L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE XI
Le chemin de Jérusalem

Autour du Tarsiote presque quinquagénaire, une poignée de fidèles longent la mer. La route côtière passe par Smyrne, évite Pergame pour s'étirer autour du golfe d'Edremit. C'est vers Troas que l'on se dirige. Le petit homme a décidé de regagner la Macédoine puis l'Achaïe, cette sorte de fausse île attachée à la Grèce du Sud par l'isthme de Corinthe.

Il n'a pas caché que son but serait ensuite Jérusalem. Et on l'a entendu murmurer :

— Quand j'aurai été là-bas, il faudra que je me rende à Rome[1].

[1] Actes 19.21.

Pressentirait-il que l'Urbs, un jour, serait le point de ralliement des chrétiens ? Son apostolat s'est toujours traduit par une éternelle marche en avant. Le chemin de Damas l'a projeté sur les routes du monde. Tous les pays non encore atteints par le Christ, il les voit comme attendant sa venue.

Il écrira aux Romains : « Maintenant que je n'ai plus de champ d'action dans ces contrées et que, depuis bien des années, j'ai un vif désir d'aller chez vous[2]... »

[2] Romains 15.23-24. La phrase reste inachevée.

Une nouvelle obsession occupe l'homme qui marche. Lors de la conférence de Jérusalem avait germé l'idée d'une grande collecte en faveur de l'Eglise mère. Au nom de la communauté d'Antioche, Paul et Barnabé avaient offert d'en rassembler les fonds. Quoi qu'on en ait dit, la promesse ne figurait pas parmi les conditions d'un accord de paix. A titre personnel, Paul se tient pour engagé. A Ephèse, il avait pris la décision de passer à l'action : la collecte concernerait les Eglises d'Asie Mineure et de Grèce. Que l'Eglise de Jérusalem soit à l'origine de ses derniers malheurs, Paul veut l'oublier : cette quête doit concrétiser la prophétie d'Esaïe sur l'unité des croyants.

A qui doit-elle aller ? Paul l'a spécifié lui-même : aux saints — c'est-à-dire les chrétiens — « qui sont dans la pauvreté[3] ». Jadis, dans la société juive, on trouvait peu de gens très riches et peu de très pauvres. De siècle en siècle, le fossé s'est creusé. A l'époque de Paul, Jérusalem grouille de mendiants parmi lesquels il faut ranger ces Galiléens venus à la suite de Jésus et qui, après sa crucifixion, sont demeurés obstinément dans la ville de David. Ils sont toujours là, leurs familles meurent de faim. L'Eglise mère les aide de son mieux mais ses moyens restent très faibles. Paul répète que le devoir des autres Eglises, où qu'elles soient, est d'aider l'Eglise mère : « Oui, elles l'ont décidé et elles le leur devaient. Car si les païens ont participé à leurs biens spirituels, ils doivent subvenir également à leurs besoins matériels[4]. »

[3] Romains 15.26.

[4] Romains 15.27.

Jeté corps et âme dans cette mission, Paul a proposé aux Corinthiens l'exemple des Macédoniens qui, « au milieu des multiples détresses qui les ont éprouvés », et malgré leur « pauvreté extrême », ont « débordé en trésors de libéralité ». Que les Corinthiens les imitent !

Or les Corinthiens n'y étaient pas prêts. Loin de là. A chaque communauté, Paul a adressé des instructions si comminatoires qu'elles ressemblaient aux ordres d'un chef militaire : il allait épargner semaine après semaine et thésauriser en attendant qu'il vînt en personne — lui seul, Paul — contrôler les opérations et choisir les convoyeurs qu'il conduirait lui-même à Jérusalem. Une telle façon d'agir est en contradiction totale avec les usages pratiqués jusque-là par les synagogues pour le transfert des contributions annuelles destinées au Temple : les notables de chaque ville s'en chargeaient et, jusqu'au moment de leur expédition, géraient eux-mêmes les sommes récoltées. Autant on s'est montré favorable au principe de la collecte, autant on conteste à l'apôtre la prétention de se considérer comme le responsable unique de l'opération. Le plus grave est que les critiques émanent autant des convertis d'origine juive que des « craignant-Dieu ».

A vrai dire, cette nouvelle crise recouvre d'autres amertumes, plus anciennes et d'ailleurs contradictoires. Paul n'avait jusque-là jamais accepté l'aide financière des chrétiens corinthiens et, au lieu d'y trouver un motif d'admiration, ceux-ci s'en sont montrés offensés. De quel droit refusait-il un cadeau spontané qui pourrait lui permettre de n'exister que pour sa mission ? Il veut vivre du travail de ses mains ? N'est-ce pas de l'orgueil ? Malgré la forte réponse de Paul — « Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre ? » — cette attitude avait déclenché une hostilité qui ne s'est jamais éteinte. Le comble est que les messagers qu'il dépêche régulièrement à Corinthe après s'en être éloigné seront amenés, eux, à solliciter une aide financière, laquelle leur sera d'ailleurs accordée. Les Corinthiens n'y comprennent plus rien — mettons-nous à leur place — et leur courroux s'en accroît d'autant.

On reproche maintenant à Paul d'avoir fixé aux chrétiens de Corinthe, sans les consulter, un montant disproportionné au regard de leurs moyens. Que les communautés se voient refuser tout contrôle scandalise et bientôt soulève le soupçon de possibles détournements. Bref, un climat délétère s'installe à Corinthe dont Paul est bientôt informé. On le voit incompris, déçu. Comme chaque fois qu'il se sent en difficulté, c'est par écrit qu'il veut convaincre. Il rappelle aux Corinthiens qu'ils ont été les premiers à accepter le projet. Vont-ils revenir sur leur engagement ? Le stratège l'emporte ici sur le combattant. Il affirme qu'il ne souhaitait que donner un avis. Les Corinthiens fixeront eux-mêmes le montant de leur contribution. D'autres convoyeurs vont être choisis, l'un d'eux par les Eglises d'Asie, dont tous « font l'éloge » : « Puisque vous avez de tout en abondance, foi, éloquence, science et toute sorte de zèle et d'amour que vous avez reçus de nous, ayez aussi en abondance de la générosité en cette occasion. Je ne le dis pas comme un ordre ; mais, en vous citant le zèle des autres, je vous permets de prouver l'authenticité de votre charité. Vous connaissez en effet la générosité de notre Seigneur Jésus Christ qui, pour vous, de riche qu'il était, s'est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté[5]. »

[5] 2 Corithiens 8.8-9.

Cette lettre suffira-t-elle ? Tite, toujours à Corinthe, est chargé d'en défendre le contenu.

Il marche toujours, Paul. Tous les paysages qu'il traverse évoquent une part de son passé. Avant que se dessine le site de la Troade, est-il possible que l'Hellespont, la mer Egée, le golfe d'Edremit, le mont Ida n'aient pas remué quelque chose en lui ? N'importe, retrouver Tite à Troas, c'est là surtout ce qui le préoccupe.

Or Tite brille par son absence. L'inquiétude de Paul s'accroît : « J'arrivai alors à Troas pour y prêcher l'Evangile du Christ et, bien que le Seigneur m'ouvrît grande la porte, je n'eus pas l'esprit en repos car je ne trouvai pas Tite, mon frère[6]. »

[7] 2 Corinthiens 2.12-13.

Pourquoi n'est-il pas au rendez-vous ?

A défaut de Tite, c'est Luc qui survient. Il est ainsi, le médecin, toujours fidèle mais trop absorbé par ses autres occupations pour ne pas être intermittent. Arrivant de Philippes, il vient de traverser la mer Egée pour rejoindre un petit groupe qui se trouvait déjà à Troas et dont il nous livre les noms : Sopatros, de Bérée ; Aristarque et Secundus, de Thessalonique ; Gaïus, de Derbé ; Timothée, Tychique, Trophime, de la province d'Asie : d'évidence, un regroupement de « convoyeurs » des fonds de la collecte.

Luc se souviendra d'avoir fait halte à Troas pendant une huitaine de jours. Le temps d'être témoin d'un incident qu'il n'oubliera pas : « Le premier jour de la semaine, alors que nous étions réunis pour rompre le pain, Paul, qui devait partir le lendemain, adressait la parole aux frères et il avait prolongé l'entretien jusque vers minuit. Les lampes ne manquaient pas dans la chambre haute où nous étions réunis. Un jeune homme, nommé Eutyque, qui s'était assis sur le rebord de la fenêtre, a été pris d'un sommeil profond, tandis que Paul n'en finissait pas de parler. » Luc, on le voit, n'a rien perdu de ses qualités de chroniqueur, sans en excepter l'ironie. Au XVIIIe siècle, Jonathan Swift, auteur fameux des Voyages de Gulliver mais aussi doyen de Saint-Patrick à Dublin, choisira comme thème d'un de ses sermons : « Du sommeil à l'église » et se référera à l'accident d'Eutyque pour démontrer que saint Paul — même lui — endormait ses auditeurs.

Autre détail vécu : sous l'emprise du discours soporifique, l'infortuné Eutyque tombe du troisième étage. On le croit mort. Paul se précipite et, le prenant dans ses bras, crie pour rassurer ceux qui désespèrent :

— Ne vous agitez pas ! Il est vivant !

« Une fois remonté, reprend Luc, Paul a rompu le pain et mangé ; puis il a prolongé l'entretien jusqu'à l'aube et alors il s'en est allé. Quant au garçon, on l'a emmené vivant et ç'a été un immense réconfort[8]. »

[8] Actes 20.7-12.

Et ce Tite qui n'arrive toujours pas ! Ne supportant plus d'attendre, Paul s'embarque avant le moment prévu. Passant de nouveau en Europe, il débarque à Neapolis comme il l'a déjà fait. Pas question d'attendre Tite. Paul déteste qu'on lui manque.

Aucune indication sur l'itinéraire qu'il va emprunter. On doit croire qu'il s'est rendu d'abord à Philippes où, après tant d'entraves, il peut espérer trouver enfin quelque réconfort. Chers Philippiens ! Même à ces fidèles exemplaires il manifeste l'inquiétude désormais latente : « Prenez garde aux chiens ! Prenez garde aux mauvais ouvriers ! Prenez garde aux faux circoncis[9] ! »

[9] Philippiens 3.2.

Il repart, reprend contact avec les communautés de Thessalonique et de Bérée. S'est-il avancé jusqu'aux rives de l'Adriatique ? « Ainsi, depuis Jérusalem, en rayonnant jusqu'à l'Illyrie, j'ai pleinement assuré l'annonce de l'Evangile du Christ[10]. »

[10] Romains 15.19.

Sans que nous puissions le suivre réellement à la trace, il va, vient, s'arrête, prêche, exhorte, débat. L'inquiétude le ronge : où est Tite ? Que fait Tite ? Dans la Deuxième Epître aux Corinthiens, il reviendra sur cette période difficile : « A notre arrivée en Macédoine, nous n'avons pas connu de détente, mais toutes sortes de détresses. Combats au-dehors, craintes au-dedans[11]. »

[11] 2 Corinthiens 7.5.

Et le voilà enfin, Tite ! Et les nouvelles sont bonnes ! Le fidèle entre les fidèles a négocié de nouvelles règles pour la collecte. Il a mis fin à la fronde tout en faisant reconnaître — réussite remarquable — l'autorité exclusive de Paul. Il a même obtenu que les fidèles reconquis désavoueraient publiquement les judaïsants.

Paul ne tarde pas à témoigner de sa joie et de sa gratitude aux Corinthiens : « Dieu qui console les humbles, nous a consolés par l'arrivée de Tite, non seulement par son arrivée, mais par le réconfort qu'il a reçu de vous[12]. » Car ils ont honte, les convertis de Corinthe, ils pleurent ! « Je me réjouis maintenant, non de votre tristesse, mais du repentir qu'elle a produit [...]. Car la tristesse selon Dieu produit un repentir qui conduit au salut et ne laisse pas place au regret... La tristesse selon ce monde produit la mort. Voyez plutôt ce qu'a produit chez vous la tristesse selon Dieu, mais oui ! quel empressement ! quelles excuses ! quelle indignation ! quelle crainte ! quel désir ! quel zèle ! quelle punition ! »

[12] 2 Corinthiens 7.6-7.

Conclusion laconique dans le parfait style de l'apôtre : « De toute façon vous avez vous-mêmes prouvé que vous étiez nets dans cette affaire[13]. »

[13] 2 Corinthiens 7.9-11.

En relisant la même Epître, impossible de ne pas être frappé par cet homme inébranlable se laissant aller, alors même que la crise s'estompe, à confier que son cœur reste lourd et son âme désenchantée :

« Ah ! Si vous pouviez supporter de moi un peu de folie ; eh bien oui ! Supportez-moi ! J'éprouve à votre égard autant de jalousie que Dieu. Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure, mais j'ai peur que — comme le serpent séduisit Eve par sa ruse — vos pensées ne se corrompent loin de la simplicité due au Christ. En effet, si le premier venu vous prêche un autre Jésus que celui que nous avons prêché, ou bien si vous accueillez un esprit différent de celui que vous avez reçu ou un autre évangile que celui que vous avez accueilli — vous le supportez fort bien ! »

Gémir longtemps ne lui ressemble pas. Il se secoue pour retrouver le naturel : « J'estime pourtant n'avoir rien de moins que ces super-apôtres[14]. Nul pour l'éloquence, soit ! Pour la science, c'est autre chose[15]. »

[14] Les judaïsants.

[15] 2 Corinthiens 11.1-5.

Paul passe l'hiver 55-56 en Macédoine. Sa résolution est arrêtée : il apportera lui-même le montant de la collecte à Jérusalem. Est-ce pour superviser le ramassage des fonds ou pour tester le niveau de sa popularité qu'il se décide à passer à Corinthe ?

Sans doute la saison interdit-elle encore la navigation car il choisit la voie de terre. Il traverse la Thessalie du nord au sud, longe la côte de l'Attique en empruntant nécessairement le défilé des Thermopyles. Continuera-t-il vers Athènes ? Jamais ! Sans pouvoir échapper à la grande ombre d'Œdipe, il coupe par Thèbes. Après la forteresse d'Eleuthères, la route descend vers Eleusis. Et voici l'isthme qui n'a plus de secret pour lui.

A Cenchrées qu'il gagne au début de l'été, comment le cher souvenir de Prisca et d'Aquilas ne le frapperait-il pas ? Le couple ami a regagné Rome. Ses pas retrouvent naturellement le chemin de la ville haute, si souvent parcouru lors de son premier séjour. De la grande cité, rien n'a changé. La chaleur se mue au milieu du jour en fournaise. Obsédant, toujours, le sommet de l'Acrocorinthe. Irritant, le temple érotique qui s'y trouve juché.

Quel accueil va-t-on lui réserver ? Il s'interroge.

Gaïus lui ouvre les bras. Paul dira de lui qu'il fut son « hôte et celui de toute l'Eglise ». L'homme lui est attaché par un lien sacré : il l'a baptisé de ses mains. Conforté par le désaveu des judaïsants, l'apôtre ne songe plus qu'à une réconciliation générale. L'été va y être consacré. Paul tente d'utiliser une antique procédure déjà mentionnée par le Deutéronome : si deux Anciens sont en conflit ouvert, ils peuvent exiger un arbitrage. Est-ce, de la part de Paul, l'aurore d'une capitulation ? Nullement. Il est toujours Paul : il annonce sans ménagement qu'il n'envisage l'arbitrage qu'en se défendant bec et ongles. Cette position de l'apôtre que l'on croyait assagi va produire le pire des effets : les judaïsants reprennent l'avantage.

Paul a perdu la partie. Corinthe n'est plus sa ville. Quand, à l'automne, il rassemble son bagage et regagne le port de Cenchrées, comment l'imaginerait-on autrement que désespéré ? Il lui faudra de longues semaines pour retrouver la paix de l'âme. L'hiver est entamé, plus question de voyager. Il sent le besoin de rédiger une nouvelle Epître qui mettrait de l'ordre dans ses certitudes. Jusque-là, il a toujours agi dans l'urgence : tantôt la foi de ses ouailles devait être encouragée, tantôt il fallait ferrailler avec des adversaires. Chaque fois il est allé à l'essentiel, frappant coup pour coup, enfonçant le clou de sa doctrine. La forme ? Sans importance. A Cenchrées, il a du temps. Il va construire un exposé comme son maître Gamaliel lui a appris à en composer. Tout y sera dit de ce qu'il croit.

Avant de se mettre au travail, il mande auprès de lui le scripteur Tersius. Il dicte. Peu à peu va se forger, selon Luther, « le cœur et la moelle de tous les livres ». Paul rédige l'Epître aux Romains : l'indiscutable monument de sa correspondance.

Quel souffle, déjà, dans les premières lignes ! « Paul, serviteur de Jésus Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l'Evangile de Dieu. Cet Evangile, qu'il avait déjà promis par ses prophètes dans les Ecritures saintes, concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David, établi, selon l'Esprit Saint, Fils de Dieu, avec puissance par sa Résurrection d'entre les morts, Jésus Christ notre Seigneur.

« Par lui nous avons reçu la grâce d'être apôtre pour conduire à l'obéissance de la foi, à la gloire de son nom, tous les peuples païens, dont vous êtes, vous aussi que Jésus Christ a appelés. A tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome, aux saints par l'appel de Dieu, à vous, grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ[16]. »

[16] Romains 1.1-7.

Du grand, du très grand saint Paul. Ce qui manque, c'est l'équivalent de ce qui figure en tête de toutes les autres épîtres : l'adresse praescriptio à une Eglise. La raison en est d'une grande simplicité : l'Eglise romaine n'existe pas encore.

Qui a importé le christianisme à Rome ? N'oublions pas le grand mouvement qui, plusieurs fois par an, attirait à Jérusalem les juifs de la Diaspora : pourquoi ceux de Rome s'en seraient-ils abstenus ? Partis pour prier au Temple, ils en sont revenus ne parlant plus que de Jésus, le Messie enfin incarné. Ils se sont empressés d'en faire part à la synagogue la plus proche, troublant les uns, irritant les autres. Aucune organisation apparente ne s'est mise en place. On croit aujourd'hui au développement de petits groupes indépendants, au sein desquels se seraient établis des courants de foi quelque peu disparates ce qui, en l'absence de toute hiérarchie, ne saurait étonner.

Qui a informé Paul de l'existence de chrétiens à Rome ? Un passage de l'Epître explique que, voulant gagner l'Espagne, il allait avoir besoin d'une aide, probablement financière. Un autre — la comparaison entre les faibles et les forts — semble indiquer une certaine connaissance des spécificités religieuses de l'Urbs. Aquilas et Priscilla l'auraient-ils renseigné ? Rien de tout cela ne révèle l'identité des destinataires. A qui s'adresse-t-il ?

Dieter Hildebrandt, dont me plaisent la puissance d'analyse et l'originalité, a formulé à cet égard une hypothèse que résume une seule phrase : cette « montagne », ce « massif de sommets inaccessibles » n'auraient jamais été destinés aux seuls Romains. Et notre auteur d'assener à ses lecteurs l'un de ces raccourcis dont on s'enchante : « Par son titre, elle est un des plus grands bluffs de la littérature de son temps. »

Il s'explique. Il fallait, dans l'œuvre paulinienne, un écrit s'adressant à la Ville par excellence, centre du monde, quintessence de pouvoir, foyer de civilisation. Sans que l'Epître eût été destinée à quelque groupe romain, ad Romanos, il fallait que le titre s'accordât à cette grandeur et à cet éblouissement. Telle est d'ailleurs la primauté que lui a accordée la postérité. Que les Pères de l'Eglise l'aient plantée à la première place, alors qu'elle aurait dû l'être à la dernière, renforce le raisonnement.

Ne poussons pourtant pas trop loin le paradoxe. Les Romains sont concernés au même titre que l'étaient les Philippiens, les Corinthiens ou les Galates. La différence est que Paul connaissait chacun de ces correspondants — sauf les Romains. Il n'a donc ressenti aucun besoin, selon sa vieille habitude, de polémiquer avec ceux-ci, ni même de chercher à leur imposer son autorité. D'où un ton extrêmement neuf dont on a pu dire, en le comparant à celui de l'Epître aux Galates, que cette dernière « était le Rhône avant le lac Léman ; l'Epître aux Romains le même fleuve après Genève[17] ».

[17] Introduction à l'Epître aux Romains (TOB).

Où est le temps où Paul traînait dans la boue ceux qui lui « manquaient » ? Où, à la moindre opposition, sa colère ou son amertume se déchaînaient ?

Nous commençons à y voir clair : dans l'impossibilité de donner un visage à ceux qui le liront, Paul s'adresse à plusieurs publics en même temps. Un exégète lui voit « un œil dirigé vers les judéo-chrétiens, l'autre vers les croyants d'entre les païens ». Il n'est pas certain que ces deux groupes soient les seuls destinataires. Paul s'adresse alternativement aux païens et aux chrétiens mais l'on sent que les juifs de tradition — si nombreux à Rome — sont sans cesse à l'arrière-plan de sa pensée. Plus encore, on voit surgir les judaïsants, péril constant dont il peut appréhender qu'il l'ait, comme ailleurs, précédé à Rome. A qui s'adresse l'Epître ? A tous ceux-là.

Aux chrétiens, Paul donne naturellement la priorité : « Je rends grâce à mon Dieu par Jésus Christ pour vous tous : dans le monde entier on proclame que vous croyez[18]. » Nous retrouvons son goût de forcer le trait : « Je fais sans relâche mention de vous, demandant continuellement dans mes prières d'avoir enfin, par sa volonté, l'occasion de me rendre chez vous[19]. » Il élargit son propos : « Je ne veux pas vous laisser ignorer, frères, que j'ai souvent projeté de me rendre chez vous — jusqu'ici j'en ai été empêché — afin de recueillir quelque fruit chez vous, comme chez les autres peuples païens. Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants ; de là, mon désir de vous annoncer l'Evangile, à vous aussi qui êtes à Rome[20]. »

[18] Romains 1.8.

[19] Romains 1.9-10.

[20] Romains 1.13-15.

A première vue, on s'explique mal que, parlant à des païens, il accorde tant de place aux questions hébraïques. Au vrai, il est fidèle à lui-même : il ne peut annoncer le message qui régénérera l'humanité qu'en présentant son initiateur Jésus comme juif, fils du Dieu des juifs. Autrement dit, les païens, en acceptant Jésus, doivent admettre en même temps le judaïsme. A l'exception, bien sûr, des règles contraignantes que l'on sait.

A l'inverse de la critique du XIXe siècle qui voyait dans l'Epître aux Romains un écrit doctrinal, celle du XXe discerne en elle un projet de conciliation. Les conflits détestables qui déchiraient la chrétienté menaçaient-ils les convertis de Rome ? Paul a pu le redouter. D'où cette adjuration bouleversante : « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu[21]. »

[21] Romains 15.7.

Immense fut l'influence historique de l'Epître aux Romains. Non pas tant à l'époque où elle fut écrite que dans les temps à venir. Au Ve siècle, quand s'ouvrent les graves controverses sur la gratuité du salut, on puise en elle pour y mettre fin. Au XVIe siècle, elle est l'épicentre de la Réforme de Luther. Calvin y découvre les thèmes de sa doctrine : « Quiconque est parvenu à sa vraie intelligence a comme la porte ouverte pour entrer jusqu'au plus secret trésor de l'Ecriture[22]. »

[22] Je ne saurais trop recommander la lecture de l'introduction à l'Epître aux Romains présentée par l'équipe de la Traduction œcuménique de la Bible. Comme on sait, ce grand travail est né d'une volonté : présenter une traduction française de la Bible commune aux diverses confessions chrétiennes. Dans l'esprit de ses concepteurs, l'Epître aux Romains fut considérée comme un test, convaincus qu'ils étaient « que la traduction œcuménique de la Bible ne se heurterait pas à des obstacles infranchissables si l'Epître aux Romains pouvait être présentée dans une version agréée par tous ». L'enjeu théologique était considérable. Selon l'heureuse formule du pasteur Boegner, « le texte de nos divisions » devait devenir « le texte de notre rencontre ».

Tout lecteur de l'Epître aux Romains est frappé par une charpente particulièrement rigoureuse. Ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle contiendrait — comme on l'a souvent soutenu — une somme théologique, un véritable « sommaire de la doctrine chrétienne » : trop de lacunes, disent aujourd'hui les exégètes.

Impossible d'entrer dans le détail de l'argumentation paulinienne contenue dans l'Epître ; il faudrait la citer tout entière. En fait, elle peut se diviser en deux parties : la première (I à IX) propose au chrétien les moyens d'obtenir le salut ; la seconde (IX à XIV) cherche les raisons pour lesquelles tant de juifs contemporains de Jésus ont repoussé ce salut tel qu'il leur était offert.

Les quatre premiers chapitres illustrent la volonté de Dieu de ne pas s'imposer aux hommes mais de se laisser découvrir par eux. Si certains ont reconnu sa bonté, beaucoup d'autres l'ont ignoré, ce qui l'a offensé et a provoqué son ire :

« En effet, la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent la vérité captive de l'injustice ; car ce que l'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste. [...] En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l'intelligence ; ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l'action de grâce qui reviennent à Dieu[23]. »

[23] Romains 1.18-21.

Paul reconnaît que les païens ont pu ressentir la présence de Dieu mais il juge que, n'en ayant tiré aucune conséquence salutaire, ils méritent par conséquent la colère de Dieu. Les juifs ? Ils ont reçu tant de faveurs du Créateur que, dès lors qu'ils transgressent la Loi, toute indulgence doit leur être refusée : « Eh bien ! toi qui enseignes autrui, tu ne t'enseignes pas toi-même ! Tu prêches de ne pas voler, et tu voles ! Tu interdis l'adultère, et tu commets l'adultère ! Tu as horreur des idoles, et tu pilles leurs temples ! Tu mets ton orgueil dans la Loi, et tu déshonores Dieu en transgressant la Loi ! En effet, comme il est écrit, le nom de Dieu est blasphémé à cause de vous parmi les païens. Sans doute la circoncision est utile si tu pratiques la Loi, mais si tu transgresses la Loi, avec ta circoncision tu n'es plus qu'un incirconcis[24]. »

[24] Romains 2.17-25.

Avec une vraie obstination, Paul revient sur le cas de ses frères juifs : « Mais quoi ? Avons-nous encore, nous juifs, quelque supériorité ? Absolument pas ! Car nous l'avons déjà établi : tous, juifs comme Grecs, sont sous l'empire du péché[25]. » Ce qui aboutit à la démonstration paulinienne la plus lourde de sens : « Nous savons que tout ce que dit la Loi, elle le dit à ceux qui sont sous la Loi, afin que toute bouche soit fermée et que le monde entier soit reconnu coupable devant Dieu. Voilà pourquoi personne ne sera justifié devant lui par les œuvres de la Loi ; la Loi en effet ne donne que la connaissance du péché. [...] C'est la justice de Dieu par la foi en Jésus Christ pour tous ceux qui croient, car il n'y a pas de différence : tous ont péché, sont privés de la gloire de Dieu mais sont gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la délivrance accomplie en Jésus Christ[26]. »

[25] Romains 3.9.

[26] Romains 3.19-24.

Paul se penche sur le cas d'Abraham dont la foi fut comptée comme justice : « Mais dans quelles conditions le fut-elle ? Avant ou après sa circoncision ? Non pas après, mais avant[27] ! » Toujours le paradoxe de la proposition à des païens d'une religion nouvelle au travers d'une religion ancienne qu'ils ne connaissent pas. A moins que cela donne raison aux commentateurs qui soutiennent que l'Epître aux Romains n'aurait été écrite que pour concilier, à Rome, judaïsants et pagano-chrétiens.

[27] Romains 4.10.

Dans le même chapitre III, quelques mots en apparence sans éclat vont se révéler tout à coup comme l'Everest de la pensée de Paul : « Nous estimons en effet que l'homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi[28]. »

[28] Romains 3.27-28.

Nous en voici venus à ce que les théologiens ont appelé : « la justification par la foi ». En substituant la foi à la Loi comme source de salut, c'est à une révolution que Paul invite le genre humain. Or quinze siècles de christianisme vont mettre cette position capitale entre parenthèses.

Pourquoi ? Parce que la justification par la foi était trop radicale pour être suivie. Parce que la nature humaine est ainsi faite qu'un homme qui ne s'en remet pas totalement à la grâce divine croira toujours, s'il mène une vie conforme aux commandements, qu'il sera sauvé. L'Eglise de Rome s'est appliquée à dresser le catalogue des règles étroites auxquelles le chrétien devait obéir. Les « commandements » se sont inscrits dans le droit fil de ceux que Moïse avait édictés.

Il a suffi qu'un moine allemand nommé Luther, furieux que l'on fit commerce des indulgences, lût attentivement l'Epître aux Romains pour qu'il se persuade d'avoir trouvé la réponse : la foi essentielle, les œuvres accessoires.

Peut-être l'affaire n'était-elle pas aussi limpide qu'il l'avait supposé. Paul ajoute : « Enlevons-nous par la foi toute valeur à la Loi ? Bien au contraire, nous confirmons la Loi[29]. » A cette apparente contradiction, Luther opposera ce verdict : « La foi accomplit toutes les lois. Les œuvres n'accomplissent la Loi à aucun titre. »

[29] Romains 3.31.

Autour de ce thème, on ira de plus en plus loin. Au XXe siècle, des révolutionnaires militants se réclameront de saint Paul. D'autres n'hésiteront pas à le comparer à Lénine. Il faut toujours en revenir à Talleyrand : « Tout ce qui est exagéré est insignifiant. »

Les chapitres V à VIII plongent tout droit dans ce que doit savoir un converti ou un païen prêt à se convertir. Le baptême permet au croyant d'échapper au péché puisque Jésus, en s'offrant à la croix, a effacé la faute d'Adam et accordé la vie éternelle autant aux juifs qu'aux païens. Le chapitre IX revient sur les païens qui, ne recherchant pas la foi, l'ont reçue, « tandis qu'Israël, qui recherchait une loi pouvant procurer la justice, est passée à côté de la Loi. Pourquoi ? Parce que cette justice, il ne l'attendait pas de la foi mais pensait l'obtenir des œuvres[30] ».

[30] Romains 9.30-32.

Les chapitres X et XI proposent d'autres réflexions sur ce qui rapproche ou oppose païens et juifs. Le XII revient sur les obligations auxquelles un chrétien doit se plier pour plaire à Dieu : « Que l'amour soit sincère. Fuyez le mal avec horreur, attachez-vous au bien. Que l'amour fraternel vous lie d'une mutuelle affection ; rivalisez d'estime réciproque. D'un zèle sans nonchalance, d'un esprit fervent, servez le. Seigneur. Soyez joyeux dans l'espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. Soyez solidaires des saints [les chrétiens] dans le besoin, exercez l'hospitalité avec empressement. Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez et ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. Soyez bien d'accord entre vous : n'ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. Ne rendez à personne le mal pour le mal : ayez à cœur de faire le bien devant tous les hommes. S'il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes[31]. »

[31] Romains 12.9-21.

Le XIII invite le chrétien à être soumis aux autorités « car il n'y a d'autorité que par Dieu ». Il faut rendre à chacun ce qui lui est dû : « L'impôt, les taxes, la crainte, le respect. » Le chrétien doit se pénétrer de la certitude du retour tout proche du Christ : là-dessus Paul n'a pas varié. Le XIV préconise d'accueillir « celui qui est faible dans la foi, sans critiquer ses scrupules » et prescrit de ne pas juger son frère : « Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même en exerçant son discernement. » Le XV recommande l'amour entre chrétiens, source de bonheur spirituel : « Que le Dieu de l'espérance vous comble de joie et de paix dans la foi, afin que vous débordiez d'espérance par la puissance de l'Esprit Saint. »

Paul revient à son projet immédiat, le voyage à Jérusalem, et ne dissimule nullement qu'il en redoute les périls : « Je vous exhorte, frères, par notre Seigneur Jésus Christ et par l'amour de l'Esprit, à combattre avec moi par les prières que vous adressez à Dieu pour moi, afin que j'échappe aux incrédules de Judée et que le secours que j'apporte à Jérusalem soit bien accueilli par les saints. Ainsi pourrai-je arriver chez vous dans la joie et, par la volonté de Dieu, prendre avec vous quelque repos. Que le Dieu de la paix soit avec vous tous ! Amen[32]. »

[32] Romains 15.30-33.

Considérer l'Épître aux Romains comme le testament de Paul n'est nullement une vue de l'esprit : des textes de cette dimension, il n'en écrira plus jamais.

Après nous être élevés si haut, nous avons du mal à revenir à la collecte. S'arracher à tant d'idées sublimes pour écouter tinter des pièces d'or ou d'argent ! C'est qu'il y tient — lui — à sa collecte. Désormais, elle va prendre le pas sur tout. Plus il approche du départ et plus se lève en lui l'angoisse dont Luc rapportera tant de signes. Il en est parfaitement conscient : les judaïsants le haïssent, ils sont tout-puissants à Jérusalem. Et c'est à Jérusalem qu'il va.

Personne ne lui a donc déconseillé un tel voyage, si provocant, si périlleux ? La réponse frappe nos tympans : on l'a fait dix fois, vingt fois. Egal à lui-même, il n'a rien voulu entendre.

On s'est étonné qu'il n'eût pas pris la mer à Cenchrées. Une étude sur la climatologie de la mer Egée a montré que les vents du nord qui, pendant la canicule, soufflaient en Méditerranée orientale, auraient rendu la traversée insupportable[33]. On ne croit plus guère au « complot » dont Luc fait état : « Au moment de prendre la mer pour la Syrie, comme les juifs complotaient contre lui, il décida de repasser par la Macédoine[34]. » Le certain est qu'il a dû parcourir sept cent dix kilomètres vers le nord. Ne commence-t-il pas à être excédé de ces marches à pied ? Plusieurs convoyeurs sont partis en avant-garde. Ils l'attendent en Asie.

[33] J. Murphy O'Connor.

[34] Actes 20.3. L'emploi des mots « les juifs » dans l'Ecriture désigne les juifs qui ne sont pas devenus chrétiens.

Dans l'épisode qui suit, Luc passe du « il » au « nous » : nous avons de nouveau affaire à un témoin oculaire. On a tant décortiqué, tant discuté, tant contredit ce récit, que l'on a fini par déconcerter totalement le lecteur. On veut absolument que Luc ait édifié ici une sorte de mise en scène — d'ailleurs classique dans l'Antiquité — propre à adapter les événements décrits au portrait qu'il veut imposer de Paul. Il semble ignorer tout de la collecte, disent les contradicteurs, et n'y fait allusion — en passant — qu'une seule fois. Luc a-t-il pu participer à ce voyage sans constater que la remise des fonds à l'Eglise de Jérusalem était l'unique but de l'apôtre ? Il s'attache à montrer Paul célébrant la Pâque et tenant essentiellement à se trouver à Jérusalem pour la Pentecôte. Or, dans l'Epître aux Galates, Paul a condamné avec force le calendrier des fêtes hébraïques que les judaïsants voulaient introduire en Galatie. Luc n'était pas infaillible, voilà tout. Ecrivant longtemps après la mort de Paul, il a voulu, afin de servir d'exemple aux générations futures, montrer l'apôtre allant délibérément au-devant du danger. Faut-il pour cela que nous doutions de tout ce qu'il avance ?

J'avoue franchement trouver chez Luc une vérité qui me satisfait. L'enchaînement des circonstances, les précisions livrées sans cesse, les petits détails qui sonnent juste m'incitent à le prendre pour guide principal. Quitte, naturellement, à tenter de contrôler au maximum ses dires.

C'est à Assos, sur la côte nord du golfe d'Edremit, que le partage de la collecte va s'opérer. Nous connaissons par Flavius Josèphe les règles que l'on suivait en l'occurrence : on réduisait les différentes monnaies en or que l'on répartissait entre les différents convoyeurs. On cousait les pièces dans les vêtements de chacun en prenant garde qu'elles ne tintent au moindre geste. Tout bruit intempestif devait être exclu.

On connaît les étapes du voyage qui commence : d'Assos, le bateau se dirige sur Mytilène, port de la grande île de Lesbos, d'où il gagne, en une étape, l'île de Chio, patrie d'Homère. Une étape à Samos, face au mont Mycale. Une escale à Trogyllion et l'on arrive à Milet.

L'essor de cette grande cité située à quelques lieues d'Ephèse, jadis métropole de l'Ionie, date du temps d'Alexandre. L'exportation des produits d'un arrière-pays comblé par la nature et les pèlerinages au sanctuaire d'Apollon Didyménéen ont fait la richesse de ses quatre ports. Inutile de les chercher aujourd'hui : les alluvions du Méandre ont repoussé peu à peu la ville à l'intérieur des terres. Seuls les gradins du théâtre édifié aux IIe et IIIe siècles témoignent d'une grandeur disparue.

« Paul, dit Luc, était décidé à éviter l'escale d'Ephèse pour ne pas perdre de temps en Asie[35]. » Perdre du temps ? La vérité est que Paul n'avait aucune envie de se jeter dans la gueule du loup. Qu'il ait souhaité rencontrer certains de ses fidèles et qu'il les ait appelés à le rejoindre, rien de plus naturel. Luc s'applique à reconstituer, une fois encore, les propos qu'il aurait tenus devant eux :

[35] Actes 20.16.

— Vous savez quelle a toujours été ma conduite à votre égard depuis le jour de mon arrivée en Asie. J'ai servi le Seigneur en toute humilité, dans les larmes et au milieu des épreuves que m'ont valu les complots des juifs. Je n'ai rien négligé de ce qui pouvait vous être utile : au contraire, j'ai prêché, je vous ai instruits, en public comme en privé ; mon témoignage appelait et les juifs et les Grecs à se convertir à Dieu et à croire en notre Seigneur Jésus.

« Maintenant, prisonnier de l'Esprit[36], me voici en route pour Jérusalem ; je ne sais pas quel y sera mon sort mais, en tout cas, l'Esprit Saint me l'atteste de ville en ville, chaînes et détresses m'y attendent. Je n'attache d'ailleurs vraiment aucun prix à ma propre vie ; mon but, c'est de mener à bien ma course et le service que le Seigneur Jésus m'a confié : rendre témoignage à l'Evangile de la grâce de Dieu.

[36] D'autres traductions sont proposées : « enchaîné par l'Esprit », ce qui voudrait dire que le Saint-Esprit le pousse, ou encore : « enchaîné en esprit ».

« Désormais, je le sais bien, voici que vous ne reverrez plus mon visage, vous tous parmi lesquels j'ai passé en proclamant le Règne. Je peux donc l'attester aujourd'hui devant vous : je suis pur du sang de tous. Je n'ai vraiment rien négligé : au contraire, c'est le plan de Dieu tout entier que je vous ai annoncé. Prenez soin de vous-mêmes et de tout le troupeau dont l'Esprit Saint vous a établis les gardiens, soyez les bergers de l'Eglise de Dieu qu'il s'est acquise par son propre sang.

« Je sais bien qu'après mon départ s'introduiront parmi vous des loups féroces qui n'épargneront pas le troupeau ; de vos propres rangs surgiront des hommes aux paroles perverses qui entraîneront les disciples à leur suite. Soyez donc vigilants, vous rappelant que, nuit et jour pendant trois ans, je n'ai pas cessé, dans les larmes, de reprendre chacun d'entre vous. Et maintenant, je vous remets à Dieu et à sa parole de grâce, qui a la puissance de bâtir l'édifice et d'assurer l'héritage à tous les sanctifiés.

« Je n'ai convoité l'argent, l'or ou le vêtement de personne. Les mains que voici, vous le savez vous-mêmes, ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons. Je vous l'ai toujours montré, c'est en peinant de la sorte qu'il faut venir en aide aux faibles et se souvenir de ces mots que le Seigneur Jésus lui-même a prononcés : “Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir[37]”. »

[37] Actes 20.18-35.

Paul s'est tu. Intense est son émotion : « Tout le monde alors éclata en sanglots et se jetait au cou de Paul pour l'embrasser — leur tristesse venait surtout de la phrase où il avait dit qu'ils ne devaient plus revoir son visage —, puis on l'accompagna jusqu'au bateau[38]. »

[38] Actes 20.37-38.

Vents favorables jusqu'à Cos. Le lendemain on atteint Rhodes et — le troisième jour — Patara, sur la côte de Lycie. Le bateau poursuivant son voyage vers une autre destination, on en trouve un autre qui charge pour Tyr où l'on débarque après une navigation de six à sept jours. Une Eglise chrétienne y existe déjà qui montre, en accueillant Paul, une inquiétude sur son sort presque égale à celle de ses compagnons. Chacun tente de le détourner d'aller à Jérusalem. Pendant toute une semaine, il semble ne pas entendre. Au bout de sept jours, il prend congé, frète une embarcation qui aborde à Ptolémaïs, là où s'élèvera le Saint-Jean-d'Acre des croisés. Le lendemain, Paul et les siens repartent pour Césarée — cinquante-cinq kilomètres à parcourir à pied — où, pendant plusieurs jours, on va séjourner chez le diacre Philippe, l'un des Sept d'Etienne : voici donc les ennemis irréductibles réconciliés.

Surgit, un matin, dans un état d'excitation extrême, un certain Agabus, qualifié de « prophète de Judée ». Il brandit théâtralement une ceinture dont il attache les pieds et les mains de Paul et jure que les juifs de Jérusalem en useront de même pour le livrer aux mains des païens : l'Esprit Saint le lui a annoncé. Voyant leurs craintes confirmées, Luc et les autres compagnons adjurent Paul de rebrousser chemin. Il se borne à répondre :

— Qu'avez-vous à pleurer et à me briser le cœur ? Je suis prêt, moi, non seulement à être lié mais à mourir à Jérusalem pour le nom du Seigneur Jésus !

Impossible de le convaincre. « Que la volonté du Seigneur soit faite ! » Paul prend congé. Le petit groupe s'engage sur la route de Jérusalem.

Monter à Jérusalem n'est pas seulement une image. Sur cent kilomètres parcourus, on subit une dénivellation de 800 mètres. Quoique Paul ne s'alarme pas facilement — le lecteur le sait bien —, il est difficile de le croire, au moment de franchir une fois encore la porte de la Ville sacrée, indemne de toute émotion. Son escorte le suit sans trop se hâter : chacun se trouve alourdi par les ceintures garnies d'or. On va loger chez un certain Mnason de Chypre, « un disciple des premiers temps ».

A peine Paul a-t-il fait connaître son arrivée que Jacques, frère du Seigneur, l'invite à se présenter chez lui. Ce à quoi le Tarsiote obtempère le lendemain. Durant quelques instants, règne une vraie cordialité. Les anciens écoutent avec ferveur Paul relater ce qu'il a accompli chez les païens pour le service de Dieu.

Cependant, ceux qui ont lu les Epîtres de Paul — il serait étrange que des bribes, au moins, ne fussent point parvenues à Jérusalem — n'ont pas manqué de se sentir choqués par le fait que le « treizième apôtre » ne semble pas considérer la pratique de la Loi comme fondamentale et, en ce qui concerne la circoncision, ait érigé en règle la simple tolérance qui lui avait été accordée. Le chef de l'Eglise de Jérusalem n'a-t-il pas engagé l'offensive judaïsante ? Paul admet qu'il n'est plus sujet de la Loi (I Corinthiens IX, 20 et 21 ; Philippiens III, 8 et 9). En faveur des gentils, il donne le pas au Christ sur la Loi. Un seul de ces comportements suffirait à le dénoncer comme renégat.

Jacques ne semble pas avoir voulu tirer toutes les conséquences d'un constat aussi grave. L'indulgence de son accueil — signalée par Luc — en est une preuve. A ses yeux, Paul doit être un original, l'un de ces personnages incontrôlables sur les erreurs duquel on est tenté — plus que pour un autre — de fermer les yeux. Et puis comment minimiser le travail accompli ? Le biographe de Jacques se montre frappé par le silence de Luc sur la collecte : pas un mot de son organisation, des problèmes qu'elle a posés et maintenant de sa remise. Serait-ce que Jacques ne l'a pas acceptée ? « Luc n'aurait sans doute pas manqué de mentionner son acceptation qui aurait constitué un témoignage supplémentaire en faveur de l'unité de l'Eglise. Il est toutefois possible que Jacques, avant de prendre une décision concernant la collecte, ait demandé à Paul de montrer sa fidélité à la Loi[39]. » Luc, en revanche, montre que les premières congratulations ont été suivies par l'expression d'une inquiétude née de l'ignorance de Paul sur lui-même : il ne comprend pas que sa réputation est détestable non seulement parmi les chrétiens de Jérusalem, presque unanimement judaïsants, mais parmi tous les juifs. Le malheur, lui dit-on, est que les uns et les autres sont parfaitement au courant de la doctrine qu'il préconise :

[39] Pierre-Antoine Bernheim.

— Ton enseignement pousserait tous les juifs qui vivent parmi les païens à abandonner Moïse ; tu leur dirais de ne plus circoncire leurs enfants et de ne plus suivre les règles. Que faire ? Ils vont sans aucun doute apprendre que tu es là[40].

[40] Actes 21.21-22.

Quelqu'un — Jacques ? — trouve la solution : il faut que Paul accomplisse une purification. Par chance, quatre hommes se préparent également à se purifier, rite qui les contraint à se mettre en prière au Temple pendant sept jours et à se raser la tête. Que Paul se joigne à eux et se charge de leur entretien pendant la semaine qui vient.

— Tout le monde comprendra que les bruits qui courent à ton sujet ne signifient rien, mais que tu te conformes, toi aussi, à l'observance de la Loi.

Paul se rallie au conseil. Quand il prend congé de Jacques, pense-t-il qu'il le voit pour la dernière fois ? En compagnie des quatre hommes désignés, il se rend au Temple pour fixer la date à laquelle l'offrande pourra être présentée et la purification obtenue.

Les sept jours s'achèvent. Au Temple — comble de malchance ! —, des juifs d'Asie le reconnaissent. La colère les soulève. Paul ! Ils se saisissent de lui, ameutent la foule :

— Israélites, au secours ! Le voilà, l'homme qui combat notre peuple et la Loi et ce Lieu, dans l'enseignement qu'il porte partout et à tous ! Il a même amené des Grecs dans le Temple et profane ainsi ce saint Lieu[41].

[41] Actes 21.28.

En ville, Paul était accompagné par Trophime d'Ephèse, l'un de ses huit compagnons de voyage. Certains se sont empressés d'en déduire que Paul l'avait conduit au Temple et même introduit sur le parvis où n'entrent que les seuls juifs.

Ne nous égarons pas : jusqu'ici nous avons vu des judaïsants s'en prendre à Paul, pagano-chrétien. A Jérusalem, ce sont des juifs fidèles à la tradition de Moïse qui s'en prennent à un renégat.

Il faut connaître le cadre dans lequel l'affrontement — c'en est un — se produit. Le lecteur sait déjà que le Temple de Jérusalem se compose de deux parties : le parvis des gentils où chacun peut se rendre et l'enceinte sacrée où seuls les juifs pénètrent. Celle-ci est entourée par un mur bas composé de pierres, le soreg, qui marque la limite à ne pas franchir si l'on n'est pas juif. De loin en loin se lit, en grec et en latin, cet interdit : « Défense à tout étranger de franchir la barrière et de pénétrer dans l'enceinte du sanctuaire. Quiconque aura été pris sera lui-même responsable de la mort qui s'ensuivra. » Voilà qui est catégorique. Paul est non seulement accusé de trahison envers sa religion mais — plus grave encore — d'avoir violé délibérément l'enceinte sacrée en y introduisant un païen.

Il est exclu que Paul ait pu se montrer coupable d'une telle provocation. Pour lui le Temple reste un lieu sacré et l'invraisemblance saute aux yeux. Tout juste peut-on supposer qu'il a conduit un compagnon trop près du muret. Après quoi la rumeur a pu s'élever, de celles que les foules acceptent avec d'autant plus d'avidité qu'elles sont fausses.

Luc qui, en matière de chiffres, aime à amplifier, nous dit que « la ville entière s'ameuta » et que « le peuple arriva en masse ». Traduisons que, ce jour-là, il y avait beaucoup de monde au Temple et que ces gens ont réagi avec vigueur.

On se saisit de Paul et on le traîne hors du Temple dont les portes sont aussitôt fermées. On le roue de coups. Va-t-on lui faire gagner une porte de la ville pour le lapider hors les murs ? La chance de Paul est que tout cela se soit déroulé à deux pas de la forteresse Antonia : la nouvelle parvient au tribun de la cohorte : « Tout Jérusalem est sens dessus dessous. »

On connaît le nom de ce tribun : Claudius Lysias. Commandant de la cohorte casernée dans la forteresse Antonia — environ six cents hommes —, il ordonne aussitôt à l'un des centurions de rassembler l'effectif d'une compagnie et de tenir en respect les manifestants. Toujours la Pax romana, l'ordre que nul n'a le droit d'enfreindre. Pour Paul, le résultat est positif : on cesse de le frapper. Le tribun accouru ordonne de charger de chaînes l'objet de tant de bruit. Les questions qu'il pose le montrent au moins perplexe :

— Qui est cet homme ? Qu'a-t-il fait ?

Des réponses jaillissent, se croisent, se contredisent. Impossible de rien comprendre au milieu de tous ces cris. De guerre lasse, le tribun ordonne que l'on fasse entrer Paul dans la forteresse.

Quand le détachement se met en devoir d'en gravir les marches, la foule tente de lui arracher le prisonnier pour le lyncher. Lui faisant barrage de leurs corps, les soldats s'en emparent, le soulèvent au-dessus de leurs têtes et le précipitent dans la forteresse dont l'on referme aussitôt les portes. Alors jaillit sur la place une clameur furieuse :

— A mort !

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