LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE I
La chambre haute

Une vedette était venue nous prendre à Tibériade. Le bleu de l'eau nous a aussitôt saisis. A mesure que nous progressions, l'immensité du lac s'est imposée. Pour comprendre que plusieurs générations l'aient désigné comme une mer — celle de Galilée —, il suffit de l'embrasser du regard. Au nord d'une Palestine si rarement arrosée, une étendue d'eau de 200 kilomètres carrés n'a pu, au long des siècles, que frapper ceux qui s'y engageaient ou, simplement, la contemplaient.

Pour reconnaître Capharnaüm, première étape de la vie publique de Jésus, on nous avait proposé le choix entre la route et le lac. Pas un instant nous n'avons hésité. Je gardais en mémoire l'enthousiasme de Flavius Josèphe, grand témoin juif de l'époque, relativement à la richesse « des espèces incompatibles à se réunir dans un même lieu » et néanmoins assemblées. L'auteur des Antiquités juives proclamait que cette richesse, la contrée, « soutenant une querelle bénéfique », la « revendiquait comme sienne ». S'agissait-il du meilleur des mondes ? « En plus de la qualité de l'air, la région est arrosée par une source de haute valeur fertilisante, appelée Capharnaüm par les gens de l'endroit[1]. »

[1] Flavius Josèphe, La Guerre des juifs, traduit du grec par Pierre Savinel (1977).

Etalée au bord du lac, Capharnaüm fut donc une source avant de devenir une petite ville juive habitée dès le 1er siècle avant notre ère.

Avides de découvrir ce site que Marc, Matthieu, Luc et Jean ont à jamais rendu célèbre, nous n'avons hélas repéré que quelques ruines éparses. En 1968, on y a dégagé une maison datée, grâce à quelques pièces de monnaie, du 1er siècle. La présence de graffiti du IVe siècle portant le nom de Pierre a offert à quelques-uns la tentation d'en faire la demeure de l'apôtre.

Après avoir reçu, des mains de Jean, le baptême au Jourdain et s'être recueilli de longs jours au désert, Jésus s'en retournait chez lui quand il passa, selon l'évangéliste Marc, « le long de la mer de Galilée. Là il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer : c'étaient des pêcheurs. Jésus leur dit : “Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes.” Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. Avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, qui étaient dans leur barque en train d'arranger leurs filets. Aussitôt, il les appela. Et laissant dans la barque leur père Zébédée avec ses ouvriers, ils partirent à sa suite[2] ». Ils ne se quitteront plus et Simon deviendra Pierre.

[2] Marc 1.16-20.

Nous nous sommes attardés un instant près d'un petit bois d'eucalyptus, quelques pas nous ont suffi pour repérer un mur d'enceinte, une entrée, un guichet. Autour d'une cour cernée de portiques, nous attendaient des colonnes et des murs faits de ce calcaire royal alors tant prisé. Quelques marches et nous avons accédé à la salle des prières d'une synagogue. Mon cœur a commencé à battre ; commencé seulement. Un guide accouru s'est appliqué à nous mettre en garde : ces vestiges étaient bien ceux d'une synagogue, mais celle-ci avait été construite longtemps après la mort de Jésus.

Automatisme d'historien, ma pensée s'est portée vers les basiliques de Notre-Dame de Paris et de Saint-Pierre à Rome, toutes deux élevées sur les ruines d'édifices religieux plus anciens. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la synagogue de Capharnaüm ?

Nous avons longé le lac sur 3 kilomètres avant de gagner, sans guerre nous essouffler, le sommet d'une colline appelée — abus de langage évident — « montagne » des Béatitudes. Là, Jésus a prononcé le plus bouleversant sans doute de ses enseignements.

— Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux sont ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés[3]...

[3] Matthieu 5.3-6.

Quelle eût été la réaction d'un Romain présent au jour où Jésus s'est exprimé ainsi ? Parlant l'araméen — c'était le cas des légionnaires après quelques années d'occupation en Palestine —, il aurait compris les mots mais nullement le sens, trop à l'opposé de ce qu'il avait appris de ses prêtres sur ses dieux.

A l'église juchée en haut de la colline et dénuée de tout caractère, nous avons préféré la vue sans pareille offerte sur le lac. Pourquoi me suis-je souvenu d'un guide touristique resté longtemps en usage ? On y lisait cet avis comminatoire : « Même les athées devraient monter ici : pour la vue. »

Au retour, le moteur de la vedette est tombé en panne. Des pêcheurs du lac — mais oui — ont récupéré l'embarcation immobile et alerté les autorités. Une autre vedette nous a été expédiée. Je n'ai jamais regretté de l'avoir longtemps attendue. Le soleil baissait à l'horizon, peu à peu les lignes du paysage s'effaçaient. Le temps n'existait plus.

Au Ier siècle, protégée par une muraille longue de 4 kilomètres et demi, Jérusalem n'est pas une très grande ville : sa population ne dépasse guère 100 000 habitants, chiffre très en retrait de ceux dont peuvent se glorifier — Rome étant hors concours — les grandes métropoles de l'Empire : Alexandrie, Antioche, Ephèse ou Athènes. Qualifiant la ville sainte de « bicoque », on peut juger que Cicéron s'est montré de parti pris, autant d'ailleurs que les rabbins de la cité de David répétant à satiété : « Celui qui n'a pas vu Jérusalem n'a jamais vu une belle cité. » Massacreur patenté mais grand bâtisseur, le roi Hérode a doté sa capitale des adductions d'eau dont elle manquait cruellement mais aussi d'édifices que l'on venait admirer de loin : la forteresse Antonia dont la masse dominait l'esplanade du Temple, les tours de Mariamme, d'Hippicus, de Pharaël et, au bout du compte, un magnifique palais royal.

Au 1er siècle, le voyageur qui découvre la ville doit, en humant les odeurs fortes de l'Orient, se hasarder dans un labyrinthe de rues si étroites que deux ânes bâtés ne peuvent s'y croiser. Point de symétrie ni de perspectives. Les demeures se découvrent aussi disparates que les moyens des propriétaires : toits de tuiles pour les riches ; couverture de roseaux enrobés de terre séchée pour les autres.

Rien ne compte plus dès que l'on aborde le Temple. Là où s'élevait jadis celui de Salomon, Hérode le Grand a posé la première pierre du sien en 20 av. J.-C. La construction s'est poursuivie jusqu'en l'an 64 de notre ère, bien au-delà de la mort d'Hérode. Durant près d'un demi-siècle, dix mille ouvriers y ont travaillé sous la conduite de mille prêtres. Le résultat est à la mesure de cet effort immense. Large de 310 mètres, l'enceinte s'allonge sur 491 mètres. Les parvis rutilent de marbre et de métaux précieux. Il s'enchaînent — escalier géant conduisant au sanctuaire — jusqu'au Saint des Saints où, seul, le grand prêtre a le droit de pénétrer. Huitième merveille du monde ? Même s'il n'a pas été retenu dans l'énumération traditionnelle, le Temple d'Hérode aurait mérité d'y figurer.

Ce jour-là, onze hommes sont réunis dans la « chambre haute » d'une maison de la ville, autrement dit à l'étage. Ils s'appellent Simon dit Pierre, Jean, Jacques, appelé aussi frère du « Seigneur », André, Philippe, Thomas, Barthélemy, Matthieu, Jacques fils d'Alphée, Simon le Zélote et Jude, fils de Jacques. Entre eux, ils se désignent comme les apôtres de Jésus. Les noms Philippe et André suggèrent une origine grecque ; ceux de Simon, Jacques et Barthélemy sont hébreux.

Durant un espace de temps que l'on estime entre deux et trois ans, ils ont pérégriné aux côtés de Jésus. Ils l'on suivi à Jérusalem. Pierre est cité quarante-six fois dans les évangiles et, parmi les apôtres, presque toujours le premier. A trois reprises, Jésus lui a réservé la primauté : « Tu es Pierre et, sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise. »

Au mont des Oliviers, l'épée à la main, Pierre a défendu Jésus contre ceux qui venaient le saisir. Ce qui n'a pas empêché le Seigneur — ainsi l'appelait-on — de lui dire : « Cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m'auras renié trois fois[4] » Qu'est-il advenu de Pierre après l'avoir, en effet, renié trois fois[5] ? Aucun texte ne le précise. A l'instar de la plupart des chrétiens présents à Jérusalem, il a dû se terrer. Il est redevenu lui-même qu'à l'aube du dimanche ayant suivi la crucifixion. Prévenu, en même temps que Jean, par une Marie-Madeleine hors d'elle, les deux apôtres ont eu l'audace de courir au tombeau où Pilate avait permis que l'on portât le supplicié. Il était vide.

[4] Marc 14.30.

[5] Dans la cour du palais du Pontife, il affirme une première fois qu'il ne connaît pas Jésus ; une deuxième qu'il ne sait même pas qui il est ; une troisième : « Je ne connais pas cet homme-là ! » Au chant du coq, il pleure.

Dans la chambre haute, comment imaginer que Pierre ne préside pas à un tel rassemblement ? Les plus anciennes fresques le représentent vêtu de la toge antique, doté d'une barbe, de cheveux épais et frisés avec l'amorce d'une calvitie. A partir du Ve siècle, on le montre souvent porteur de clefs : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux », avait dit Jésus.

Elle paraît insolite, cette présence des onze à Jérusalem alors que, repérés comme complices de Jésus, ils risquent un châtiment probable venant de l'occupant romain — présent depuis soixante-sept ans ! —, certain de la part des juifs. En fait, tous sont convaincus que Jésus doit revenir sur terre pour aller jusqu'au bout de sa mission interrompue. L'ont-il entendu de sa bouche, l'ont-il appris de gens qui prétendaient l'avoir entendu ? Nous savons seulement que les apôtres — comme les fidèles les plus anonymes — ne doutent pas que ce retour est proche. Les plus simples sont même convaincus que, parmi les chrétiens, aucun ne mourra avant de revoir Jésus. Vingt ans plus tard, Paul de Tarse se heurtera à cette conviction persistante et se donnera beaucoup de mal pour convaincre les fidèles qu'ils sont dans l'erreur.

Au vrai, s'ils sont onze à se retrouver dans la « chambre haute », c'est pour désigner le remplaçant de Judas dont chacun sait la fin tragique. Là se trouvent aussi « quelques femmes dont Marie, la mère de Jésus, et les frères de Jésus[6] ». Dans un tel cadre, comment imaginer ces apôtres, ces femmes et ces étranges « frères » ? Assis autour d'une table ou en cercle, à la romaine, sur des lits bas ? Vêtus de quelle façon ? Un commandement de Jésus nous revient en mémoire : « Si quelqu'un te prend ton manteau, donne-lui encore ta tunique ! » Le manteau et la tunique figurent bien dans la garde-robe des juifs de ce temps. D'emblée nous imaginons une longue robe tombant jusqu'aux pieds : ainsi les peintres d'histoire et les illustrateurs en ont fixé l'image. Elle est erronée. Apparentée à la chemise, à la fois sous-vêtement et vêtement, la tunique — chalouk — descend très au-dessous des genoux, jamais jusqu'aux pieds. On la coupe dans des tissus qui vont du très ordinaire jusqu'à la soie brodée. Les gens dont le travail est rude ne gardent sur eux que le chalouk. Les plus fortunés ne veulent revêtir que des tuniques de laine sans coutures. Tout le monde porte une ceinture pour domestiquer l'ampleur. Le manteau — talith — recouvre le chalouk. Les moins riches se contentent d'une pièce d'étoffe percée en son milieu pour la tête. Les gens aisés se font couper à leurs mesures des talith avec des manches.

[6] Actes 1.14.

Et les femmes ? Le peu d'indications parvenues jusqu'à nous laisse à penser que leur tenue n'est guère différente. Elle s'agrémente de châles, de rubans de toutes couleurs et de bijoux. Il n'est nullement exclu que certaines se soient inspirées de modes grecque, romaine, voire asiatique. Juifs et juives se coiffent d'une étoffe qui, partant du front, vient flotter sur les épaules.

Soyons en sûrs : les vêtements que portent ceux de la chambre haute ne sont pas ceux des riches.

Entre Joseph et Matthias proposés l'un et l'autre pour succéder à Judas, on tire au sort. Le sort tombe sur Matthias qui, de ce jour, devient apôtre.

La réunion et le vote sont mentionnés aux premières pages des Actes des Apôtres, texte qui occupe une place de grande importance dans le Nouveau Testament. Des le IIe siècle, les milieux chrétiens en nomment l'auteur : Luc, nom que l'on retrouve dans les épîtres de saint Paul pour désigner l'un de ses collaborateurs, fort effacé il est vrai : « notre ami le médecin[7] ». Problème : Luc, auteur des Actes, peut-il être identifié à l'évangéliste Luc ? Tout l'indique : les dédicaces au même Théophile, le vocabulaire et le style des deux ouvrages. Luc tient à revendiquer une enquête auprès des témoins survivants. Il est important de se souvenir que celui-ci écrit en grec, langue comprise dans l'ensemble du bassin méditerranéen : l'helléniste type.

[7] Colossiens 4.14.

Que les Actes des Apôtres s'ouvrent sur la résurrection du Christ, nul ne saurait y voir l'effet du hasard. Paul de Tarse dira lui-même : « Si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vide et vide aussi votre foi[8]. »

[8] 1 Corinthiens 15.14.

En tant que juifs, les apôtres ont lu et relu la Bible. Par elle, ils connaissent le passé de leur peuple, ses migrations, ses guerres, ses tribus, ses rois. Par la voix des prophètes, ils ont entendu la parole de Dieu. La Bible leur enseigne les règles que chacun doit connaître et pratiquer, avant tout les lois recueillies par Moïse sur le mont Sinaï.

Soyons assurés que ceux qui se trouvent dans la chambre haute, tous juifs — et bons juifs —, persuadés que la vérité est dans le Livre, vivent sous l'autorité et dans l'esprit du Décalogue. Pour accéder à la Loi, point n'est besoin de savoir lire ; les enfants en répètent chaque jour les versets afin que leur vie entière en demeure imprégnée. De cette Bible, Jaroslav Pelikan a proposé une définition aussi frappante que charmante : la tradition orale se serait « immobilisée dans ce Livre comme une mouche dans l'ambre[9] ».

[9] Jaroslav Pelikan, A qui appartient la Bible ? Le Livre des livres à travers les âges (2005).

Cinquante jours après la Pâque, lors de la fête juive de la Pentecôte qui commémore la transmission à Moïse des tables de la Loi, les apôtres vont, dans leur même chambre haute, entendre « un bruit qui venait du ciel comme le souffle d'un violent coup de vent ». La maison en est toute pleine. Cependant que des sortes de « langues de feu » se posent sur chacun d'eux, nul ne doute plus de la mission qui leur incombe désormais. « Ils furent tous remplis d'Esprit Saint, et se mirent à parler en d'autres langues, comme l'Esprit leur ordonnait de s'exprimer. » La Pentecôte attire les foules à Jérusalem. Ces pèlerins, grâce aux Actes, nous en connaissons l'origine : « Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l'Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l'Egypte et de la Lybie cyrénaïque, ceux de Rome en résidence ici, tous, tant juifs que prosélytes, Crétois et Arabes. »

En voyant et en entendant ceux de la chambre haute, cette foule cosmopolite passe de la stupéfaction à l'incompréhension :

— Tous ces gens qui nous parlent ne sont-ils pas des Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ?

D'autres, simplement :

— Qu'est-ce que cela veut dire ?

Certains d'entre eux s'esclaffent :

— Ils sont pleins de vin doux !

Le plus important, ce jour-là, restera le discours que Pierre prononce devant cette foule. Luc l'a transmis, comme tous les discours d'ailleurs qu'il prête, dans ses Actes, à nombre de personnages. Prêtons l'oreille à Pierre revu par Luc :

— Israélites, écoutez mes paroles : Jésus le Nazaréen, homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience, vous l'avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies ; mais Dieu l'a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n'était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir.

Après avoir cité le prophète Joël et s'être réclamé de David, Pierre poursuit :

— Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous tous en sommes témoins. Exalté par la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l'Esprit Saint promis et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez.

Sa conclusion :

— Que toute la maison d'Israël le sache donc avec certitude : Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié.

On entoure Pierre, on le presse de questions :

— Que ferons-nous, frère ?

— Convertissez-vous ! répond Pierre. Que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit. Car c'est à vous qu'est destinée la promesse et à vos enfants ainsi qu'à tous ceux qui sont au loin, aussi nombreux que le Seigneur notre Dieu les appellera !

Combien sont-ils, au lendemain de la Résurrection, les fidèles de Jésus ? Etienne Trocmé, spécialiste justement renommé, tient pour « quelques dizaines ». Pour Luc, c'est devant cent vingt personnes que Pierre a annoncé le remplacement de Judas par Matthias. Cinquante jours plus tard, lors de la Pentecôte, trois mille personnes auraient adhéré à la foi nouvelle. Ils deviennent, quelques pages après, une « multitude ». L'omission de Rome — volontaire ? — dans les Actes fait oublier la réalité, lourde et vigilante, de leur présence à Jérusalem. Comment le préfet Ponce Pilate eût-il vu, sans réagir, une « multitude » investir les rues de la ville ? On pensera plutôt que le « nombre des ralliements fut plus modeste et que la petite communauté ne s'élargit que progressivement[10] ».

[10] Introduction à l'ouvrage collectif Aux origines du christianisme (2000).

Ce groupe originel resté à Jérusalem, Luc le dépeint composé de gens très simples menant une vie communautaire et assidus à l'enseignement dispensé par les apôtres ainsi qu'à l'eucharistie. « Ils rompaient le pain à domicile, prenant leur nourriture dans l'allégresse et la simplicité de cœur[11]. » Parce que ces gens mettent tout en commun, ils vendent leurs biens dont le prix est remis à la communauté, laquelle partage selon les besoins de chacun. Ils se rendent chaque jour au Temple. Important cela : les fidèles de Jésus tiennent à rester juifs.

[11] Actes 2.42, 46.

Ce qui frappe, ce sont les règles rigoureuses qu'ils s'imposent à eux-mêmes et auxquelles nul ne semble chercher à se soustraire. Un exemple suffit tant il est frappant. Obéissant à la règle, un certain Ananias, en accord avec son épouse Saphira, a vendu sa propriété et, comme les autres, déposé le prix aux pieds des apôtres. En fait, il en a gardé une partie par-devers lui. Le drame est que Pierre s'en aperçoit. Il admoneste Ananias :

— Pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur ? Tu as menti à l'Esprit Saint et tu as retenu une partie du terrain. Ne pouvais-tu pas le garder sans le vendre ou, si tu le vendais, disposer du prix à ton gré ? Comment ce projet a-t-il pu te venir au cœur ? Ce n'est pas aux hommes que tu as menti, c'est à Dieu.

C'en est trop pour Ananias. On le voit tout à coup vaciller et s'abattre sur le sol. On se penche vers lui. Il est mort. Trois heures plus tard, survient Saphira qui ne sait rien. Pierre l'interpelle :

— Dis-moi, c'est bien tel prix que vous avez vendu le terrain ?

— Oui, c'est bien ce prix-là.

Pierre reprend :

— Comment avez-vous pu vous mettre d'accord pour provoquer l'Esprit du Seigneur ? Ecoute : ceux qui viennent d'enterrer ton mari sont à la porte ; ils vont t'emporter, toi aussi.

« Aussitôt, disent les Actes, elle tomba aux pieds de Pierre et expira. »

« Les Hellénistes se mirent à récriminer contre les Hébreux parce que leurs veuves étaient oubliées dans le service quotidien. » Ainsi parle Luc. Il s'agit du « service des tables » à l'occasion des repas communs, d'autant plus important que l'eucharistie y était célébrée. Les femmes étaient heureuses et fières d'y servir mais, quand un croyant mourrait, la veuve était exclue ; apparemment celles des hellénistes davantage que les autres.

S'étonnera-t-on que, parallèlement, des disparités soient apparues parmi les croyants ? Aucune communauté humaine n'en est dispensée. On en est venu à distinguer les hellénistes, nés hors de la terre d'Israël, et les hébreux, juifs autochtones. Les premiers avaient pour langue d'origine le grec, on les considère de ce fait comme moins attachés aux institutions juives que les hébreux. Quant à ces derniers, la plupart s'expriment en araméen mais peuvent comprendre l'hébreu ; ils sont naturellement attachés aux pratiques du judaïsme.

Le « conflit des tables » confirme qu'il faut aux chrétiens de Jérusalem une organisation. Qui va prendre en main le gouvernail ? Personne n'imagine qu'il puisse être confié à d'autres que l'un des Douze. S'étonnera-t-on que l'on ait choisi Pierre dont Jésus avait clairement reconnu la primauté et Jean en qui l'on voyait toujours « celui que Jésus aimait » ?

Il ne fait aucun doute que les autorités juives de Jérusalem ont été informées. Apprenant que des frères juifs affirmaient avoir rencontré le Messie, elles ont dû commencer à réagir. A la tête du Sanhédrin se trouve le grand prêtre Hanne, successeur de Caïphe. L'avenir montrera qu'il ne s'agit pas d'un tendre. Son attentisme en l'occurrence prouve qu'il n'accorde aucune importance à des rêveurs qui finalement ne font rien de mal.

Soudain, tout change. Se rendant comme chaque jour au Temple pour la prière de la neuvième heure, Pierre et Jean y pénètrent par la Belle Porte, franchissent la cour des païens où même les incirconcis peuvent entrer, gravissent l'escalier du Parvis et ne s'étonnent guère de voir un mendiant, paralytique de naissance, leur réclamer l'aumône à grands cris : tout le monde le connaît, il est sans cesse présent au Temple, il mendie du matin au soir. Pierre s'arrête et lui répond :

— De l'or ou de l'argent, je n'en ai pas. Mais ce que j'ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche !

Est-ce la première fois qu'il ose prendre à son compte le langage, si souvent entendu, de son maître ? Or l'homme se lève. Les juifs qui passent n'en croient pas leurs yeux. Le paralytique marche ! Le voici même qui bondit en louant Dieu ! La foule qui se jette à sa suite accable de questions l'ex-pêcheur du lac de Tibériade. Paisiblement, Pierre confirme que c'est bien au nom de Jésus — il précise : le Messie — que l'homme a été guéri.

On avertit les autorités. Le commandant du Temple et plusieurs prêtres accourent. Il est trop tard pour que l'on prenne une décision. Demain il fera jour. On enferme Pierre et Jean dans une pièce où ils passent la nuit. Au matin, on les traîne devant le Sanhédrin que préside le Grand Prêtre Hanne, flanqué ce jour-là de Caïphe. Le mendiant guéri fait son entrée : sur ses jambes. On interpelle Pierre :

— A quelle puissance ou à quel nom avez-vous eu recours pour faire cela ?

Réponse claire et nette :

— C'est par le nom de Jésus Christ le Nazaréen, crucifié par vous, ressuscité des morts par Dieu.

On lit dans les Actes : « Ils constataient l'assurance de Pierre et de Jean et, se rendant compte qu'il s'agissait d'hommes sans instruction et de gens quelconques, ils en étaient étonnés. »

A ce point qu'ils hésitent à prononcer une condamnation. Le Sanhédrin se contente d'interdire aux deux hommes de parler de Jésus ou d'enseigner en son nom. Simple avertissement. La réponse de Pierre et Jean marque un tournant essentiel de l'expansion du christianisme :

— Nous ne pouvons pas taire, quant à nous, ce que nous avons vu et entendu.

Luc note que les chrétiens commencent à inspirer de l'effroi à la communauté juive : « Personne n'osait s'agréger à eux. » Ils ne se sont pas tus. Que Pierre et Jean aient été de nouveau arrêtés démontre, de la part du Sanhédrin, une inquiétude grandissante. Cette fois, les deux apôtres sont condamnés à être battus de verges. Loin de terroriser les chrétiens de Jérusalem, cette punition redoutée — elle laisse la peau déchirée et tout le corps meurtri — semble avoir exalté leur foi.

Luc encore : « La parole de Dieu croissait et le nombre des disciples augmentait considérablement à Jérusalem ; une multitude de prêtres obéissaient à la foi. » La tâche de Pierre et Jean ne cesse de s'alourdir : « la prière et le service de la Parole » dévorant leur temps, ils décident que l'administration de la communauté sera confiée à sept hommes « de bonne réputation, remplis d'Esprit et de sagesse » que l'on appellera diacres. Leurs noms ont été conservés : « Etienne, homme plein de foi et d'Esprit Saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d'Antioche[12] »

[12] Actes 6.3-7.

Etienne va bientôt faire preuve d'une agressivité fort éloignée de la politique des Douze visant à ne pas soulever l'hostilité des autorités du Temple. Il s'agite de plus en plus, ne cache pas son désir de voir les juifs devenus chrétiens prendre, avec la Loi juive, de la distance. Puisque la hiérarchie du Temple, en faisant flageller Pierre et Jean, s'est autorisé à s'en prendre à des chrétiens, il faut lui dire son fait. Etienne en est conscient : il provoque à la fois l'autorité juive et les chrétiens restés trop prudents à ses yeux. Sa fougue l'emporte. Dénoncé pour avoir « proféré des blasphèmes contre le Temple et contre la Loi », on le traîne à son tour devant le Sanhédrin.

Le préfet Ponce Pilate vient d'être rappelé à Rome pour répondre, devant Caligula, des répressions sans pitié dont il accable la Judée. Le Sanhédrin se sent-il soudain plus libre ? Il appelle Etienne à comparaître devant lui. A peine commence-t-on à lui poser des questions et le jeune imprudent, sur tous les tons, dénonce les juifs qui, dans le passé, ont fermé leurs oreilles et leurs yeux chaque fois que la parole de Dieu se faisait entendre. Il ose présenter Moïse lui-même comme le modèle de ceux que l'on a méconnus :

— Il pensait faire comprendre à ses frères que Dieu, par sa main, leur apportait le salut. Mais ils ne le comprirent pas !

Il tonne :

— C'est lui, Moïse, qui a dit aux Israélites : Dieu vous suscitera d'entre vos frères un prophète comme moi !

Ce prophète s'est présenté. Il se nommait Jésus. Le Sanhédrin l'a non seulement repoussé mais fait condamner et crucifier ! Les injures peuvent vers le procurateur. On tente de lui couper la parole. Etienne n'en a cure. Luc lui prête ce discours :

— Hommes à la nuque raide, incirconcis de cœur et d'oreilles, toujours vous résistez à l'Esprit Saint ; vous êtes bien comme vos pères. Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils pas persécutés ? Ils ont même tué ceux qui annonçaient d'avance la venue du Juste, celui-là même que maintenant vous avez trahi et assassiné ! Vous aviez reçu la Loi promulguée par des anges et vous ne l'avez pas observée !

Il fixe son regard « vers le ciel ». Sa voix s'enfle encore :

— Voici que je contemple les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu !

Le Sanhédrin s'est réuni pour juger Etienne. Il n'en a pas le temps. La foule se rue sur le blasphémateur, s'en saisit et l'emporte : « Ils l'entraînèrent hors de la ville et se mirent à le lapider[13]. »

[13] L'ensemble du procès d'Etienne dans Actes 7.2-58.

A l'écart de ceux qui précipitent leurs pierres sur la victime agenouillée en prière, un homme jeune s'est proposé de garder les vêtements des bourreaux. Il les encourage de la voix et du geste. Il vient de passer plusieurs années à étudier le judaïsme auprès de Gamaliel que les Actes désignent comme « un docteur de la Loi estimé de tout le peuple ». Il vient de Tarse, port important de la Cilicie romaine. Sa foi est si ardent que certains exégètes d'aujourd'hui voient en lui un rabbin. Il se nomme Saul, prénom qui plus tard deviendra Paul. L'Eglise fera de lui un saint.

Le jour même de la mort d'Etienne, éclate à Jérusalem ce que Luc désigne comme « une violent pérsécution ». Seuls jusque-là Pierre, Jean et Etienne ont été poursuivis. On s'en prend maintenant aux fidèles connus ou dénoncés. « Sauf les apôtres, dit encore Luc, tous se dispersèrent dans les contrées de la Judée et de la Samarie. » Ceux qui s'engagent en hâte sur les chemins sont à l'évidence les hellénistes assimilés à des complices d'Etienne.

A mesure que la persécution se déchaîne, on voit Saul s'en montrer l'un des meneurs les plus ardents : « Quant à Saul, il ravageait l'Eglise ; il pénétrait dans les maisons, en arrachait hommes et femmes et les jetait en prison[14]. » Dans le même temps, ceux qui ont fui Jérusalem vont « de lieu en lieu, annonçant la bonne nouvelle de la Parole ».

[14] Actes 8.3.

Parmi eux, il faut s'arrêter au cas de l'apôtre Philippe : il s'est dirigé tout droit sur la Samarie. Or les samaritains sont des juifs hérétiques expulsés de la religion traditionnelle, souillés au point que l'eau qui coule dans le pays est, affirment les rabbins, « plus impure que le sang du porc ». Dans cette province maudite, Philippe montre tant d'ardeur à proclamer le Christ que, pour l'écouter, les foules accourent. « On entendait parler des miracles qu'il faisait et on les voyait. Beaucoup d'esprits impurs en effet sortaient, en poussant de grands cris, de ceux qui en étaient possédés et beaucoup de paralysés et d'infirmes furent guéris[15]. » Le bruit s'en répand jusqu'à Jérusalem, provoquant l'intérêt — peut-être l'inquiétude — de Pierre et de Jean : avait-on le droit de convertir des hérétiques ? A leur tour, ils se mettent en route. Ce qu'ils constatent les rassure pleinement. Ils approuvent l'œuvre de Philippe, confirment ceux qu'il a baptisés et, s'en retournant à Jérusalem, annoncent la Bonne Nouvelle à de nombreux villages.

[15] Actes 8.6-8.

Dorénavant Pierre se déplace si souvent que les Actes le surnomment « Pierre qui passait partout ». Appelé à Césarée par un officier romain nommé Corneille avide de s'instruire dans ces nouveautés qui font grand bruit, il répond à l'invite. A ce romain émerveillé et aux amis qui l'entourent, il révèle ce qu'il sait de la vie et de l'enseignement de Jésus. « Pierre exposait encore ces événements quand l'Esprit Saint tomba sur tous ceux qui avaient écouté la Parole. Ce fut de la stupeur parmi les croyants circoncis qui avaient accompagné Pierre : ainsi, jusque sur les nations païennes, le don de l'Esprit Saint était maintenant répandu[16] ! » Pierre n'hésite pas : baptisés dans l'instant, les voilà tous chrétiens.

[16] Actes 10.44-45.

Pour la première fois, des païens pratiquant la religion officielle de Rome accèdent au christianisme. Pierre aura à s'en expliquer à son retour de Jérusalem. Questions et reproches se mêleront avec véhémence :

— Tu es entré chez des incirconcis notoires et tu as mangé avec eux !

Réponse de Pierre :

— Quelqu'un pourrait-il empêcher de baptiser par l'eau ces gens qui, tout comme nous, ont reçu l'Esprit Saint ?

Pourquoi le même Pierre, que le Sanhédrin a semblé vouloir épargner, est-il une fois encore arrêté ? Le coup ne vient pas de la hiérarchie juive mais d'Hérode Agrippa Ier, petit-fils d'Hérode le Grand. Il a été élevé à la cour de Tibère, sa propension à la débauche et le poids de ses dettes l'on expédié, sur l'ordre du vieil empereur, quelques mois en prison. L'accession de l'Empire à Caligula, compagnon de ses orgies, lui a valu en 37, avec le titre de roi, les deux tétrarchies de Philippe et de Lysanias ; en 39, la Galilée ; en 41, la Judée et la Samarie. Sa servilité à l'égard des Romains a donc eu pour résultat la reconstitution du royaume d'Hérode le Grand, divisé entre ses quatre fils à la mort de celui-ci.

Arrivé à Jérusalem, Agrippa a compris qu'il fallait, pour s'assurer le ralliement du peuple et des milieux sacerdotaux juifs, faire montre d'un zèle religieux à l'égal de ses ambitions. Ainsi s'oppose-t-il avec force à l'érection, envisagée par Caligula, d'une statue impériale dans le Temple. Est-ce pour renforcer son image de souverain juif qu'il décide de s'en prendre aux chrétiens ? L'an 43, il fait décapiter l'un des Douze, Jacques, frère de Jean : pour la première fois, un apôtre subit le martyre. L'opinion paraissant satisfaisante, il récidive peu avant la Pâque 44 en faisant arrêter Pierre : il sera jugé à l'issue de la grande fête juive. On multiplie les précautions pour empêcher toute évasion.

La nuit qui précède sa comparution devant ses juges, Pierre dort enchaîné entre deux soldats cependant que des gardes sont en faction devant sa porte. Les fidèles de Jean croiront à l'intervention d'un ange qui l'aurait réveillé en ordonnant : « Lève-toi vite ! » Le certain c'est que Pierre passe un premier poste de garde, puis un second et franchit la porte de fer qui donne sur la ville. Une fois dehors, il se repère et gagne la maison de Marie, mère de ce Marc qui, devenu le compagnon de ses dernières années, écrira le premier évangile. Il y trouve plusieurs personnes en prière qui, à sa vue, se récrient. Il les fait taire :

— Allez annoncer mon évasion à Jacques et aux frères.

Il est temps que le lecteur sache à quoi s'en tenir sur ce Jacques auquel peut-être il n'a pas encore accordé l'importance que celui-ci mérite.

On ne peut pas douter que la famille de Jésus l'a suivi à Jérusalem. Cette parenté apparaît très tôt dans l'Evangile. Marc évoque le retour de Jésus à Nazareth : « Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. Frappés d'étonnement, de nombreux auditeurs disaient : “D'où cela lui vient-il ?... N'est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ?”[17] » Matthieu, traitant du même épisode : « D'où lui viennent cette sagesse et ces miracles ? N'est-ce pas le fils du charpentier ? Sa mère ne s'appelle-t-elle pas Marie, et ses frères, Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes chez nous ?[18] » Comme on le voit, les deux évangélistes ne diffèrent ici que par la forme des prénoms, Josès remplacé par Joseph.

[17] Marc 6.2-3.

[18] Matthieu 13.54-56.

Luc montre Jésus prêchant dans la synagogue de Capharnaüm : « Sa mère et ses frères arrivèrent près de lui mais ils ne pouvaient le rejoindre à cause de la foule. On lui annonça : “Ta mère et tes frères se tiennent dehors ; ils veulent te voir.” Il leur répondit : “Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique.”[19] » On trouve dans l'Evangile de Jean deux références, la première : « Jésus descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples[20]. » La seconde : « Ses frères lui dirent : “Passe d'ici en Judée afin que tes disciples, eux aussi, puissent voir les œuvres que tu fais. On n'agit pas en cachette quand on veut s'affirmer. Puisque tu accomplis de telles œuvres, manifeste-toi au monde !” En effet, ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui[21]. »

[19] Luc 8.19-21.

[20] Jean 2.12.

[21] Jean 7.3-5.

Que Jésus ait eu des frères n'a, dans la première Eglise, suscité aucun débat : la virginité « perpétuelle » de Marie n'est pas encore reconnue. Les évangélistes citant Jésus comme « fils premier né » considèrent donc que ses frères et sœurs sont nés, après lui, de Joseph et Marie. A partir du Ve siècle, certains Pères de l'Eglise suggèreront que Jacques et ses frères étaient peut-être issus d'un premier mariage de Joseph ; la thèse subsiste aujourd'hui au sein d'églises orthodoxes. Formulée par saint Jérôme, une autre version va plus tard connaître le succès : les frères n'auraient été que des cousins germains. L'Eglise catholique romaine fera triompher ce point de vue, arguant non seulement qu'aucun mot, en hébreu, ne désigne en particulier un cousin germain mais aussi que la Bible hébraïque utilise un certain nombre de fois le mot « frère » () pour nommer un cousin.

L'affaire serait donc réglée ? Nullement. Au XXe siècle, des historiens et des linguistes se sont aventurés à étudier les textes du Nouveau Testament selon les méthodes de la critique contemporaine. Ils ont souligné que le Nouveau Testament n'était pas traduit de l'hébreu, mais du grec. Or, en grec, pour désigner un frère ou un cousin, il existe deux mots différents. Paul de Tarse, dont les épîtres sont écrites en grec et qui évoque Jacques à plusieurs reprises en tant que frère du Seigneur, ou frère de Jésus, désigne le cousin par le mot anepsios et emploie adelphos pour définir un frère.

Dans son grand ouvrage — incontestable monument — Jésus, un certain juif, John P. Meier, professeur à l'université catholique de Washington et président de l'Association biblique catholique des Etats-Unis, se prononce : « Dans le Nouveau Testament, adelphos, quand ce mot est employé non pas de façon figurative ou métaphorique, mais pour désigner une relation biologique ou légale, veut seulement dire frère ou demi-frère (biologique) et rien d'autre[22] . »

[22] John P. Meier, Jésus, un certain juif, tome I : Les Sources, les Origines, les Dates (édition française 2004). Titre original : Jesus, a Marginal Jew Rethinking the Historical Jesus.

En Palestine, au début du Ier siècle, un nom est sur toutes les lèvres : Messie. Imprégnés comme ils le sont de la Torah, les juifs de ce temps méditent plus ardemment que jamais la promesse adressée par Yahweh à Abraham. Cette rédemption, les prophètes l'ont confirmée en termes de feu. Des princes jusqu'aux plus humbles de paysans, personne ne les ignore. Le premier, dans tous les sens du terme, est Moïse : « Plus jamais en Israël ne s'est levé un prophète comme Moïse », affirme le Deutéronome[23].

[23] Deutéronome 34.10.

Or, au fil des siècles et à travers des épreuves traversées par le peuple d'Israël, la promesse s'est peu à peu incarnée — rien n'est plus humain — dans l'espoir d'un être non défini que Dieu enverrai pour donner force et réalité à son œuvre. Après le retour de l'exil, on commencera à lui donner un nom : Messie.

Dans la Bible hébraïque, le mot est utilisé trente fois, s'appliquant aussi bien à un roi qu'à un prêtre ou un patriarche. Parfois traduit par « oint, marqué de l'onction royale, sacré par le Seigneur », il se prononce en hébreu Maschiah et en araméen Meschiha. Ce que l'on espère de lui, on le trouve dans les psaumes de Salomon : « Quelle vienne, qu'elle s'accomplisse, la promesse de Dieu faite jadis aux Pères, et que par le saint nom, Jérusalem soit pour toujours relevée ! »

Pour tous, Messie signifie espoir. Humiliée par l'échec des révoltes qui éclatent sporadiquement contre l'occupant romain et souffrant souvent physiquement de la cruauté des répressions, la population réclame à Yahweh, plus ardemment encore que dans le passé, qu'il envoie son Messie. Sans se lasser, on répète : « Heureux ceux qui vivront aux jours du Messie pour voir le bonheur d'Israël et toutes les tribus rassemblées ! »

Les années passent. Le poids de la servitude pèse de plus en plus lourd et s'accroît l'espérance dans le Messie. On la voit palpable quand les prêtres viennent jusqu'au Jourdain demander à Jean-Baptiste s'il est le Messie. Que dit la Samaritaine au voyageur inconnu qui lui parle près d'un puits ? « Je sais que le Messie doit venir. Quand il sera venu, il nous expliquera tout. »

Dans les premières années du Ier siècle, rares sont ceux en Israël qui doutent encore : pour chasser l'occupant honni, le Messie prendra la tête du peuple juif. Cette venue est proche.

L'imprécision du terme contribue à le populariser. Le nombre de faux Messies qui ont précédé l'apparition de Jésus confirme la réalité de l'obsession générale ; certains ont payé de leur vie les quelques semaines durant lesquelles ils ont soutenu leur folle prétention.

Sans cette certitude que l'arrivée du Messie est proche, il n'est pas évident que les premiers chrétiens soient, en si peu de décennies, parvenus à faire connaître la personne et l'enseignement de Jésus, d'abord à leurs frères juifs, ensuite aux non-juifs. Annoncer que le Messie était venu à ceux qui l'attendaient avec une foi aussi ardente ne pouvait que faciliter leur tâche.

Sans la Diaspora — mot grec qui signifie dispersion —, il n'est pas exclu non plus que le christianisme ait mis quelques siècles de plus à s'imposer. On peut en situer l'origine en 538 av. J.-C., année où le roi Cyrus autorise les juifs déportés à Babylone à rentrer chez eux.

Vont-ils se précipiter pour rejoindre la terre des ancêtres ? La moitié à peine. Les autres demeurent en Perse. Ils sont heureux, font fructifier leurs biens et ne montrent aucun empressement à s'en retourner dans un pays en ruine écrasé de misère. Pas un instant, ils ne songent à renier leur religion.

Sous la domination d'Alexandre le Grand et de ses successeurs, les juifs se voient fortement incités à s'établir en Asie mineure et en Egypte. A Alexandrie, ville grecque par excellence, la communauté juive connaît un développement exceptionnel.

Les bases de la Diaspora sont posées. Au cours des conflits qui ont opposés Romains et juifs, surtout après l'anéantissement de Jérusalem par Titus, les prisonniers juifs vendus comme esclaves sur les marchés dans les différentes provinces de l'Empire sont rachetés par des juifs libres. Affranchis, ils n'oublient jamais leur foi.

Flavius Josèphe : « Il n'est pas de peuple au monde qui ne possède quelques éléments de notre race. »

Unies par une foi et des règles qui ne faiblissent pas, toutes ces communautés éparses regardent vers Jérusalem. Que la ville de David incarne et symbolise leur religion, voilà une préséance sans équivalence dans le monde religieux du temps. La flagrante tolérance que le pouvoir impérial accorde aux fidèles d'Abraham facilite l'accès aux grandes fêtes rituelles telles que les Semailles, le Tabernacle, Pourim, Kippour, surtout la Pâque. Il ne serait pas inexact de comparer de tels pèlerinages à ceux que les musulmans accomplissent aujourd'hui en direction de La Mecque. Surgissant de toute la Diaspora, de pleins bateaux débarquent leurs contingents de pèlerins aux ports de Césarée et de Joppé. Sans attendre, ils s'acheminent vers la Ville sainte, traversent d'abord une vaste plaine, des champs de blé, des vignobles, des oliviers à perte de vue, avant de s'élever sur les « monts de Judée » hérissés de chênes et de cyprès. A pleine poitrine, on chante les « Psaumes de pèlerinage » ou les « Cantiques des montées ». On entend : « Mon âme languit, elle défaille à désirer les saints parvis. Ma chair et mon cœur tressaillent lorsque je pense au Dieu de vie. » Quand on voit les pentes se dénuder et la roche dominer, on n'est plus loin du but : « O ma joie quand on m'a dit : allons à la maison de Dieu ! »

En franchissant les portes de Jérusalem, la plupart des pèlerins se prosternent pour baiser le sol sacré[24]. Qu'en sera-t-il alors quand ils accèderont au Temple ? Flavius Josèphe — impossible décidément à le quitter ! — estime à deux millions le nombre de pèlerins ayant rejoint Jérusalem à l'occasion de ces grandes fêtes[25]. Exagération manifeste : il n'est pas sûr que la Diaspora tout entière ait réuni deux millions de pèlerins et il est exclu qu'elle se soit ensemble mise en marche. Ni la ville ni le Temple n'auraient pu contenir une telle masse. On s'arrêtera à une estimation probable de 500 000 pour la Pâque. Un demi-million !

[24] Daniel-Rops, La vie quotidienne en Palestine au temps de Jésus (1961).

[25] Ce calcul se fonde sur une confidence du roi Hérode Agrippa qui, une certaine année, avait ordonné pour la Pâque de prélever à son intention un rognon sur tout agneau immolé. On lui en aurait remis 250 650. D'où ce raisonnement de Josèphe : dix pèlerins se partageant en moyenne un agneau, le calcul aboutit à deux millions de pèlerins.

Avides de faire connaître leur foi, comment les chrétiens de Jérusalem ne se seraient-ils pas précipités à la rencontre de ces frères venus d'ailleurs ? Il est aisé de concevoir la stupeur de ces derniers, arborant des vêtures de toutes formes et de toutes couleurs, accourus des rives de la Méditerranée aussi bien que de Perse ou d'Egypte, et apprenant soudain, de la bouche de gens dont la conviction les impressionne, que le Messie annoncé par la Torah est descendu sur terre ! Les plus persuasifs sont d'évidence les apôtres, qui peuvent témoigner de leur cohabitation avec lui. Certes le dialogue peut tourner court mais, quand il s'engage, l'impression demeure dans les esprits.

De retour chez eux, comment douter que les voyageurs aient confié à leurs frères juifs la mirifique révélation ? « L'Eternel soit loué car le Messie est venu » : l'affirmation sera réitérée sur le port d'Alexandrie, parmi les foules d'Antioche toujours en mouvement, à Babylone où vit la descendance des exilés, à Carthage où le commerce est roi. Et sur les bords du Tibre.

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