LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE IV
Du haut du Palatin

On ne sait rien de la rencontre, en 41, dans leur demeure du Palatin, d'une mère oubliée et d'un enfant perdu. Pour faire naître une familiarité qui n'avait jamais existé, il eût fallu, pour Agrippine et Néron, triompher d'obstacles multiples par le comportement neuf de la mère : à vingt-six ans, elle ne montre plus que sévérité et hauteur. Est-ce à l'égard d'un petit garçon terrorisé qu'elle aurait exercé la ferocia dont Tacite l'a accablée ? Plutôt que de se jeter dans les bras de cette étrangère — les lui a-t-elle seulement ouverts ? —, l'enfant aura peut-être quémandé des nouvelles de sa tante Domitia Lepida. La rebuffade n'a pas dû se faire attendre. Il manquera toujours à Néron de n'avoir pas eu droit, en sa prime jeunesse, à la tendresse d'une mère. « La fin de l'enfant disait Aristote, c'est l'homme. »

Pour Néron, le Palatin a dû se révéler tel un spectacle toujours en mouvement, accompagné d'une vivante leçon d'histoire. C'est donc sur cette colline que Romulus avait creusé le sillon au centre duquel s'était inscrite la ville de Rome ? On n'a pas dû attendre pour lui faire visiter pieusement la cabane du berger Faustulus auquel Romulus et Remus avaient dû de survivre. Le cœur battant, il a dû s'introduire comme tant d'autres dans la grotte de la louve qui les avait allaités.

Sur les dires de Virgile et de Tite-Live, les anciens ont fixé la fondation de Rome approximativement au VIIIe siècle av. J.-C. Or, en 1947, les archéologues ont arraché de la terre des vestiges de cabanes datées, elles aussi, du VIIIe siècle. A ceux qui visitent le Palatin au XXIe siècle, on offre le spectacle de ces trois cabanes soigneusement abritées des intempéries. Rêvons.

Gravir aujourd'hui les pentes du Palatin, c'est s'engager dans un prodigieux voyage à travers le temps. Quittant l'ombre des pins parasols, on s'élève dans un océan de briques où s'enchevêtrent — désordre éloquent — les ruines de demeures que l'on y a construites durant trois siècles. Certaines se sont trouvées enfouies par des propriétaires souvent impériaux, qui n'en ont gardé que les fondations : d'où, pour les archéologues un travail de Sisyphe.

A l'époque républicaine déjà, le Palatin était un quartier résidentiel où demeuraient des personnages célèbres tels que Cicéron, Marc Antoine, Livius Drusus, Hortensius, Tiberius, Claudius, père du futur empereur Tibère. Auguste y est né en un lieu nommé « La Tête aux bœufs ». Tant qu'il est demeuré Octave, il a logé dans l'assez simple demeure de l'orateur Licinius Calvus. Après la victoire qui l'a fait maître de Rome, il semble avoir voulu « sacraliser la Maison impériale en s'implantant sur la colline sacrée[1] ». Il a choisi pour sienne la maison antérieurement habitée par l'orateur Hortensius auquel Cicéron ne marchandait pas son admiration. A la suite d'acquisitions successives, cette résidence s'est notablement agrandie pour abriter une administration que le maître des lieux a voulue, à juste raison, près de lui pour être, à tout instant, à sa disposition.

[1] Robert Turcan, Vivre à la cour des Césars (1987).

Selon leur caractère, les successeurs d'Auguste ont, les uns, peu modifié le site et d'autres — c'est le cas de Néron — l'ont transformé de fond en comble. La partie aujourd'hui la plus évocatrice est traditionnellement dénommée « Maison de Livie » en souvenir de l'épouse d'Auguste censée y avoir demeuré. L'archéologue Pietro Rosa a démontré que ce secteur particulièrement bien conservé n'était autre qu'une partie du palais d'Auguste. Les murs en sont ornés de peintures rendues célèbres par leur pouvoir d'évocation : ainsi dans le tablinum — petit salon de réception —, l'image d'Hermès délivrant Io que surveille Argus.

Après Auguste, Tibère en acquerra le droit d'y résider. On montre aujourd'hui la Domus Tiberiana sans dire que Tibère y a très peu résidé et peut-être jamais. Quant aux demeures privées qui subsistaient encore, elles ont, les unes après les autres, été absorbées afin que le Palatin devînt « la colline impériale par excellence[2] ».

[2] Robert Turcan, op. cit.

Caligula a accru considérablement la surface de son palais et multiplié le nombre de bâtiments. Pline l'Ancien s'en est plaint : « Par deux fois nous avons vu la ville encerclée par les résidences des empereurs Caius (Caligula) et Néron. » Flavius Josèphe confirme : « Le palais s'était progressivement accru des constructions successives des membres de la famille impériale, appelées du nom de leurs constructeurs ou de ceux qui avaient entrepris quelque partie de l'ensemble de la résidence. »

Au sud, le palais domine le Circus Maximus et l'empereur peut contempler de chez lui les spectacles qui s'y donnent. Des terrasses supérieures, devenues immenses, on jouit d'une vue superbe sur l'Aventin, la voie Appienne et les monts Albains.

A part Tibère, aucun des empereurs ne s'est installé ailleurs que sur le Palatin. Ce faisant, ils auraient cru attenter à la mémoire d'Auguste, fondateur de leur dynastie.

Les progrès de la science historique et de l'archéologie sont tels que l'on est à même aujourd'hui de dresser la liste, entre les IIe siècle av. J.-C. et 64 après J.-C., des constructeurs, des propriétaires ou occupants des maisons du Palatin. La description de certaines demeures érigées en ce temps ne permet aucun doute quant à la fortune des résidants. Certaines éclaboussaient sans pudeur par leur luxe et leur architecture provocante. Il est peu probable que ce fut le cas de la résidence d'Agrippine.

A peine de retour à Rome, celle-ci est empressée de réclamer ses biens que Caligula s'était appropriés et ceux de son fils passés aux mains des Ahenobarbi. Ebloui à la vue de sa trop belle nièce, Claude lui a restitué son dû et fait rendre gorge aux parents à la barbe rousse. C'est bien davantage que veut Agrippine : la richesse, la vraie. De quoi lui permettre d'assouvir sa soif de puissance. Elle n'en doute pas : la solution passe par un mari. Elle jette son dévolu sur Passenius Crispus, excellent orateur qui, outre sa renommée, est à la tête de l'une des plus imposantes fortunes de Rome. Qu'il soit marié avec une Ahenobarbi, Agrippine n'en a cure. Subjugué par ses caresses, Crispus répudie sa femme, épouse Agrippine et fait d'elle l'héritière de tous ses biens.

L'exil n'a rien ôté à Agrippine de sa subtilité mais elle cultive aussi l'art de la patience. Au spectacle de la folle passion que porte Claude à Messaline, elle juge que le moment est venu de se camper en rivale. Pline et Sénèque nous la montrent s'étant créé une sorte de cour parallèle. « Aimable et généreux », son nouveau mari lui fait connaître les philosophes et les écrivains du moment. En leur compagnie, il est loisible de prendre conscience de la lassitude éprouvée par nombre de Romains au spectacle des débordements dont font preuve les classes élevées. Elle en fait son profit : parle-t-on devant elle d'une femme qui trompe son mari, on la voit soudain de glace. C'est s'assurer, sans trop de mal, le respect de la part la plus sage de la société. Tacite lui reconnaît « à l'extérieur, l'austérité, plus souvent même l'orgueil ; à l'intérieur de sa maison, aucun dérèglement sinon lorsque cela servait sa domination[3] ».

[4] Annales, XII, 7.

L'un des habitués de son « salon » n'est autre que Lucius Anneus Seneca, autrement dit Sénèque, illustre philosophe, né à Cordoue au début du siècle au sein d'une famille fortunée. Sa jeunesse a été marquée par un conflit avec son père, lui-même écrivain amateur. Opposé aux ambitions littéraires de son fils, il tient à lui voir embrasser la carrière politique. En découle un long séjour obligé en Egypte. De retour à Rome et en partie soumis à la volonté paternelle, il est nommé questeur en 33-35, puis tribun de la plèbe en 38-39.

Bel homme, particulièrement brillant, il est doté d'une séduction exceptionnelle. Avocat, défenseur éloquent du stoïcisme, il ne se refuse néanmoins aucun des charmes de la vie : il aime l'argent à ce point qu'il deviendra, sous le règne de Néron, sans doute l'homme le plus riche de Rome. A l'époque où nous sommes, il apprécie d'être reçu au sein des grandes familles. Il courtise volontiers les jeunes femmes.

Qu'il ait rencontré Julia chez Agrippine, sa sœur, est plus que vraisemblable. Elle aussi fort belle, ayant juste fêté ses vingt-trois ans, s'applique avec constance à oublier l'abstinence à laquelle l'exil l'a réduite. Elle plaît à Sénèque et Sénèque lui plait. Bien que leur liaison soit quasiment affichée, Julia doit bien constater, lors de chacune de ses visites au palais impérial, que Claude la dévore des yeux. Plus il avance en âge et plus s'accroît sa frénésie amoureuse. Julia n'a pas reçu en partage — il s'en faut — les dons stratégiques de sa sœur. Dans le lit de son oncle où elle rêve d'entrer, elle s'imagine capable d'évincer Messaline. C'est mésestimer une adversaire redoutable. Sortant bec et ongles, la jeune impératrice dénonce hautement à Claude la liaison de Julia et de Sénèque. N'y voyant rien de pendable mais ne jurant que par sa jeune et voluptueuse épouse, Claude fait comparaître Julia devant les magistrats sous l'accusation — ô hypocrisie ! — d'avoir « attenté à l'hymen de l'empereur ». Une année après être rentrée à Rome, la malheureuse est condamnée à la déportation. Sénèque n'est pas épargné : banni en Corse, il en estimera Barbares les habitants car impropres à écouter ses discours.

Julia n'aura pas à se morfondre longtemps en exil. Sur l'incitation vraisemblable de Messaline, Claude l'a fait bientôt mettre à mort.

En quittant sa tante Domitia Lepida, le petit Néron a-t-il gagné au change ? On constate un progrès : le danseur et le barbier ont disparu de son horizon. Les remplacent deux précepteurs avertis, Anicetus et Beryllus, affranchis tous deux et de même formation hellénistique. Nous retrouverons plus tard Anicetus, préfet de la flotte de Misène par la grâce de l'empereur Néron. Ce qui laisse à penser que l'élève n'a pas gardé un mauvais souvenir du professeur. Beryllus se verra lui aussi comblé : il sera chargé de la correspondance de l'empereur en langue grecque, fonction d'importance à laquelle s'ajoutera celle « d'introducteur des ambassadeurs ».

Très tôt, Néron va donc s'initier à la langue de Socrate, supériorité évidente en un temps où le grec est la langue de communication d'un Empire cosmopolite. Il accède à la littérature, à la grammaire, aux mathématiques. L'histoire, la culture et la religion de l'Egypte lui sont enseignées par Chaeremon, auteur de plusieurs ouvrages sur son pays d'origine. Son initiation à la rhétorique — Rome grouille de rhéteurs — convient parfaitement à un prince appelé à prononcer des discours. La philosophie ? Agrippine y a mis son véto : elle juge cette discipline inutile pour Néron, peut-être dangereuse.

A la faveur de cette éducation et des progrès qu'elle surveille de près, on verra Agrippine se rapprocher peu à peu de son fils. Peut-être s'en est-elle étonnée elle-même. Si, en grandissant, Néron se voit enfin mieux traité par sa mère, c'est que celle-ci vient seulement d'ouvrir les yeux : elle trouve assez beau ce petit blond-rouquin et lui décèle un esprit plus vif qu'elle ne l'eût cru. Elle en tire aussitôt une logique : un grand avenir est promis à la chair de sa chair.

Reste Messaline. L'apparition à Rome d'une Agrippine flanquée d'un rejeton n'a pas manqué, de sa part, de susciter quelque inquiétude. On l'avait oublié, ce petit Néron. Le voyant aux côtés de cette mère altière ayant retrouvé par l'argent une influence souveraine, l'impératrice folle de son corps a senti s'esquisser la perspective d'un compétiteur propre à porter ombrage à Britannicus, son propre fils. A-t-elle voulu faire assassiner Néron ? On a fait grand cas, à l'époque, d'un serpent glissé dans le lit du fils d'Agrippine : simple peau séchée au sort de laquelle nul ne s'est attardé.

Le sort tragique réservé à sa sœur Julia à dû frapper Agrippine en plein cœur. Assez vite, elle a décelé en ce crime comme un avertissement. Il ne lui faut à aucun prix encourir le courroux de Messaline. Elle évitera sagement de se trouver en sa présence. Raison de plus d'être toute à son cher Néron.

Une fois achevées les leçons de la journée, on voit, malgré l'interdit de ses précepteurs, l'enfant se précipiter au Cirque dès que l'on annonce une course de chars. Il est si habité par sa nouvelle passion qu'un jour, étourdiment, il commente devant ses maîtres le malheur d'un cocher traîné par ses chevaux. Voilà les précepteurs fort en colère : a-t-il osé enfreindre leurs ordres ? Sa réponse — « Je parlais d'Hector » — montre tout à la fois une bonne connaissance de l'Iliade et une remarquable agilité d'esprit. Du reste, quand il sera autorisé à pratiquer tous les exercices hippiques, il y excellera.

Il a dix ans quand, en 47, pour célébrer le huitième centenaire de la fondation de Rome, Claude offre au peuple ces « jeux des Troyens » et dont l'origine, selon Virgile, remonte au fils d'Enée. Il s'agit d'opposer, en une bataille simulée, des garçons de six à douze ans appartenant aux plus nobles familles. Revêtus d'une tenue guerrière, coiffés d'un casque et armés d'un javelot, ils sont partagés en deux compagnies équestres. La tradition veut que l'une ait pour chef le fils de l'empereur. Britannicus n'a que six ans, il est chétif mais, bon gré mal gré, il doit prendre le commandement de son groupe. A la demande d'Agrippine, la compagnie rivale est confiée à Néron. Au milieu d'une foule en délire, deux mères côte à côte conjuguent la plus redoutable des jalousies, celle des mères abusives.

A la tête de sa troupe, paraissant nettement plus que son âge, montrant en selle une assurance étonnante, Néron fait une entrée saluée d'ovations. Suétone soulignera l'autorité avec laquelle il commandait ses cavaliers. Pauvre petit Britannicus ! Il se laisse facilement dominer.

Lançant son cheval au galop, Néron soulève un nuage de poussière qui, enveloppant Britannicus, risque de l'étouffer. Claude, qui porte à son fils une vive affection, ne peut qu'en être contrarié. Le lecteur a toute licence d'imaginer la contenance des deux mères.

Un nouveau professeur fait son entrée dans la salle d'études de Néron. Agrippine a-t-elle elle-même conduit Sénèque à son fils ? S'étant morfondu en Corse depuis huit ans, on le voit auréolé de son destin de persécuté. Il vient de publier un essai qui déjà fait grand bruit : La Brièveté de la vie. Au centre de l'ouvrage, l'éloge de la philosophie : seule elle peut aider l'homme à usurper le temps qui s'échappe. L'idée l'obsède. Il y reviendra dans la première de ses Lettres à Lucinius : « Toute chose est à autrui, le temps seul est à nous[5]. »

[5] Cf. la présentation de La Brièveté de la vie par Pierre Pellegrin (2005).

Ayant lui-même pratiqué l'ascèse dans sa jeunesse, il est logique de Sénèque ait, à tout le moins, tenté d'initier Néron à la sagesse et tenu à le faire accéder aux grandes œuvres du passé et du présent. Est-ce de tels exercices que va découler l'attirance du garçon pour la poésie ? Tôt il compose des vers dont Suétone garantit l'authenticité : « Il n'est pas vrai, comme on l'a dit, qu'il donnât pour siens ceux d'autrui. J'ai eu entre les mains des tablettes et des cahiers où se trouvaient des vers de lui [depuis] fort connus et entièrement de son écriture. On voyait bien qu'ils n'étaient ni copiés, ni écrits sous la dictée d'un autre ; mais qu'ils étaient le fruit laborieux de sa pensée, tant il y avait de corrections, d'additions et de surcharges. » A ce goût s'est ajouté celui de la musique dont on l'a instruit dès l'enfance.

Agrippine n'en doute plus : son fils sera le nouvel Auguste. Tout dépend des délais que les dieux accorderont à Claude. S'il vient à mourir trop vite, Néron ne sera pas en âge d'être appelé au trône. Britannicus non plus d'ailleurs.

Dans la société romaine, sur chacun de ceux qui, par leur naissance, leur talent, leur courage ou leur fortune, se sont hissés au sommet, plane le risque d'une mort violente. La mode est au poison. Ceux de la famille d'Auguste qui rêvent d'accéder à leur tour à l'Empire ne songent qu'à évincer les concurrents du même sang. Les femmes se mettent sur les rangs. Faute de pouvoir tenir une arme et la liberté des mœurs les y invitant, les plus ambitieuses passent de bras en bras et de lit en lit. Du spectacle que lui offre la société romaine, Néron est désormais en âge de tout comprendre.

Claude va sur ses cinquante-sept ans. Il a beaucoup vieilli. Sa haute taille lui conserve un « certain air de grandeur ». Gratifié d'un embonpoint qui ajoute à sa dignité, on lui trouve « une belle figure, de beaux cheveux blancs, le cou gras » mais des jambes fléchissantes. En toute occasion, il éclate en des colères « ignobles » qui le défigurent et suscitent le dédain de ceux qui en sont témoins.

Messaline entre dans sa vingt-quatrième année. Est-ce le vieillissement de son mari qui la conduit à prendre sans cesse de nouveau amants ? Pline et Juvénal l'accusent de s'être offerte dans les mauvais lieux aux « hommes de la rue » et, par prudence, d'en avoir fait supprimer un certain nombre. A la cour, on balance : le mari est-il aveugle ou ferme-t-il les yeux ? Persuadée qu'une liaison unique l'aurait sans doute mise en danger, Messaline, cervelle légère, en a-t-elle déduit qu'un renouvellement accéléré des ses partenaires la protégerait ? Si elle juge que certains, autour d'elle, sont capables de révéler à son mari sa vie cachée, elle les accuse tranquillement de comploter la mort de l'empereur. Terrifié par la perspective d'être assassiné — il l'est en permanence —, Claude les fait exécuter. Le premier manquement à la règle que Messaline s'est elle-même fixée va la perdre.

Tout le palais sait maintenant que l'impératrice a rencontré un certain Caius Silius, jeune, naturellement séduisant et qui doit bientôt être élevé à la dignité consulaire. L'un et l'autre ont été frappés du même coup de foudre. Messaline jure et se jure qu'elle a découvert l'homme de sa vie ; elle n'en veut plus d'autre. Lui, parfaitement conscient des dangers qu'il encourt se jette sans hésitation dans l'aventure. En quelques lignes superbes, Tacite campe la situation : « Déjà Messaline, lassées d'adultères trop faciles, se sentait portée vers des plaisirs inconnus, tandis que Silius lui-même, soit égarement voulu par son destin, soit parce qu'il estimait que le remède à des dangers menaçants résidait dans ces dangers mêmes, la poussait à cesser de dissimuler. » Célibataire et sans enfant, Silius parle de mariage et même se déclare prêt à adopter Britannicus. Si Messaline entre dans ce jeu follement risqué, c'est à cause, dit encore Tacite, « de l'énormité du scandale qui, lorsque l'on a tout gaspillé, est une ultime jouissance ».

Est-ce par la seule vertu de la passion que Silius s'est lui-même lancé dans un tel imbroglio ? Fils d'un consul, lui-même consul désigné, doté du plus haut niveau de relations nombreuses et apprécié par le peuple, ne s'est-il pas cru capable de renverser Claude et, devenu l'époux de l'impératrice, de se faire lui-même empereur ? Extravagant, ce projet ? Le parallélisme des récits de Tacite et Suétone est tel que l'on ne saurait en nier la réalité.

Du scénario venu bien sûr à leur connaissance, les affranchis — d'anciens esclaves rendus à la liberté — qui gouvernent Claude vont se faire une arme. Conscient de ses limites, Claude leur a depuis longtemps délégué le pouvoir. Ils sont quatre, tous grecs : Polybe, Calliste, Narcisse, Pallas. Ils ont à la fois fort bien administré l'Empire et accumulé de colossales richesses. Messaline, dont la cupidité n'a d'égale que son hypersexualité, s'est mise à guigner les biens de Polybe. Pour s'en emparer, il faut qu'il soit mis à mort. Du jour où elle l'a obtenu de Claude, elle est perdue.

Comment a-t-elle pu négliger la réaction des autres affranchis, leur intelligence de toutes situations comme leur force de nuisance ? Condensé d'expérience et d'astuce, le quatuor se voit réduit à un trio dont chaque partenaire se demande à qui elle voudra s'en prendre maintenant. Ils ouvrent eux-mêmes les hostilités. Un astrologue, recruté à propos, formule la prophétie qu'ils lui dictent : « Le mari de Messaline doit mourir dans l'année. » Mise sous les yeux de l'empereur, elle le plonge dans un océan d'épouvante. A qui s'en ouvrirait-il sinon à ses affranchis ? S'affirmant plus alarmés que lui-même, ils jurent de trouver rapidement la parade. Narcisse — délégué par les autres — la découvre : il suffit à Claude de divorcer de Messaline. Libre, celle-ci pourra se remarier, pourquoi pas avec ce Silius qui tourne autour d'elle avec un peu trop d'insistance. L'année écoulée, la prophétie n'aura plus de raison de s'exercer et, pour épouser de nouveau Claude, l'impératrice divorcera de ce Silius qui n'aura que ce qu'il mérite.

Voilà un Claude au comble du bonheur. Quels bons serviteurs que les siens ! On va dresser un contrat officiel — conforme à l'ancien droit romain — selon lequel Claude donne son accord au mariage de son épouse avec Caius Silius. On les suppose, la maîtresse et l'amant, émerveillés et se jetant dans les bras l'un de l'autre. Rien ne les empêche plus de célébrer à grand bruit le mariage qu'ils projetaient de contracter en secret.

Ayant prévu depuis longtemps un voyage à Ostie, Claude se met en route. Deux courtisanes l'accompagnent. Pourquoi pas ? Apprenant son départ, Messaline et Silius ne veulent pas perdre une heure pour célébrer leur mariage. Jamais Tacite n'a trouvé meilleure occasion de déployer son génie ; il montre la cérémonie se déroulant, à l'automne 48, quasiment en public : « Cependant Messaline, plus que jamais abandonnée au plaisir, célébrait dans la maison un simulacre de vendange : on serrait les pressoirs, l'étuve bouillonnait ; et des femmes, couvertes de peaux de bête, bondissaient à la façon des bacchantes offrant un sacrifice ou saisies de délire. Elle-même [Messaline], les cheveux dénoués, secouant un thyrse[6], et auprès d'elle Silius couronné de lierre, tous deux chaussés de cothurnes, agitaient la tête en tous sens, tandis que retentissait autour d'eux les cris d'un chœur déchaîné[7]. » Redoutant de n'être pas cru, l'historien insiste : « Rien n'a été imaginé ici pour étonner. Ce que je rapporte, je l'ai entendu dire et j'en ai lu le récit écrit par des hommes plus âgés que moi. »

[6] Bâton entouré de lierre, habituel attribut des bacchantes.

[7] Annales, XI, 22.

Quand il apprend que son plan a si totalement réussi, Narcisse se hâte de gagner Ostie : « sais-tu bien, dit-il à l'empereur, que tu as été répudié ? Le mariage de Silius a été vu par le peuple, le Sénat et les soldats ; et, si tu n'agis pas promptement, le mari est maître de la ville. »

Hors de lui, Claude lui accorde les pleins pouvoirs. A Rome, les affranchis sont prêts à passer à l'action. S'engage une répression de grand style. Silius est arrêté l'un des premiers, aussitôt mis à mort. On se saisit des proches de Messaline soupçonnés d'avoir soutenu le projet : des sénateurs, des dignitaires, des militaires. Ils passent de vie à trépas. De retour à Rome et enchanté d'une telle efficacité, Claude commande un banquet pour fêter l'échec du complot. A Narcisse il ordonne d'aller quérir Messaline afin, si elle le peut, qu'elle s'explique devant lui.

Où se trouve-t-elle, l'épouse ? Dès l'arrestation de Silius, elle a gagné le palais de Lucullus où, conservant malgré tout quelque espoir, elle attend de connaître son sort. Accourue pour lui venir en aide, Lepida — sa mère — dissipe les illusions qu'elle lui voit encore. Elle la supplie « de ne pas attendre celui qui la tuerait. Sa vie était achevée et elle ne devait chercher rien d'autre qu'une mort honnorable ». Or, les exécuteurs sont en route : connaissant l'art consommé de Messaline de se faire écouter de son faible époux, Narcisse a choisi de rester sourd à la demande de son maître. Il charge le tribun de service et l'affranchi Evode, flanqués de centurions, de procéder à l'exécution. Que ne s'est-elle donné, Messaline, la mort honorable conseillée par sa mère ? « En ce cœur corrompu par les plaisirs, il ne restait aucune trace d'honneur ; les larmes, les plaintes inutiles se prolongeaient, lorsque la porte fut enfoncée sous l'élan des arrivants ; le tribun se plaça debout, près d'elle, en silence, tandis que l'affranchi l'accablait d'injures nombreuses dignes d'un esclave. Alors, pour la première fois, elle comprend quel est son destin. Elle prend un poignard qu'elle approche, en vain, tant elle tremble, de son cou ou de sa poitrine. D'un coup, le tribu la transperce. »

C'est un Claude encore attablé qui apprend la mort de Messaline. Il ne montre aucune émotion, demande à boire et, sans commentaire, achève son dîner. Le lendemain, le Sénat décrétera que « le nom et les images de Messaline doivent disparaître de tous les lieux publics et privés. Toute mention d'elle doit être rayée sur les monuments ».

Le joli enfant que dorlotait Domitia Lepida vient d'avoir douze ans. Il s'est mué en un jeune garçon un peu gras, au visage agréable doté d'une abondante chevelure tirant légèrement sur le roux et que ses laudateurs veulent à tout prix voir blonde. Pline l'Ancien lui accorde des « dispositions naturelles », Tacite souligne sa vivacité d'esprit et Suétone reconnaît son excellente mémoire.

Prometteur, tout cela ? Attendons.

Du Palatin, où il réside à l'image de ses prédécesseurs, Claude annonce, en 49, qu'il est temps pour lui de se remarier. A cette nouvelle, Agrippine réagit vivement. Chasseresse en arrêt, elle attend son heure. Soucieux de conserver la faveur de l'empereur, chacun des trois affranchis tient à proposer une candidate. L'information n'échappe pas à Agrippine : quand Lollia Paulina, dont la société romaine admire l'élégance, laisse entendre qu'elle croit avoir des chances, elle juge urgent de faire connaître sa propre candidature. Puisque les affranchis serrent les rangs, elle fait son amant de Pallas, celui que préfère Claude.

Elle se présente maintenant journellement au Palatin. Elle s'y rend aussi la nuit, se conduisant, dit Dion Cassius, « d'une façon trop tendre pour une nièce », ce que confirme Tacite : « sans être encore épouse, ayant déjà sur lui le pouvoir d'une épouse ». Par l'effet d'un hasard remarquable, son époux Passenius meurt. Il laisse à Agrippine et Néron l'intégralité de sa fortune. Obstacle levé. Un autre subsiste : la tradition romaine considère le mariage d'un oncle et d'une nièce comme un inceste caractérisé. Une union de ce genre est censée entraîner la colère des dieux : on peut s'attendre à un déluge ou tout au moins une épidémie. Seul le Sénat peut voter une mesure d'exception. Peut-être Suétone a-t-il entrouvert une porte interdite en affirmant que, pour l'amour d'Agrippine, Claude « soudoya des sénateurs ».

Le mariage célébré, voici Agrippine ayant atteint son but : elle est impératrice. Son premier acte d'autorité : elle exige que son éphémère et infortunée compétitrice, Lollia Paulina, alors éloignée de Rome, soit mise à mort. Pour être sûre d'avoir été obéie, elle se fait apporter la tête de l'infortunée. La décomposition ayant ravagé la face, elle se saisit de la tête et, lui ouvrant la bouche, elle examine longuement « ses dents que Lollia avaient faites de façon particulière[8] ».

[8] Dion Cassius, Histoire romaine, LX, 32.

Elle a trente-deux ans. Les contemporains la dépeignent d'une « opulente beauté ». Dès le premier jour, elle gouverne le palais ; « une main virile, dit Tacite, qui ramenait à soi les rênes de l'autorité ». Elle fait place nette : toute personne qu'elle sait avoir été proche de Messaline est poussée hors du palais impérial et remplacée par l'une de ses créatures. Elle épure le commandement de la garde prétorienne. Nommés par l'impératrice défunte, Rufrius Crispinus et Lucius Geta, préfets du prétoire, sont destitués. L'armée prétorienne n'a pas besoin des deux chefs, répète Agrippine à Claude : un seul fera l'affaire, à condition de le choisir brave et compétent. Il faut surtout qu'il soit dévoué ; elle tient déjà en réserve L. Afranius Burrus[9].

[9] C'est à tort que Racine écrit Burrhus.

Une inscription découverte au XIXe siècle, à Vaison-la-Romaine, résume assez bien sa carrière : « Afranius, fils de Sextius, de la tribu Voltinia Burrus, tribun militaire, intendant de l'Augusta, de Tibère César, du divin Claude, préfet du prétoire, honoré d'ornements consulaires. » Ce que résume Tacite en moins de mots : « Il se rappelait trop bien ce qu'il devait à sa protectrice. »

Comme toujours, Agrippine voit juste : il lui faut marier Néron, douze ans, à Octavie, fille de Claude, huit ans. Les fiançailles anticipées sont nombreuses à Rome mais on bute cette fois sur un obstacle difficilement contournable : Octavie est déjà fiancée à L. Junius Silanus lequel, par sa mère, descend d'Auguste. Rien ne saurait embarrasser la terrible femme. Alors qu'elle vient d'épouser son oncle, elle ose accuser d'inceste le jeune Silanius : il serait l'amant de Junia Calvina, sa sœur ! Tacite, s'il juge celle-ci « belle et provocante » ne croit pas à l'inceste : il s'agit plutôt d'une « affection fraternelle, non point incestueuse mais imprudente ».

Avide de se ménager les bonnes grâces d'Agrippine, le censeur en titre L. Vitellius dénonce au Sénat le crime de Silanus. Détail : Junia Calvina fit la bru de ce même Vitelius. Silanus se voit brusquement exclu de l'ordre sénatorial. Frappé de dégradation civique, il se donne la mort.

Claude en tire les conséquences : il accorde Octavie à Néron. Ce n'est pas assez. Agrippine exige de lui qu'il adopte Néron. Non sans courage, l'affranchi Narcisse tâche d'éclairer l'empereur sur ce que signifierait une telle décision : devenu fils adoptif, Néron mettrait en péril l'accession au trône de Britannicus, son fils par le sang. Voyant Claude proche de se rallier à ce sage conseil d'un affranchi, Agrippine joue la carte d'un autre, son amant : Pallas incite Claude, « dans l'intérêt même de l'Etat », à doter la fragilité de Britannicus d'un soutien solide en la personne d'un « frère aîné ». Incapable de rien refuser à son épouse, l'empereur fait promulguer l'acte d'adoption[10].

[10] 25 février 50.

Pénétrant dans la famille des Claudii, celui que l'on nomme toujours Domitius prend enfin de nom de Néron. Qualifiée elle-même du titre d'Augusta, Agrippine pourra entrer en char au Capitole, honneur qui jusque-là n'a été accordé qu'aux prêtres du plus haut rang. Elle se proclamera « fille d'un imperator, sœur, épouse et mère des souverains du monde ». Traduisons : fille de Germanicus, sœur de Caligula, épouse de Claude et mère d'un Néron qu'elle voit déjà promis à l'Empire.

Britannicus ? On le dépeint rejeté dans l'ombre, quasiment abandonné, « laissé même sans esclaves pour le servir » et n'en tournant pas moins en dérision les attentions que multiplie à son endroit sa belle-mère « car il en comprenait la fausseté ». Un court dialogue permet de lui attribuer au moins l'esprit de repartie. Lors d'une rencontre au palais, Néron lance : « Salut Britannicus ! » Réplique du plus jeune : « Salut, Domitius ! »

Décidément inféodé à Agrippine, le Sénat réclame à grands cris que l'imperium proconsulaire soit décerné au fils adoptif. Lors des jeux du Cirque, le peuple voit défiler Britannicus en toge prétexte — celle que l'on porte dans l'enfance — tandis que Néron, coiffé d'une couronne de laurier, se pavane en une tunique et une toge brodées d'or : tous reconnaissent le vêtement triomphal.

En faisant répandre dans Rome que l'épilepsie de Britannicus le rend incapable de régner, Agrippine est-elle allée trop loin ? Dans l'entourage impérial, nombreux sont désormais ceux qui, supportant de moins en moins un tel acharnement maternel, défendent hautement la primauté de Britannicus. En autres, le fidèle Narcisse qui, une fois encore, au risque de sa vie, dénonce à Claude les sens des ultimes manœuvres de sa femme. On assiste alors, de la part de l'empereur, à un bien étonnant retournement. Au Sénat, Vitellius avait soutenu la légalité du mariage d'Agrippine avec son oncle et l'annulation des fiançailles d'Octavie : il se voit accusé de haute trahison. Tarquinius Priscus s'est campé comme partisan acharné de l'impératrice : il est chassé du Sénat. Découvrant que l'on peut mettre en cause la légitimité de Britannicus, l'empereur a-t-il balayé sa faiblesse coutumière ?

Il va plus loin : devant la cour, il embrasse ostensiblement Britannicus et l'invite d'une voix forte à « achever de grandir » : « Je te rendrai compte de toutes mes actions. » L'empereur cite même un vers grec : « Qui a fait la blessure la guérira. » Sur son ordre, on frappe des monnaies à l'effigie de Britannicus.

En octobre 54, Britannicus à treize ans. Anticipant à son tour l'âge légal, Claude lui fait revêtir cette toge virile que l'on porte quand on est capable de gérer les affaires de l'Etat. Suétone confirme cette évolution brutale : « Alors que l'on parlait devant lui d'une femme adultère, il répond :

— Le sort m'a aussi donné des femmes impudiques et elles ne sont pas restées impunies. »

Agrippine tremble.

Est-ce pour se prouver que sa toute-puissance n'est pas tout entière annihilée que sa haine se tourne soudain vers Domitia Lepida, sa belle-sœur, celle-là même qui avait élevé le petit Néron et que, pour cette raison, elle n'a cessé de jalouser ? Elle reproche hautement à Domitia de se croire « d'une illustration égale à la sienne ». Tacite : « Ni leur beauté, ni leur âge, ni leurs richesses ne différaient beaucoup ; toutes deux étaient débauchées, de mauvaise réputation, violentes et rivalisaient autant par leurs vices que par les avantages qu'elles avaient reçus de la fortune. »

Les propos que Narcisse répand ouvertement ne peuvent que parvenir aux oreilles de l'impératrice :

— Claude a été si bon pour moi que je donnerais ma vie pour le servir. Si je me taisais sur les débauches d'Agrippine, ma honte serait plus grande encore que si j'avais tu celles de Messaline !

Voilà déjà beaucoup. Narcisse ose davantage : chaque fois qu'il rencontre Britannicus, il le prend dans ses bras et, à très haute voix, supplie ouvertement les dieux de lui accorder bientôt la vigueur de l'âge afin qu'il puisse protéger son père de ses ennemis !

L'empereur ouvre enfin les yeux. Convaincu des menées d'Agrippine, il se résout à la chasser en même temps qu'il présentera Britannicus comme son successeur à l'Empire. Ce qui arrête Agrippine « d'agir », c'est l'hostilité vigilante de Narcisse. Il épie jusqu'au moindre de ses gestes. Elle le sait.

Or la goutte terrasse littéralement l'affranchi[11]. Rien de plus douloureux qu'une telle crise en un temps où l'on ne dispose d'aucun palliatif. Ses médecins jugent bon de l'expédier en Campanie où, dans une station thermale, il suivra une cure de deux semaines. Agrippine dispose donc de quinze jours pour jouer — et gagner. Elle s'adresse à cette Locuste que l'on désigne volontiers à Rome comme « artiste en poison ».

[10] Dans son pamphlet L'Apocoloquintose, écrit en 54, après la mort de Claude, Sénèque confirme que Narcisse souffrait de rhumatismes ou de goutte.

Le 12 octobre 54, au cours d'un dîner de Gala, Claude fête l'anniversaire de la naissance d'Auguste. On apporte un plat de champignons, mets dont il raffole. Repérant un cèpe de forte dimension, il le dévore à belles dents. Locuste est passée par là. Lorsque Claude perd connaissance, les convives ne s'étonnent pas : ils le croient ivre, état où il se trouve trop souvent. « On l'emporta hors de table, écrit Dion Cassius, comme si (ce qui lui était maintes fois arrivé) il avait été gorgé par l'excès de l'ivresse. »

Pour Agrippine, il est mort. Cependant qu'on le conduit dans sa chambre, elle l'y suit. Horreur : des vomissements accompagnés de diarrhée le libèrent du poison. La terrible mère improvise. Le médecin Stertinius Xénophon figure parmi les invités ; regagnant la salle du dîner, à grands cris, elle supplie le médecin de sauver son mari. Xénophon comprend immédiatement le sens de l'appel : quand Claude était trop ivre, il lui plongeait une plume d'oie dans la gorge afin de provoquer les vomissements salvateurs. Il va en user de même, avec cette différence toutefois : la plume d'oie est enduite d'un poison beaucoup plus violent que celui qui imprégnait le cèpe fatal. La mort tarde peu à intervenir. Claude expire sans avoir prononcé une parole, ni esquissé un geste.

Le lendemain matin, 13 octobre, le nombre de couvertures amoncelées sur le lit de Claude empêche de reconnaître s'il est mort ou vivant. Se présentent à l'heure convenue les comédiens favoris de l'empereur. Agrippine se garde d'annuler l'audition. Attentifs à ne rien voir, ils alternent au rythme du tambour, chants et bons mots. De temps en temps, Agrippine se penche vers le lit et, d'une voix suffisamment claire, demande à son époux si le divertissement lui convient. Sous les yeux des histrions, elle va jusqu'à faire appliquer au cadavre des cataplasmes bouillants.

Résultat d'une affaire menée en main de maître par Burrus, une cohorte vient se ranger en bon ordre devant le palais. Eclairés sur le sens de cette mobilisation, les prétoriens confirment leur appui à l'impératrice : ils soutiendront l'accession de Néron à l'Empire. Au fil de la matinée, les onze autres cohortes apportent également leur soutien. Ayant mémoire de la somme que leur avait accordée Claude au moment de s'emparer du trône, les militaires se bornent à exiger 15 000 sesterces pour chacun des participants.

Tout au long de la matinée, le palais fait publier des bulletins de santé spécifiant que, frappé par un malaise au cours de la nuit, l'empereur se porte de mieux en mieux. Aucune précaution n'est négligée par la femme que rien jusque là n'a arrêtée. Elle ne laisse à personne le soin d'annoncer à Britannicus et Octavie la mort de leur père. A part ses brefs entretiens avec le cadavre, elle ne les quitte guère : et s'il prenait à Britannicus l'idée de s'échapper du palais, de se présenter à l'armée et de la rallier ? Fondant en larmes à volonté, elle ne cesse de réitérer à l'adresse du crédule adolescent qu'il est la réplique idéale de son père tant aimé.

Depuis le matin, une pluie drue frappe la ville. Le troisième jour avant les ides d'octobre, à midi exactement, Néron quitte le palais. Le plan a été soigneusement arrêté : avant toute autre démarche, il doit rejoindre une caserne pour s'y faire entendre des prétoriens. Caparaçonné, son cheval l'attend sous la pluie. L'héritier autoproclamé de Claude se présentera-t-il crotté devant l'armée ? On improvise. Escorté par Burrus, il accomplit le trajet en litière. Il prononce les quelques phrases préparées par Sénèque, destinées surtout à convaincre ces braves qu'ils recevront la somme exigée. L'attendant, les prétoriens ont calculé qu'il s'agissait de cinq années de solde ! L'enthousiasme se déchaîne. « On raconte que quelques soldats hésitèrent, regardant derrière eux et demandant où était Britannicus ; mais bientôt, comme personne ne prenait une initiative contraire, ils suivirent ce qu'on leur offrait[11]. »

[11] Annales, XII, 18.

Au fils d'Agrippine, ces ovations ouvrent toutes grandes les portes de l'Empire. Rassuré, il peut gagner le Sénat qui, depuis le matin, siège sans désemparer. Les sénateurs s'empressent de proclamer leur dévouement à l'empereur. Cela dure jusqu'au coucher du soleil. De la part des Pères conscrits, pas la moindre hésitation : ayant reçu l'ovation de l'armée, Néron doit être reconnu empereur. « Il ne sortit que le soir, commente Suétone, n'ayant refusé aucun des honneurs excessifs dont on le combla, si ce n'est le titre de Père de la patrie. » Sénèque, qui le suit maintenant pas à pas, lui a évité une telle erreur en lui soufflant à l'oreille, pour se dérober, de se réclamer de son trop jeune âge.

Tentons, en nous aidant de Suétone, de dépeindre le jeune prince au moment où le palais impérial devient le sien : taille « médiocre », figure « plutôt belle qu'agréable, yeux bleus et vue faible, jambes fort grêles, tempérament robuste ». Ses effigies sculptées proposent des yeux trop petits enfoncés dans leurs orbites ainsi que des traits empâtés d'année en année.

J'insiste : l'empereur qui vient d'accéder à un pouvoir quasi absolu n'a que dix sept ans. J'ai eu le bonheur de voir mes trois enfants rejoindre cet âge. Dix-sept ans, c'est l'âge où nos gosses passent le bac. Etait-on moins gosse à Rome, au Ier siècle, que nos enfants au XXe ?

Nous en savons infiniment plus sur Néron que, par exemple, un roi mérovingien. Nous le devons aux historiens latins qui se sont intéressés à lui jusque dans les plus petits détails. Le seul reproche qui puisse leur être fait — à Suétone surtout —, c'est une tendance regrettable à attribuer à Néron, de son avènement à sa chute, un caractère identique.

Des menées de sa mère pour le porter au pouvoir il n'a rien ignoré. Même s'il n'a pas été mêlé directement à l'empoisonnement de son père adoptif, il est trop lucide pour s'en dissimuler la réalité. De se voir bénéficiaire d'un assassinat a dû, au premier abord, le laisser désemparé. Tout ce que nous savons de l'époque — et de lui-même — nous convainc que, vite, il a dû balayer ce sentiment désagréable. Qu'importe une vie humaine de plus ou de moins ! Héritier du divin Auguste, il tient désormais dans sa main cet Empire de Rome dont il perçoit l'immensité, compte les millions de sujets et estime les incalculables richesses. Il s'est jusque-là laissé emporter par la musique, la poésie, les arts. Peut-il sans ivresse y ajouter la maîtrise du monde ?

A la fin de la première journée de son règne, quand on lui demande le mot d'ordre pour la nuit, il n'hésite pas :

— La meilleure des mères !

Les funérailles nationales décrétées par le Sénat pour Claude, Néron veut qu'elles soient magnifiques. Dans son oraison funèbre, il ne redoute pas de hisser Claude au rang des dieux. Il salue l'antiquité de sa race, rappelle les victoire de ses ancêtres et ses travaux d'historien, souligne avec force que, sous son règne, l'Empire n'a subi aucun revers hors de ses frontières. Tout cela est écouté avec faveur, dit Tacite, « quand il en vint à la clairvoyance et la sagesse [de Claude], personne ne put s'empêcher de rire ».

Il se reprend, annonce sa volonté d'œuvrer en collaboration étroite avec le Sénat dont il entend respecter les « antiques prérogatives ». Il se déclare exempt de haine. S'il lui advient d'être victime de quelque injustice, il ne ressentira aucun désir de vengeance. Lui régnant, la vénalité ne sera plus un vain mot et l'on ne trouvera personne, dans son entourage, que se fasse acheter ou ne soit accessible à quelque manœuvre critiquable. Qu'on le sache : il imposera une séparation totale entre sa maison et l'Etat.

Dans leur joie, les sénateurs décrètent que le discours de Néron sera gravé sur une table d'argent. Des voix nombreuses s'élèvent pour que de nouveaux honneurs lui soient proposés, en particulier l'érection de statues d'or et d'argent. Il refuse :

— Vous me remercierez quand je l'aurai mérité.

C'est à croire que, dans son berceau, il a trouvé l'un des secrets de la popularité : afficher de la modestie.

Au point où nous en sommes de notre histoire, il faut imaginer le palais du jeune empereur Néron peuplé d'un énorme personnel : hommes libres, affranchis et esclaves. La maison civile en compte plusieurs milliers. La maison militaire se compose d'une garde impériale chargée de protéger le palais — neuf cohortes —, sous le commandement de deux préfets du prétoire. Chacune, relevée chaque jour à la huitième heure, comprend 480 fantassins et 120 cavaliers.

Dès le règne d'Auguste, la correspondance avec les particuliers et collectivités de toute sorte, gouverneurs ou procurateurs a nécessité la création d'un bureau des dépêches, ab epistulis. La gestion des comptes, de plus en plus envahissante, a obligé Tibère à créer le service a rationibus, autrement dit un ministère des Finances. La police secrète et l'ensemble de ce que Robert Turcan désigne comme les « renseignements généraux » — agents informateurs, espions chargés de rapporter à l'empereur ce qui se dit dans Rome, employés chargés d'intercepter et de lire les lettres des particuliers — se montrent de plus en plus avides de bureaux et de bâtiments. Faut-il ranger au nombre de ces « services spéciaux » les tueurs et hommes de main professionnels chargés d'un travail qui se doit de rester discret, expéditif et surtout efficace ?

Néron ne semble pas avoir hésité sur le choix de ses collaborateurs immédiats. Fasciné par Sénèque et affichant son estime pour les mœurs et l'expérience militaire de Burrus, il ne peut oublier les services rendus dès sa proclamation. Les deux hommes ne se ressemblent en rien. Leur zèle identique et sincère au profit de Néron a fait d'eux en quelque sorte des associés. Tacite : « Tous deux, chargés de guider la jeunesse de l'empereur et, ce qui est rare lorsqu'on partage le pouvoir, s'entendant entre eux, avaient, pour des raisons opposées, une égale influence, Burrus par son attention aux affaires militaires et l'austérité de sa vie, Sénèque par ses leçons d'éloquence et son amabilité sans compromission. Tous deux se prêtaient appui pour retenir plus facilement, au moyen de plaisirs permis, la jeunesse du prince sur la pente où l'aurait fait glisser sa répugnance pour la moralité[12]. »

[12] Annales, XIII, 2.

Administrativement, le préfet du prétoire Burrus détient une autorité plus large mais, de sa propre analyse, Sénèque est Amicus principis, l'ami du prince. Burrus est un guide et un compagnon. Sénèque va se rendre indispensable par une présence quasi permanente auprès de Néron.

Le jeune empereur aurait-il chassé de sa vie la musique et la poésie ? Ceux qui le connaissent peu l'ont cru. Ils ignorent qu'il a, dès sa proclamation à l'Empire, fait venir auprès de lui Terpnos, le meilleur joueur de cithare de son temps. Plusieurs soirs de suite, après avoir pris son repas et jusque bien avant la nuit, il l'écoute jouer et chanter. Jamais il ne cessera lui-même de s'exercer au chant. Sachant sa voix faible et sourde, il la conforte en s'inspirant des précautions prises par les chanteurs professionnels : poitrine couverte d'une lame de plomb, il se couche sur le dos ; il use de lavements et de vomitifs, se prive des aliments et fruits reconnus nuisibles à la voix[13]. Ainsi préparé pourra-t-il paraître sur une scène et exposer son rang impérial aux critiques ou même aux lazzis que l'on adresse généralement à un acteur. Toute vérité a deux visages. Néron en a plusieurs.

[13] Vies des douze Césars, « Néron », XX.

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