L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE XIII
Paul et Néron

Entre en scène ici ce Lucius Domitius Ænobarbus devenu, par adoption, Tiberius Claudius Nero et que nous appelons Néron. Il vient d'atteindre l'âge de vingt ans. Plus tard, Suétone l'a campé pour la postérité : de taille médiocre, « les yeux bleus, le cou épais, le ventre proéminent, les jambes grêles ». « Teint naturellement rouge », selon Lucien de Samosate. Cheveux « dorés » pour les laudateurs, « rouquins » pour les autres.

Incapable de faire lui-même le tri entre des ambitions désordonnées, ce jeune homme ne sait trop s'il doit aspirer à l'empire du monde ou chercher à se faire admirer comme le plus grand artiste de son temps. Il n'est pas encore l'un des hommes les plus haïssables de l'histoire. Il n'en est pas loin.

Claudiquant au milieu des prisonniers, Paul ne s'interroge sûrement pas sur un tel dilemme. Son calvaire touche à sa fin. Comme il se sent vieux !

Les autres dévorent des yeux les Sept collines. De là, depuis que la louve allaitait Remus et Romulus, s'est envolée la légende de Rome. Aux merveilles qui entourent Paul, il doit n'adresser qu'un regard triste et vague. Depuis la fin de la République, l'Urbs s'est profondément modifiée. Chargé par Auguste de l'édilité, Agrippa a multiplié les fontaines, construit les premiers thermes, élevé le Panthéon. Le temple d'Apollon domine le Palatin. Au Champ de Mars, l'autel de la Paix (Ara pacis augustae) et le mausolée d'Auguste chantent la magnificence du premier empereur. Pour gagner la faveur des citoyens et celle de la plèbe, on a construit un théâtre et une bibliothèque. Lors de son avènement, Auguste avait trouvé une ville de pierre et de brique ; à ses successeurs, il a légué une ville de marbre[1].

[1] Georges Roux.

Le plus surprenant ? Ces monuments superbes sont perdus, enchâssés, enfouis dans un labyrinthe insensé : une anarchie de « chemins resserrés, sinueux, divaguant, comme s'ils avaient été tracés sans règle[2] ». La rapidité avec laquelle se propagera l'incendie de 64 sera due essentiellement — Tacite le confirme — à cet entassement.

[2] Jérôme Carcopino.

Les gardiens redoublent de vigilance. Rien de plus propice, pour faciliter l'évasion d'un prisonnier, que ces rues encombrées : voitures, litières, chaises à porteurs, cavaliers et piétons mêlés, c'est un fleuve qui s'écoule tout au long du jour, un vacarme qui ne s'éteint jamais, même la nuit venue : Romains, écoutez la plainte de Juvénal !

Un vieil homme enchaîné soliloque : dormir, dormir, dormir.

Où sont les juifs de Rome ? Philon les montre, au début du Ier siècle, ayant élu domicile au-delà du Tibre, en particulier dans un quartier renommé pour sa saleté, le Transtévère. Au milieu des tanneries, des pourrissoirs, des boyauderies, des prolétaires vêtus de loques pratiquent tous les petits métiers de l'époque : « colporteurs ou vendeurs d'allumettes, ainsi les campe l'érudit Charles Perrot ; mendiants et conteurs populaires, telle cette femme qui vend des songes et apprend à ses enfants à quêter au bon endroit ; charlatans ou escrocs. » Rares apparaissent ceux qui échappent à ce sous-prolétariat et s'évadent de ces bidonvilles avant la lettre : des tisseurs de tentes, mais aussi des maîtres d'école, des acteurs, voire un poète nommé Ménophilas que Martial accusa de lui avoir dérobé ses vers.

La plupart de ces juifs sont des hommes libres. « Amenés en Italie comme prisonniers de guerre, explique Philon d'Alexandrie, ils avaient été ensuite affranchis par leur maître, sans avoir été contraints d'altérer aucune de leurs traditions[3]. » De cette abondance, Flavius Josèphe livre l'explication : les juifs arrivés comme esclaves ont été rachetés par des juifs libres[4]. On ne trouve guère de juifs parmi les classes élevées, bien que l'on cite Poppée, l'épouse de Néron, considérée comme « sympathisante », et Fulvie, femme d'un sénateur, attachée à la cause juive. Ovide s'amuse de ces femmes qui affectent de se réunir le jour du sabbat[5]. Les recherches confirment que les juifs romains étaient, en grande majorité, « financièrement et culturellement pauvres ».

[3] Legatio ad Caium, 155.

[4] Antiquités XVII, 134.

[5] Ars amatoria I, 76.

Le centurion sait où il va : il doit conduire tout son monde sur le Forum impérial, plus précisément au quartier général de la garde prétorienne. Au moment de se séparer, on est libre d'imaginer, des prisonniers aux gardiens, des lazzis aussi bien que des effusions. Tout indique que le cas de Paul a été examiné de près par le préfet du prétoire ayant la charge des étrangers. La qualité de citoyen romain du prisonnier le met à l'abri d'une incarcération dans une prison de la ville, perspective redoutée à juste titre. « Lors de notre arrivée à Rome, dit Luc, Paul avait obtenu l'autorisation d'avoir un domicile personnel, avec un soldat pour le garder[6]. » Est-ce l'effet du statut exceptionnel dont il jouit en qualité d'appelant à l'empereur ?

[6] Actes 28.16.

Même exempté de prison, Paul reste chargé de chaînes. On ne les lui ôtera jamais[7]. Faut-il s'en rapporter encore à ces Actes de Paul dont nous savons qu'ils sont seuls à pallier les silences des autres informateurs ? Ils évoquent, eux aussi, le domicile particulier dont Paul dispose à Rome : « Une grange dans laquelle il enseignait, en compagnie des frères, la parole de vérité. »

[7] Doit-on admettre la possibilité d'un voyage en Espagne au cours des deux années de détention de Paul à Rome ? Ceux qui l'admettent se sont souvenus de l'Epître aux Romains dans laquelle Paul annonçait qu'après sa visite à Rome, il comptait aller évangéliser l'Espagne. Le projet n'envisageait pas qu'il pût y arriver — comme ce fut le cas — sous les chaînes du prisonnier. D'autres se réfèrent au texte de Clément de Rome évoquant Paul occupé à enseigner la justice « jusqu'aux bornes du couchant » : s'agirait-il de l'Espagne ? Ces supputations ne tiennent guère le cap. Comment admettre que les autorités romaines, depuis l'incarcération de Paul à Césarée, aient pris tant de précautions pour le garder en leur pouvoir et l'aient laissé partir évangéliser l'Espagne ? Il faudrait imaginer Paul, surveillé en permanence par un gardien, s'embarquant pour l'Espagne muni de l'autorisation du préfet du prétoire et, sa tâche accomplie, revenant de son plein gré se faire décapiter à Rome. Invraisemblable.

On s'est souvent étonné que, la préférant aux chrétiens, Paul ait tenu en premier lieu à rencontrer la communauté juive de Rome. Depuis le début de ses missions, c'est ainsi qu'il agit. Pourquoi changerait-il ? Trois jours après avoir pris possession de son domicile, il invite les « notables juifs » à le rencontrer. Il faut lire attentivement l'étrange mise au point qu'il leur adresse :

— Frères, moi qui n'ai rien fait contre notre peuple ou contre les règles reçues de nos pères, je suis prisonnier depuis qu'à Jérusalem j'ai été livré aux mains des Romains. Au terme de leur enquête, ces derniers voulaient me relâcher, car il n'y avait rien dans mon cas qui mérite la mort. Mais l'opposition des juifs m'a contraint de faire appel à l'empereur, sans avoir pour autant l'intention de mettre en cause ma nation[8]. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé à vous voir et à m'entretenir avec vous. En réalité, c'est à cause de l'espérance d'Israël que je porte ces chaînes.

[8] Les mots « ma nation » veulent désigner le peuple d'Israël. On trouve, dans la version occidentale des Actes, cette variante : « Mais seulement de sauver mon âme de la mort. »

La réponse des juifs est des plus claires :

— Nous n'avons reçu, quant à nous, aucune lettre de Judée à ton sujet et aucun frère, à son arrivée, ne nous a fait part d'un rapport ou d'un bruit fâcheux sur ton compte. Mais nous demandons à t'entendre exposer toi-même ce que tu penses : car, pour ta secte, nous savons bien qu'elle rencontre partout de l'opposition[9].

[9] Actes 28.17-22.

D'autres réunions feront suite entre Paul et ceux dont il demeure si proche. Ces juifs, il voudrait tant les convaincre ! Il se sent tellement en accord avec eux ! Leurs prières sont les siennes, son amour pour Dieu est le leur. Vont-ils enfin admettre que le Dieu des juifs a mis le comble à sa compassion pour son peuple en lui envoyant son propre fils ? Qu'ils le fassent et le judaïsme conquerra le monde. « Paul rendait témoignage au Règne de Dieu et, du matin au soir, il s'efforça de les convaincre, en parlant de Jésus à partir de la Loi de Moïse et des prophètes. Les uns se laissaient convaincre par ce qu'il disait, les autres refusaient de croire. Au moment de s'en aller, ils n'étaient toujours pas d'accord entre eux[10]. »

[10] Actes 28.23-25.

Déchirante, l'ultime réponse de Paul. Cependant que les visiteurs se retirent, il psalmodie un texte du prophète Esaïe :

Va trouver ce peuple et dis-lui :
Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ;
Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.
Car le cœur de ce peuple s'est épaissi,
Ils sont devenus durs d'oreille,
Ils se sont bouché les yeux.
[11]

[11] Esaïe 6.9-10.

Le lecteur a tant de fois rencontré Luc qu'il lira avec gratitude, j'en suis sûr, les lignes ultimes des Actes des Apôtres que le chroniqueur a rédigées : « Paul vécut ainsi deux années entières à ses frais et il recevait tous ceux qui venaient le trouver, proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ avec une entière assurance et sans entraves[12]. »

[12] Actes 28.30-31. Il faut lire « entraves » au figuré.

Rien de plus.

Un immense point d'interrogation : voilà ce que nous laisse Luc. Si souvent accusé d'avoir trop « mis en scène » Paul, il referme son livre sans l'achever. Les explications de ce silence que l'on a présentées sont d'une grande naïveté : Luc se serait interrompu par manque de parchemin ou parce qu'il trouvait son livre trop long. Sourions. Certains voudraient que cette fin eût été perdue, ce qui n'a aucun sens quand on connaît le soin avec lequel les chrétiens de ce temps ont conservé les écrits des premières années de l'ère apostolique. D'autres envisagent que Luc, reparti pour l'Orient, aurait ignoré ce qu'il était advenu de Paul. Vraiment ? L'annonce de la mort de Paul, événement plus considérable aux yeux de Luc que tout autre au monde, n'aurait-elle pas couru jusqu'à lui à la faveur de ces multiples allées et venues en Méditerranée dont nous avons la trace ou des liens épistolaires si nombreux entre l'ouest et l'est ?

Reste une explication que nous n'avons pas le droit d'exclure. Ceux qui la défendent rappellent que le plan des Actes des Apôtres, fixé selon l'usage du temps, peut se lire dès le chapitre I, verset 8. Luc montre les apôtres prenant un repas avec Jésus ressuscité et lui posant cette question : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? » Il répond : « Vous n'avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité ; mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre[13]. » Les présentateurs de la TOB ont tenu à expliciter ce passage : « De Jérusalem et des juifs au monde entier et aux païens, tel doit être l'espace du témoignage apostolique et tel est le plan des Actes. » Luc conduit en effet son héros de Jérusalem à Antioche, d'Asie Mineure en Grèce, et enfin jusqu'à Rome. Selon François Brossier, dès que Paul rejoint Rome, « le terme de la route annoncé par Luc se trouve atteint ».

[13] Actes 1.6-8.

A ses yeux, son ouvrage est clos.

Dans le courant de l'an 62, un message apporta à Rome une nouvelle propre à plonger la population chrétienne dans l'affliction et la terreur : Jacques, « frère de Jésus », était mort à Jérusalem, lapidé sur l'ordre du grand prêtre Anan.

Je vois la douleur de Paul se nourrir de sentiments violents bien qu'opposés : le respect porté à l'homme d'exception dans les veines de qui coule le sang de Jésus et l'amère rancune que nous ne nous sentons pas en droit de lui reprocher. Nous souvenant des rapports étroits qu'entretenait Jacques avec les grands prêtres et le Sanhédrin, comment expliquer un événement aussi inattendu ? Flavius Josèphe en a fourni une explication claire et convaincante.

La mort à Jérusalem du procurateur Festus apparaît à l'origine de tout. Dès que Néron en a été informé, il a désigné pour le remplacer un certain Albinus. A cause de la lenteur des moyens de transport, plusieurs mois ont séparé la mort de Festus et l'arrivée en Judée d'Albinus.

Or, durant ce temps, Agrippa II, roi de Galilée et de Pérée, s'est trouvé dans l'obligation de désigner un nouveau grand prêtre. Il a choisi un certain Anan que Josèphe présente comme doté « d'un caractère fier et d'un courage remarquable », mais aussi « adepte de la doctrine des sadducéens qui sont inflexibles dans leur manière de voir si on les compare aux autres juifs ». Selon Anan, il faut mettre fin à l'erreur des grands prêtres pharisiens qui ont cru pouvoir entretenir des rapports cordiaux avec Jacques : il s'agit d'un traître à sa religion. Aux traîtres, on inflige le seul sort qu'ils méritent : la mort.

On le sait, les procurateurs romains ne tolèrent aucun manquement à un interdit formulé de longue date : les juifs n'ont pas le droit de procéder à des exécutions capitales. Ici intervient la fatalité : aucun procurateur ne se trouve à Jérusalem pour le leur rappeler. Redonnons la parole à Josèphe : « Anan, croyant bénéficier d'une occasion favorable entre la mort de Festus et l'arrivée d'Albinus, réunit un Sanhédrin et y traduisit Jacques, frère de Jésus appelé le Christ et certains autres, en les accusant d'avoir transgressé la Loi, et les fit lapider. » Ce qu'Anan ne pouvait prévoir, c'est l'émotion générale que l'exécution de Jacques allait susciter, non seulement chez les juifs convertis au christianisme mais parmi ceux élevés dans la seule Loi de Moïse : « Tous ceux des habitants de la ville qui étaient les plus modérés et observaient la Loi le plus strictement en furent irrités, dit Josèphe, et ils envoyèrent demander secrètement au roi d'enjoindre à Anan de ne plus agir ainsi car, déjà auparavant, il s'était conduit injustement. Certains d'entre eux allèrent même à la rencontre d'Albinus qui venait d'Alexandrie et lui apprirent qu'Anan n'avait pas le droit de convoquer le Sanhédrin sans son autorisation. Albinus, persuadé par leurs paroles, écrivit avec colère à Anan en le menaçant de tirer vengeance de lui. Le roi Agrippa lui enleva pour ce motif le Grand pontificat qu'il avait exercé trois mois et en investit Jésus, dit de Damnaoios. »

La vie publique de Paul se sera donc déroulée entre deux lapidations : celle d'Etienne et celle de Jacques.

Pour découvrir la « fin » dont Luc nous a privés, il faut recourir à un texte — on en situe la rédaction dans les années 80 —, celui que nous devons à Clément de Rome, successeur de Pierre et considéré comme pape. « C'est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré quel est le prix de la patience : chargé sept fois de chaînes, exilé, lapidé, il devint héraut du Seigneur au levant et au couchant, et reçut pour prix de sa foi une gloire éclatante. Après avoir enseigné la justice au monde entier, jusqu'aux bornes du couchant, il a rendu son témoignage devant les autorités [autre traduction : « il fut supplicié devant ceux qui gouvernaient »], et c'est ainsi qu'il a quitté le monde pour gagner le lieu saint et devint pour nous un illustre modèle de patience[14]. »

[14] Lettre de l'Eglise de Rome à l'Eglise de Corinthe.

Quand on lit Clément, on ne peut douter que Paul soit mort à Rome. Selon Jürgen Becker, « il n'existe pas dans toute l'Eglise ancienne de témoignage contredisant cette localisation à Rome ». Il faut cependant attendre plus d'un siècle pour que nous en trouvions la confirmation. Entre 200 et 213, Tertullien de Carthage, fondateur de la première théologie en langue latine, relate le martyre de Pierre et Paul sous Néron, le premier étant crucifié à l'image de Jésus, le second décapité comme Jean-Baptiste. En 313, Eusèbe de Césarée confirmera : « On raconte que, sous le règne [de Néron], Paul eut la tête coupée à Rome même, et que semblablement Pierre y fut crucifié, et ce récit est confirmé par le nom de Pierre et de Paul qui, jusqu'à présent, est donné au cimetière de cette ville[15]. »

[15] Histoire ecclésiastique II, XXV, 5.

Rien de plus sur la fin de notre héros ? Ne nous décourageons pas. Revenons aux Actes de Paul. Selon ses commentateurs, Willy Rordorf et Rodolphe Kasser, « l'auteur des Actes de Paul a réuni des traditions locales sur l'apôtre et ses collaborateurs ».

L'auteur des Actes de Paul relate en détail la fin de l'apôtre. On l'a vu spécifier que Paul recevait les fidèles — sans doute aussi les curieux — dans une grange. Il n'a pas choisi l'endroit à la légère : on ne trouvait aucune grange dans la Rome impériale mais elles abondaient dans ces faubourgs où traînaient des vagabonds n'ayant pour tout bien « qu'une botte de paille ». Juvénal n'y a guère vu que des « musiciens charlatans et des jeteurs de sort ». Ce qui nous conduit à cette question : Paul ne serait-il pas apparu aux autorités comme une sorte de marginal ? Et les disciples qui le rejoignaient comme des suspects ? Suétone souligne l'hostilité que soulevaient, auprès de Néron, ceux qui s'associaient pour des raisons philosophiques ou religieuses. C'est sous le grief d'être philosophes, affirme Tacite, que des hommes politiques ont été mis en accusation. Les stoïciens eux-mêmes seront suspectés de démonologie. Après avoir bénéficié, pendant deux années, d'une évidente tolérance, est-ce pour ce motif que Paul aurait finalement été arrêté ?

Au moment où Paul a été amené devant Néron, celui-ci l'a-t-il cru au service d'un roi qui « renversait toutes les royautés » et qui menaçait en conséquence son propre pouvoir ? Paul aurait déclaré avec force à l'empereur qu'il se trompait lourdement :

— Nous ne sommes pas au service, comme tu le crois, d'un roi qui vient de la terre, mais d'un roi qui vient du ciel, d'un dieu vivant qui vient en juge, à cause des impiétés accomplies dans le monde. Bienheureux l'homme qui croira en lui, car il vivra pour l'éternité !

C'est à la suite de ces propos jugés par Néron intolérables que Paul aurait été conduit à la mort. On trouve ici l'annonce de la tradition qu'ont ratifiée les Eglises chrétiennes : Paul a été exécuté, selon le droit que lui reconnaissait sa citoyenneté, « par le glaive ». Eusèbe de Césarée place l'exécution de Paul entre juillet 67 et juin 68. Les auteurs modernes jugent que l'époque la plus probable devrait se situer au lendemain de l'incendie de Rome.

C'est dans la nuit du 18 au 19 juillet 64, vers minuit, que s'est déchaîné l'incendie le plus célèbre de l'histoire. Le feu a pris à l'aplomb de la colline du Palatin, dans un quartier où des boutiquiers avaient entreposé quantité de marchandises et de matières inflammables. Le vent l'a aussitôt attisé. La structure en bois du Circus Maximus voisin, les nombreuses habitations également en bois, tout a favorisé un brasier vite devenu un océan de flammes. Les maisons privées, les immeubles à étages, les édifices publics, tout brûle, tout s'effondre. Tacite a montré les sept mille pompiers et sapeurs empêchés d'agir par la violence même avec laquelle se propageait l'incendie. Il a dépeint ces femmes, ces vieillards, ces petits enfants « poussant des cris déchirants, cherchant à se sauver des flammes ou à secourir leurs voisins », et se heurtant à d'autres foules accourues d'ailleurs : « Les gens qui jetaient un dernier regard sur leurs biens qu'ils abandonnaient étaient assaillis par les flammes qui surgissaient à leur rencontre, et souvent, lorsqu'on avait cru fuir à l'abri, c'était là qu'on se trouvait saisi par le feu. »

Le soupçon persiste dans tous les esprits : donnant libre cours à sa folie naissante et persuadé qu'une nouvelle urbanisation était devenue indispensable à Rome, Néron aurait voulu faire table rase et incendier la ville. Suétone le montre, à peine arrivé de sa villa d'Antium — trois à quatre heures de cheval —, se précipitant au sommet de la Tour de Mécène et ne songeant pas à dissimuler sa joie : « Enthousiasmé par la beauté du spectacle des flammes, endossant son costume de théâtre », il se met à déclamer les vers célèbres qui évoquaient la prise de Troie. On ne croit plus guère aujourd'hui à une volonté préméditée : les ravages de l'incendie ont fait de l'empereur la principale victime de la catastrophe en détruisant la collection d'œuvres d'art, passion de sa vie, disparue en même temps que son palais.

Rome a brûlé durant six jours et sept nuits. A peine éteintes les dernières flammes, l'accusation a jailli spontanément des rangs du peuple « car, dit Tacite, on ne put faire taire l'opinion infamante d'après laquelle l'incendie avait été ordonné ». On crie vengeance. Il est à craindre que Néron sera bientôt désigné. L'empereur prend les devants et ordonne à Tigellin, préfet du prétoire, de rechercher les coupables. La réponse ne tarde pas : ce sont les chrétiens qui ont mis le feu. L'épisode nous est familier, peut-être davantage par la lecture de Quo Vadis, immense best-seller, ou le souvenir des adaptations que l'on en a tirées pour le cinéma, que par la consultation raisonnée des auteurs antiques. Tacite décrit les arrestations massives de chrétiens, la décision implacable de faire un spectacle de leur supplice. Il dépeint ces malheureux, cousus dans des peaux de bêtes et livrés au cirque à des chiens affamés, cependant que Néron, sur son char de course, cherche les acclamations. On en met en croix dans les jardins du Vatican. On pousse le raffinement à son comble quand, le soir venu, les victimes expiatoires, enduites de matières inflammables, sont réduites à l'état de luminaires.

Si l'on peut penser que Paul, du fait de sa résidence forcée hors de la capitale, a échappé à l'incendie et s'il a bien été exécuté peu de temps après, on ne peut croire que sa mort fut l'une des conséquences de l'abominable répression. Tout indique qu'il fut inculpé comme « fauteur de nouveautés inquiétantes », terme alors trop souvent utilisé. S'il y eut un procès régulier — ce que nous ignorons —, la condamnation a pu être prononcée en vertu de la loi impériale sur la maiestas que Néron avait remise en usage en 62.

Des traditions respectables associent le souvenir du martyre de Paul et celui de Pierre. Ils auraient été exécutés en même temps ou à quelques jours de distance : Paul décapité, Pierre crucifié et par humilité cloué à sa demande la tête en bas.

On ne saurait lire sans émotion les paroles que les premières Eglises, à chaque anniversaire de la mort de Paul, répétaient fidèlement : « Il se leva, se tourna vers l'orient et pria longtemps en ces termes : Père, je remets mon esprit entre Tes mains. Il termina sa prière en hébreu pour être en communion avec les Patriarches. Puis il tendit son cou, sans plus prononcer un mot[16]. »

[16] Traduction d'après le papyrus de Hambourg. Cf. Marie-Françoise Baslez.

La coutume était d'enterrer un condamné non loin de l'endroit où il avait été exécuté mais on ne refusait pas de remettre le cadavre aux parents et aux amis. Dès le IIe siècle, on a situé le martyre de Paul aux portes de Rome, ad Aquas Salvias, sur le chemin d'Ostie. Au XIXe siècle, des fouilles pratiquées à cet endroit ont mis au jour un petit cimetière. Les inscriptions de certaines tombes remontaient à la République romaine, ce qui confirmait l'ancienneté du lieu. Que la dépouille de Paul y ait été portée est confirmé par une lettre du prêtre romain Gaïus écrite vers l'an 200 : « Je peux te montrer les trophées des Apôtres. Si tu viens au Vatican ou sur la route d'Ostie, tu trouveras les trophées des fondateurs de cette Eglise. » Le mot trophée désigne ici un sarcophage surmonté d'une petite chapelle.

Au IVe siècle, lorsque l'empereur Constantin, en se convertissant à la religion du Christ, entraînera avec lui tout l'empire, on recherchera la tombe de Paul, on se convaincra de l'avoir trouvée et, à son emplacement, on fera édifier une basilique. Les successeurs de Constantin, Valentinien II, Théodose le Grand, Honorius, prendront à cœur de l'agrandir et de l'enrichir. La basilique définitive, désignée comme celle « des trois empereurs », mesurera cent vingt mètres de longueur, soixante mètres de largeur. Durant quatorze siècles on y célébrera la mémoire de saint Paul.

Le 16 juillet 1823, deux charpentiers travaillent à la toiture. Une imprudence : le feu éclate, se propage, la basilique brûle, il n'en reste que des ruines calcinées. On décide aussitôt d'en construire une neuve. Au cours des travaux on découvre dans le sol une plaque de marbre brisée qui porte trois mots : PAULO APOSTOLO MART. Elle date du IVe siècle et nous reconduit à Constantin.

Moins antique, hélas, mais infiniment plus somptueuse, la nouvelle basilique compte quatre-vingts colonnes de granit et d'albâtre, trois cents variétés de marbre et des vitraux d'onyx. Achevée en 1854, elle devient Saint-Paul-Hors-les-Murs et sera dès lors fréquentée par tous ceux qui vénèrent la mémoire de « l'Apôtre des Nations ».

Ce qui frappe, c'est le rapide oubli dans lequel semble être tombé Paul de Tarse. Réduit, dans ses dernières années, à l'inactivité, il n'a pu soutenir avec sa force d'antan les idées qui avaient convaincu tant de gens et horrifié tant d'autres. De son vivant, elles avaient déjà perdu de leur portée. Après sa mort, la communauté chrétienne de Rome, frappée cruellement, a d'autres soucis. Le courant judaïsant semble d'ailleurs l'avoir emporté. Le petit groupe qui s'était formé autour de Paul se disperse. Que reste-t-il de la tendance paulinienne ? Les disciples que nous connaissons le mieux, tels que Timothée et Tite, ne feront plus parler d'eux. On voit péricliter les Eglises qu'il a fondées en Macédoine et en Galatie. Celles de Corinthe et d'Ephèse passent sous l'autorité de ceux qu'il avait ardemment combattus. On ne lui tisse pas de légende alors que Pierre devient un inépuisable sujet d'inspiration romanesque. « N'a pas de légende qui veut », a commenté Renan. Non sans cruauté ni injustice.

Avouons-le : on avance à tâtons dans les années qui suivent la mort de Paul. Les obstacles se multiplient : documents tardifs, textes controversés. Tout ce qui a survécu est « le point d'aboutissement d'une longue histoire de transmission matérielle[17] ».

[17] Pierre Geoltrain.

Un épisode effroyable a brouillé les pistes : la prise de Jérusalem par les Romains. La rébellion latente des juifs contre l'occupant a gagné l'ensemble de la Judée. En septembre 66 — deux ans après la mort de Paul —, un gouvernement insurrectionnel est proclamé à Jérusalem. Ainsi commence cette Guerre juive racontée avec un superbe pouvoir d'évocation par Flavius Josèphe. Vespasien mettra trois ans à écraser les insurgés de Galilée puis ceux de Judée. Après son accession à l'empire, son fils Titus entreprend, devant Jérusalem, un siège qui dure quatre mois. A l'été de 70, il ne reste qu'une ville anéantie, le Temple incendié, une forêt de crucifiés. Des archives, plus rien.

Que sont devenus les chrétiens de Jérusalem ? Eusèbe de Césarée affirme qu'ils ont quitté la ville avant la guerre, « de telle sorte que les hommes saints abandonnèrent complètement la métropole royale des juifs et toute la terre de Judée ». Selon Flavius Josèphe, tous les insurgés juifs de Syrie — notamment ceux des villes — ont été massacrés. Que l'on ait fait une différence entre les juifs de tradition et les juifs chrétiens est peu vraisemblable. Lors de la seconde révolte de Judée (132-135), menée par Barkohba et écrasée aussi cruellement que la première, on « faisait subir aux chrétiens, et à eux seuls, les derniers supplices s'ils ne reniaient pas et ne blasphémaient pas le nom du Christ[18] ».

[18] Saint Justin.

La disparition, dans cette région du monde, des dernières communautés chrétiennes qui avaient entretenu des rapports « constants, même conflictuels » avec le judaïsme, aura pour conséquence ultime une séparation aggravée des deux communautés de même origine et si proches l'une de l'autre. Près de vingt siècles de cheminement antagoniste, générateur de haine et de tragédies alors que l'on se réclamait du même Dieu et de la même Parole ! C'est après le plus grand massacre de juifs de l'histoire qu'un dialogue s'instaurera, d'abord « à voix basse[19] » et peu à peu fortifié par la volonté de quelques-uns.

[18] Jean-Marie Lustiger.

Ces tragédies n'ont pas empêché, vers la fin du Ier siècle et au début du siècle suivant, l'apparition d'écrits qui surgissent de plusieurs régions de l'empire : de Rome — très peu —, de Syrie, de Palestine, de la province d'Asie. Aucun de Jérusalem — et pour cause — ni d'Alexandrie, ce qui nous prive de toute information sur le premier christianisme égyptien. Le recensement de ces écrits — parmi lesquels les Evangiles — sera long et difficile. Peu à peu, les disciples de Paul reprennent confiance : ils rassemblent et font paraître les Epîtres que nous connaissons.

Il n'est pas douteux que les communautés destinataires des lettres de Paul les ont conservées par-devers elles. On doit admettre que, conformément à la volonté de Paul lui-même, elles ont été abondamment copiées. Vers 150, Justin, apologiste chrétien de langue grecque, définit les Evangiles, auxquels il associe les lettres de Paul, comme les « mémoires des apôtres[19] ». Que l'on y décèle des extrapolations, voire l'amalgame de lettres différentes pour en composer une seule, ne peut étonner. Il en sera de même des textes des Evangiles. Au début du IIIe siècle, Origène constate : « C'est un fait évident aujourd'hui qu'il existe parmi les manuscrits une grande diversité, que ce soit dû à la négligence des scribes ou à l'audace perverse des gens qui corrigent le texte, ou encore au fait qu'il en est qui en ajoutent ou en enlèvent à leur gré, s'instituant eux-mêmes correcteurs. » On doit à Pierre Geoltrain une analyse très fine de cette transmission des textes fondateurs. La mémoire orale joue le rôle principal. N'oublions pas que les premiers prédicateurs étaient sûrs de revoir bientôt Jésus, ce qui a logiquement ralenti le passage de l'oral à l'écrit. L'affaire se complique quand « la mémoire collective orale se déplace dans l'espace ». En se référant à la mémorisation constante dans l'Antiquité et particulièrement dans le monde juif, les plus optimistes des exégètes veulent se convaincre que « la transmission orale n'altère pas le fond ni la forme de la parole transmise ».

[19] Justin est l'auteur du Dialogue avec Tryphon, polémique avec un juif. Il fut canonisé.

Aux difficultés que pose l'exactitude du texte, s'ajoutera celle de leur datation. Parfois il faudra attendre le XXe siècle pour que l'on parvienne à des probabilités, rarement à des certitudes.

Les historiens modernes considèrent que la religion chrétienne a réellement pris corps après 70, quand fut consommée la ruine du Temple de Jérusalem et que les réformateurs pharisiens, désormais en charge du destin religieux d'Israël, l'ont « expulsée » — le terme est d'Etienne Trocmé — du judaïsme. Que les judéo-chrétiens aient ressenti douloureusement ce rejet et qu'ils aient cherché à lui échapper, c'est évident. Si, dans leurs Evangiles, Matthieu et Jean multiplient les attaques contre les pharisiens, ce n'est pas sans raison. La recension des Epîtres de Paul oubliées par une génération entière peut être également tenue comme l'une des marques de cette résistance. En publiant les Actes des Apôtres dix ans après la chute de Jérusalem, Luc se présente comme un élément actif du « retour » à Paul.

Quand viendra le temps des grands conciles — celui de Nicée, en 325, arrête les termes centraux (complétés en 381 à Constantinople) du Credo —, la pensée de Paul s'impose d'elle-même. On a parlé d'une « glorification », il s'agit plutôt d'une reconquête. Elle va connaître encore des éclipses. Au IVe siècle, saint Augustin fait de Paul son maître mais, au cours du Moyen Age, la chrétienté latine exalte saint Pierre au détriment de saint Paul. On ne lui bâtit guère d'églises. Le pêcheur du lac de Tibériade marchant sur les eaux parle davantage à l'imagination des braves gens que l'apôtre philosophe démontrant en grec que la justification se fait par la foi et non par les œuvres. On n'étudie plus les Epîtres que dans quelques monastères.

Nouveau « retour » au temps de la Renaissance. A une société cultivée, Gutenberg donne accès aux grands textes et l'on redécouvre la portée et la force des Epîtres. En 1515, un religieux catholique allemand, maître en philosophie de l'université d'Erfurt, appartenant au couvent des Augustins de Wittenberg et professeur à l'université du même nom, plonge, pour en faire une exégèse approfondie, dans l'Epître aux Romains. Il s'arrête au chapitre III, verset 28, ainsi conçu : « Nous estimons en effet que l'homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi. Ou alors, Dieu serait-il seulement le Dieu des juifs ? N'est-il pas aussi le Dieu des païens ? Si ! Il est aussi le Dieu des païens, puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu. » Au verset 31 : « Enlevons-nous par la foi toute valeur à la Loi ? Bien au contraire, nous confirmons la Loi ! »

Martin Luther vient de découvrir, comme principe théologique dominant, la doctrine du salut par la foi : Dieu n'exige pas de l'homme la justice, mais l'offre gratuitement au croyant en Christ. « Eh bien, retenons que l'homme devient juste sans l'œuvre de la Loi. Seulement par la foi[20]. » Il ne lui faudra que deux ans pour diffuser à Wittenberg ses quatre-vingt-quinze thèses.

[20] L'adverbe « seulement » fera couler des torrents d'encre, car il n'est pas dans saint Paul. Luther devra batailler pendant des années pour démontrer que l'adjonction du mot était nécessaire pour une compréhension en langue allemande.

La Réforme est née. Elle se place sous le signe de Paul.

Par une sorte de renversement tactique, Rome hisse Paul au rang de Pierre, sans néanmoins parvenir à en faire un saint populaire. Au XVIIIe siècle, certains esprits forts commenceront à affirmer que le fondateur du christianisme n'est pas Jésus, mais Paul. Ce qui ouvre le champ à un débat toujours actuel.

L'est-il ?

Pour répondre, il faut non seulement s'interroger sur l'auteur des Epîtres mais sur les répercussions de ce qu'il a prêché. Il faut confronter le judaïsme et le christianisme. In fine, Jésus et Paul. Ce n'est pas rien. Reimarus, au XVIIIe siècle, Nietzsche au XIXe, ne comptent pas pour rien. Cette thèse de Paul fondateur, des protestants libéraux l'ont soutenue de nos jours, non pour magnifier Paul mais pour lui reprocher d'avoir édifié une religion dérivée de la Torah, alourdie de règles rebutantes, et d'avoir substitué à l'homme Jésus une reconstruction « qui n'a plus rien d'humain ». Des novateurs juifs, revenant sur l'anathème décrété par leurs ancêtres, considèrent aujourd'hui le condamné du Golgotha comme « un authentique prophète juif, dont le message s'inscrit à merveille dans le cadre de la religion de leurs pères », c'est ce que nous apprend le protestant Etienne Trocmé : « Si le christianisme a rompu plus tard avec le judaïsme, c'est parce que Paul l'aurait hellénisé et privé de ses racines juives. Le Tarsiote est donc le véritable père de cette religion nouvelle, en laquelle Jésus n'aurait pas pu se reconnaître. » Michel Quesnel, directeur du département de la recherche à l'Institut catholique de Paris, convient que le discours de Paul est « construit sur des concepts philosophiques et théologiques empruntés au monde grec, étrangers à la prédication historique de Jésus et le plus souvent absents des textes évangéliques ». Certes, on cherche en vain dans les Evangiles les mots rédemption, justification, conscience, liberté, mais reprochera-t-on à Paul de les avoir introduits dans le vocabulaire de l'Eglise ?

Fondateur du christianisme ?

A peine s'est-on posé la question que l'on revient au fils du charpentier. Des noms — jamais cités par Paul — chantent dans nos mémoires : Nazareth, Bethléem, Capharnaüm, Jourdain, Tibériade. Des images : les pêcheurs, leurs barques et leurs filets, la multiplication des pains, l'aveugle guéri, la résurrection de Lazare, les marchands du Temple, la comparution devant le Sanhédrin, la mise en croix. Des paroles absentes des Epîtres : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » ; « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » ; « Demandez et l'on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira » ; « Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre » ; « Venez à moi, vous qui souffrez et ployez sous le fardeau ; « Heureux les doux car ils posséderont la terre. Heureux les affligés car ils seront consolés. Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu. » Paul sait-il seulement que Jésus a supplié son Père de pardonner à ses bourreaux : « Car ils ne savent pas ce qu'ils font » ? Sait-il que le fils de Marie s'est montré homme entre les hommes : « Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Toujours nous relirons les paraboles peuplées de brebis, de semailles, de moissons et de fruits de la vigne. Même si nous sommes amenés à conclure que Jésus et Paul n'avaient pas exactement la même religion, nous mêlerons nos larmes à celles des filles du Calvaire.

Peut-il exister un autre fondateur du christianisme que le Christ ?

J'entends la critique, je conçois le dédain : « Faut-il se suffire d'un christianisme sensible ? Ces paroles, ces signes, ces gestes que vous aimez, déniez-vous à d'autres le droit d'en prolonger le sens ? Saint Augustin aurait-il dû se taire ? »

Peut-être Saul, s'il avait suivi Jésus en Galilée, ne serait-il jamais devenu Paul. Peut-être valait-il mieux qu'il ne l'eût pas connu : il l'eût raconté comme l'ont fait Marc, Matthieu, Luc et Jean, mais n'eût pas cherché en son tréfonds le sens du message révélé sur le chemin de Damas. Les chrétiens ne le désigneraient pas aujourd'hui comme l'une des colonnes de l'Eglise. Sa pensée étonnerait moins les philosophes et n'éclairerait pas ceux qui cherchent. Si les Epîtres de saint Paul sont lues à chaque messe catholique, si les réformés se réclament de lui avec éclat, c'est parce qu'il fut ce qu'il devait être.

Nul ne peut nier que Paul ait contribué, plus que tout autre, à l'expansion, non pas de la parole de Jésus mais de l'idée qu'il s'en faisait.

Impossible de lui contester l'initiative de son apostolat auprès des gentils ni de lui dénier un courage qui confine à l'héroïsme, une obstination dont chacune des étapes confirme le résultat positif. Sans cesse il s'expose délibérément : à la prison, à la torture, à la mort. Pascal ne voulait croire qu'aux « histoires dont les témoins se feraient égorger ». Il est l'un de ces témoins-là. Ce qui ne l'empêche pas, à tout instant, de contredire l'image du saint traditionnel. Lui qui veut conquérir les foules se livre à des exposés doctoraux si ardus que seuls des philosophes grecs ou des rabbins convertis ont pu en percer tout le sens. Il a tant de hâte à convaincre, il ressent tant la certitude d'avoir raison que l'un de ses meilleurs commentateurs le voit ne prenant pas même le temps d'articuler son raisonnement : « Il vibre, s'échauffe, pense à mille choses à la fois, élargit le sens des mots[21]. » Voulant aller droit à l'essentiel, il se perd en chemin, « laissant l'adversaire désemparé sinon convaincu ». Il n'en ouvre pas moins d'immenses perspectives. Sa personnalité est écrasante. Ses épîtres restent comme des documents uniques qui démontrent à la fois « une volonté intérieure, un mysticisme impressionnant, un génie synthétique[22] ». Dans l'Epître aux Romains, il inscrit son message dans l'éternité.

[21] F. Amiot.

[22] E. Trocmé.

Le Paul des Actes, parlant aux anciens de Milet avant son ultime voyage à Jérusalem, se campe en prophète de sa propre mort et, à l'attention de ses disciples, ajoute ces mots saisissants :

— Soyez vigilants, vous rappelant que, nuit et jour pendant trois ans, je n'ai pas cessé, dans les larmes, de reprendre chacun d'entre vous[23].

[23] Actes 20.29-31.

Dans les larmes : l'image d'un Paul pleurant pour faire admettre ses certitudes apportera-t-elle quelque nuance à celle de l'apôtre inflexible et intolérant qui s'est imposée jusque dans l'iconographie ? Des peintres l'ont même affublé d'une épée. Pour expliquer ce non-sens, on a cru devoir se référer à l'Epître aux Ephésiens : « Recevez enfin le casque du salut et le glaive de l'Esprit, c'est-à-dire la Parole de Dieu[24] », texte d'ailleurs repris du prophète Esaïe. Rien ne démontre que Paul ait cherché à faire triompher l'implacable image des bénis et des maudits dont Dante tirera le parti que l'on sait. Dans la même Epître aux Ephésiens, il annonce que tous les hommes seront sauvés dans le Christ et qu'en conséquence une seule Eglise devra réunir en son sein les juifs et les chrétiens.

[24] Ephésiens 6.17.

Il marchera toujours, Paul, sur les chemins de notre esprit.

Nous le verrons, éternel fou de Dieu, annonçant partout, à travers l'Asie et l'Europe, Celui qui réconciliera les hommes avec les hommes et chacun avec soi ; pugnace quand il écrit ; furieux quand on attaque ses idées dont il est sûr de les tenir de Dieu ; tendre avec Philémon ; désespéré par les Galates, angoissé par les Corinthiens. Quoi que l'on dise, quoi que l'on pense : humain.

Au moment de le quitter, je m'interroge : l'ai-je traité comme il convenait ? Il m'a irrité et je l'ai dit. Il m'a déçu et je l'ai dit. Est-ce ainsi que je devais affronter, non pas ce grand saint — il ne l'est que réglementairement —, mais ce grand homme ? N'aurais-je pas dû tenter de me hisser à sa hauteur plutôt que de le ramener à ma faiblesse ?

Sa personnalité écrase. Parmi les juifs et les chrétiens de son temps, sa pensée culmine. Pour devenir religion, le message de Jésus avait besoin de lui. Paul fut l'apôtre de son universalisme. Il a dit : « J'ai combattu jusqu'au bout le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi[25]. »

[25] 2 Timothée 4.7.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant