L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE VIII
Au-delà de l'Egée

Paul fut-il le plus grand voyageur de son temps ? J'en fus longtemps persuadé. L'étude des auteurs de l'époque m'a révélé mon erreur. Voyageur obstiné, motivé — et pour cause —, Paul le fut, mais pareil à beaucoup d'autres. Pline le Jeune s'est moqué de cette fièvre de voyages qui jetait les gens hors de chez eux à ce point que « l'on en venait à ignorer ce qui était à sa porte ». L'histoire a gardé le souvenir d'un marchand ayant doublé soixante-douze fois ce cap Malée qui, selon Hervé Duchêne, grand connaisseur des voyages dans l'Antiquité, « était chargé du prestige dont le cap Horn a joui du temps des grands navires à voile ».

Que dire du record apparemment battu par Apollonios de Tyane, contemporain de Paul et comme lui citoyen de Tarse ? Philostrate, son biographe, le montre parcourant l'Asie Mineure, l'Inde, la Mésopotamie, Chypre, la Grèce, la Crète, l'Italie, l'Espagne, la Sicile, Chios, Rhodes, l'Egypte, l'Ethiopie !

Paul emprunte les routes que fréquentaient en même temps que lui les marchands et les commerçants — les plus nombreux —, les responsables politiques, les militaires, les médecins, ceux aussi que nous appellerions des touristes et ces foules de pèlerins acharnés à se sanctifier dans les temples qui abondent en Europe et en Asie. Leur piété s'accompagne souvent d'ailleurs — cela n'a pas changé — d'une soif de découverte.

Concernant les voyages de Paul, les Actes des Apôtres se contentent de notations très brèves comme celle qui ponctue la suite de cette histoire : « Prenant la mer à Troas, nous avons mis le cap directement sur Samothrace. » Au-delà, les auteurs antiques sont là pour nous informer. Ainsi savons-nous que Paul, Silas, Timothée et Luc, s'embarquant à Troas au printemps 49, ont emprunté l'un des « bateaux ronds » ainsi dénommés parce qu'ils évoquaient plutôt de grosses barques que des voiliers effilés destinés au long cours et au transport de grandes quantités de marchandises. Dotés d'un mât auquel s'attachait une grande voile carrée renforcée par une voile de proue qui aidait à virer de bord, on dénommait indifféremment ces bateaux ronds olcas, gaulos, ploïon. Un simple aviron planté à l'arrière servait de gouvernail.

Voguant vers Samothrace, comment le Tarsiote ne serait-il pas obsédé par la mission — et les risques — qui l'attend ? Le bateau emporte-t-il un Paul sûr de lui ? Les hésitations qui l'ont habité sur les chemins d'Asie et de Bithynie ne montrent pas un homme déterminé. Là où il se rend, nul chrétien n'est venu annoncer la parole du Christ. Cette terre vierge se laissera-t-elle labourer ? Jusque-là le recours aux synagogues a constitué son principal atout. La région vers laquelle il se dirige — la Madédoine — compte bien moins de communautés juives que l'Asie. On en connaît seulement à Thessalonique et à Philippes. Au reste, l'orgueilleux Tarsiote ne veut pas marcher sur les brisées de quiconque. Il s'ouvrira plus tard aux Romains : « J'ai pleinement assuré l'annonce de l'Evangile du Christ. Mais je me suis fait un point d'honneur de n'annoncer l'Evangile que là où le nom de Christ n'avait pas encore été prononcé, pour ne pas bâtir sur les fondations qu'un autre avait posées[1]. » Il évitera les zones dont la première lettre attribuée à Pierre annonce qu'elles ont déjà été évangélisées[2].

[1] Romains 15.19-20.

[2] Jean Colson.

Paul et ses amis ne passent qu'une courte nuit dans l'île de Samothrace, longue montagne verte surgie de la mer, que son sanctuaire — on le visite au sommet du mont Phongari — a rendue célèbre : une colossale déesse de marbre y déploie ses ailes. Engloutie plus tard par un séisme, il faudra, en 1863, beaucoup de chance à un consul de France pour l'exhumer sans d'ailleurs lui restituer sa tête. La Victoire de Samothrace est aujourd'hui l'orgueil du musée du Louvre.

Tôt le lendemain matin, ils ont repris la mer. Il faut, selon les saisons, de quatre à cinq jours pour traverser l'Egée. En juin on peut parier pour quatre. Contournant l'île de Thasos, on aborde à Neapolis (aujourd'hui Kavala), sur les rivages qui, parmi tant d'autres, ont si fort ému lord Byron : « O Grèce ! bien froid est le cœur de l'homme qui peut te voir et ne pas sentir ce qu'éprouve un amant sur les cendres de celle qui l'aima ! » Impossible de croire que Paul a ressenti une telle émotion. Je le vois plutôt embrassant d'un regard peu amène le temple d'Athéna Parthénon planté au faite d'un promontoire. Dans un tel état d'esprit, débarquer en Grèce équivaut à une autoflagellation.

Rectiligne et orgueilleuse, la Via Egnatia s'offre à lui. Sans en quitter le tracé ni cesser d'en fouler les dalles, il pourrait — par Philippes, Thessalonique, Edesse — gagner, sur la côte de l'actuelle Albanie, le port d'Apollonia. Un bureau le mènerait aisément à Brindisi où il trouverait la Via Appia. Celle qui conduit à Rome.

Tous les gens de son temps ont ressenti de l'attirance pour Rome. Paul ne fait pas exception. La fascination de la toute-puissance — même quand elle s'entoure de haine — est un phénomène spécifiquement humain. Paul le sait. Il n'entend pas brûler les étapes. Il s'engage sur la Via Egnatia.

Combien de fois n'a-t-on pas commenté ce « changement total de monde » qui, au moment de passer d'Asie en Europe, aurait attendu Paul ? Or la notion d'Europe n'existait pas en son temps. Affirmer que le Tarsiote a quitté la barbarie pour rejoindre la civilisation est un autre non-sens. Il passe d'une province romaine à une autre province romaine, voilà tout. Sur les deux rives de la mer Egée, on parle la même langue : le grec. Sans se perdre, une même famille se disperse sur l'une et l'autre rive. A travers l'Egée, les échanges commerciaux ne cessent jamais. Le négoce des tissus, par exemple, ignore les frontières, fussent-elles maritimes. Philippes, ville grecque, est peuplée de commerçants venus d'Asie Mineure : des inscriptions les mentionnent comme bienfaiteurs de la cité. Après trois siècles, l'éblouissement que suscite toujours Alexandre le Grand uni les peuples de l'Ouest et de l'Est. Outre certains correspondants d'affaires de son père dont il peut se réclamer, Paul compte des parents de l'autre côté de l'Egée : Jason à Thessalonique, Sopatros (ou Sosipatros) à Béroia, Lucius à Cenchrées, port de Corinthe[3]. A la conquête des âmes, Paul s'avance armé.

[3] On trouve ces identifications dans Romains 16.20-21, ainsi que dans les Actes 17 et 20. Cf. Marie-Françoise Baslez.

Quatorze kilomètres parcourus sur la Via Egnatia et voici la ville fortifiée que Philippe II, père d'Alexandre, à fait édifier en 356 av. J.-C. en lui accordant son nom. Il l'a aussi dotée d'un théâtre : ainsi se comportaient alors les guerriers. Bien conservé, on le voit toujours au flanc d'une colline. Si l'on ajoute quelques colonnes et l'encadrement d'une porte, c'est à peu près tout ce qu'il reste, au XXIe siècle, de la villa où résida Démosthène. A trois kilomètres de là, en 42 av. J.-C., une bataille mémorable a opposé d'une part Antoine et Octave, de l'autre Brutus et Cassius. Vaincus, les meurtriers de César se sont donné la mort. Vestige émouvant : les quelques dalles de la Via Egnatia dans lesquelles les roues des chariots ont inscrit leur double sillon et dont on ne peut douter que Paul les ait foulées.

Luc est entré en même temps que Paul dans Philippes. Nous le découvrons plein d'entrain : « Le jour du sabbat, nous en avons franchi la porte pour gagner, le long d'une rivière, un endroit où, pensions-nous, devait se trouver un lieu de prière ; une fois assis, nous avons parlé aux femmes qui s'y trouvaient réunies. L'une d'elles, nommée Lydie, était une marchande de pourpre, originaire de la ville de Thyatire, qui adorait déjà Dieu. Elle était tout oreilles ; car le Seigneur avait ouvert son cœur pour la rendre attentive aux paroles de Paul. Lorsqu'elle eut reçu le baptême, elle et sa maison, elle nous invita en ces termes : “Puisque vous estimez que je crois au Seigneur, venez loger chez moi.” Et elle nous a forcés d'accepter[4]. »

[4] Actes 16.13-15. La rivière dont il est question a été identifiée, à l'ouest de la ville, par des recherches archéologiques : il s'agit du ruisseau Cangitès.

Cette Lydie vient donc d'Asie Mineure. Le métier qu'elle exerce confirme les liens dont Paul a pu bénéficier dans le commerce du textile. Installé chez Lydie, il se liera avec d'autres femmes : Syntyche, nom qui signifie « rencontre » et Evodie que l'on traduit — non sans quelque ironie parfois — par « chemin facile ». Ainsi trois femmes figuraient-elles à l'origine de l'apostolat de Paul en Europe. Ce n'est qu'un début : dès que la première apparaîtra, d'autres viendront à lui, le serviront, l'hébergeront et souvent se convertiront. Mieux : dans nombre d'Eglises fondées par lui, Paul confiera des responsabilités non négligeables à des femmes.

Les succès remportés par Paul auprès des Philippiens forment le thème principal de l'Epître qu'il leur a adressée et qui, tout entière, fait état des liens étroits noués dans les semaines — ou les mois — qui ont suivi son séjour à Philippes : « Je rends grâce à mon Dieu chaque fois que j'évoque votre souvenir : toujours, en chaque prière pour vous tous, c'est avec joie que je prie, à cause de la part que vous prenez avec nous à l'Evangile depuis le premier jour jusqu'à maintenant[5]. » Paul ne cessera de donner en exemple aux autres communautés la fidélité des convertis de Philippes. Un incident grave va soudain compromettre une réussite en si bonne voie. Paul et les siens aiment à revenir auprès de cette rivière où ils ont rencontré Lydie. Un jour, ils croisent une jeune esclave dotée de dons de voyance, exploités d'ailleurs sans vergogne par ses propriétaires. Les apercevant pour la première fois, cette voyante s'écrie :

[5] Philippiens 1.3-5.

— Ces hommes sont les serviteurs du Dieu Très-Haut. Ils vous annoncent la voie du salut !

Les intéressés ne semblent guère avoir prêté attention à ces vaticinations. Or, à chaque visite, la femme réitère son manège. Excédé, Paul finit par soupçonner que les « dons » en questions lui viennent d'un esprit mauvais. S'approchant d'elle, il met l'esprit en demeure et lui commande de les laisser en paix :

— Au nom de Jésus Christ, je te l'ordonne : sors de cette femme !

« A l'instant même, dit Luc, l'esprit sortit. » Adieu à la voyance de l'esclave ! Du coup, ses maîtres se voient privés d'une substantielle source de revenus. Courroucés, ils portent plainte. On convoque Paul et Silas devant les duumvirs chargés de rendre la justice. Non seulement les plaignants explicitent leur accusation mais ils en élargissent dangereusement les fondements :

— Ces hommes jettent le trouble dans notre ville. Ils sont juifs et prônent des règles de conduite qu'il ne nous est pas permis, à nous Romains, d'admettre ni ne suivre[6].

[6] Actes 16.17-21.

L'accusation paraît si grave aux magistrats que, sans qu'il y ait procès, les accusés sont aussitôt expulsés de Philippes. Auparavant, ils seront flagellés. Flagellés : un mot que certains commentateurs notent sans s'y attarder, comme s'il s'agissait d'une formalité de procédure. Mettons les points sur les i : la flagellation — verberatio — est un supplice affreux, parfois mortel. Il arrive, dit le poète Horace, que le supplicié soit « déchiré par les fouets à en dégoûter le bourreau ». L'instrument du supplice ? Le flagellum, fouet à manche court auquel sont attachées des lanières longues et épaisses. Afin que les coups déchirent mieux la peau et la chair, on fixe à l'extrémité de chacune d'elles des balles de plomb ou des osselets de mouton. Les coups pleuvent sur le dos, les hanches, la nuque. Chaque fois que le fouet s'abat, une douleur fulgurante assaille le supplicié. On lit avec effroi le témoignage d'un homme qui, en d'autres temps, a dû subir le même supplice : « La douleur part du cou, descend jusqu'à l'extrémité des orteils, irradie jusqu'au ongles des doigts, traverse le cœur comme si l'on avait planté un couteau dans le corps... L'intervalle entre les coups est d'une longueur angoissante... Le sang monte à la bouche, jaillissant des poumons ou de quelque organe interne déchiré par les contractures provoquées par l'atroce douleur. »

Citoyens romains, Paul et Silas n'auraient jamais dû être traités de la sorte. Est-ce parce qu'ils n'ont pu exciper de leurs droit ? Ils ne pouvaient brandir leur citoyenneté romaine comme nous le ferions à l'aide d'un passeport. Celle-ci ne se démontrait que par le témoignage d'une personnalité connue : parent, ami, correspondant. Il ne semble pas que Paul, à Philippes, ait disposé de tels garants.

Titubant de douleur, les flagellés sont jetés dans une prison. On fixe à leurs chevilles ces entraves de bois, attachées à la muraille, que l'on nomme ceps. La nuit vient. Ils souffrent, le sommeil les fuit. Vers minuit, peut être pour soulager leur mal, ils se mettent à chanter les louanges de Dieu. Eveillés en sursaut, les autres prisonniers réagissent — on les comprend — par un tumulte de protestations. Quand un sourd grondement ébranle la prison, cette colère se change en effroi. S'agit-il d'un de ces tremblements de terre comme, trop souvent, les populations de ces régions en ont subi ? Toute la littérature antique en apporte le témoignage. Dans les Bacchantes d'Euripide, on lit : « Les liens se détachèrent d'eux-mêmes de leurs pieds et les verrous des portes s'ouvrirent sans aucune intervention humaine. »

Tout à coup, dans la cellule de Paul et de Silas, le mur s'écroule, les entraves se disloquent, la porte se brise. Le geôlier surgit à tâtons. Il ne voit personne. Croyant les prisonniers évadés, il se sent déshonoré et lève son épée pour se donner la mort. Sans doute joint-il la parole au geste car Paul l'arrête à temps :

— Ne fais rien de funeste pour toi ; nous sommes là !

L'homme court chercher de la lumière et, en revenant, découvre en effet Paul et Silas. Se jetant à leurs pieds, balbutiant qu'il leur doit la vie, il les libère aussitôt que Paul déclare :

— Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé toi et ta maison.

Le geôlier les emmène chez lui, lave leurs blessures et, selon Luc, réclame aussitôt le baptême. A ces hôtes imprévisibles, il offre même un repas avant de les réintégrer — professionnel exemplaire — dans leur prison. Une nouvelle irruption du meilleur des geôliers les réveillera le lendemain. L'homme est au comble du bonheur :

— Les stratèges envoient dire de vous relâcher. Dans ces conditions, sortez donc et partez en paix !

Catégoriquement, Paul refuse :

— Ils nous ont fait battre en public, sans condamnation. Nous qui sommes citoyens romains, ils nous ont jeté en prison. Et maintenant, c'est clandestinement qu'ils veulent nous jeter dehors ? Il n'en est pas question. Qu'ils viennent en personne nous libérer[7] !

[7] Actes 16.28-37.

On rapporte ces paroles aux stratèges qui, alarmés d'apprendre qu'ils ont méconnu la loi, accourent présenter leurs excuses, libèrent les deux hommes en leur demandant de quitter la ville sans tarder.

Souffrant toujours des suites de la flagellation, comment pourraient-il obéir ? Luc témoigne qu'ils sont restés encore « quelque temps dans cette ville ». Paul, quant à lui, n'oubliera jamais que les chrétiens de Philippes lui ont spontanément proposé une aide financière qu'il a acceptée : « Vous le savez, vous, Philippiens, dans les débuts de l'Evangile, quand j'ai quitté la Madédoine, aucune Eglise ne m'a fait une part dans un compte de doit et avoir, si ce n'est vous seuls, vous qui, à Thessalonique déjà, à plus d'une reprise, m'avez envoyé ce dont j'avais besoin[8]. » Luc ne paraît pas accompagner Paul quand celui-ci sort de la ville. Avec Silas et Timothée, Paul prend la direction du sud. Son but : Thessalonique.

[8] Philippiens 4.15-16.

Paul et Silas se traînent mais ils marchent. Timothée les assiste de son mieux. Cent cinquante kilomètres à parcourir. Vu l'excellence des routes, on devrait admettre une moyenne quotidienne de vingt-cinq kilomètres, donc un voyage de six à sept jours. L'état de Paul et Silas oblige à doubler le chiffre.

On traverse Amphipolis, on s'engage entre mer et montagne, on passe — probablement sans le remarquer — à côté du tombeau d'Euripide. Arbres touffus, végétation vigoureuse, eaux rapides se conjuguent pour procurer une agréable température. Sans la moindre transition, tout change : la chaleur devient torride, l'air brûle les poumons, les vêtements collent à la peau. On longe des lacs dont l'eau est plus chaude encore que l'atmosphère. A l'heure de midi, les troupeaux se serrent, immobiles et accablés, à l'ombre des arbres. Renan s'est souvenu : « N'étaient le bourdonnement des insectes et le chant des oiseaux qui seuls dans la création résistent à ces accablements, on se croirait au règne de la mort. »

Après Apollonie, on pénètre dans une contrée marécageuse infesté de malaria. Par chance, on en sort indemne. On peine à gravir les collines qui dominent le golfe de Thessalonique. Loin devant les voyageurs, se dresse une montagne : l'Olympe. On imagine Paul enveloppant d'un regard négligent, voire méprisant, le royaume de Zeus. A défaut de ces dieux dont il nie l'existence, il s'attache, au-dessus de la rade, au spectacle de la grande ville qu'il découvre à ses pieds.

Cassandre, roi de Macédoine, a fondé la cité en 315 av. J.-C. Lui cherchant un nom, il lui a donné celui de son épouse Thessaloniki, sœur d'Alexandre le Grand. Les Romains s'en sont emparés en 68 av. J.-C. Devenue la capitale de la Macédoine agrandie, elle a obtenu, en 42 avant notre ère, le statut de coté libre. C'est désormais à Thessalonique que résidera le proconsul romain.

De tous les lieux où séjourna Paul, c'est le premier que j'ai connu. L'été de 1955, quittant une Yougoslavie dont l'état des routes avait fortement compromis les amortisseurs de notre automobile d'avant guerre, nous avons retrouvé avec soulagement celles de Grèce et, à Thessalonique, une grande ville moderne. Un pompiste francophone nous a déconseillé de dire Salonique, nom familier aux poilus de la Grande Guerre : on le devait aux Turcs et on l'appréciait peu. D'ailleurs, depuis la Deuxième Guerre mondiale, Thessalonique était l'appellation officielle. Ce qui m'a curieusement laissé le souvenir le plus fort, c'est le cimetière militaire. Un groupe d'anciens combattants parisiens nous avait chargés d'y déposer une gerbe. Les files de tombes françaises de 1915-1918 nous ont frappés au cœur.

Les contemporains de Paul se moquaient volontiers de cette ville tassée entre une acropole et un rivage envasé. Au fil des siècles, la vase a fait place au second port de Grèce et la ville est devenue la deuxième du pays.

En 1955, je m'intéressais peu à saint Paul, mais beaucoup aux souvenirs de l'Antiquité. On les trouvait au centre, à proximité de la rue Egnatia : persistance d'une mémoire qui me touche aujourd'hui plus qu'alors. L'arc de Galère a marqué pour nous la suivie d'une partie du palais, utilisé comme résidence officielle jusqu'au VIe siècle de notre ère, et qu'a dû connaître Paul. Non loin de là s'élevait la Rotonde, mausolée impérial transformé plus tard en église puis en mosquée.

Il nous a fallu quelque temps pour apprendre que la ville où prêcha le juif Paul était devenue, après 1942, la plus importante métropole juive de la Méditerranée. Après leur expulsion d'Espagne, vingt mille séfarades s'y sont réfugiés. Il n'en demeure aucune trace : les quarante-cinq mille juifs qui résidaient là en 1943 ont été déportés à Auschwitz.

Quand, par la porte du Levant, Paul, Silas et Timothée pénètrent dans la ville, ils constatent l'existence d'un afflux continuel d'étrangers attirés par son commerce et sa richesse[9]. Son statut la dispense des principales taxes romaines : un lieu où l'on paie moins d'impôts fait toujours figure d'aimant. Ce que va constater Paul, c'est surtout que de nombreux juifs y ont, depuis plus d'un siècle, fixé leur résidence.

[9] L'épigraphie en atteste.

On sait que Paul, à peine arrivé dans la ville, s'est rendu chez Jason, son parent qui — hospitalité juive oblige — lui a ouvert sa maison. Apprenant que le voyageur était sans ressources, ému par ses plaies, Jason lui a procuré les moyens d'exercer ses talents de tisseur de tentes. « Alors que nous venions de souffrir et d'être insultés à Philippes, comme vous le savez, écrira Paul aux Thessaloniciens, nous avons trouvé en notre Dieu l'assurance qu'il fallait pour vous prêcher son Evangile à travers bien des luttes[10]. »

[10] 1 Thessaloniciens 2.1-2.

Le nombre de juifs présents dans la ville laisse espérer une récolte de conversions fructueuse. Paul se rend donc à la synagogue lors du sabbat suivant et révèle à ces gens un Jésus qu'ils ne connaissaient pas. Luc le montre écouté attentivement non seulement ce jour-là mais au cours des trois sabbats suivants : « A partir des Ecritures, il expliquait et établissait que le Messie devait souffrir, ressusciter des morts, et le Messie, disait-il, c'est ce Jésus que je vous annonce[11]. » Non seulement on l'entend sans regimber mais le bruit de la prédication se répand dans la ville. Ne nous figurons surtout pas tous les juifs, et moins encore les non-juifs de cette métropole, soudain acquis à la Bonne Nouvelle. On estime que moins d'un pour cent de la population a pu avoir connaissance des surprenantes prédications du Tarsiote. Ce n'est pas par hasard que Luc insiste : « Certains des juifs se laissèrent convaincre et furent gagnés par Paul et Silas, ainsi qu'une multitude de Grecs adorateurs de Dieu et bon nombre de femmes de la haute société[12]. » Si cette « multitude » doit susciter des doutes raisonnés, nous connaissons quelques-uns de ces « craignant-Dieu », notamment un Grec nommé Aristarque et le Romain Secondus. Chaque fois qu'un « craignant-Dieu » réclame le baptême, Paul y voit légitimement la justification de l'option qu'il a défendue à Jérusalem.

[11] Actes 17.3.

[12] Actes 17.4.

Que les juifs de Thessalonique aient fini par manifester une hostilité quasiment identique à celle de ceux d'Antioche de Piside ne peut nous étonner. L'hétérogénéité de la communauté juive explique l'alternance du rejet et de l'adhésion. On y compte aussi des Samaritains, tenus fermement à part, que des juifs romains travaillant dans l'administration, des négociants juifs venus d'Italie et appartenant aux mêmes corporations que les Orientaux idolâtres. A chacun, Paul parle sa langue. Il se montre sans trop d'illusion quant à la concurrence sans merci qui règne dans les milieux du commerce et se veut lucide quant aux mœurs dissolues de la population. Dans la première lettre qu'il leur adressera, il exhorte les convertis « à faire encore de nouveaux progrès ». Il faut que vous ayez à cœur, dit-il, « de vivre dans le calme, de vous occuper de vos propres affaires, et de travailler de vos mains, comme nous vous l'avons ordonné, pour que votre conduite soit honorable au regard des gens du dehors, et que vous n'ayez besoin de personne ». Qu'ils s'abstiennent « de la débauche » ! Que chacun sache « prendre femme dans la sainteté et l'honneur, sans se laisser emporter par le désir comme font les païens qui ne connaissent pas Dieu, que nul n'agisse au détriment de son frère et ne lui cause du tort »[13].

[13] 1 Thessaloniciens 4.1-12.

Dans la première Epître aux Thessaloniciens surgit un thème qui permet d'expliquer l'envol des conversions dans les premiers temps du christianisme. Jésus a annoncé qu'il reviendrait sur la terre et aucun chrétien n'en doute. Paul va plus loin : confirmant la certitude manifestée par les chrétiens de Jérusalem, il prêche que ce retour est imminent. Annonce qui émerveille.

Quatre sabbats sans qu'une opposition caractérisée se soit manifestée, c'est trop pour ceux des juifs que Paul a irrités dès sa première intervention. Ils décident de passer à l'action. Recrutant « des vauriens qui traînaient dans les rues », ils ameutent la foule, sèment le désordre dans la ville, donnent l'assaut à la maison de Jason en criant qu'ils veulent traduire Paul et Silas devant l'assemblée du peuple ; par chance, tous deux sont absents. On arrache Jason de chez lui, on le traîne avec quelques autres chrétiens devant ces magistrats de la ville que l'on appelle politarques. A l'adresse de ces graves personnages, les accusations fusent :

— Ces gens qui ont soulevé le monde entier sont maintenant ici et Jason les a accueillis ! Tous ces individus agissent à l'encontre des édits de l'empereur ! ils prétendent qu'il y a un autre roi, Jésus !

De quoi impressionner lesdits politarques qui exigent une caution pour libérer Jason et ses amis. Jason est loin d'être dans le besoin ; il paie ce qu'il faut. En toute hâte, il retrouve Paul et Silas et les adjure de quitter la ville sur-le-champ. La nuit venue, il les fait partir avec Timothée pour Bérée qu'ils rejoigent après quatre jours de marche.

Cicéron a évoqué Bérée, à soixante-quinze kilomètres au sud-ouest de Thessalonique, comme un oppidum devium (hors de la route), ce qui est imagé mais exact. Le site s'étale sur le versant est du mont Vermion et domine une plaine que traversent les rivières Aliakmo et Axios. C'est non loin de là que s'élevait le gigantesque palais des rois de Macédoine. En 1877, on y a retrouvé la tombe de Philippe II, père d'Alaxandre le Grand. Elle contenait les ossements d'un homme d'un mètre soixante, celui-là même qu'a poignardé, au cours de l'été –336, son garde du corps Pausanias. Un coffret d'or renfermait le plus inouï des trésors : sa couronne formée de feuilles de chêne et de glands en or, son manteau de pourpre, son bouclier, ses épées et sa cuirasse. Impossible, dès lors qu'on les a contemplés, d'oublier l'effet prodigieux de grandeur et de puissance qui en émane [14]. Qu'à suggéré à Paul ce site où tout, de Philippe II à Alexandre le Grand, évoquait le rayonnement de la Grèce ? Littéralement immergé dans cette histoire apprise et aimée dès l'enfance, a-t-il pu demeurer indifférent ?

[14] Le contenu de la tombe a été transporté à Thessalonique et on le considère comme le plus précieux trésor du musée archéologique.

A la synagogue de Bérée, Paul va trouver des juifs « plus courtois que ceux de Thessalonique ». La preuve : « Ils accueillirent la Parole avec une entière bonne volonté, et chaque jour ils examinaient les Ecritures pour voir s'il en était bien ainsi. » Le succès qui en a découlé ne peut être mis en doute : « Beaucoup d'entre eux devinrent croyants ainsi que des femmes grecques de haut rang et des hommes, en nombre appréciable[15]. »

[15] Actes 17.11-12.

A cette réussite répond une réaction que nous connaissons bien : de bonne âmes courent à Thessalonique annoncer les conversions de Bérée. Ce qui prend du temps. Prévenus et courroucés, des juifs de la ville se jettent sur les traces de Paul. Ce qui prend aussi du temps. Convaincus que leurs hôtes ne sont pas de taille à résister à la meute qui approche, les gens de Bérée persuadent Paul qu'il doit se mettre à l'abri. Laissant là Silas et Timothée qui ne risquent rien — c'est sur Paul que la haine se polarise —, ils enlèvent l'apôtre à la barbe de ses poursuivants et l'escortent jusqu'à la côte. C'est sans doute au petit port de Dion ou à Pydna — aujourd'hui proche de Katerini — que Paul s'est embarqué. Plusieurs convertis de Bérée montent à bord avec lui.

La fin de l'automne 49 approche. Il aura fallu trois saisons pour mettre en place, à Thessalonique et à Bérée, des communautés qui vivent et vivront. Au moment où le bateau s'éloigne de la côte, Paul est en mesure d'établir le bilan de son action en Macédoine. Première certitude : il n'a reçu aucune aide de l'Eglise d'Antioche de Syrie. Les fonds qu'il a accueillis lui sont venus de l'Eglise naissante de Philippes et de son propre travail. Plus important : les convertis se sont fait eux-mêmes convertisseurs. On a vu des chrétiens à peine baptisés s'élancer à travers la province pour annoncer la Bonne Nouvelle à leurs parents, à leurs amis. La présence de femmes parmi les communautés, aussi bien à Philippes qu'à Thessalonique, représente un atout évident pour l'avenir. Non moins prometteuses, les conversions des « craignant-Dieu » ; l'annonce que le Fils du Dieu des juifs est venu sur terre a balayé leurs hésitations. Il faut donner raison à ceux qui jugent que cette mission de Macédoine fut peut-être « la plus féconde de celles que Paul avait entreprises jusque-là ».

Sur le bateau, c'est surtout à l'avenir que Paul a dû penser. La moitié de sa culture est grecque. Les poètes qu'il a lus, les philosophes qu'il a étudiés, ses rêves mêmes, tout le porte vers Athènes. A Tarse, on lui a enseigné la grandeur et le génie de cette ville unique. Nul ne peut en ce temps se targuer d'esprit philosophique sans en appeler à cette cité, mère de la philosophie, de l'art, de la science, de la politique.

Cependant que le lourd voilier longe les rivages de Thessalie et que, sous ses yeux, défilent ces côtes qui ont émerveillé les générations, peut-être Paul a-t-il fini par admettre le poids réel que représentaient ces dieux d'Athènes qui étaient aussi ceux de Rome. Prétendre que le seul vrai Dieu est le fils d'un charpentier juif, n'est-ce pas une gageure impossible à soutenir au milieu de ces gens qui ne savent même pas, pour la plupart, où se trouve Jérusalem et ne connaissent du judaïsme que l'épicier ou le changeur tenant échoppe dans leur quartier ? Paul est trop intelligent pour ne pas le ressentir mais trop obstiné pour renoncer à l'impossible : annoncer Jésus aux Athéniens. Que son humeur s'en soit assombrie et que ses fidèles aient eu à supporter davantage les foucades de son mauvais caractère, c'est une autre affaire.

Le bateau emprunte le détroit de l'Euripe qui sépare l'île d'Eubée du continent. Au sud, on voudrait que le cap Sounion et les colonnes de marbre du temple de Poséidon aient ému Paul. On longe la côte d'Apollon. A bâbord, voici l'île d'Egine et celle de Salamine dont Solon, précurseur de la démocratie, a incité les Athéniens — par ses poésies, dit-on — à faire la conquête et où Thémistocle, avec Aristide, ont remporté sur la flotte perse une victoire mémorable.

La tradition veut que le bateau qui porte Paul n'ait pas déposé les voyageurs au Pirée mais au port de Glyfada. Les frères de Bérée ne veulent pas laisser Paul parcourir seul les quinze kilomètres qui le séparent d'Athènes. Ils l'accompagnent jusque-là. Satisfaits de le voir à l'abri, ils emportent l'ordre que donne Paul à Silas et Timothée de le rejoindre au plus tôt.

A l'orée de la seconde moitié du premier siècle, la gloire d'Athènes est intacte mais nous devons nous rendre à l'évidence : il n'y a plus de Grèce. La prise de Corinthe par les Romains en – 146 et leur domination confirmée partout en ont sonné le glas. Le 1er mars 86 av. J.-C., après avoir imposé son joug à Rome, Sylla s'est emparé d'Athènes, la livrant à des massacres impitoyables et des pillages éhontés.

Il faut lire les pages amères que des voyageurs de renom — Polybe, Cicéron, Strabon, Pausanias — ont laissées : l'apparence de liberté officiellement accordée par Rome n'est qu'un masque. On nous montre des campagnes devenues désertiques, des villes ruinées, des temples à l'abandon, les socles des statues dérobées, le Péloponèse frappé à mort, les villes de Thèbes et d'Argos réduites au rang de simples villages. Quelle déchéance ! Seule Corinthe semble épargnée.

Or, à travers le monde d'alors, Athènes continue de fasciner tout ce qui pense. Cicéron y est venu s'initier aux mystères d'Eleusis. Horace, Virgile, Properce, Ovide, tant d'autres ont tenu à y accomplir de longs séjours. Dans le seul dessein d'étudier à l'Académie, au Lycée, au Jardin, au Portique, les étudiants accourent de toute l'Italie Quand Paul arpente la ville, des foules hétéroclites s'y bousculent. Sur l'agora, ce centre politique et artistique de la cité où s'écrivit l'histoire, où furent représentées les premières pièces de théâtre et les premières chorégraphies, on ne trouve plus que des bavards. Ici Luc est un miroir : « Tous les habitants d'Athènes et tous les étrangers en résidence passaient le meilleur de leur temps à raconter on à écouter les dernières nouveautés[16]. » On devine un Paul d'autant plus déconcerté qu'il est seul — ce qu'il déteste — et accablé par l'abondance des temples, des autels, de cent reflets d'une religion dont il est évident que les fidèles sont loin d'être en voie de disparition : « Il avait l'âme bouleversée de voir cette ville pleine d'idoles[17]. » Il ne trouve un peu de paix qu'à la synagogue où, fidèle à lui-même, il harangue non seulement les juifs mais les « craignants Dieu », toujours eux. Le sabbat achevé, se sentant bien en peine de trouver un public, il n'a plus que la ressource d'annoncer Jésus au hasard des rencontres. L'agora est pleine de philosophes qui enseignent chacun sous un portique. Pourquoi ne se mêlerait-il pas à eux ? Luc, qui doit en avoir recueilli la confidence de Paul lui-même, à moins que ce ne soit de Denys l'Aréopagite, premier converti d'Athènes, en a tiré l'un des morceaux les plus vivants de son œuvre. Tout y sonne juste : « Il y avait même des philosophes épicuriens et stoïciens qui s'entretenaient avec lui. Certains disaient : “Que veut donc dire cette jacasse ?” Et d'autres : “Ce doit être un prédicateur de divinités étrangères.” »

[16] Actes 17.21.

[17] Actes 17.16.

On comprend la stupeur des Athéniens en voyant ce petit homme barbu s'acharner à annoncer la résurrection d'un juif inconnu. Quel intérêt ? Quelle importance ? Certains finissent pourtant par exiger qu'il les suive pour exposer plus complètement son étrange théorie.

Sur une colline, à l'ouest de l'Acropole où le Haut Conseil d'Athènes tenait autrefois ses séances, une sorte d'assemblée de sages, chargée essentiellement des questions d'éducation, siège encore. « Ils mirent la main sur lui, dit Luc, pour le conduire devant l'Aréopage. » Si Paul se laisse bousculer, c'est qu'une telle sollicitation, même un peu rudement exprimée, répond à tout ce qu'il espérait.

Luc est à son affaire. Rédiger le discours de Paul, son idole, a dû provoquer chez lui une véritable jouissance. Qu'il l'ait écrit sur une trame fournie par Paul ou d'après le témoignage de gens qui l'avaient entendu, le texte ne peut que confirmer les dons de tacticien de l'apôtre. Il ne va pas s'adresser aux Athéniens de la même façon qu'aux braves gens de Lystre ou de Derbé. Il a pleinement conscience d'avoir affaire à des hommes non seulement éclairés mais singulièrement subtils. Ils sont philosophes ? Parlons donc le langage des philosophes :

— Athéniens, je vous considère à tous égards comme des hommes presque trop religieux. Quand je parcours vos rues, mon regard se porte en effet souvent sur vos monuments sacrés et j'ai découvert entre autres un autel qui portait cette inscription : « Au Dieu inconnu[18]. » Ce que vous vénérez ainsi sans le connaître, c'est ce que je viens, moi, vous annoncer. Le Dieu qui a créé l'univers et tout ce qui s'y trouve, lui qui est le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas des temples construits par la main des hommes et son service non plus ne demande pas de mains humaines, comme s'il avait besoin de quelque chose, lui qui donne à tous la vie et le souffle, et tout le reste.

[18] Le singulier utilisé ici est entièrement du cru de Luc. On connaît plusieurs inscriptions de ce genre mais elles sont ainsi rédigées : « Aux dieux inconnus. » Il est vrai que le passage au singulier arrangeait considérablement les choses.

L'exorde est propre à retenir l'attention de l'auditoire. Il faut garder cet avantage.

— A partir d'un seul homme il a créé tous les peuples pour habiter toute la surface de la terre, il a défini des temps fixes et tracé les limites de l'habitat des hommes : c'était pour qu'ils cherchent Dieu ; peut-être pourraient-ils le découvrir en tâtonnant, lui qui en réalité n'est pas loin de chacun de nous.

On l'écoute, donc il s'expose davantage.

— Car c'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'air, comme l'ont dit certains de vos poètes : « Car nous sommes de sa race. »

Le dernier membre de phrase n'est autre qu'une citation des Phénomènes d'Aratos[19] qui écrivait au IIIe siècle av. J.-C. Peut-être Paul a-t-il enregistré un murmure favorable. Il frappe :

[19] Le texte exact d'Aratos est : « Nous tirons de lui notre origine. » La version modifiée permet de se rapprocher de la Genèse.

— Alors, puisque nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons pas penser que la divinité ressemble à de l'or, de l'argent, ou du marbre, sculpture de l'art et de l'imagination de l'homme. Et voici que Dieu, sans tenir compte de ces temps d'ignorance, annonce maintenant aux hommes qu'il a désigné, comme il en a donné la garantie à tous en le ressuscitant d'entre les morts.

Même si le nom de Jésus n'a pas été prononcé, l'annonce qu'un humain a été chargé par Dieu de faire connaître à ses semblables le jour où le monde serait jugé — pourquoi jugé ? —, et surtout la proclamation de la résurrection de cet inconnu déchaînent l'hilarité. L'épicurisme et le stoïcisme, dont se réclament alors les Grecs, se rencontrent sur le refus d'un dieu personnel distinct de l'univers. L'hellénisme ne conçoit de survie que dans l'esprit de ceux qui entretiennent la mémoire des disparus. Le climat recomposé par le talent de Luc nous apparaît si évident qu'il est impossible de douter de sa réalité : « Au mot de “résurrection des morts”, les uns se moquaient, d'autres déclaraient : “Nous t'entendrons là-dessus une autre fois.” » C'est ainsi que Paul les quitta. »

Paul a connu des échecs. Il en essuiera d'autres. Soyons assurés que celui-ci aura été le plus cuisant. On ne l'a pas insulté, il n'a pas été conduit en prison, il n'a pas été flagellé, mais on s'est amusé de ses paroles. Je le devine se taisant sous les moqueries. Ses épaules s'affaissent, il semble que tout son corps se délite. L'Aréopage ne s'occupe plus de cette quantité négligeable. Les sages se dispersent.

Il reste seul. Non seulement on s'en est pris à la certitude sacrée qu'il tient de Jésus, mais on a blessé son amour-propre. C'est plus qu'il n'en peut tolérer.

Jamais il ne voudra revoir Athènes.

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