéros, Priape, Hermaphrodite. Qu'elle favorise ouvertement les amours illicites n'est pas sans arranger bien des gens : commode Aphrodite !

Sur les hauteurs d'Amathonte se dresse son sanctuaire le plus fréquenté, aussi bien par les habitants de l'île que par les étrangers avides de participer aux fêtes que l'on y célèbre. De jeunes prêtresses y font nombre d'un enthousiasme religieux qui va, certains jours de grande presse, jusqu'à un véritable stakhanovisme.

Comment venir à bout d'une telle foi qui flatte si bien les désirs, les instincts et les faiblesses des hommes ? Comment lui opposer les rigueurs et les interdits d'une Loi qui, pour être celle d'un Dieu unique, risque de susciter l'effroi ? On ne peut douter qu'une telle question ait obsédé Paul. Jusqu'au jour où il aura compris : nombreux étaient ceux qui, inconsciemment lassés d'un laxisme si ancien, cherchaient de nouvelles règles.

Dans chaque port, le pieux manège se réitère. A la synagogue, il est probable que Barnabé, du fait de sa double primauté — chef de mission et Cypriote — prend la parole le premier et privilégie l'image concrète de Jésus. Il le montre prêchant amour et pardon sur les routes de Galilée comme sur celles de Judée, guérissant les malades, ressuscitant les morts et, au moment où il pouvait être roi, choisissant de mourir sur la croix pour sauver tous les hommes.

Après quoi, c'est le tour de Paul. Il éprouve peu de confiance dans les moyens oratoires : il reconnaît lui-même que « sa parole est nulle[9] ». Quelle importance ? Barnabé a parlé de l'homme-Jésus. Allons à l'essentiel : démontrons que ce Jésus est le fils de Dieu et en même temps Dieu lui-même. De l'anecdote on passe à l'abstraction. Nul n'a mis en doute sa force démonstrative, mais, pour certains de ceux qui l'écoutent, c'est dur. Ils ont heureusement des points de repère : Saul s'appuie surtout sur la Bible, ce qui suscite toujours un vif intérêt parmi les auditeurs juifs. Il souligne les passages qui annoncent la venue d'un Messie et affirme qu'ils s'appliquent très exactement à la personne de Jésus Christ. Il développe très certainement — comme il le fera dans ses lettres — le thème de la Résurrection, épicentre de son raisonnement. Peut-être les paroles se bousculent-elles dans sa bouche mais ceux qui écoutent sont frappés par ce petit homme qui bafouille parce que sa foi est trop forte. Et Marc ? On doit penser que, pour le moment, il se borne à écouter Saul. Plus tard, il apprendra tout autre chose en écoutant Pierre.

[9] 2 Corinthiens 10.10.

Le trio obtient-il des conversions ? Les Actes le sous-entendent. Sans plus. On rêverait d'un coup de filet superbe, de nouveaux chrétiens s'engouffrant en foule à la suite des trois hommes. Contentons-nous du rêve. Les marcheurs gagnent enfin Paphos, l'ancienne ayant été détruite par un tremblement de terre : l'empereur Auguste en a lui-même ordonné la reconstruction. Là réside le proconsul romain Sergius Paulus.

On a cru longtemps ne connaître ce haut fonctionnaire romain que par les Actes qui citent le « proconcul Sergius Paulus, un homme intelligent[10] ». C'était peu. Des chercheurs patients nous permettent aujourd'hui d'attribuer à ce Romain des traits beaucoup plus accusés[11]. Appartenant à la troisième génération de colons installés sur les plateaux anatoliens, Paulus est originaire de Galatie centrale. Propriétaire à Venissius d'un vaste domaine, il a préféré en confier l'exploitation à des affranchis et entamer une carrière dans l'administration impériale : il sera un jour sénateur. Si aucun document ne confirme sa nomination comme proconsul à Chypre — poste assez médiocre aux yeux de Rome —, on sait que son prédécesseur est resté en place de juillet 43 à juillet 44 : le mandat durait un an. La rencontre de Sergius et de Saul se situe donc logiquement entre juillet 44 et juillet 45.

[10] Actes 13.7.

[11] Voir T.-B. Mitford er H. Halfman.

A Paphos, la magie a droit de cité. C'est tout juste si on ne lui accorde pas le rang de religion. Ses zélateurs se réfèrent à des doctrines qui plongent leurs racines en Egypte ou en Mésopotamie. Le proconsul accueille volontiers dans son palais un magicien plus recherché que les autres : un certain Elymas appelé aussi Bar-Jésus, ce qui indique des origines juives. Après s'être amusé de ses tours, Sergius entame avec lui l'un de ces débats dont raffolaient les intellectuels de l'Antiquité. En ce temps, « les philosophes se transformaient en sophistes et les sophistes en magiciens[12] ». Cela est si vrai qu'ayant appris la présence à Pathos de trois prédicateurs d'un dieu inconnu, Sergius Paulus — « homme avisé » selon Luther — a tenu à les rencontrer. Il « invita Barnabé et Saul et manifesta le désir d'entendre la parole de Dieu[13] ». On croira plutôt que, s'ennuyant dans son île, le proconsul a voulu se distraire en appelant à lui ces visiteurs insolites. Dénué de tout, le trio se voit du jour au lendemain jeté dans un luxe dont aucun n'avait la moindre idée. Accueil, salutations, questions. Barnabé s'explique. Et Paulus s'étonne : qu'est-ce donc que ce Messie ? En arrière-plan de la scène, le magicien Elymas s'énerve. Lui aussi est venu s'informer ; et s'il s'agissait de concurrents déloyaux ? Soudain il explose : que ces gens apportent la preuve de leurs dires ! Et que le proconsul ait à se méfier !

[12] Joseph Holzner.

[13] Actes 13.7.

La violence que Saul porte en lui, et qu'il tente d'apprivoiser de son mieux, se réveille d'un seul coup. Son visage se courrouce. Il tonne :

— Toi tu es pétri de ruse et de manigances, fils du Diable, ennemi juré de la justice, ne vas-tu pas cesser de fausser la rectitude des voies du Seigneur ?

Pétrifiée, l'assistance l'écoute. Saul lance à son adversaire une botte ultime :

— Voici, du reste, que la main du Seigneur est sur toi : tu vas être aveugle et, jusqu'à nouvel ordre, tu ne verras même plus le soleil !

« A l'instant même, dit Luc, l'obscurité et les ténèbres l'envahirent et il tournait en rond à la recherche d'un guide. » Un miracle de Paul ? Tous les hypnotiseurs de quelque expérience obtiennent des résultats similaires. Sur sa lancée, Luc ajoute : « Quand il eut vu ce qui se passait, le proconsul devint croyant. » Admirable à lire mais peu convaincant. L'histoire n'enregistre, en ce temps, aucune conversion d'un personnage d'un tel rang. Si tel eût été le cas, l'intéressé serait célébré aujourd'hui sur les autels. Il arrive à Luc de prendre ses désirs pour des réalités.

De ces entrevues mémorables va découler un événement lourd de conséquences : Saul va changer de nom. Il demande qu'on l'appelle Paul et se nommera ainsi pour l'éternité. De Paulus à Paul, on ne peut nier le rapport. L'influence du proconsul aurait-elle été si forte ? Certains — dont saint Jérôme — ont avancé l'hypothèse d'une adoption de Saul par le Romain. Supposition gratuite : si une vertaine intimité semble être née entre les deux hommes, elle reste plus philosophique que religieuse. L'immersion en un territoire si profondément grec n'aurait-elle pas conduit Saul à abandonner son nom juif ? Paulos, en grec, signifie petit : outre la réalité de sa taille exigüe, a-t-il voulu confirmer à ses propres yeux sa condition de serviteur réduit à rien du fait de la puissance infinie de Dieu ?

Au vrai, sous les enseignes romaines, coexistent tant de nations, de peuples et de langues que la substitution d'un nom à un autre se révèle chose courante et moyen d'intégration. L'exemple le plus frappant est celui de Simon, chef des apôtres, devenu d'abord Céphas et plus tard Petrus[14]. Pour un temps le Tarsiote sera Saul dit Paul. Assez vite, Saul disparaîtra et il ne restera que Paul. Adieu le souvenir du premier roi juif.

[14] Képha est le nom commun araméen pour « rocher ». Il a d'abord été traduit en grec par Petros, lequel a été ensuite transposé en latin sous la forme Petrus.

Autre changement décisif : à Chypre, on voit Paul passer insensiblement du second rôle à celui de chef de mission. La transition est indiquée avec une discrétion voulue par les Actes. Dans son Epître aux Galates, Paul la confirmera. Avec une modestie que l'on ne peut qu'admirer, Barnabé s'est effacé sans discussion. Comprend-il que le caractère entier de Paul le désigne pour être le maître ? Jusqu'ici les textes parlent de « Barnabé et Saul ». Il ne sera plus question que de « Paul et Barnabé ».

A Paphos relâchent des bateaux en partance pour toutes les directions. Il suffit de choisir. Il en est temps, d'ailleurs, car l'époque fatidique approche — l'automne de 45 — qui interdit les voyages par mer. Entre autres destinations, Ephèse se propose. On serait sûr d'y trouver, comme partout en Asie Mineure, beaucoup de juifs. Paul ne semble pas y penser. Il préfère Attaleia. Inutile de s'interroger sur l'initiateur de la décision : le nom de Sergius Paulus vient aussitôt à l'esprit, l'homme de l'Anatolie centrale, celui qui y possède de grands biens et des relations qui ne manqueront pas d'être fort utiles.

Il ne faut que trente-six heures de navigation pour saluer le golfe au fond duquel s'étale la majestueuse Attaleia. Tous les marins de Méditerranée savent y trouver, en période de tempête, un asile incomparable.

J'ai cherché Attaleia à Antalya, le site turc aujourd'hui le plus vendu à travers le monde par les agences de tourisme. De la présence romaine, je n'ai trouvé que la porte d'Hadrien, impressionnant propylée de marbre blanc dont le seul défaut, relativement à l'histoire de Paul, est d'avoir été édifié soixante-six ans après sa mort. Au musée, les salles phrygiennes et grecques l'emportent de loin sur les effigies de quelques empereurs. Quant à la Danseuse, excitante bacchante de 2,25 mètres de haut en marbre blanc et noir, elle vaut le détour même si nous doutons fortement que Paul s'en soit donné la peine.

Difficile, au milieu de cette ville balnéaire de sept cent mille habitants, plus européenne que turque, d'imaginer les missionnaires du Christ déambulant de par les rues. Le seul lieu que nous sommes sûrs d'avoir admiré en commun, c'est la haute falaise, au fond du golfe, que les voyageurs ont sous les yeux avant que leur bateau aborde. Au temps de Paul, elle formait le socle sur lequel la ville avait été édifiée. Il en est toujours de même aujourd'hui.

La région dans laquelle viennent de débarquer Paul, Barnabé et Marc s'appelle l'Anatolie[15]. Les Romains y règnent en maîtres. Non seulement les peuples y consentent mais ils s'en réjouissent. La plupart se sont soumis sans résister à la conquête. D'anciennes unités politiques, comme celles de Phrygie, de Carie, de Lydie, ont disparu. Aussi les royaumes de Pergame, de Bithynie, du Pont. Toute cette partie de l'empire implore la faveur d'être désignée comme « amie de César ». Les villes supplient que leur soit accordé le titre de « métropole » ou de « très illustre » : Tacite et Dion Cassius en témoignent. Le culte d'Auguste est devenu la religion dominante. On élève partout des temples aux empereurs-dieux. Culte sincère ? On penchera plutôt pour une platitude génératrice d'avantages.

[15] Le nom d'Asie Mineure ne date que du Xe siècle.

D'Attaleia, le trio gagne, à moins d'une demi-journée de marche, la ville de Pergé. Dans les Verrines, Cicéron a dénoncé des pillages du questeur Caius Verres : n'est-il pas allé jusqu'à arracher le revêtement en or de la statue de la déesse Artémis, protectrice de la cité ? De l'apparence de Pergé, on ignorait presque tout jusqu'en 1946, année où les archéologues turcs ont commencé à exhumer le merveilleux site qui dormait sous terre. Quand je l'ai visité, on y travaillait toujours.

Rien ne peut donner meilleure idée de ce qu'était une cité romaine en Asie Mineure. Paul l'a vue emprisonnée dans ses remparts. Il y est entré entre deux tours hellénistiques hautes de douze mètres et, sauf s'il a décidément choisi de rester insensible au monde extérieur, il n'a pas dû manquer d'être impressionné par leur majesté. En agrandissant la ville, les Romains ont tenu à conserver les vestiges de l'ancienne enceinte : merci, Romains !

Une fois franchie la porte monumentale, une avenue pavée de marbre s'est offerte aux regards du Tarsiote et de ses compagnons : longue de trois cent mètres, large de vingt, elle s'étire de part et d'autre d'un canal où l'eau coule en abondance. Des portiques permettent à la fois de marcher à l'ombre et de faire des emplettes dans les boutiques. Si Paul s'est senti malade à Pergé, il aura pu consulter le médecin dont le cabinet s'ouvrait à l'est, dans la trente-neuvième échoppe en partant de la porte monumentale : une mosaïque le confirme aujourd'hui encore.

Nul ne peut ignorer l'édifice majeur de Pergé : l'imposant nymphée qui se dresse au fond de l'avenue. Au pied de l'acropole, sur deux étages, il recueille les eaux des sources voisines pour les offrir au canal. Comment Paul n'aurait-il pas foulé, à droite de la grande avenue, le pavement en mosaïque de l'agora — carré de soixante-quinze mètres de côté — où se retrouvait, aux heures fraiches, toute la ville ? Il a dû passer sous l'une des portes de marbre qui permettaient d'accéder aux rues adjacentes. Les temples païens ne l'auront sans doute pas retenu. Ce qu'il aura privilégié c'est, bien sûr, la synagogue.

C'est d'elle que Paul, Barnabé et Marc se sont enquis. « Ils annoncèrent la parole à Pergé », dit Luc. Où l'auraient-il fait, sinon devant leurs frères juifs ?

Surprise : quand ils quitteront la ville, ils ne seront plus que deux. Marc les aura abandonnés. Il semble avoir été rebuté par la peinture horrifiante qu'on a dû lui faire du voyage à venir ; c'est du moins ce que l'on affirme généralement. Je proposerai une explication différente. Tout le monde n'est pas Barnabé. Il est bien possible que la personnalité de plus en plus égocentrique de Paul se soit révélée à la longue insupportable au jeune homme. A l'annonce de cette désertion, on imagine assez bien, alors que l'automne 45 touche à sa fin, ce que furent les adieux : les larmes de Marc, les propos conciliants de Barnabé, les cris de Paul.

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