L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE X
Passions et combats à Ephèse

L'interdit hivernal levé, tout ce qui vogue est pris d'assaut. Au début du printemps 52, nul ne veut songer aux chaleurs de l'été à venir. L'odeur puissante s'élevant des côtes de Mégaride et d'Attique, l'air léger soufflant sur les vagues, tout incline les passagers à la détente, voire à l'euphorie.

Paul, Priscilla, Aquilas, Timothée[1], petit groupe soudé par sa foi, ne quittent guère le pont. Au diable les soucis ! Le prix du voyage est réglé, les provisions de bouche gonflent les sacs : un peu de paix ordinaire pour un Paul jamais libéré de l'obsession du Christ vécue au quotidien. A l'escale d'Ephèse, Aquilas et Prisca quitteront le bateau pour apporter leur aide à la petite communauté chrétienne — à peine une esquisse — qui y a pris pied. A mesure que l'on se rapproche du but, l'angoisse gagne le couple. Quant à Paul, je l'imagine accroupi sur le pont, songeur et grave. Pour la première fois, il va se dépouiller du privilège dont il s'est jalousement réservé l'exclusivité. Si le culte de Jésus continue à se répandre — comment en douterait-il ? —, il faudra bien, même si cela lui arrache le cœur, qu'il s'habitue à déléguer.

[1] La présence de Timothée est tenue pour probable par Jürgen Becker : Paul se trouvera en effet avec lui à Antioche. Quant à Silas, il disparaît définitivement de notre récit. Aucun texte ne permet d'évoquer son destin postérieur.

On louvoie à travers les Cyclades : Kythnos, Siros, Tinos Mykonos, ces fameuses îles grecques devenues deux mille ans plus tard l'aimant privilégié du tourisme de croisière. La règle du navigateur est, autant que faire se peut, de ne jamais perdre la terre de vue. Voici l'île sacrée de Délos dont le nom signifie : brillante. La légende veut que les Cyclades — o kuklos, le cercle — aient été semées par les dieux autour d'elle comme une auréole. Un regard sur Samos, toute proche de la côte d'Asie, célèbre par son vin liquoreux, et voici que surgissent, au-delà de la proue qui danse sur les vagues, les montagnes de l'Ionie. Dans la musique de ce seul mot se dessine toute l'antique Hellade : le rêve jamais oublié de l'adolescent Saul. Quelques heures encore et l'on découvre, au fond de son golfe, Ephèse.

Quand le bateau jette l'ancre dans l'avant-port de Panorme, Paul et ses amis descendent dans une barque qui, par un canal d'environ deux kilomètres, les amène dans le port intérieur de la ville, face au marbre des monuments, celui de l'amphithéâtre et celui de l'agora. En mettant le pied à terre, Paul ne peut qu'exhumer de son esprit les images surgies des lectures ou de l'enseignement de maîtres révérés : c'est là qu'Homère aveugle a porté ses pas hésitants ; là qu'Héraclite a sondé l'être et l'univers ; là que Pythagore a ouvert son école d'ascèse ; là que Thalès a posé les fondements de la philosophie occidentale ; là qu'Hérodote a exprimé les règles — aussitôt mises en pratique — de l'histoire.

L'escale doit être courte. Impossible à Paul de s'attarder dans cette ville trop riche dont les habitants jurent qu'elle est « l'une des capitales du monde ». Le culte de la déesse Artémis y attire des foules énormes qui font de la ville une sorte de port franc au seuil de l'Asie. On importe, on exporte, on vend, on achète, à quoi s'ajoutent les dépenses qu'engagent les pèlerins, d'où une prospérité générale doublée de détestables corollaires : l'argent qui éclabousse, une surabondance de monuments plus somptueux qu'inspirés, une multiplication vaniteuse de théâtres, de gymnases, de stades, de portiques.

Embrasser tout cela d'un regard ? Paul doit se borner à courir à la synagogue pour prendre la parole et présenter à la communauté juive Prisca et Aquilas. A-t-il parlé de Jésus ? C'eût été, sans disposer du temps nécessaire, provoquer inutilement. On est sûr qu'il s'est montré en pleine possession de ses dons : les juifs ont été à ce point enchantés de sa visite qu'ils lui ont demandé de prolonger son séjour. Refus : « Je reviendrai chez vous une autre fois, si Dieu le veut[2]. » Il a regagné le bord.

[2] Actes 18.21

Le bateau longe la côte dentelée de l'Anatolie du sud-ouest. Une escale à Chypre : que de souvenirs ! Du port palestinien de Césarée où il débarque, Paul va gagner Jérusalem. Sur les raisons de cette visite, les textes ne prodiguent guère d'informations. On nous dit seulement que Paul s'est rendu à Jérusalem pour « saluer l'Eglise[3] ». Nous pouvons en déduire qu'il a dû rencontrer Jacques, dès lors reconnu comme incarnation officielle du christianisme, ce qui d'ailleurs ne semble pas lui avoir déplu : l'Epître qui lui est attribuée est rédigée dans un langage bien solennel, voire emphatique. Son prestige est devenu tel que les judéo-chrétiens véhiculent l'absurde légende selon laquelle — à l'instar du grand prêtre seul revêtu de ce droit — Jacques aurait licence d'entrer une fois l'an dans le sanctuaire du Temple. On va jusqu'à affirmer que Jacques est de race sacerdotale, on proclame que ses seuls mérites suspendent la foudre « prête à éclater sur le peuple ». Paul, l'homme tout d'une pièce, a-t-il apprécié ?

[3] Actes 18.22. Ce voyage à Jérusalem signalé par le seul Luc a suscité de nombreuses discussions. Certains, comme Simon Légasse, estiment que Luc l'a imaginé pour étayer son souci « de maintenir Paul sous l'égide de l'Eglise mère ». De l'Epître aux Galates, Paul énumère ses visites à Jérusalem sans évoquer celle-ci.

Quant à Pierre, apôtre de la circoncision comme Paul l'est des gentils, on le voit sans cesse sur les chemins. Accompagné de son épouse, il parcourt la Syrie pour évangéliser les juifs — et eux seuls. Ce Marc que, naguère, nous avons vu suivre Paul ne quitte plus Pierre. Pendant de longues années, il entendra le premier des apôtres raconter Jésus. De la mémoire de Pierre, les paroles du Seigneur passeront dans celle de Marc. Après la mort de Pierre, c'est à ce disciple hors de pair que les fidèles demanderont de les mettre par écrit.

Ainsi naîtra le premier Evangile.

Antioche. Nul — pas même Paul — ne nous à fait part de ce qu'il a pu éprouver en rejoignant cette ville où s'est décidé son destin. Qu'une bouffée d'amertume lui soit montée à la gorge au souvenir de cet affrontement avec Pierre qui a si mal tourné, comment ne pas le croire ? Luc signale qu'il est resté « quelque temps » à Antioche, ce qui semble signifier qu'il ne s'y est pas attardé. On n'imagine pas Paul restant inactif dans une ville où se poursuit — interminable, exaspérant — le débat entre judéo et pagano-chrétiens. L'élève de Gamaliel — il nous le rappelle sans cesse — n'est pas un modèle de patience.

Quelle satisfaction quand lui parviennent des nouvelles d'Ephèse ! Quelle inquiétude quand il découvre que Priscilla et Aquilas y rencontrent de réelles difficultés ! Un certain Apollos, juif originaire d'Alexandrie, vient d'arriver dans la ville. On le dit savant, orateur, versé dans les Ecritures, doté d'une assurance que rien ne démonte. Accueilli dans la Synagogue, il s'est présenté comme informé, lui aussi, de Jésus par « la voie du Seigneur ». Nos tisseurs de tentes l'ont entendu déverser des torrents d'éloquence sur la mission de Jésus tout en n'en connaissant visiblement que des bribes discutables. Il faudrait d'urgence instruire Apollos. Va-t-il y consentir ? S'il se dérobe, lui laissera-t-on diffuser une version fallacieuse de l'histoire du Messie ? Aquilas et Priscilla posent la question à Paul. Il accorde à leur appel une telle importance qu'il se met aussitôt en devoir de les rejoindre. Ce sera son troisième voyage.

Qu'il ait décidé de gagner Ephèse par voie de terre s'explique par son désir persistant de vérifier si « ses » Eglises tiennent le cap. Prenons conscience qu'une telle entreprise représente, au cœur de l'été 52, la bagatelle de onze cents kilomètres. Paul va affronter montagnes, plaines et vallées par des températures qui atteignent et parfois dépassent 50 °C.

Une nouvelle fois, il requiert les services de Timothée qui accepte. Ils font halte à Tarse, véritable port d'attache de Paul. Ses parents sont-ils encore de ce monde ? Nous n'en savons rien. De sa ville natale, il s'arrache.

Au moment où il franchit les Portes de Cilicie et traverse le Taurus, il frôle les quarante-cinq ans : un âge qui, à l'époque, marque un glissement certain vers la vieillesse. Haletant dans l'air qui incendie, protégeant de leur mieux des yeux brûlés par le soleil, corps trempés de sueur, pieds en feu, les deux hommes ne prennent un peu de repos qu'en Lycaonie. Paul rencontre ses fidèles de Lystre, s'élève jusqu'à Iconium, s'arrête à Antioche de Pisidie. N'a-t-il pas décelé quelque incertitude dans le comportement de ses chers Galates ? Ce que nous savons du grave conflit qui va s'élever parmi eux incline à penser que, dès ce temps-là, le trouble a gagné les esprits.

Pour atteindre Ephèse — il a tant de hâte d'y parvenir ! —, il choisit la haute vallée du Lycos. Les deux hommes s'engagent sur la route à flanc de montagne qu'a décrite Strabon. S'attardent-ils à admirer les troupeaux de moutons noirs tant recherchés pour leur laine ? Par Strabon — encore — mais aussi par Pline, nous n'ignorons rien du commerce de tuniques et de manteaux confectionnés sur place, des capitaux mis en jeu et de la prospérité des banques de Laodicée. Tous sujets qui rejoignent l'enfance d'un Paul grandi dans le textile. On le voit passer par Magnésie et Tralles. Ignace attestera, dans ces deux villes, l'existence de communautés chrétiennes : leur fondation lui sera attribuée.

Timothée et lui s'engagent dans la vallée du Méandre, puis dans celle du Cestrus, pour — vers la fin de l'été 52 — parvenir au but.

Paul n'a pas hésité : c'est chez Prisca et Aquilas qu'il s'est logé. L'atelier comptera un ouvrier de plus, voilà tout. On sait, par Plutarque et Athénée, que la ville était célèbre par ses tentes.

Il ne rencontrera pas cet Apollos qui avait tant inquiété Priscilla et Aquilas. Sûrs d'avoir remis le perturbateur dans la bonne voie et sachant qu'il souhaitait se rendre en Achaïe, ceux-ci l'ont expédié à Corinthe où ils estimaient que son talent oratoire — très supérieur à celui de Paul — ferait merveille. L'enseignement d'Apollos semble avoir laissé des traces dans le haut pays ; lors de son passage, Paul a dû mettre de l'ordre dans les croyances d'une douzaine de fidèles. Leur dialogue mérite d'être reproduit :

— Avez-vous reçu l'Esprit Saint, demande Paul, quand vous êtes devenus croyants ?

Réponse :

— Mais nous n'avons même pas entendu parler d'Esprit Saint !

— Quel baptême alors avez-vous reçu ?

— Le baptême de Jean [le Baptiste].

On croit entendre Paul marteler chaque mot de sa réplique :

— Jean donnait un baptême de conversion et il demandait au peuple de croire en celui qui viendrait après lui, c'est-à-dire en Jésus !

Convaincus, ces braves gens ont demandé à recevoir un nouveau baptême, cette fois « au nom du Seigneur Jésus ».

Si Ephèse est l'une des villes les plus abondamment citées dans les textes antiques, le temple d'Artémis — l'Artémision — en porte la responsabilité. Peut-on croire que Paul, qui s'est fait Ephésien pendant trois ans, ne se soit pas une fois au moins glissé parmi les cohues qui, mêlant criailleries et bousculades, se ruent pour découvrir le temple païen le plus illustre d'Asie ? En consultant les plans et les textes, on peut imaginer le choc ressenti par les visiteurs — des centaines de milliers — à la vue de l'édifice sans pareil : quatre fois la surface du Parthénon, cent vingt-sept colonnes ioniques alignées sur 190 mètres de longueur et 55 mètres de largeur. Au VIe siècle av. J.-C., il a fallu la fortune de Crésus, roi de Lydie, pour achever la construction du prodigieux ensemble. Praxitèle et Phidias se sont chargés de la décoration. Face à une telle réussite, l'Antiquité entière a déliré jusqu'à placer l'Artémision parmi les Sept Merveilles du monde.

Le clou de la visite est naturellement l'effigie de la déesse Artémis. A peine les visiteurs l'aperçoivent-ils qu'ils tombent en extase et poussent ensemble le cri fameux : « Grande est Artémis d'Ephèse ! » Par chance, l'énorme statue de marbre, haute de trois mètres, nous à été conservée : on peut devant elle s'ébahir en visitant le musée d'Ephèse. Ce n'est pas tant la dimension qui frappe que l'incroyable surcharge de symboles sexuels qui parsèment le corps monstrueux. On a cru longtemps que les aspérités qui criblent le corps de marbre étaient des seins ; on a même parlé de la déesse aux mille seins. D'autres, imaginatifs, y ont vu des œufs. L'explication admise de nos jours est différente : il s'agirait de testicules des taureaux que l'on sacrifiait quand on célébrait son culte. Qu'Artémis soit apparue en son temps comme le symbole de la fertilité, qu'elle ait été considérée — elle, vierge — comme la protectrice des femmes enceintes n'étonnera personne.

Que reste-t-il, au XXIe siècle, de tant de magnificence ? Au milieu de débris épars rongés par le temps, une seule colonne de marbre blanc.

Chaque jour, désormais, l'apôtre devra se frayer un passage au milieu des diseurs de bonne aventure, des joueurs de flûte, des mimes qui encombrent les rues, mêlés aux bijoutiers et marchands de médailles jaillis de leur boutique pour haranguer les chalands. On a retrouvé de ces objets-souvenirs, du même genre que ceux que l'on vend, à travers le monde, dans tous les lieux de pèlerinage : répliques en argile de la statue de la déesse, répliques en argent du temple, pendentifs, médailles. Quand les pèlerins n'entrent pas d'eux-mêmes dans les boutiques, les marchands cherchent à leur en fourrer de force dans la main. Imaginons la réaction de Paul quand cela lui est arrivé — et cela a dû se produire cent fois ; de l'irritation que traduisent ses Epîtres, il a dû passer à la haine.

A la fin de la journée, la plupart des habitants avides de fraîcheur grimpent jusqu'à l'agora supérieure qui domine la mer. Je vois Paul promenant un regard enfin rasséréné sur le golfe harmonieux qui s'étale à ses pieds. Impossible d'offrir aux flottes de toute provenance et de tout tonnage un port mieux défendu par la nature : deux masses abruptes, les monts Pion et Coressos, le flanquent de part et d'autre. En les reliant par une muraille de huit kilomètres de long, Lysimaque, lieutenant d'Alexandre, a définitivement mis la ville à l'abri des convoitises.

Le lecteur me permettra, je l'espère, de m'arrêter ici un instant pour lui parler d'un homme qui nous est cher.

Tout au long de ce livre, Luc nous accompagne. Même si nous mettons parfois en doute les indications qu'il propose, comment ne pas reconnaître que les Actes des Apôtres renferment une documentation irremplaçable ? Armés des seules Epîtres, nous sommes capables de pénétrer la pensée de saint Paul. Sans Luc, que saurions-nous du détail de ses voyages, de ses combats, des victoires remportées, des épreuves essuyées, des gens qu'il a rencontrés, des lieux qu'il a traversés ? Merci, Luc.

Or, à Ephèse, près de la colonnade de l'agora supérieure, on inhumera un jour son corps martyrisé.

Au moment où Paul la rejoint, la ville compte environ deux cent vingt-cinq mille habitants. Le proconsul romain y réside. L'inévitable Strabon nous révèle que la ville eut de tout temps mauvaise réputation : corrompue par des mœurs efféminées importées d'Ionie, détournée des choses sérieuses par la mollesse du climat, délaissant par paresse les études, ne prenant au sérieux que la danse et la musique, faisant « une bacchanale de la vie publique ».

Que Paul ait choisi une telle cité pour y situer l'épicentre de ses Eglises pourrait étonner. On constate cependant que la ville se trouve à égale distance de la Galatie et de Thessalonique (500 kilomètres) ; à 400 kilomètres de Corinthe, à 445 de Philippes, à 330 d'Antioche de Pisidie. A condition d'être patient, on peut sans trop de difficultés expédier des messages aux Eglises et en recevoir.

Paul a-t-il oublié qu'il avait déchiré ses vêtements dans la synagogue de Corinthe ? Ce geste apparemment sans appel ne l'empêche nullement de se rendre à la synagogue d'Ephèse — où nul ne l'a oublié — pour prêcher « en toute assurance » le règne de Dieu en révélant l'existence sur terre de son Fils. Les juifs d'Ephèse l'écoutent pendant trois mois. Après quoi — comme à l'accoutumée — ils ne le supportent plus : ils « diffament la Voix en pleine assemblée[4]! ». Paul rompt tout net. Adieu la synagogue d'Ephèse.

[4] Actes 19.9.

Quelques-uns des fidèles — des « craignant-Dieu » ? — vont le suivre chez un certain Tyrannos qui tient l'une de ces écoles, nombreuses dans les villes antiques, où l'on enseigne et débat. Paul y prêchera désormais chaque jour, écouté par un public aussi attentif que cosmopolite. Il y a longtemps qu'Ephèse n'est plus une ville exclusivement hellénique ; chaque année l'influence de l'Asie s'y fait davantage sentir et les bateaux y déversent des cargaisons d'immigrés de toutes origines. C'est au milieu de ces gens que Paul accomplira surtout ses conversions. Faut-il admettre le jugement de Renan selon qui « le christianisme germa dans ce qu'on appelle la corruption des grandes villes » ?

Les trois années du séjour de Paul à Ephèse seront semées d'espoirs et de réussites mais aussi de combats et d'échecs. Nulle part, au cours de son apostolat, il n'aura séjourné si longtemps en un même lieu et soutenu des efforts aussi éprouvants, travaillant souvent, a-t-il confié, « dans les larmes et au milieu des épreuves ».

Il tient la communauté chrétienne en éveil, multiplie les conversions, fait face à des périls venus de tous les coins de l'horizon. Comme il ne peut s'éloigner souvent, il agit comme un amiral au milieu des tempêtes se refusant à quitter sa dunette ; il innove en envoyant les plus ardents de ses fidèles évangéliser des villes qui n'ont pas encore reçu le message de Jésus. On le voit sans cesse en rapport avec les Eglises de Colosses, Laodicée et Hiérapolis. On signale des relations accrues avec la Macédoine où Timothée et Eraste sont expédiés. « Une porte, dit-il, s'est ouverte toute grande à mon activité[5]. » Il prêche « si bien que toute la population de l'Asie, juifs et Grecs, put entendre la parole du Seigneur[6] ».

[5] 1 Corinthiens 16.8.

[6] Actes 19.10.

On voit Apollos, revenu de Corinthe, si totalement réconcilié avec Paul que l'on en déduit la possibilité d'une mission commune exceptionnelle en Asie. Si Timothée se révèle son agent le plus subtil — « Je n'ai personne d'autre qui partage [mieux] mes sentiments[7] » —, il serait injuste d'omettre l'action de Tite, d'Eraste et d'Aristarque.

[7] Philippiens 2.20.

Multiples, les images de cette activité bourdonnante : les Actes nous montrent Paul tout à coup assailli par des malades qui le supplient de les guérir : et Dieu accomplit « par les mains de Paul des miracles peu banals[8] ». Des impatients auraient été jusqu'à s'emparer de linges ayant touché sa peau pour les appliquer aux malades ! Paul a-t-il vraiment admis un tel comportement confinant à l'hystérie et correspondant si peu à son caractère ? On se demande si Luc n'a pas ici laissé galoper la folle de son logis. A moins que l'épisode ne s'explique par le climat d'occultisme que l'on rencontre alors à Ephèse et dont l'origine serait due aux catastrophes naturelles — peste, famines, tremblements de terre — qui ont alors ravagé la région. Autour du temple d'Artémis, on vend de petites plaques de bronze censées apporter le soulagement des maladies. Les grandes familles locales, les Gréco-Romains eux-mêmes, font appel à des thaumaturges qui, à l'aide de formules mystérieuses, prétendent chasser les esprits accusés de tous les maux. Les astrologues tiennent boutique. On nous parle d'exorcistes parcourant la région et pratiquant des guérisons en employant cette formule : « Je vous conjure par ce Jésus que Paul proclame. » Les sept fils de Scéva, grand prêtre juif, tentent de s'y essayer ; l'« esprit mauvais », s'étant emparé d'un inconnu, leur saute dessus avec une telle violence qu'ils ne doivent le salut qu'en s'échappant « à demi nus et couverts de plaies ». Le temple d'Artémis est décidément bien loin du Parthénon.

[8] Actes 19.11.

C'est trop. Des chrétiens réagissent, viennent à Paul, le supplient de leur pardonner de tels errements. Mieux : ils jettent à ses pieds les livres de magie dont ils avaient fait l'acquisition — on cite le chiffre de cinquante mille ! — et y mettent le feu.

Dans les premiers temps, les prêches de Paul n'ont guère troublé les païens. A mesure que s'accroît le nombre des conversions, des bruits commencent à circuler : de simples commérages d'abord, bientôt des rumeurs. En leur temple, les prêtres d'Artémis s'alarment et plus encore les orfèvres qui vendent, aux portes de l'Artémision, les « souvenirs » que l'on sait. Cela rapporte gros. L'un d'eux, un certain Démétrius, sera le premier à s'émouvoir : le nouveau dieu, entré en concurrence avec la déesse, ne va-t-il pas ôter à ces estimables commerçants le meilleur de leur gain ? Ce Démétrius ameute ses collègues. Nous connaissons par les Actes le discours qu'il leur adresse :

— Vous le savez, mes amis, notre aisance vient de cette activité. Or, vous le constatez ou vous l'entendez dire : non seulement à Ephèse mais dans presque toute l'Asie, ce Paul remue une foule considérable en la persuadant, comme il dit, que les dieux qui sortent de nos mains ne sont pas des dieux. Ce n'est pas simplement notre profession qui risque d'être dénigrée, mais c'est aussi le temple de la grande déesse Artémis qui pourrait être laissé pour compte et se trouver bientôt dépouillé de la grandeur de celle qu'adorent l'Asie et le monde entier[9] !

[9] Actes 19.25-27.

Il existe à Ephèse une guilde d'orfèvres. Ces paroles portent. Les artisans s'agitent. Démétrius convainc ses collègues de se réunir au théâtre. Le cortège s'enfle et, au passage, s'empare de deux Macédoniens, Gaïus et Aristarque, connus comme amis de Paul. Tout ce monde s'entasse dans le théâtre. Les injures fusent à l'égard des chrétiens de Paul mais aussi des juifs. Pour calmer l'effervescence, il faut qu'un magistrat de la ville prenne la parole. Désignant Aristarque et Gaïus, il s'écrie :

— Vous avez en effet amené ici des hommes qui n'ont commis ni sacrilège ni blasphème contre notre déesse. Si Démétrius et les artisans qui le suivent sont en litige avec quelqu'un, il se tient des audiences, il existe des proconsuls : que les parties aillent donc en justice !

Averti, Paul a voulu aussitôt se rendre lui-même au théâtre ; on l'en a dissuadé. Une sourde inquiétude se lève parmi les convertis : « Paul fit venir les disciples et les encouragea[10]. »

[10] Actes 20.1.

Le lendemain il recommence à prêcher. Sans illusion : ceux qui lui en veulent ne le lâcheront plus jusqu'à la prison où l'on finira par le jeter.

Ce n'est pas rien, à Ephèse, la prison. La tradition la situe dans une énorme tour carrée, encore visible aujourd'hui à l'un des angles des anciens remparts élevés au IIIe siècle avant notre ère. Elle menace ruine mais tient debout. Dans une ville où se croisent et se mêlent tant de nations, de religions, de races, où les quartiers chauds le sont plus qu'ailleurs, où les nuits sont loin d'être sûres, où l'on joue facilement du couteau, il faut une force publique à poigne. Donc une prison qui fasse peur.

Le petit homme chauve vieillissant qui vient d'être conduit dans sa cellule ne peut manquer d'étonner les geôliers : tantôt il s'abîme en prières, tantôt il parle et écrit. On ne le connaît que sous son nom : Paul, et son lieu d'origine : Tarse. Rien sur la cause de son emprisonnement.

De quoi accuse-t-on ce chrétien ? Qui a juré sa perte ? Silence absolu des Actes des Apôtres. Les seules lumières sur cette captivité nous viennent des Epîtres. De plusieurs de celles-ci, il faut isoler des phrases, les juxtaposer, en extirper le suc. La lettre que Paul adresse à Philémon, l'un de ses convertis, membre éminent de la communauté de Colosses, commence ainsi : « Paul, prisonnier de Jésus Christ et Timothée, le frère, à Philémon, notre bien-aimé collaborateur et à Apphia, notre sœur, et à Archippe, notre compagnon d'armes, et à l'Eglise qui s'assemble dans ta maison », et se poursuit par cette phrase qui serre le cœur : « Oui, moi, Paul qui suis un vieillard, moi qui suis maintenant prisonnier de Jésus Christ. » Il est question d'un esclave chrétien nommé Onésime qui, appartenant à Philémon, s'est enfui et mis au service de Paul. Ce dernier a décidé de le renvoyer à son maître pour lui éviter le châtiment — cela peut aller jusqu'à la mort — que l'on réserve aux esclaves évadés. Il plaide l'indulgence auprès de son correspondant : « Je l'aurais bien gardé près de moi, à ta place, dans la prison où je suis à cause de l'Evangile ; mais je n'ai rien voulu faire sans ton accord, afin que ce bienfait n'ait pas l'air forcé, mais qu'il vienne de ton bon gré. » Nous avançons : c'est parce qu'il prêche la foi chrétienne que l'on a emprisonné Paul, pas pour une autre raison.

De sa cellule il multiplie les lettres : c'est de là que date l'Epître aux Colossiens, communauté chrétienne située en Phrygie, à deux cents kilomètres d'Ephèse, et fondée par Epaphras, son disciple, lequel le rejoindra d'ailleurs dans sa prison en même temps qu'Aristarque : « Vous avez les salutations d'Aristarque, qui est en prison avec moi... » La lettre s'achève ainsi : « La salutation de ma main, à moi Paul, la voici. Souvenez-vous de mes chaînes. »

Cette prison, Paul l'évoque également dans l'Epître aux Philippiens. Il entretient ceux-ci de sa captivité comme d'une réalité dont ils sont déjà informés : « Je vous porte dans mon cœur, vous qui, dans ma captivité comme dans la défense et l'affermissement de l'Evangile, prenez tous part à la grâce qui m'est faite[11]. » Ce à quoi il ajoute un commentaire bien dans sa manière : « Je veux que vous le sachiez, frères : ce qui m'est arrivé a plutôt contribué au progrès de l'Evangile. Dans tout le prétoire, en effet, et partout ailleurs, il est maintenant bien connu que je suis en captivité pour Christ et la plupart des frères, encouragés dans le Seigneur par ma captivité, redoublent d'audace pour annoncer sans peur la parole[12]. »

[11] Philippiens 1.7.

[12] Philippiens 1.12-14.

Dans la même lettre, Paul transmet le salut de ceux de la « maison de César », formule qui semble désigner des convertis de la caserne prétorienne d'Ephèse[13].

[13] Philippiens 4.22. A cause de l'expression « maison de César », on a cru longtemps que la lettre datait de l'époque où Paul, plus tard, sera emprisonné à Rome. On a aujourd'hui abandonné ce point de vue pour une raison de logique. Dans la lettre adressée à Philémon, Paul annonce à celui-ci qu'il espère être libéré et que, de ce fait, il le reverra bientôt chez lui à Philippes. Ce qui exclut Rome car il fallait trois mois de navigation pour aller de la capitale de l'empire à Philippes, ville qui en revanche n'était éloignée d'Ephèse que par cinq jours de marche.

L'évidence d'un conflit qui a mis en danger la vie de Paul est soulignée par une Epître rédigée plusieurs années plus tard, celle aux Romains, et confirmée par une phrase de la Première Epître aux Corinthiens qui fait allusion à un combat de l'apôtre « contre les bêtes ». On pense immédiatement aux premiers chrétiens livrés dans les cirques à des fauves. Curieusement, le rédacteur des Actes de Paul reprendra les mêmes mots pour évoquer un affrontement de Paul prisonnier avec un lion. Retenons notre émotion : en qualité de citoyen romain, Paul ne pouvait être exposé à un tel supplice. L'expression doit être considérée comme une métaphore mais le mot bête confirme que sa vie a été mise en danger. Les fauves n'existent pas seulement à l'état animal.

Qui a pris la responsabilité de cet emprisonnement ? Les autorités romaines, des intérêts particuliers, la communauté juive ? J'exclus les représentants de l'empereur : pour le pouvoir impérial, un juif devenu chrétien garde les droits accordés à un juif. Une résurgence de la colère des marchands, orfèvres et autres n'est pas crédible face aux multiples affirmations de Paul : il est en prison pour avoir servi le Christ.

Une fois encore, je dois rappeler le lecteur aux réalités. Du fait que Paul est le héros de notre histoire, nous accordons à chacun de ses faits et gestes, à chacune de ses aventures, l'importance qu'ils comportent à nos yeux en oubliant de les relativiser. En l'occurrence, nous avons tendance à considérer le séjour de l'apôtre en prison comme un événement de première grandeur dont toute la ville a dû s'entretenir ou s'inquiéter. S'il avait existé des journaux en ce temps, nous serions prêts à imaginer une véritable chronique de sa vie carcérale. Cela aurait commencé par un gros titre en première page : Le chrétien Paul en prison. Plus tard : Crise à Corinthe. Paul reçoit dans sa prison des envoyés de la ville. Ou encore : Affrontements entre chrétiens. Le chef religieux Paul consulte dans sa prison.

En fait, l'immense majorité des Ephésiens ignore tout des chrétiens et de Paul. Le paganisme est partie intégrante de la vie quotidienne. Chacun implore Artémis dans ses prières comme — bien plus tard — les chrétiens prieront Marie[14]. Chaque mois de mai est consacré à la déesse. Tous les quatre ans, son culte prend des proportions inouïes. D'innombrables pèlerins se ruent dans la ville entièrement fleurie. La moindre chambre est louée plusieurs mois à l'avance. Tout le jour, des cortèges joyeux parcourent la cité en criant et chantant : « Grande est Artémis des Ephésiens ! » Des dizaines de milliers d'animaux sont sacrifiés. Aux carrefours et sur les places s'organisent des compétitions de lutte. La nuit, sous les étoiles, on chante, on danse. Les prostituées n'y perdent rien, bien au contraire. Cette vénération de la déesse exige une organisation confiée à dix des plus riches citoyens de la ville qui, pour sa réussite et par piété, déboursent des sommes considérables. Une inscription retrouvée dans les fouilles en confirme l'essentiel : « Considérant que le mois tout entier qui porte le nom divin [d'Artémis] doit être gardé comme saint et célébré dignement, les habitants d'Ephèse ont décidé de régler son culte par le décret suivant : Tout le mois d'Artémision sera saint, et chaque jour de ce mois. Durant le mois entier on célébrera des fêtes, des panégyriques et des solennités sacrées. Notre ville en recevra un nouveau lustre et sera prospère en tout temps. »

[14] C'est précisément à Ephèse, au concile qui s'y tint en 431, que fut reconnu à la Vierge Marie le titre de « Mère de Dieu ».

Qui, dans ces masses qui déferlent, pourrait s'intéresser à un juif dissident en prison ? Comment douter que Paul lui-même n'ait ressenti totalement le déséquilibre, proche du dérisoire, de sa situation ? Jamais nous ne le voyons vaciller. Peut-être est-ce là sa grandeur la plus évidente : se sentir une aiguille dans une botte de foin et, pas un instant, ne dévier de son chemin. Au fait, si c'était cela, la sainteté ?

L'explication de sa captivité est ailleurs. Partout en Asie, commencent à se répandre les judaïsants qui, à la doctrine de Paul, opposent celle de Pierre et de Jacques. Quel renfort inespéré — quoique paradoxal — pour la communauté juive d'Ephèse ! Que l'agacement ressenti par celle-ci à l'égard de Paul se soit peu à peu changé en hostilité ; que, du fait des conversions de juifs obtenues par Paul, ses frères en Yahweh en soient venus à l'exaspération ; que s'y soit mêlée l'intervention de judaïsants également furieux ; que des affrontements se soient alors produits, associant contre Paul juifs orthodoxes et judaïsants et l'on aura, au nom de la Pax romana, jeté en prison celui par qui le scandale arrivait.

Quelle que soit l'épaisseur des murs des cellules, les nouvelles les traversent. Cette même année 54, l'empereur Claude passe de vie à trépas : Agrippine, sa seconde épouse, l'a fait empoisonner. Néron, fils du premier mariage de cette dernière — elle l'a fait adopter par Claude —, vient à dix-sept ans d'être proclamé empereur par la garde prétorienne.

Ainsi commence, dans l'illégalité — Claude avait un fils légitime, Britannicus —, le règne d'un des despotes les plus sanglants de l'histoire. Aucun devin d'Ephèse n'oserait prédire que Néron fera empoisonner Britannicus, puis mettre à mort sa propre mère avant de se camper, en un épisode qui écœurera les païens eux-mêmes, en massacreur de chrétiens.

Une brèche va s'ouvrir dans la grandeur de Rome.

Les correspondances que Paul échange au cours de sa captivité montrent que celle-ci fut largement ouverte aux visites et même aux séjours de certains de ses amis auprès de lui. Pour les lettres qu'il rédige, il lui faut un scripteur et celui-ci est accueilli sans difficulté par les gardiens. Quand, au printemps 54, arrivent à Ephèse des chrétiens qui voyagent pour les affaires de Phoebé — commerçante de Corinthe déjà rencontrée —, c'est en prison que Paul les reçoit. Ils apportent de bien mauvaises nouvelles : la communauté de Corinthe abandonne peu à peu les préceptes que l'apôtre a cru lui avoir définitivement inculqués. Quelque temps plus tard, trois autres chrétiens de Corinthe, Stéphanas, Fortunatus et Achaïcus, viendront confirmer le désastre.

Je vois Paul d'abord incrédule : Corinthe évoque pour lui une Eglise chrétienne si soudée, si cohérente, si solide ! L'inquiétude vient ensuite : il lui faut en avoir le cœur net. Il convoque Timothée, fidèle entre les fidèles : qu'il parte, qu'il parte sur-le-champ. Le disciple obéit, il s'embarque pour Corinthe mais Paul n'y tient plus : il lui faut répondre aux questions et critiques que l'on a étalées devant lui. Alors, il dicte la Première Epître aux Corinthiens. Elle va refléter tout ce qu'il ressent : ses louanges, ses reproches, sa colère. Le corpus des Epîtres vient de naître.

Qu'est-il arrivé à Corinthe ? L'affaire peut se résumer en quatre mots : les judaïsants ont frappé. Judaïsant est le mot adopté pour désigner les judéo-chrétiens, autrement dit les juifs convertis au christianisme et restés fidèles à la Loi hébraïque. On s'étonne : un engagement de non-belligérance n'a-t-il pas été ratifié à Jérusalem ? N'a-t-on pas attribué des zones d'influence à la majorité attachée à la circoncision et d'autres à la minorité incarnée par Paul ? L'arrivée à Corinthe de missionnaires judaïsants décidés à contrecarrer l'évangélisation de Paul démontre que les hommes de Jérusalem ont répudié ce pacte.

Au vrai, Jacques et les siens n'y ont jamais cru. De ce refus on trouve le reflet dans des textes qui s'étaleront durant près d'un siècle et bien après leur mort : chez Irénée, Eusèbe, saint Jérôme, Papias, bien d'autres. Dans l'Epître aux Galates, Paul dénoncera cette volonté d'anéantir ses propres Eglises. Ses ennemis font de lui un faux prophète, un faux apôtre, un nouveau Balaam, un hérétique, un scélérat qui prélude à la destruction du temple, un Simon le Magicien, un importun, un imposteur[15]. On désigne ses visions comme les « profondeurs de Satan » et ses Eglises deviennent « les synagogues de Satan ». On revient sur son rôle de persécuteur. On prétend qu'il n'est même pas juif et qu'il s'est fait circoncire pour épouser la fille du grand prêtre ; celui-ci, inspiré par Dieu, l'a repoussé.

[15] Toutes ces appellations ont été minutieusement relevées par Renan.

Ces judaïsants, on les voit surgir à travers toute l'Asie. Ils parlent au nom de Pierre, ce qui ne manque pas d'impressionner les nouveaux convertis. Ils ne sont pas les seuls à s'en prendre à Paul : au port de Cenchrées abordent chaque jour quantité de voyageurs, dont certains sont déjà chrétiens mais d'une autre école que celle de Paul. Avec l'autorité des gens qui prétendent tout savoir, ils mettent en cause sa probité, lui dénient son titre d'apôtre, répètent sans se lasser qu'il n'a pas connu Jésus. Comment lui donner raison contre les Douze qui — eux — ont suivi le Christ au cours de toute sa vie publique : en Galilée comme en Judée ?

On parle, on parle, et ces propos trouvent des oreilles trop favorables parmi les Corinthiens convertis : ils ont si longtemps adopté des mœurs relâchées ! Devenus chrétiens ils s'étaient juré de mettre fin à des habitudes que condamnait Paul ; ils y sont retombés. Pis : des Juifs qui, naguère, avaient scrupuleusement observé les lois de leur religion les violent sous prétexte qu'ils sont devenus chrétiens !

Tout se mêle et s'entremêle. L'enseignement d'Apollos — bien que rallié depuis à Paul — a fait des ravages : on sent le soupçon planer dans la Première Epître aux Corinthiens. Apollos s'inspire davantage de la philosophie platonicienne que de l'enseignement paulinien. Pour Platon « le corps est un tombeau » : de là des Corinthiens rejettent-ils, au profit de celle des âmes, la résurrection des corps prônée par Paul.

Imagine-t-on ce que Paul a dû éprouver ? Il ne peut que donner libre cours à son indignation et nous savons ce que sont les colères de Paul. Une indicible souffrance a dû l'accompagner. Soyons sûrs — nous le connaissons — qu'il s'est repris très vite. Contre les dangers, il mobilise toutes ses forces : intransigeance, énergie, volonté.

Nous sommes au printemps 54. Il va se battre.

Le texte de la Première Epître aux Corinthiens flamboie : « Chacun de vous parle ainsi : “Moi j'appartiens à Paul. — Moi à Apollos. — Moi à Céphas. — Moi à Christ.” Le Christ est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? Dieu merci, je n'ai baptisé aucun de vous, excepté Crispus et Gaïus ; ainsi nul ne peut dire que vous avez été baptisés en mon nom. Ah si ! J'ai encore baptisé la famille de Stéphanas. Pour le reste, je n'ai baptisé personne d'autre, que je sache. Car Christ ne m'a pas envoyé baptiser, mais annoncer l'Evangile, et sans recourir à la sagesse du discours, pour ne pas réduire à néant la croix du Christ[16]. »

[16] 1 Corinthiens 1.12-17.

Non seulement ce passage confirme le talent démonstratif de Paul mais il nous éclaire sur la manière dont les Epîtres ont été rédigées. On ne peut douter que Paul les ait dictées et qu'un disciple en ait transcrit les paroles : à plusieurs reprises, le scripteur s'est fait connaître en signant de son nom et en confirmant parfois cette identification par un message personnel. Dans le texte que l'on vient de lire, on constate que Paul se reprend — « Ah si ! » —, spontanéité qui marque une liberté remarquable dans la dictée comme la captation de celle-ci. Si le scripteur a laissé tel quel ce passage, c'est que le coût du parchemin ne l'incitait pas à recommencer un passage entier.

Revenons aux disciples d'Apollos que Paul appelle psuchikoï, les « psychiques », autrement dit ceux qui sont laissés à leur seule nature. Paul les raille comme de « beaux esprits » incapables de percevoir ce qui vient de l'Esprit de Dieu. Il les oppose aux « spirituels » véritablement inspirés par l'Esprit (pneumatikoï) : « L'homme laissé à sa seule nature n'accepte pas ce qui vient de l'Esprit de Dieu. C'est une folie pour lui, il ne peut le connaître. [...] L'homme spirituel, au contraire, juge de tout et n'est lui-même jugé par personne. Car qui a connu la pensée du Seigneur pour l'instruire ? Or nous, nous avons la pensée du Christ[17]. »

[17] 1 Corinthiens 2.14-16.

De ces judaïsants et ces Corinthiens tentés par le platonisme, Paul ne fait qu'une bouchée : « Les juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse ; mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes[18]. »

[18] 1 Corinthiens 2.22-25.

Pour Paul, les Corinthiens ne doivent pas dévier — même d'un pouce — de son enseignement. Il consent cependant à les éclairer. Rien n'a de sens hors la certitude qui les obsède tous, lui et eux : le Seigneur va reparaître bientôt, sans doute d'un jour à l'autre. Pourquoi, dans ce cas, entreprendre quoi que ce soit ? Le mariage par exemple : est-il besoin que l'on se lie ?

La réponse de Paul claque : « Il est bon pour l'homme de s'abstenir de la femme. Toutefois, pour éviter tout dérèglement, que chaque homme ait sa femme et chaque femme son mari. Que le mari remplisse ses devoirs envers sa femme et que la femme fasse de même envers son mari. Ce n'est pas la femme qui dispose de son corps, c'est son mari. De même ce n'est pas le mari qui dispose de son corps, c'est sa femme. Ne vous refusez pas l'un à l'autre, sauf d'un commun accord et temporairement, afin de vous consacrer à la prière ; puis retournez ensemble de peur que votre incapacité à vous maîtriser ne donne à Satan l'occasion de vous tenter. En parlant ainsi, je vous fais une concession, je ne vous donne pas d'ordre. Je voudrais bien que tous les hommes soient comme moi ; mais chacun reçoit de Dieu un don particulier, l'un celui-ci, l'autre celui-là. »

Quel sens faut-il donner à hommes comme moi ? On ne saurait y déceler l'ascétisme de gens en lutte pour triompher de leurs tendances naturelles ; si cela était, Paul le dirait tout net. Le ton employé conduit plutôt à le voir parvenu à une totale indifférence aux pulsions sexuelles mais sachant que la plupart des hommes et des femmes ne lui ressemblent pas : « Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu'il est bon de rester ainsi, comme moi. Mais, s'ils ne peuvent vivre dans la continence, qu'ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler[19]. » Qui n'a lu et relu les derniers mots ? Ils ont le mérite de poser aussi clairement que possible le problème.

[18] 1 Corinthiens 7.1-9.

Curieusement, Paul signale qu'il n'a pas reçu là-dessus d'ordre du Seigneur : « C'est un avis que je donne, celui d'un homme qui, par la miséricorde du Seigneur, est digne de confiance. » Il confirme hautement que le retour du Christ est proche (Le temps est écourté) et il en tire des déductions : « Es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. N'es-tu pas lié à une femme ? Ne cherche pas de femme. Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas ; et si une vierge se marie, elle ne pèche pas. Mais les gens mariés auront de lourdes épreuves à supporter, et moi je voudrais vous les épargner. » Il n'est pas certain qu'il attache beaucoup d'importance à ces questions-là : « Si quelqu'un débordant d'ardeur pense qu'il ne pourra pas respecter sa fiancée et que les choses doivent suivre leur cours, qu'il fasse selon son idée. Il ne pèche pas : qu'ils se marient. » Même indifférence latente : « Celui qui épouse sa fiancée fait bien, et celui qui ne l'épouse pas fera encore mieux. »

Formuler une règle en passant ne peut faire de mal : « La femme est liée à son mari aussi longtemps qu'il vit. Si le mari meurt, elle est libre d'épouser qui elle veut, mais un chrétien seulement. Cependant elle sera plus heureuse, à mon avis, si elle reste comme elle est[19]. »

[19] 1 Corinthiens 7.25, 27, 28, 36, 38, 39.

Les questions sur le rapport hommes-femmes passionnent les Corinthiens ? Il faut donc répondre : « L'homme est l'image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l'homme. Car ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme mais la femme de l'homme[20]. Et l'homme n'a pas été créé pour la femme mais la femme pour l'homme. » Une règle encore : « La femme est inséparable de l'homme et l'homme de la femme, devant le Seigneur[21]. »

[20] Référence à la Genèse.

[21] 1 Corinthiens 11.11.

Puisqu'ils y tiennent, ces Corinthiens, continuons : « Que les femmes se taisent dans les assemblées : elles n'ont pas la permission de parler ; elles doivent rester soumises, comme dit aussi la Loi[22]. Si elles désirent s'instruire sur quelque détail, qu'elles interrogent leur mari à la maison[23]. »

[22] La Genèse.

[23] 1 Corinthiens 14.34-35.

Le lecteur a sous les yeux l'opinion de Paul sur les femmes, celle-là même que l'on brandit chaque fois qu'il est question de lui. N'éludons pas : si, pour des hommes et des femmes du XXIe siècle, de telles positions sont inadmissibles, l'ensemble du monde connu au temps de Paul les tient pour justes. Paul n'innove pas : il ne veut que se faire l'écho, en l'atténuant, de la Loi juive. Il se place très au-delà de la loi romaine et loin en avant des lois barbares. Le dogme de la misogynie de Paul a pour base un nombre restreint de phrases tirées de ses épîtres, toujours les mêmes. Marquent-elles la conviction d'une infériorité de la femme ? Les accusateurs de Paul soulignent qu'il ne parle jamais de sa mère, mais il ne nous entretient pas davantage de son père.

Paul conseille de porter un voile sur la tête mais cette habitude est quasiment universelle. Faut-il lui en vouloir dès lors que l'on sait que les prostituées de Corinthe et les bacchantes en folie allaient tête nue ? Qu'il fasse de l'homme la gloire de Dieu et de la femme la gloire de l'homme ne fait que renvoyer à la Genèse où — chacun le sait — Dieu tire Eve du corps d'Adam. On veut qu'il ait ordonné aux femmes de se taire dans les assemblées mais il en était de même dans les synagogues où elles étaient reléguées loin derrière les hommes.

Des liens qui unissent l'homme et la femme dans le mariage, Paul écrit : « Ce mystère est grand, moi je déclare qu'il concerne le Christ et l'Eglise[24]. » « Par cette seule phrase, le mariage entre de plain-pied dans le mystère chrétien et la sexualité, loin d'être suspecte, reçoit toute sa légitimité[25]. »

[24] Ephésiens 5.32.

[25] Jean-Robert Armogathe.

Le biographe se permettra de rappeler au lecteur que, tout au long des lettres de Paul, apparaissent des femmes, qu'elles militent auprès de lui, qu'elles figurent à des postes importants dans les Eglises, que l'une même devient « ministre » d'une communauté. Dans le nombre — limité — des chrétiens amis que cite Paul expressément, figurent neuf femmes auxquelles, à plusieurs reprises, il exprime l'estime et l'affection qu'il leur porte.

Simple souci d'équilibre.

Les références de Paul au judaïsme ne se limitent pas au statut des femmes ; elles concernent l'ensemble de la vie des chrétiens. Ouvrons encore la Première Epître aux Corinthiens : « Je ne veux pas vous le laisser ignorer, frères : nos pères étaient tous sous la nuée, tous ils passèrent à travers la mer et tous furent baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer[26]. » Songeons que Paul s'adresse à des païens qui n'ont rien de commun avec les juifs. La plupart n'ont jamais entendu parler de Moïse. Or Paul les invite à considérer comme leurs « pères » ceux qui ont passé à pied sec la mer Rouge. Preuve que, pour lui, le christianisme est l'héritier direct — et total — du judaïsme. Il y reviendra plus explicitement encore dans l'Epître aux Romains.

[26] 1 Corinthiens 10.1-2.

On demande à Paul comment on doit se comporter pendant le culte : le plus important est que les chrétiens de toutes origines, pauvres et riches, se sentent frères et égaux. Il estime scandaleux que, lors des repas où l'on se restaure en commun tout en recevant le Corps du Christ, l'un puisse avoir faim tandis que l'autre se goinfre.

Autant de questions, autant de réponses. Peu à peu, Paul dessine les cadres d'une vie chrétienne qui, au sein de communautés qui s'élargissent, avait grand besoin d'être codifiée. L'architecte donne la main au théologien.

Tout cela fait beaucoup de sujets pour une seule lettre. La Première Epître aux Corinthiens est longue, d'une densité extrême et d'une surprenante variété. Exemple : un « cas d'inconduite » met Paul hors de lui : « L'un de vous vit avec la femme de son père ! » On lui demande ce qu'il ferait à ce pécheur s'il était à Corinthe. Il ne barguigne pas : « Qu'un tel homme soit livré à Satan pour la destruction de sa chair afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur. »

Beaucoup plus grave lui apparaît le cas de ces Corinthiens qui nient la résurrection des morts : un point fondamental aux yeux de Paul. Pour venir à bout de cette erreur insoutenable à ses yeux, il use de la logique qu'il manie mieux que personne : « S'il n'y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n'est pas ressuscité, et si Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi. » Il pousse ses avantages : « Si nous avons mis notre espérance en Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes. Mais non ; Christ est ressuscité des morts, prémisses de ceux qui sont morts. » Il prophétise : « Nous serons transformés en un instant, en un clin d'œil, au son de la trompette finale. Car la trompette sonnera, les morts ressusciteront incorruptibles et nous, nous serons transformés. [...] Alors se réalisera la parole de l'Ecriture : la mort a été engloutie dans la victoire. Mort, où est ta victoire ? Mort ou est ton aiguillon ? L'aiguillon de la mort, c'est le péché et la puissance du péché, c'est la Loi[27]. »

[27] 1 Corinthiens 15.13-14, 19-20, 51, 52, 54, 55.

La Première Epître aux Corinthiens mériterait-elle l'importance que nous lui attribuons si elle ne contenait le texte magnifique qui donne son sens à tout le christianisme ? Il n'a pas besoin d'être commenté ; dans cette litanie qui atteint des sommets, on retrouve Jésus à chaque verset :

« Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, s'il me manque l'amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale qui retentit.

« Quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand j'aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien.

« Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes, s'il me manque l'amour, je n'y gagne rien.

« L'amour prend patience, l'amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s'enfle pas d'orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, il n'entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité.

« Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.

« L'amour ne passe jamais.

« Les prophéties ? Elles seront abolies.

« Les langues ? Elles prendront fin.

« La connaissance ? Elle sera abolie.

« [...] Ces trois-là demeurent : la foi, l'espérance et l'amour, mais l'amour est le plus grand[28]. »

[28] 1 Corinthiens 13.1-13.

La lettre est partie. Paul attend. La rapidité des échanges épistolaires dépend alors d'un seul agent : le vent. Qu'il souffle ou non sur la mer Egée et tout change. Autour de Paul on est confiant : comment un tel cri — si imprévu, convenons-en, de sa part — ne rallierait-il pas à la Vérité les chrétiens hésitants de Corinthe ? Que la réponse soit venue très tôt ou très tard, elle va faire tomber Paul de son haut : les Corinthiens ralliés aux judaïsants n'ont pas vacillé. Bien plus, leurs positions se sont trouvées renforcées.

Voilà qui frappe de plein fouet le raisonnement soutenu victorieusement par Paul à Jérusalem et Antioche : il affirmait que, pour des païens adultes, la circoncision serait un obstacle rédhibitoire à la conversion ; le succès des missionnaires judaïsants à Corinthe prouve le contraire. Les païens qui se ruent sous le couteau du rabbin démontrent que le christianisme de Jacques est plus convaincant que celui de Paul.

Dans le courant de l'été 54, quand Timothée revient à Ephèse, il relate qu'il a été fort mal accueilli à Corinthe. Tout autre que Paul se serait effondré. Lui tient bon. Ne savons-nous pas qu'il ne renonce jamais ? Serait-ce ici qu'il faut placer l'épisode d'un voyage improvisé à Corinthe ? L'aurait-on mis « en congé de prison » ? Il faut reconnaître que l'historien ne se retrouve guère dans cette période. Les Actes ne mentionnent pas ce deuxième séjour dans la ville. C'est par Paul lui-même que nous le connaissons : dans sa Deuxième Epître aux Corinthiens, il leur promet une troisième visite et celle-ci aura lieu, ce qui confirme l'existence de la deuxième[29].

[29] 2 Corinthiens 12.14 ; 13.1.

Pour la première fois, Paul va voir le bien-fondé de son autorité remis publiquement en cause. Un frère contestataire l'agresse à la face de tous et il n'apparaît pas que la communauté ait soutenu l'apôtre. Il n'insiste pas. Profondément humilié, il quitte la ville.

Faut-il placer à ce moment la mission confiée à Tite ? Celle-ci ne fait pas de doute. Paul l'aurait supplié de tout entreprendre pour tenter de convaincre les chrétiens de Corinthe de revenir à lui. Il lui aurait remis une lettre dont il dira qu'elle a été « écrite parmi bien des larmes[30] ». On ne doute pas que cette lettre ait été envoyée ; elle a malheureusement disparu. C'est probablement le cas d'autres correspondances que les exégètes sont parvenus à situer dans le cadre que voici : Paul apprend que de graves désordres menacent l'Eglise de Corinthe. Il écrit alors une première lettre, perdue. A la suite de la visite de Timothée, des questions lui sont posées par écrit. Paul y répond : c'est notre Première Epître aux Corinthiens. Elle n'a pas le résultat escompté. Là se situe le voyage éclair à Corinthe. De retour à Ephèse, il rédige sa troisième lettre — perdue — « écrite dans les larmes ».

[30] 2 Corinthiens 2.4.

Se pose alors le problème de la Deuxième Epître aux Corinthiens dont nous disposons. On hésite à situer l'époque à laquelle elle a été écrite. Plus difficile encore : la présentation qui en a été longtemps donnée est aujourd'hui discutée. Selon la doctrine actuelle, elle aurait été, après la mort de Paul, découpée en cinq morceaux dont on aurait inséré certains dans la Première Epître afin de la rendre plus cohérente.

La simple logique — et je m'y rallierai — conduit à penser que la Deuxième Epître fut composée après que Paul eut quitté Ephèse. Au chapitre suivant nous le retrouverons à Troas attendant précisément le retour de Tite avec une inquiétude extrême. Dans la Deuxième Epître, il témoigne que ce retour a eu lieu. La phrase que voici devrait dissiper toute hésitation : « Il nous a fait part de votre vif désir, de vos larmes, de votre zèle pour moi au point que j'en ai eu une joie plus vive encore. [...] Je me réjouis de pouvoir en tout compter sur vous. »

Au cours de l'année 54, Paul est toujours en prison. Bien que s'accentuent les pressions contre la communauté chrétienne, sa captivité se révèle toujours aussi libérale, ce qui permet d'admettre que l'on ait pu le libérer — la deuxième visite à Corinthe — pour le réincarcérer. Vers la fin de l'hiver 54-55, son régime carcéral semble se durcir. Est-ce parce que sont parvenus de Galatie des messages amenuisant son prestige ?

Il est aisé de reconstituer le déroulement des faits. Venant d'Antioche, les émissaires de Jacques semblent être arrivés chez les Galates. Ils connaissaient fort bien l'existence des communautés chrétiennes mises en place par Paul : celui-ci leur avait appris que là se trouvait l'une des citadelles de son autorité.

L'envie prend le biographe — ce qui est advenu à certains de ses prédécesseurs — de dépeindre ces trublions qui viennent, en Anatolie centrale, s'en prendre aux Eglises de Paul comme des traîtres de mélodrame, vêtus de sombre, le front bas, se glissant de nuit entre les maisons pour entreprendre leur tâche maléfique. L'historien se lie par nature à son personnage ; fatalement, il est conduit à estimer que tous ses ennemis ont tort. L'erreur est ici patente. Les envoyés de Jérusalem sont des gens de bonne foi, persuadés de détenir la vérité. Juifs comme Paul, ils ne sont pas ses ennemis mais se veulent convaincus qu'il a jeté l'Eglise dans une voie qui la conduira aux Ténèbres. Leur devoir est d'éclairer les infortunés égarés par Paul.

Aux Galates, gens simples, faciles à convaincre, qui ont écouté Paul et lui ont donné raison, ils affirment qu'ils ne sont pas devenus de bons chrétiens. La preuve : ils ne sont pas circoncis. Jésus était circoncis. Les apôtres sont circoncis. Qui plus est, la circoncision est excellente pour la santé, elle évite des maladies, etc. Les judaïsants s'en déclarent très fiers eux-mêmes et proclament que l'on n'est un vrai homme que si l'on est circoncis. Le coup décisif est porté quand ils déclarent que cette obligation a été confirmée par les apôtres, parmi lesquels leur chef, Pierre, et Jacques, frère du Seigneur.

D'abord, les Galates protestent. Trois fois ils ont rencontré Paul, ils l'aiment. Pourquoi aurait-il voulu les tromper ? Mise au point des judaïsants : nous l'aimons bien, nous aussi. Mais vous a-t-il dit qu'il n'avait jamais vu Jésus ?

Stupeur des Galates : lui qui en parle si bien ! On leur en apporte la preuve. Cette fois ils sont atteints. Autre question des judaïsants : vous a-t-il avoué que, dans sa jeunesse, il a persécuté les chrétiens, qu'il en a fait jeter des centaines en prison, qu'il en a torturé et pis encore ? Atterrés, affolés, les Galates restent muets : Paul ne leur a rien dit. Leur faudra-t-il répudier tout ce que le Tarsiote leur a appris ?

Les judaïsants se hâtent de les rassurer : l'essentiel de ce qu'ils ont appris reste valable. Le seul tort de Paul, trop empressé à convaincre, est de ne pas leur avoir enseigné le respect de la Loi qui a été donnée par Dieu. Le créateur de toutes choses a parlé à Abraham. Il a même passé une alliance avec lui. Nous, les juifs, nous l'avons reçue après lui et jamais nous n'avons cessé de la respecter. Nous n'oublions jamais ce que Dieu a dit à Abraham : « Voici mon alliance que vous garderez entre moi et vous, c'est-à-dire ta descendance après toi : tous vos mâles seront circoncis : vous aurez la chair de votre prépuce circoncise, ce qui deviendra le signe de l'alliance entre moi et vous[31]. »

[31] Genèse 17.10.

Les judaïsants insistent avec une force et une certitude communicatives : c'est le même Dieu qui nous a envoyé Jésus, le Messie qui est son fils. Nous l'avons reconnu, vous l'avez reconnu. Si nous n'acceptons pas toute la Loi, c'est à Dieu lui-même que nous portons tort.

Cette confrontation — bien sûr schématiquement résumée — est donc parvenue aux oreilles de Paul. Comment ne pas l'imaginer aussitôt déchaîné ? Il hait ces lâches — je crois entendre le mot — qui s'attaquent à des gens sans défense pour détruire leur foi.

Furibond, il mande un scripteur et, sur-le-champ, dicte la plus violente de ses Epîtres. Le lecteur connaît déjà de nombreux extraits de ce texte : pour se justifier, pour démontrer que — seul — il a eu raison, Paul éprouve le besoin de narrer de nombreux passages de sa vie et ceux-ci constituent pour l'historien une source inestimable. Je tiens ici à faire prendre la mesure de la colère de Paul :

« Paul, apôtre, non de la part des hommes, ni par un homme, mais par Jésus Christ et Dieu le Père qui l'a ressuscité d'entre les morts, et tous les frères qui sont avec moi, aux Eglises de Galatie : à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ, qui s'est livré pour nos péchés, afin de nous arracher à ce monde du mal, conformément à la volonté de Dieu, qui est notre Père. A lui soit la gloire pour les siècles. Amen[32]. »

[32] Galates 1.1-5.

S'il a voulu commencer fort, il a parfaitement réussi. Que, dès la première ligne, Paul arbore le titre d'« apôtre » comme une bannière alors que jusque-là il n'en a usé que timidement, ressemble à un défi : moi, apôtre, je détiens la vérité ! Quand il parle des frères qui sont avec lui, il manifeste son union avec l'ensemble de ceux qu'il a convertis. Ce n'est qu'un début :

« J'admire avec quelle rapidité vous vous détournez de celui qui vous a appelés par la grâce du Christ, pour passer à un autre Evangile. Non pas qu'il y en ait un autre ; il y a seulement des gens qui jettent le trouble parmi vous et qui veulent renverser l'Evangile du Christ. Mais si quelqu'un, même nous, ou un ange du ciel, vous annonçait un Evangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème ! »

Lui, Paul, ne transigera pas. Et il s'explique : « Car, je vous le déclare, frères : cet Evangile que je vous ai annoncé n'est pas de l'homme ; et d'ailleurs ce n'est pas par un homme qu'il m'a été transmis ni enseigné, mais par une révélation de Jésus Christ. » L'évocation du chemin de Damas n'est pas mentionnée au hasard : Paul tient à marquer avec éclat que si les Douze ont, pour la plupart, suivi et entendu Jésus, si certains d'entre eux ont connu le privilège insigne de l'avoir vu ressuscité, lui bénéficie d'une exception unique : Jésus s'est manifesté personnellement pour lui seul.

Paul frappe comme il sait frapper :

« O Galates stupides, qui vous a envoûtés alors que sous vos yeux a été exposé Jésus Christ crucifié ? Eclairez-moi simplement sur ce point : est-ce en raison de la pratique de la Loi que vous avez reçu l'Esprit ou parce que vous avez écouté le message de la foi ? Etes-vous stupides à ce point ? Vous qui d'abord avez commencé par l'Esprit, est-ce la chair maintenant qui vous mène à la perfection ? Avoir fait tant d'expériences en vain ! Et encore si c'était en vain ! Celui qui vous dispense l'Esprit et opère parmi vous des miracles le fait-il donc en raison de la pratique de la Loi ou parce que vous avez écouté le message de la foi ? »

A l'intention des judaïsants qui se réclament de l'héritage d'Abraham, il jette : « L'Ecriture, prévoyant que Dieu justifierait les païens par la foi, a annoncé d'avance à Abraham cette bonne nouvelle : Toutes les nations seront bénies en toi[33]. Ainsi donc ceux qui sont croyants sont bénis avec Abraham, le croyant. » Ce qui, convenons-en, coupe court aux raisonnements de ses compétiteurs. Il confirme son avantage : « Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la Loi, en devenant lui-même malédiction pour nous, puisqu'il est écrit : Maudit quiconque est pendu au bois[34]. Cela pour que la bénédiction d'Abraham parvienne aux païens en Jésus Christ et qu'ainsi nous recevions, par la foi, l'Esprit, objet de la promesse. »

[33] Genèse 12.3.

[34] Deutéronome 21.23.

Un avertissement solennel :

« Jadis, quand vous ne connaissiez pas Dieu, vous étiez asservis à des dieux qui, de leur nature, ne le sont pas, mais maintenant que vous connaissez Dieu, ou plutôt que vous êtes connus de lui, comment pouvez-vous retourner encore à des éléments faibles et pauvres, dans la volonté de vous y asservir de nouveau ? Vous observez religieusement les jours, les mois, les saisons, les années ! Vous me faites craindre d'avoir travaillé pour vous en pure perte !

« Comportez-vous comme moi, puisque je suis devenu comme vous, frères, je vous en prie. Vous ne m'avez fait aucun tort. [..] Vous m'avez accueilli comme un ange de Dieu, comme le Christ Jésus. Car je vous rends ce témoignage : si vous l'aviez pu, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. Et maintenant, suis-je devenu votre ennemi parce que je vous dis la vérité ?

« L'empressement qu'on vous témoigne n'est pas de bon aloi ; ils veulent seulement vous détacher de moi pour devenir eux-mêmes l'objet de votre empressement. Ce qui est bon, c'est de se voir témoigner un empressement bien intentionné, en tout temps et pas seulement quand j'étais présent parmi vous, mes petits enfants que, dans la douleur, j'enfante à nouveau, jusqu'à ce que Christ soit formé en vous. Oh ! Je voudrais être auprès de vous en ce moment pour trouver le ton qui convient, car je ne sais comment m'y prendre avec vous[35] ! »

[35] Ces passages de l'Epître aux Galates sont extraits de 1.1-12, puis 3.1-5, 8, 13, puis 4.8-20.

Il faudrait tout citer de cette Epître aux Galates. Comme il nous émeut, ce Paul intraitable qui, en dictant, se fait humble en reconnaissant l'insuffisance de son style ! Comme il en veut à ceux qui sont venus jeter l'angoisse parmi eux ! « Vous couriez bien ; qui, en vous barrant la route, empêche la vérité de vous entraîner ? Une telle influence ne vient pas de celui qui vous appelle. Un peu de levain et toute la pâte lève ! Pour moi, j'ai confiance dans le Seigneur pour vous : vous ne prendrez pas une autre orientation. Mais celui qui jette le trouble parmi vous en subira la sanction, quel qu'il soit[36]. »

[36] Galates 5.7-10.

Question : à quels Galates Paul a-t-il adressé une lettre de ce genre où l'invective jouxte la déclaration d'amour ? La Galatie s'étend sur un vaste territoire. Il est évident qu'une grande majorité de la population n'a jamais connu ce texte fameux. Les Eglises mises en place à Iconium, Lystre, Derbé, Antioche de Pisidie restent de trop petite taille pour des destinataires privilégiés. L'hypothèse la plus vraisemblable est que Paul en a fait porter le texte par l'un de ses disciples aux différents épiscopes qui, eux, l'ont diffusé verbalement. Jürgen Becker signale qu'il s'agit de « l'unique lettre encyclique des mains de Paul » et aussi du « témoignage le plus ancien présentant de façon explicite le message de l'apôtre relatif à la justification ».

Des formules de l'Epître aux Galates que l'on serait impardonnable de ne pas citer :

« Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi[37].» « Vous, frères, c'est à la liberté que vous avez été appelés[38]. » « Car la loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même[39]. »

[37] Galates 2.20.

[38] Galates 5.13.

[39] Galates 5.14. Jésus a prononcé de semblables paroles (Marc 12.31) présentées par lui comme le commandement « le plus grand », et reprises d'ailleurs du Lévitique.

Impossible de lire l'Epître aux Galates sans être emporté par le torrent de Paul et de ne pas faire corps avec lui dans sa rage d'être écouté. L'affaire est une question de vie ou de mort pour les Galates mais tout autant pour lui. Comment le scripteur a-t-il pu suivre la véhémence de sa pensée ? On ne reprend haleine qu'au moment de la conclusion. On voit Paul quasiment arracher son stylet au scripteur :

« VOYEZ CES GROSSES LETTRES : JE VOUS ÉCRIS DE MA PROPRE MAIN ! DES GENS DÉSIREUX DE SE FAIRE REMARQUER DANS L'ORDRE DE LA CHAIR, VOILÀ LES GENS QUI VOUS IMPOSENT LA CIRCONCISION. LEUR SEUL BUT EST DE NE PAS ÊTRE PERSÉCUTÉS À CAUSE DE LA CROIX DU CHRIST ; CAR CEUX-LÀ MÊMES QUI SE FONT CIRCONCIRE N'OBSERVENT PAS LA LOI ; ILS VEULENT NÉANMOINS QUE VOUS SOYEZ CIRCONCIS, POUR AVOIR, EN VOTRE CHAIR, UN TITRE DE GLOIRE. POUR MOI, NON, JAMAIS D'AUTRE TITRE DE GLOIRE QUE LA CROIX DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST ; PAR ELLE, LE MONDE EST CRUCIFIÉ POUR MOI, COMME MOI POUR LE MONDE. CAR, CE QUI IMPORTE, CE N'EST NI LA CIRCONCISION, NI L'INCIRCONCISION, MAIS LA NOUVELLE CRÉATION. SUR CEUX QUI SE CONDUISENT SELON CETTE RÈGLE, PAIX ET MISÉRICORDE, AINSI QUE SUR L'ISRAËL DE DIEU.

« DÈS LORS, QUE PERSONNE NE ME CAUSE DE TOURMENTS ; CAR MOI, JE PORTE EN MON CORPS LES MARQUES DE JÉSUS. QUE LA GRÂCE DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST SOIT AVEC VOTRE ESPRIT, FRÈRES. AMEN[40]. »

[40] Galates 6.11-17.

Voilà qui est rude, impitoyable, admirable. On ne peut que se trouver d'accord avec Renan quand, de cette Epître, il écrit qu'on peut la « comparer, sauf l'art d'écrire, aux plus belles œuvres classiques » et que c'est en elle que « son impétueuse nature s'est peinte en lettres de feu ».

De Paul ou des judaïsants, qui a gagné ? En cette affaire, chacun se laisse aller à ses préférences. La plupart croient que la victoire de Paul fut complète et en cherchent la démonstration dans le fait que ses relations avec les Galates ne furent jamais interrompues. Cependant l'un des derniers commentateurs de Paul — et des plus experts —, Simon Légasse, reste dans le doute : « La Première Epître de Pierre inclut parmi ses destinataires les pagano-chrétiens de Galatie. » Jusqu'à la chute de Jérusalem, en 70, l'Eglise judaïsante maintiendra sur la région une sorte d'autorité jalouse. Il faut attendre la fin du Ier siècle pour que judaïsants et pagano-chrétiens se hasardent à une réconciliation, mais celle-ci — on en reste stupéfait — s'opérera au détriment de Paul qui sera, pour un siècle, rejeté dans l'ombre. De même, à Corinthe, l'Eglise, avec un incroyable cynisme, jurera que c'est à Pierre, en même temps qu'à Paul, qu'elle doit son origine.

C'est au moment où l'Eglise se préoccupera de faire le tri entre les textes authentiques de son histoire et les apocryphes qu'elle redonnera à Paul son importance en reconnaissant à ses écrits la valeur de fondements de la théologie chrétienne.

C'est en prison que Paul a livré ce dernier combat — et quel combat ! Bien des indices permettent de penser que, dans le moment même où il dictait l'Epître aux Galates, sa vie se trouvait en danger. Il rappellera lui-même le rôle crucial joué par ses amis tisseurs de tentes : « Saluez Prisca et Aquilas, mes collaborateurs en Jésus Christ : pour me sauver la vie, ils ont risqué leur tête ; je ne suis pas seul à leur être reconnaissant, toutes les Eglises du monde païen le sont aussi[41]. » L'auraient-ils fait évader ? Certains le pensent.

[41] Romains 16.3-4.

Ce n'est pas un chef d'Eglise entouré de la vénération de ses fidèles qui quitte Ephèse, mais un homme traqué.

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