LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE VII
Pierre et Paul à Rome

Un citoyen romain d'un âge respectable pose la tête sur un billot. Un prétorien élève son glaive. Un ordre bref. Le glaive s'abat, la tête roule à terre. L'homme est Paul de Tarse.

Dans les jardins de Néron, au milieu des chrétiens qui hurlent sous les tortures, se dressent des pieux, appelés aussi croix. Nombreux sont ceux que l'on y cloue. L'un d'eux proteste. Il ne veut pas être crucifié à l'endroit, comme les autres. Il réclame hautement de l'être la tête en bas. On suppose que cela amuse les bourreaux. Au fond, pourquoi pas ? Voilà qui les changera. L'apôtre Pierre n'a rien dit de la raison pour laquelle il réclame un tel traitement. Nous, nous le savons : il ne se sent pas digne d'être crucifié comme l'a été le Seigneur.

Telles sont les images stéréotypées qui nous viennent en mémoire quand nous évoquons la mort des deux apôtres. Sont-elles authentiques ?

Le destin de Paul s'est écrit du jour où, ayant réuni sa collecte au profit des chrétiens pauvres de Jérusalem, il s'est embarqué à Assos, sur la côte nord du golfe d'Edremit. Luc qui, avec quelques compagnons, s'embarque avec lui, s'est souvenu de l'émotion qui planait sur leur groupe[1]. Elle était à son comble : « Tout le monde alors éclata en sanglots et se jetait au cou de Paul pour l'embrasser. Leur tristesse venait surtout de la phrase où il avait dit qu'ils ne devaient plus revoir son visage. Puis on l'accompagna jusqu'au bateau[2]. »

[1] Dans ce passage des Actes et les suivants, Luc s'exprime à la première personne, manière qu'il utilise tout au long de son œuvre pour montrer que, dans ce cas, il n'est plus seulement l'historien de Paul mais un témoin personnellement impliqué.

[2] Actes 2.37-38.

On navigue vers Rhodes et, au-delà, vers Tyr. En y débarquant, Paul trouve une Eglise chrétienne dont les membres tentent de le persuader de renoncer aux dangers qui l'attendent à Jérusalem. Passant outre, il s'embarque pour Ptolémaïs d'où, avec les siens, il repart pour Césarée, à 55 kilomètres de là. Une fois à Jérusalem, il loge chez un certain Mnason de Chypre, « disciple des premiers temps ». Aussitôt, il fait annoncer à Jacques sa présence dans la ville. Réponse immédiate : le successeur de Pierre l'attend. Paul s'est-il inquiété à tort ? « A notre arrivée à Jérusalem, dit Luc, c'est avec plaisir que les frères nous ont accueillis. Le lendemain, Paul s'est rendu avec nous chez Jacques où tous les anciens se trouvaient aussi. »

Connaissant Paul et Jacques, nous n'avons aucun mal à nous les figurer : le Tarsiote affichant une calvitie aggravée et une barbe grisonnante ; le frère du Seigneur dont les cheveux jamais rasés ni coupés ont dû atteindre une longueur terrifiante.

En entrant, Paul salue Jacques. L'accueil est courtois. L'évêque de Jérusalem invite Paul à s'expliquer sur le sens de ses missions et sur leur résultat. Avec l'ardeur que nous lui connaissons, celui-ci évoque « tout ce que, par son service, Dieu avait accompli chez les païens ». Encourageante, la réaction : « Les auditeurs de Paul rendaient gloire à Dieu[3]. »

[3] Actes 21.19-20.

Jacques réplique en mentionnant avec fierté les milliers de fidèles que l'on compte désormais parmi les juifs et se réjouit que ceux-ci soient restés partisans de la Loi. Voilà qui permet d'augurer d'autres entretiens pacifiques. Si Paul l'a cru, vite il a déchanté. L'entourage de Jacques l'éclaire sur la triste réalité, sa réputation est détestable, tant parmi les chrétiens de la ville — en majorité judaïsants — que de la part des juifs qui reconnaissent le seul Yahweh. Ce qu'ils croient savoir de l'enseignement donné par le Tarsiote scandalise les uns autant que les autres. Pour le faire bien comprendre à Paul, on lui tient ce langage :

— Ton enseignement pousserait tous les juifs qui vivent parmi les païens à abandonner Moïse ; tu leur dirais de ne plus circoncire leurs enfants et de ne plus suivre les règles. Que faire ? Ils vont sans doute apprendre que tu es là. Fais donc ce que nous allons te dire. Nous avons quatre hommes qui sont tenus par un vœu. Prends-les avec toi, accomplis la purification en même temps qu'eux et charge-toi de leurs dépenses. Ils pourront ainsi se faire raser la tête et tout le monde comprendra que les bruits qui courent à ton sujet ne signifient rien mais que tu te conformes, toi aussi, à l'observance de la Loi[4].

[4] Actes 21.21-24.

Paul ayant consenti, la purification commence dès le lendemain. Les quatre hommes désignés deviennent cinq. Chaque jour, ils se rendent ensemble au Temple. L'épreuve est sur le point de s'achever quand — rencontre fatale — un juif s'arrête devant Paul, le dévisage et se met à hurler :

— Israélites, au secours !

Etonnés, les juifs les plus proches s'immobilisent. L'autre crie toujours :

— Le voilà, l'homme qui combat notre peuple et la Loi et ce Lieu dans l'enseignement qu'il porte partout et à tous ! Il a amené des Grecs dans le Temple et il profane ainsi ce saint lieu !

Cette fureur gagne les autres. On s'élance pour s'en prendre à l'impie. Paul n'échappera au lynchage que par l'intervention de la cohorte romaine surgie de la forteresse Antonia qui jouxte le Temple. Pour le transférer à Césarée, les Romains devront le protéger de la colère des juifs. C'est en prisonnier que va le traiter le procurateur Antonius Felix.

Comment cet homme d'action, cet infatigable marcheur devant l'Eternel, dont l'avidité de conversions est une seconde nature, a-t-il supporté durant deux années la résidence forcée, chaînes aux pieds, qui lui est imposée à Césarée ? Port édifié par Hérode, nimbé d'une lumière éblouissante, le clou en est le fond du ciel immaculé et la mer toujours bleue. Le palais du gouverneur aux murs de marbre blanc devient — pour Paul — une prison. Les juifs de Jérusalem guettent : un jour on leur rendra le traître et c'en sera fini de lui. Ce jour approche peut-être. Le nouveau procurateur Portius Festus vient d'arriver et il semble sensible aux exhortations des juifs. Paul trouve la riposte : il excipe de sa citoyenneté romaine et fait valoir son droit à comparaître, à Rome, devant le tribunal de l'empereur. Portius Festus doit céder. Toujours enchaîné, on l'embarque avec d'autres prisonniers. Au prix d'un vogage d'un an semé de périls — il fait naufrage au large de Malte —, il est transféré à Rome. Quand, en 61, il y parvient, il a cinquante-trois ans.

On ne saurait en rester là sur Jacques. Flavius Josèphe lui consacre un passage de ses Antiquités juives. Il s'agit même, dans son œuvre, de la seule allusion, quoique indirecte, au personnage de Jésus. L'admiration portée à la piété de Jacques par les chrétiens mais aussi par les juifs non convertis est à son zénith. On affirme même qu'il peut, au Temple, pénétrer avec le Grand Prêtre dans le Saint des Saints, ce qui ne peut être que légendaire mais permet d'estimer à leur mesure les sentiments suscités par l'évêque de Jérusalem. Hanne le Jeune, fils du Grand Prêtre du même nom, ne partage en aucune façon cette admiration. Selon Flavius Josèphe, il appartient au nombre des sadducéens « qui sont inflexibles dans leur manière de voir si on les compare aux autres juifs. »

Aux yeux d'Hanne le Jeune, Jacques est plus chrétien que juif. S'il ne tenait qu'à lui, il le ferait exécuter sur-le-champ. Impossible. Les juifs ne peuvent procéder à une condamnation sans la ratification du procurateur romain. Or les relations de Jacques avec les Romains sont excellentes.

On ne peut situer cette histoire sans évoquer le chaos dans lequel la Judée s'est enfoncée. Les troubles survenus, en 44, après la mort du roi Agrippa Ier ont obligé les Romains à placer son royaume sous leur domination directe. C'est à grand peine que Tiberius Alexander, procurateur de 44 à 48, a rétabli l'ordre. Ses successeurs se signalent surtout par leur cupidité. Ayant montré depuis longtemps leur zèle au service de la Loi, les zélotes, opposants farouches à la domination romaine en terre d'Israël, s'unissent en bandes qui, peu à peu, se rendent maîtresses de régions entières. Armés d'un poignard, des sicaires se glissent parmi la foule pour exécuter les « collaborateurs ». Parmi leurs victimes figurera le Grand Prêtre Jonathan.

Ne jugeant pas le procurateur Felix apte à se rendre maître d'une telle situation, Néron lui retire ses fonctions. Chargé de rétablir l'ordre public, son successeur Festus s'y évertue sans y parvenir. Il décède en 62 de mort naturelle. Des semaines s'écouleront avant que la nouvelle de cette mort parvienne à Rome. Néron nomme Albinus procurateur. Venant d'Alexandrie, celui-ci se met en devoir de rejoindre son poste au plus vite. Il y a plusieurs mois que le pouvoir suprême romain ne s'exerce plus à Jérusalem.

Dans l'intervalle, la charge de Grand Prêtre a dû être renouvelée. La nomination dépendait du procurateur ; il fait défaut. Agrippa II, roi de Galilée et de Pérée, se croit fondé à désigner Hanne le Jeune. Flavius Josèphe démonte fort bien la tactique que celui-ci a utilisée : « Croyant bénéficier d'une occasion favorable entre la mort de Festus et l'arrivé d'Albinus, il réunit un Sanhédrin et y traduisit Jacques, frère de Jésus appelé le Christ, et certains autres en les accusant d'avoir transgressé la Loi. Et il les fit lapider. »

Ainsi périt le frère de Jésus. Flavius Josèphe : « Mais tous ceux des habitants de la ville qui étaient les plus modérés et observaient la Loi le plus strictement en furent irrités et ils envoyèrent demander secrètement au roi d'enjoindre à Anân [Hanne] de ne plus agir ainsi, car déjà auparavant il s'était conduit injustement. Certains d'entre eux allèrent même à la rencontre d'Albinus et lui apprirent que Anân n'avait pas le droit de convoquer le Sanhédrin sans son autorisation. Persuadé par leurs paroles, Albinus écrivit à Anân en le menaçant de tirer vengeance de lui. Le roi Agrippa lui enleva pour ce motif le grand pontificat qu'il avait exercé trois mois et en investit Jésus, fils de Damnaios[5]. »

[5] Le prénom Jésus est alors fréquent parmi les juifs.

Impossible de citer Flavius Josèphe sans évoquer la polémique qui n'a cessé d'accompagner les deux textes que l'on connaît de lui, insérés l'un et l'autre dans les Antiquités juives, son grand livre écrit vers 93-94. L'authenticité de celui concernant la mise à mort de Jacques, chef de l'Eglise de Jérusalem, n'est pas mise en doute.

Il n'en est pas de même pour le second passage, appelé Testimonium flavianum (« Témoignage de Flavius Josèphe ») qui figure dans tous les manuscrits grecs et dans la traduction latine du VIe siècle. Le voici dans sa version originale : « Vers le même temps, survint Jésus, homme sage, si toutefois il faut le dire homme. Il était en effet faiseur de prodiges, le maître de ceux qui reçoivent avec plaisir des vérités. Il se gagna beaucoup de juifs et aussi beaucoup du monde hellénistique. C'était le Messie (le Christ). Et, Pilate l'ayant condamné à la croix, selon l'indication des premiers d'entre nous, ceux qui l'avaient d'abord chéri ne cessèrent pas de le faire. Il leur apparut en effet le troisième jour, vivant à nouveau, les divins prophètes ayant prédit ces choses et dix mille merveilles à son sujet. Et jusqu'à présent la race des chrétiens, dénommée d'après celui-ci, n'a pas disparu. »

Ce langage venant d'un juif apparaît à ce point invraisemblable que la plupart des auteurs, y compris des chrétiens, ont estimé qu'il s'agissait là d'une interpolation manifeste. Comment Josèphe écrirait-il : « Si toutefois il faut le dire homme », ce qui serait reconnaître la divinité de Jésus ? Comment aurait-il affirmé : « Il leur apparut en effet le troisième jour, vivant à nouveau » ? Préciser que « c'était le Messie » est une évidente profession de foi chrétienne. La conclusion s'est imposée : à une époque quelconque de l'histoire, fort ancienne en tout cas, un copiste chrétien aura inséré le passage dans le texte même de Josèphe.

Dans l'ouvrage monumental déjà cité, John P. Meier admet l'interpolation mais, en ce qui le concerne, refuse une annulation totale. Il reconnaît le style de Josèphe dans une partie du texte. Ainsi le terme phylon (tribu, nation, peuple) employé pour désigner les chrétiens est utilisé par lui à de nombreuses reprises dans sa Guerre des juifs. Meier propose un texte dépouillé de ses ajouts chrétiens :

« Vers le même temps survint Jésus, homme sage. Car il était en effet faiseur de prodiges, le maître de ceux qui reçoivent avec plaisir des vérités. Il se gagna beaucoup de juifs et aussi du monde hellénistique. Et Pilate l'ayant condamné à la croix, selon l'indication des premiers d'entre nous, ceux qui l'avaient d'abord chéri ne cessèrent pas de le faire. Et jusqu'à présent la race des chrétiens (dénommée d'après celui-ci) n'a pas disparu. »

Convainquant, non ? D'ailleurs, chez Meier, tout est convaincant.

Non sans étonnement on verra d'autres membres de la famille de Jésus apparaître à des époques diverses. Dans sa première Epître aux Corinthiens, Paul cite les « frères du Seigneur » comme voyageant en compagnie de leurs épouses. Une épître du Nouveau Testament est attribuée à Jude, lui aussi frère de Jésus. Eusèbe de Césarée affirme que le successeur de Jacques aurait été son cousin Siméon, fils de Clopas[6].

[6] Eusèbe, op. cit., 3-11. Pierre-Antoine Bernheim estime que Hégésippe est probablement la source du récit d'Eusèbe.

S'il faut en croire Hégésippe, les petits-fils de Jude auraient été traduits devant l'empereur Domitien au temps où celui-ci considérait les chrétiens comme des ennemis à abattre. La découverte de l'existence de membres de la famille de Jésus semble l'avoir littéralement mis hors de lui. Il aurait fait enquêter en Judée et en Galilée afin que soit repérée et conduite à Rome toute personne apparentée à Jésus de Nazareth. La mission envoyée à cet effet en Galilée n'aurait mis la main que sur quelques paysans misérables et terrorisés[7].

[7] Anne Bernet, Les Chrétiens dans l'Empire romain, des persécutions à la conversion. Ier au IVe siècle (2003).

Deux mille ans plus tard, on découvrira un ossuaire portant cette inscription en judéo-araméen : « Jacob (Jacques), fils de Joseph, frère de Jésus. » Si l'authenticité en reste discutée, il n'en a pas moins obtenu les honneurs de la Biblical Archaeology Review[8].

[8] Novembre-décembre 2002, n° 149, p. 62-65.

Dans les années 60, comment les chrétiens sont-ils perçus par les Romains ? Les rares observations dont nous disposons concernent les communautés citadines. On y constate la prépondérance incontestable des idées venues de l'Orient grec[9]. Celle-ci ne fera que s'accroître au IIe siècle.

[9] Jean Bernardi, op. cit.

Si l'on prête quelque attention aux chrétiens, c'est en fonction de la judéité dont on pense qu'ils sont issus. Les années 50-90 correspondent à une période d'interrogation non seulement sur les chrétiens mais sur leur fondateur.

Il faudra un grand nombre d'années pour que sa figure se précise aux yeux des autorités romaines. Pline le Jeune voit en lui, en 112, « un homme divinisé par le culte qui lui est rendu et les hymnes composées en son honneur ». Marie-Françoise Baslez a montré que les origines juives de Jésus seront oubliées dès le IIe siècle[10].

[10] Marie-Françoise Baslez, « Le point de vue des Romains » in Les premiers Temps de l'Eglise (2004).

Dans sa première Epître aux Thessaloniciens, Paul a posé les conditions selon lesquelles peut naître une vie communautaire. C'est l'Esprit Saint qui ouvre le cœur des hommes pour qu'ils accueillent la Parole et qu'ils se fassent entre eux fraternels. « A chacun est donné la manifestation de l'Esprit en vue du bien de tous[11]. » Le Christ et l'Esprit permettent de rassembler dans la foi des gens que rien n'eût unis autrement. Un nouveau genre de vie est en train de naître au sein duquel chacun est frère de l'autre.

[11] 1 Corinthiens 12.7.

Les juifs convertis n'oublient pas ce qu'ils ont appris, enfants, à la synagogue. On ne leur demande pas d'ailleurs. Paul se fait gloire d'être né dans une religion dont le fondateur est « de la race de David ». La cohabitation avec des païens conduit les juifs convertis à substituer peu à peu à une tradition, qui longtemps leur a été chère, des rites que toute la communauté pourra observer.

Jésus est au centre des pensées de chacun. On répète à satiété : « Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures. Il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures. » Que les chrétiens de ce temps insistent là-dessus, tout le démontre mais, selon Jean-Pierre Lémonon, « ils mettent du temps à donner à Jésus le qualificatif de Dieu[11] ». Paul lui-même ne le fait qu'une seule fois : les évangélistes ne sont pas encore passés par là. A la fin du siècle, Jean usera de son éloquence sans pareille pour proclamer solennellement la qualité de Jésus, fils de Dieu :

[12] Jean-Pierre Lémonon, Les débuts du christianisme (2003).

Et le Verbe s'est fait chair
et il a habité parmi nous
et nous avons vu sa gloire
cette gloire que, Fils unique plein de grâce et vérité
il tient du Père.

Peut-être le lecteur bute-t-il sur le terme païen si souvent utilisé jusqu'ici. A sa curiosité, je répondrai par la définition de Henri Maurier : « Est païen en somme tout ce qui conçoit et honore Dieu en dehors de la norme biblique romaine[13]. » Littéralement paganus désigne un paysan dans le sens de cul-terreux ou de rustre. Détourné de son sens primitif, le mot serait devenu l'antithèse de chrétien.

[13] Le paganisme (1988)

Le lecteur sera probablement surpris d'apprendre que dans la littérature chrétienne, si abondante au cours des trois premiers siècles, on ne trouve jamais le mot paganus identifié à païen. Les non-chrétiens sont appelés étrangers ou infidèles. Paul les désigne comme « ceux de l'extérieur ». Vers 346 seulement, on assimile païens à « gentils », autrement dit « étrangers », au départ « non-juifs » : pagani id est gentiles. Quelques décennies plus tard, saint Augustin montre que le mot est entré dans l'usage : « Les adorateurs d'une multitude de faux dieux, nous les appelons païens[14]. »

[14] On consultera avec profit François Blanchetière, Les Premiers Chrétiens étaient-ils missionnaires ? (2002).

En 63, Paul de Tarse est depuis deux ans à Rome. Sa qualité de citoyen romain lui a épargné l'incarcération dans l'une des immondes prisons de la ville : « Lors de notre arrivée à Rome, dit Luc, Paul avait obtenu l'autorisation d'avoir un domicile personnel, avec un soldat pour le garder[15]. »

[15] Actes 28.16.

Que savons-nous de lui durant ces deux années ? Selon les Actes des Apôtres, trois jours après son arrivée à Rome, il a invité les « notables juifs » de la ville à se retrouver chez lui. Le dialogue qui s'est échangé nous a été conservé :

— Frères, moi qui n'ai rien fait contre notre peuple ou contre les règles reçues de nos pères, je suis prisonnier depuis qu'à Jérusalem j'ai été livré aux mains des Romains. Au terme de leur enquête, ces derniers voulaient me relâcher, car il n'y avait rien qui mérite la mort. Mais l'opposition des juifs m'a contraint de faire appel à l'empereur, sans avoir pour autant l'intention de mettre en cause ma nation. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé à vous voir et à m'entretenir avec vous. En réalité, c'est à cause de l'espérance d'Israël que je porte ces chaînes.

Quelque étonnement perce dans la réponse que lui adressent les représentants de la communauté juive :

— Nous n'avons reçu, quant à nous, aucune lettre de Judée à ton sujet et aucun frère, à son arrivée, ne nous a fait part d'un rapport ou d'un bruit fâcheux sur ton compte. Mais nous demandons à t'entendre exposer toi-même ce que tu penses : car, pour ta secte, nous savons bien qu'elle rencontre partout de l'opposition.

L'importance de l'affaire les engage de part et d'autre à convenir d'un nouveau rendez-vous. Au jour dit, la délégation juive s'est fortement accrue. Visiblement, le « cas » Paul intéresse les juifs de Rome. « Du matin au soir, se souvient Luc, Paul s'efforça de les convaincre, en parlant de Jésus à partir de la loi de Moïse et des prophètes. Les uns se laissaient convaincre par ce qu'il disait, les autres refusaient de croire. Au moment de s'en aller, ils n'étaient toujours pas d'accord entre eux. » Quand ils prennent congé, Paul ne dissimule pas son désespoir. Il cite le prophète Esaïe :

Va trouver ce peuple et dis-lui :
Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ;
Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.
Car le cœur de ce peuple s'est épaissi,
Ils sont devenus durs d'oreille,
Ils se sont bouchés les yeux.

Simple commentaire de Paul :

— Comme elle est juste cette parole !

La délégation se retire. Il ajoute :

— Sachez-le donc : c'est aux païens qu'a été envoyé ce salut de Dieu ; eux, ils écouteront.

Quelques lignes encore et les Actes des Apôtres vont s'interrompre. Déconcertante cette brièveté, cette conclusion n'en est pas une :

« Paul vécut ainsi deux années entières à ses frais et il recevait tous ceux qui venaient le trouver, proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ avec une entière assurance et sans entraves[16]. »

[16] Actes 28.31.

Rien de plus. Sur cette conclusion abrupte, on s'interroge toujours aujourd'hui. Pourquoi le seul auteur ayant campé Paul dans ses démarches publiques comme dans ses actions quotidiennes l'abandonne-t-il en chemin ? Certaines des raisons avancées font sourire : Luc se serait interrompu par manque de parchemin ! Il trouvait son double livre — Evangile + Actes — trop long ! Je me rallierai à l'explication des présentateurs de la TOB selon lesquels Luc n'aurait fait que suivre le plan fixé à l'orée de sa rédaction. Les Actes s'ouvrant à Jérusalem par le récit de la Résurrection, ils doivent comporter un aboutissement. C'est Rome : « De Jérusalem et des juifs du monde entier et aux païens, tel doit être l'espace du témoignage apostolique et tel est le plan des Actes. » Pour Luc, le but est atteint le jour même de l'arrivée de Paul à Rome.

Dans l'ignorance où nous sommes, devons-nous nous tourner vers les Actes de Paul ? De ce texte reconnu apocryphe par l'auteur lui-même — un comble —, ne pouvons-nous pas tirer quelque information ? Dans leur savante édition des Ecrits apocryphes chrétiens (1997), François Goyon et Pierre Geoltrain ont, à partir des quarante-huit manuscrits que l'on possède, établi un texte auquel on ne peut que se rallier. Willy Rordorf, grand spécialiste des apocryphes, a signalé « les allusions fréquentes mais ponctuelles aux Actes de Paul, fournies par beaucoup d'auteurs tant de l'Orient que de l'Occident ».

Que nous apportent ces Actes ? Ils nous montrent Paul recevant ses fidèles dans une grange. Le mot n'est pas sans importance. On n'imagine pas une grange dans l'enceinte de la Rome impériale, on la conçoit logique hors de la ville en l'un de ces faubourgs où traînaient des vagabonds n'ayant pour tout bien « qu'une botte de paille ». Juvénal n'y voyait que des « musiciens, charlatants et des jeteurs de sorts. »

Dans ma biographie de saint Paul, je me suis demandé si, dans ce milieu tout particulier, Paul ne serait pas apparu comme une sorte de marginal. Le jugement porté sur lui se serait élargi à ses fidèles. En ces années-là, ceux qui s'associent pour débattre de philosophie ou de religion soulèvent, au dire de Suétone, l'hostitilé de Néron et de son entourage. Tacite confirme : des hommes politiques ont été mis en accusation sous le seul grief d'être philosophes.

De 61 à 63, Paul a-t-il bénéficié d'une période de tolérance durant laquelle il aurait prêché le christianisme à un public au premier abord étonné, ensuite intéressé, convaincu enfin ? Ouvrons-les, ces Actes de Paul : « Il prêcha continuellement la parole divine et beaucoup d'hommes entrèrent dans l'Eglise de Dieu. La renommée de Paul se répandit dans toute la ville de Rome parce qu'on y racontait les signes, les prodiges et les miracles que Dieu faisait par ses mains. Il guérissait toutes les maladies, et beaucoup d'hommes de la maison de Néron crurent au Messie grâce à la prédication de Paul. » La tolérance aurait pu prendre fin au moment où celui que l'on tenait pour un vieil homme inoffensif se serait trouvé accusé du « crime » de philosophie.

Tout indique qu'il est vivant l'été 64 — dans sa grange ? — au moment où Néron, pour fuir la canicule de Rome, part pour Antium.

Est-ce le résultat de l'une de ces coïncidences extraordinaires comme l'histoire en comporte ? Est-ce l'intrusion de la Providence ? Au lecteur de répondre. Le certain est que Pierre, à l'été 64, est également à Rome. Que savons-nous de lui ? Infiniment moins que de Paul. Pour connaître son apparence physique, pouvons-nous faire confiance aux plus anciennes fresques qui le représentent les yeux noirs, la barbe et les cheveux courts quoique frisés et abondants ? Assurés de son origine galiléenne, nous ne pouvons établir son âge que par un calcul vraisemblable : le jeune homme que Jésus recrute au début de son ministère — automne 27 — peut avoir vingt ans, ce qui lui donne en 64 environ soixante ans. Il est marié : les Evangiles (Marc, Matthieu et Luc) montrent Jésus guérissant sa belle-mère et Paul le rencontre, à Corinthe, en compagnie de son épouse. L'a-t-elle suivi à Rome ? Aucun témoignage ne le précise. Une tradition fait allusion à son martyre et une autre à celui de la fille de Pierre.

La première Epître de saint Pierre insérée dans le Nouveau Testament ne saurait être de lui puisque rédigé postérieurement à sa mort, mais on peut, avec Pierre Debergé, biographe exigeant de l'apôtre, considérer qu'elle est le reflet très exact de la manière dont, vers 80-90, les Eglises percevaient le rôle de Pierre.

Peut-on savoir où il a résidé au cours de ses dernières semaines de vie ? Oublions les domus luxueuses composées de pièces rangées dans un ordre invariable : atrium, alae, triclinium, tablinum. Nous avons affaire à un apôtre pauvre. Tout au long de ses missions, Paul a vécu en fabriquant des tentes. Nous ne savons rien d'un métier éventuellement exercé par Pierre. On l'imagine accueilli par des chrétiens aussi pauvres que lui, peut-être habitant ces bâtisses en hauteur appelées insulae, ce qui veut dire immeubles de rapport. Un relevé, dont il est fait état dans les régionnaires, dénombre à Rome 1 797 domus contre 46 602 insulae. Juvénal habite une insulae. Par l'escalier qui ressemble à une échelle, il se réjouit de n'habiter qu'au troisième étage. Il plaint le misérable qui doit accéder aux combles et « n'est protégé de la pluie que par la tuile où les colombes langoureuses viennent pondre leurs œufs ».

Une tragédie sans nom attend Pierre, le plus ancien des Apôtres, et Paul, l'autoproclamé.

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