LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE X
Enquête sur deux tombeaux

Tout porte malheureusement à croire que les arrestations et les exécutions de juillet 64 se sont poursuivies jusqu'à la fin de l'année, peut-être au-delà. D'où une question vite obsédante : Pierre et Paul ont-ils figuré parmi les victimes de Néron ?

Dans une lettre qui date de 95 ou 96, Clément, évêque de Rome, lève des doutes. S'adressant à l'Eglise de Corinthe qui sollicitait ses conseils, Clément invoque l'exemple de Pierre : « Après avoir accompli son martyre, il s'en est allé au séjour de gloire qui lui était dû », et celui de Paul : « Il a accompli son martyre devant ceux qui gouvernaient. Il a quitté le monde et s'en est allé au saint lieu. » Dans les années 60, Clément était en âge de recueillir de telles informations, assurément fort commentées au sein de la communauté chrétienne de Rome.

Plusieurs témoignages confirment le précédent : celui d'Ignace, évêque d'Antioche, conduit à Rome pour y être martyrisé, il s'adresse vers 160 aux chrétiens de Rome. Se réclamant d'autre martyrs célèbres, il écrit : « Je ne vous donne pas des ordres comme Pierre et Paul. Ils étaient des apôtres et moi je suis un condamné. »

Denys de Corinthe fait allusion à Pierre et Paul qui « ont rendu témoignage dans le même temps ». Dans plusieurs textes de l'époque, la formule rendre témoignage correspond à donner sa vie. Des ouvrages parfaitement apocryphes tels que l'Apocalypse de Pierre, les Actes de Pierre ou l'Ascension d'Isaïe, en plaçant l'exécution de Pierre à Rome, confirment l'existence d'une tradition très tôt acceptée.

Vers l'an 200, le prêtre romain Gaius confirme : « Pour moi, je puis montrer les trophées des Apôtres. Si tu veux aller au Vatican ou sur la voie Ostie, tu trouveras les trophées de ceux qui ont fondé cette Eglise. » Entre 200 et 213, Tertullien de Carthage relate le martyre de Pierre, crucifié, et de Paul, décapité. En 313, Eusèbe de Césarée résume : « On raconte que sous le règne [de Néron], Paul eut la tête coupée à Rome même, et que semblablement Pierre y fut crucifié, et ce récit est confirmé par le nom de Pierre et de Paul qui, jusqu'à présent, est donné au cimetière de cette ville[1]. »

[1] Eusèbe, op. cit., II, 25, 5.

Dans la lettre de Clément, les mots « ceux qui gouvernent » ne sont pas sans importance. Quand Néron se rend en Grèce, en 67 et 68, pour participer aux Olympiades, il délègue l'exercice du pouvoir romain à Helius, Polyclitus et Nymphidius. Ils gouvernent en son nom. S'agirait-il de ces autorités devant lesquelles Paul aurait comparu et qui, tenant compte de sa citoyenneté, l'auraient condamné à être décapité ? Une tradition, attestée dès le IIe siècle, veut que Paul ait subi son martyre ad Aquas Salvias, sur la route d'Ardea, à trente milles environ de Rome : là s'élève aujourd'hui la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. Reste à s'interroger quant à l'époque des exécutions. Certains ont cru pouvoir placer celle de Paul entre juillet 67 et juin 68, donc au cours du voyage de Néron en Grèce[2]. Plus nombreux sont ceux, aujourd'hui, qui se rallient à l'année 64, donc au lendemain de l'incendie de Rome.

[1] François Brossier, « La fin de Paul à Rome » in Aux origines du christianisme (2000).

Et Pierre ? Jean, quatrième et dernier des évangélistes, évoque le dialogue qu'auraient échangé Jésus et Simon-Pierre. Par trois fois, Jésus demande à Pierre s'il l'aime : « Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : “M'aimes-tu ?” Et il reprit : “Seigneur, toi qui connaît toutes choses, tu sais bien que je t'aime.” Et Jésus lui dit ; “En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas?” Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu. » Dans cet échange déchirant, les commentateurs de Jean ont cru lire l'annonce du supplice que devait subir Pierre et dont tenait à témoigner le dernier apôtre survivant.

La thèse la plus communément admise aujourd'hui veut que Pierre aurait été martyrisé à l'automne 64, durant la persécution de Néron[2]. Pour le reste, nous devons nous en rapporter à des traditions qui, souvent, prennent la forme de légendes. Il en est ainsi des Actes de Pierre, rédigés vers la fin du IIe siècle, donc parfaitement apocryphes. Le séjour de Pierre à Rome est semé de conflits avec Simon le Magicien. Ce dernier s'élançant dans les airs, Pierre obtient du Christ qu'il provoque sa chute. C'est dans les Actes de Pierre que figure la scène appelée à un avenir imprévisible : à l'annonce de la persécution ordonnée par Néron, Pierre s'apprête à quitter Rome. Il rencontre Jésus et, bouleversé, lui demande : Quo vadis Domine ? (Où vas-tu Seigneur ?) La réponse ne tarde pas : « Je vais à Rome pour y être crucifié. » Nouvelle question de Pierre : « Seigneur, vas-tu de nouveau être crucifié ? “Oui, Pierre, je suis de nouveau crucifié.” » Alors Pierre « retourna à Rome, se réjouissant et glorifiant le Seigneur ». Ce sont dans les mêmes Actes de Pierre que prend naissance la légende de l'apôtre crucifié la tête en bas par modestie à l'égard de la crucifixion de Jésus.

[2] Etienne Cothenet, « Pierre à Rome » in Aux origines du christianisme.

On ne peut que donner raison à Etienne Cothenet quand il constate que seul le terrain solide en l'occurrence reste l'attestation de Gaius. Souvenez-vous, lecteur : « Pour moi je peux montrer les trophées des apôtres. Si tu veux aller au Vatican ou sur la voie d'Ostie, tu trouveras les trophées de ceux qui ont fondé cette Eglise. » Au Vatican, colline de Rome située au nord du Janicule, sur la rive droite du Tibre, se situaient les jardins et le cirque de Néron. En distinguant deux trophées et deux apôtres, les exégètes estiment que Gaius a voulu montrer que la sépulture de Paul se trouvait sur la voie d'Ostie et celle de Pierre au Vatican.

Cette tradition de Pierre inhumé, quelle que soit la date de sa mort, dans le cirque de Néron paraît confirmée par la décision postérieure de l'empereur Constantin, tout nouvellement converti, de faire élever, de 315 à 349, une première basilique — remplacée plus tard par celle que nous connaissons — à l'endroit désigné par une tradition constante comme étant celui où avait été inhumé saint Pierre. Le lieu auquel on s'est arrêté constitue en lui-même une démonstration. Le terrain choisi était particulièrement mal approprié car semé d'obstacles rendant fort difficile l'implantation d'un tel édifice. Or, non loin de là, s'étendait une surface plane fort tentante !

Dans le chœur de la basilique de Constantin, dotée de cinq nefs, d'une abside et d'un transept, on a pu longtemps apercevoir la partie supérieure d'un petit monument à deux arches édifié, au IIe siècle, sur le lieu supposé de la sépulture de Pierre.

Si certaines des invasions barbares ont épargné la basilique, il n'en est pas de même de celle de Genséric et ses Vandales en 455, de celle de Vitigès et ses Ostrogoths en 537, de celle de Totila en 544. Selon les Annales de saint Bertin, les Sarrasins ont emporté en 846 l'autel placé au-dessus de la tombe de Pierre, ainsi que des objets de prix qui l'ornaient. Les malheurs de la basilique n'étaient pas achevés : un terrible incendie allait la ravager.

A la fin du XVe siècle, ce qui en subsiste après plus d'un millénaire d'existence est à la veille de s'effondrer. Chacun en convient : il est urgent d'en construire une autre. En 1452, le pape Nicolas V s'y essaie mais sa mort (1455) interrompt l'entreprise. Il faudra attendre 1506 pour que Jules II fasse ouvrir l'un des chantiers les plus gigantesques de l'architecture religieuse : 22 000 m2 de superficie totale, une coupole haute de 136,50 mètres et une longueur de 186 mètres.

Pas plus que Nicolas V, Jules II n'a hésité quand au site : exactement celui de la basilique de Constantin. Le chœur de la basilique Saint Pierre est placé scrupuleusement au-dessus du précédent. Dès lors la catholicité n'a cessé de croire que la dépouille de saint Pierre reposait dans les soubassements du nouvel édifice. Nul, cependant, ne l'avait repérée. Les siècles passant, le désir d'être assuré de cette présence n'a cesse de grandir. Aucun pape ne semble avoir prescrit des recherches. La raison n'en est pas seulement historique mais d'ordre religieux, ce qu'a parfaitement expliqué Jérôme Carcopino : « Si l'exploration parvenait à déceler, sous l'édifice de Constantin, les traces d'une sépulture de Pierre antérieure à 258, elle maintiendrait avec éclat, à travers la diversité des localisations et peut-être des formes liturgiques, l'unité originelle du culte du Martyr ; elle proclamerait l'apostolicité du siège romain. Si, au contraire, elle n'y réussissait point, elle minerait la base sur laquelle est fondée la primauté de l'Evêque de Rome. C'est donc une partie redoutable à jouer et, dans un siècle où la critique commande, une terrible chance à courir. »

Cette chance, après l'avoir mûrement pesée, le pape Pie XII s'est, en 1939, résolu à la courir.

Le 10 février 1939, le pape Pie XI vient de mourir. Dès que l'on ouvre, avec toute la solennité nécessaire, son testament, on y découvre une volonté formelle ; il veut être enterré le long du mur sud des Grottes anciennes, à côté de Pie X, donc aussi près que possible de la « Confession » de saint Pierre : la zone où l'on situe traditionnellement le tombeau du premier des apôtres. Dès que cette volonté est connue, le camerlingue de l'Eglise — ce cardinal Pacelli qui bientôt deviendra le pape Pie XII — prescrit de repérer l'endroit si précisément désigné. Après un examen rapide, les architectes font savoir que « l'espace encore disponible est trop étroit ». Le cardinal ordonne alors d'abaisser le niveau des Grottes et de pratiquer une excavation derrière le mur du fond. Ce qui est aussitôt entrepris par les sampietrini, ouvriers chargés héréditairement des travaux de réfection de l'immense ensemble architectural. Ils déplacent plusieurs des dalles de marbre qui forment le pavement des Grottes. Quand leurs pioches rejoignent les restes d'un autre dallage, ils s'arrêtent en débouchant, en arrière du mur sur lequel s'ouvre l'excavation, sur une chambre que des gravats, au cours des temps, ont remplie.

Faut-il aller plus loin ? Elu pape, Pie XII l'ordonne. On comprend bientôt que le dallage découvert par les sampietrini n'est autre, à vingt centimètres au-dessous du pavement, que celui de la première basilique édifiée par Constantin. On en revient à la tradition selon laquelle l'autel a été placé au-dessus de la tombe de l'apôtre. Se remettant au travail, les sampietrini s'enfoncent chaque jour plus profondément. Ils abandonnent souvent leurs pelles pour ne se servir que de leurs mains nues.

De jour en jour s'accroissent les espoirs des archéologues dirigés par Mgr Ludwig Kass. Convaincus que les murailles sud de la basilique constantiniennes devaient prendre appui sur les murailles nord du cirque de Néron, ils s'attendent à découvrir ce cirque où Tacite situe la mise à mort de nombreux chrétiens. La même où Pierre aurait été crucifié.

Or, ce n'est nullement sur l'emplacement du cirque de Néron que la basilique de Constantin a été édifiée. C'est au-dessus d'un cimetière dont on découvre les traces évidentes. On n'en continue pas moins à fouiller. Stupeur : au lieu des quelques pierres tombales sans guère d'intérêt que l'on s'attend à trouver, on rend la vie à un mausolée ancien, puis un autre, puis d'autres encore, alignés en une enfilade qui ressemble à une rue. A Mgr Kass et son équipe s'offre un spectacle bouleversant. Il l'est encore aujourd'hui.

Simple visiteur, intégré en un groupe qui ne peut dépasser quinze personnes, j'avais en mémoire les photographies souvent publiées de cette nécropole. En un instant, la vision in situ en a balayé le souvenir. Surgissaient des ténèbres des mausolées de grande allure, des sépultures infiniment plus modestes, parfois une simple caisse de terre cuite ou même une cavité prolongée par un capuchon de brique : supériorité des trois dimensions.

Du jugement des spécialistes, il s'agit de la « plus importante des nécropoles romaines jusqu'à présent déblayée ». Son axe est « celui-là même de la nef centrale de la basilique ». Si la plupart des sépultures sont païennes, les inscriptions trouvées sur les murs prouvent que quelques-unes sont chrétiennes. Ainsi, dès les premiers âges de l'Eglise, bien avant que Constantin fit édifier sa basilique, des chrétiens avaient choisi d'y reposer. L'auraient-ils fait si une raison majeure ne les y avait poussés ?

Cette question, les archéologues se la sont posée derechef en exhumant une zone quadrangulaire, un « vide » dont « l'on dirait qu'il fut assiégé de toutes parts de tombes et de sépultures qui, depuis les premiers siècles, se serrent autour de lui sans jamais empiéter sur lui[3] ». Dans leur rapport, ils affirment : « Nous avons contrôlé ce détail [le fait qu'aucune tombe n'ait jamais empiété sur cette zone], en partant du sol vierge, et c'est pourquoi nous pouvons affirmer que cette zone a été respectée, depuis les origines de l'usage de cet emplacement, en tant que cimetière qui, étant donné l'ensevelissement profond des tombes les plus anciennes, remontent au Ier siècle. » Ladite zone était protégée par un mur souterrain enduit de blanc et de rouge : « Cette précaution, que nous ne trouvons dans aucune tombe voisine et que nous voyons constamment autour du même lieu, est un indice précieux du fait qu'il s'agissait là d'une tombe sur laquelle on veillait et que l'on vénérait depuis la plus haute Antiquité. »

[3] Rapport sur la campagne des fouilles poursuivies de 1939 à 1949 à Saint Pierre de Rome (préface de Mgr Kass, 2 vol., le premier comportant 218 pages de texte et 209 illustrations et plans ; le second 109 planches, dont 103 en phototypie).

Au IIe siècle, avant l'avénement de Marc Aurèle (161), la tombe mystérieuse reçoit une nouvelle protection, celle d'un mur badigeonné en rouge, haut de 2,45 mètres, épais de 60 centimètres, long de 7 mètres, délimitant un rectangle de 7 mètres sur 3,50 mètres. La soutient un contrefort long de 85 cm, épais de 55 cm, perpendiculaire à sa paroi. Le mur est couvert d'inscriptions chrétiennes, d'où le nom de mur des graffiti qui lui a été donné. Dans son épaisseur, on a pratiqué trois niches dont l'une, engagée en arrière dans le mur rouge, est soutenue en avant par deux colonnettes de marbre. « Il est certain que cet ensemble fut conçu et construit avec une évidente prétention à la monumentalité. » Dès lors les enquêteurs se déclarent convaincus d'avoir retrouvé la tombe de saint Pierre.

Résumons : 1. les fouilles ont mis en lumière l'emplacement de la basilique de Constantin ; 2. celle-ci a été construite selon un choix que la nature du terrain ne peut expliquer ; 3. l'emplacement était un cimetière ; 4. la législation romaine interdisait de violer la paix des morts sous peine de graves sanctions ; 5. on ne s'en est pas moins livré à des dévastations sacrilèges, ravageant les tombeaux et défonçant les mausolées. Ce qui justifie la conclusion du grand romaniste que fut Jérôme Carcopino : « De toute évidence, Constantin n'a pas été libre d'élire à son gré le lieu de sa fondation ; sa volonté y fut en quelque sorte enchaînée par une force supérieure à la logique, à l'intérêt, à la morale même, par un sentiment plus fort que la raison. » S'il s'est acharné à faire élever sa basilique sur un cimetière, c'est que, dans ce cimetière — il en était sûr —, l'apôtre avait été inhumé.

Que les restes de Pierre aient été transférés là, à un moment donné antérieur en tout cas au règne de Constantin, il devient difficile d'en douter. J'entends le lecteur : « Le tombeau, je veux bien, mais saint Pierre s'y trouve-t-il encore ? » En 1952, on a posé la même question au père Ferrua, l'un des quatre chercheurs chargés par Pie XII de diriger les fouilles. Il a répondu sans ambiguïté :

— Nous avons pu l'explorer dans tous les sens et nous l'avons reconnu facilement pour être le tombeau de saint Pierre mais, malheureusement, c'est un tombeau vide !

La découverte, dans l'une des niches, de quelques ossements qu'une expertise a désignés comme ceux d'un homme âgé, a pu faire rêver. D'autres débris d'ossements humains découverts dans une cavité du mur des graffiti ont entraîné de nouveaux espoirs. Les chercheurs, en majorité, se veulent infiniment plus prudents.

Quiconque désormais se rendra dans la basilique Saint-Pierre de Rome et s'arrêtera devant cette statue de bronze de l'apôtre, dont on voit le pied usé par tant de pieux effleurements, sera en droit de croire que, durant une période indéterminée, mais assurément longue, la dépouille de Pierre a séjourné sous le dallage foulé par des millions de croyants. Et de touristes.

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