LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE XI
La grande conjuration

Encadrant Néron en haut de l'Esquilin, deux hommes considèrent le champ de ruines et de cendres que Rome est devenue. Ils se sont illustrés comme les architectes les plus fameux de leur temps. Leurs noms ? Severus et Celer. En leur reconnaissant génie et audace, Tacite les affirme capables « de réaliser par artifice même ce à quoi la nature s'était refusée[1] ».

[1] Annales, XV, 42.

Sans doute Néron traverse-t-il à cette époque un bonheur presque parfait. Il s'apprête à faire de Rome toute entière une œuvre d'art. A l'antique et déshonorant dédale il substituera l'harmonie. Il réserve à cette ville ressuscitée un bienfait suprême — il en rêve depuis si longtemps ! — que seul un empereur tel que lui peut accorder. L'incendie a fait disparaître son palais. Place à ce qu'il appelle déjà la Domus Aurea : la Maison d'Or.

Au sommet de l'Esquilin, on ne saurait voir Severus et Celer muets mais interrompant Néron, rectifiant ses erreurs, prolongeant ses esquisses, en définitive innovant avec lui. La Maison d'Or sera l'œuvre de ces trois hommes.

Qui voudra croire que, dans les ruines de Rome, Néron ait osé tailler quatre-vingts hectares dans le seul dessein d'y édifier, non pas seulement un palais mais une ville dans la ville ? Aucun des plans de Severus et Celer ne subsiste. Par chance, le sujet a inspiré Suétone — et de quelle manière ! « Il suffira de dire, pour en faire connaître l'étendue et la magnificence, que l'on voyait dans le vestibule une statue colossale de Néron haute de cent vingt pieds[2] ; qu'elle était si vaste qu'elle contenait un triple portique de mille pas de long ; qu'il y avait une pièce d'eau imitant la mer et bordée d'édifices qui donnaient l'idée d'une grande ville ; qu'on y voyait aussi des plaines, des champs de blé, des vignobles, des pâturages et des forêts, peuplés d'une multitude de troupeaux et de bêtes fauves. L'intérieur était partout doré et orné de pierreries et de nacre de perles. Le plafond des salles à manger était fait de tablettes d'ivoire mobiles d'où s'échappaient, par quelques ouvertures, des parfums et des fleurs. La plus belle de ces salles était ronde et tournait jour et nuit, pour imiter le mouvement circulaire du monde ; les bains étaient alimentés par les eaux de la mer et par celles d'Albula. Ce palais terminé, le jour où il en fit la dédicace, il déclara : “Je vais donc être enfin logé comme un homme[3] !” »

[2] Ce qui donne, en retenant l'estimation du pied romain de cette époque à 0.297 m, une hauteur d'environ 35 m.

[3] Vie des douze Césars, « Néron », XXXI.

Ce palais fou s'étend du Palatin jusqu'à la Velia[4]. Il gravit les pentes et le sommet du mont Oppius, inclut les jardins de l'Esquilin et, suivant à l'est l'enceinte de Servius Tullius, englobe le temple de Claude divinisé pour aboutir jusqu'au Caelius. La vallée où sera plus tard édifié le Colisée est occupée par l'immense pièce d'eau qui a frappé si fort les contemporains[5].

[4] Emplacement occupé aujourd'hui par le Temple de Vénus et Rome.

[5] Elisabetta Segala, Domus Aurea (1999). Ouvrage exhaustif complété par un excellent guide d'Ida Sciortino.

S'extasiant en toute indécence sur le projet, Lucain, neveu de Sénèque, s'affirme certain que, sa mission une fois accomplie, Néron s'élèvera jusqu'aux astres « dans le char flamboyant de Phoetus ». La terre ne craindra plus ce nouveau soleil. La nature lui laissera le droit de choisir le lieu d'où régner sur le monde. C'est là très exactement ce que croit Néron. Pour la création de sa Maison d'Or, il exige que l'on utilise des techniques nouvelles, notamment empruntées à l'Egypte. Suétone laisse entendre que les ingénieurs de Néron ont conçu un moteur à mouvement perpétuel : d'où le « dôme tournant » dont la Domus Aurea est dotée. L'énergie est fournie par un courant d'eau dont le débit s'accorde au fil des heures : Néron ayant assuré son pouvoir sur les hommes, les choses doivent lui être dociles.

Printemps 65. Dans l'attente fébrile de voir son palais enfin achevé, Néron s'est installé, au sud de la douzième région, dans une résidence des jardins Serviliens. A la fin des mois d'avril, au lever du jour, un affranchi du nom de Milichus se présente aux portes de la villa impériale. Affirmant appartenir à la maison du sénateur Flavius Scaevinus, il demande à l'officier de garde d'être conduit auprès d'un conseiller de l'empereur : il tient à délivrer une communication de la plus haute importance. On le prie de passer son chemin. Il hausse la voix, jure que ses révélations peuvent sauver la vie de l'empereur. Impressionné, l'officier le conduit jusqu'à l'affranchi Epaphrodite qui, l'ayant écouté, l'emmène en toute hâte chez Néron.

En présence de l'empereur, Milichus exhibe un poignard qui, affirme-t-il, appartient à Flavius Scaevinus. Il jure qu'il s'agit de l'arme d'un crime. Les affidés d'une conspiration à laquelle appartient son maître préparent dans l'ombre l'assassinat de l'empereur. Il évoque avec minutie tout ce qu'il a vu de ses yeux la veille : le sénateur marquant d'un sceau son testament, tirant de son fourreau un poignard « émoussé par le temps » ; lui ordonnant à lui, Milichus, de l'aiguiser sur une pierre et d'« en reforger la pointe au feu » ; se faisant servir un repas plus abondant qu'à l'accoutumée ; donnant la liberté à ses esclaves préférés et l'argent aux autres. Il évoque la tristesse du sénateur « plongé souvent dans des pensées profondes, bien qu'il fit semblant d'être joyeux, en tenant des propos légers ». Le plus surprenant ? La demande qui lui a été adressée de préparer des bandes pour soigner des blessures et « ce qu'il faut pour arrêter le sang ».

Traîné auprès de Néron, le sénateur Flavius Scaevinus le prend de si haut qu'il est près de convaincre l'empereur et son entourage. Il accuse son « coquin » d'affranchi d'avoir dérobé une arme de collection à laquelle sa famille porte depuis longtemps un culte. Quant à son testament, il l'a si souvent scellé que l'on ferait bien de faire attention à la date ; certes, il a donné la liberté ou de l'argent à des esclaves mais il l'a fait à plusieurs reprises parce que sa situation de fortune s'est amenuisée ; il n'est pas sûr que son héritage suffise à confirmer les largesses exprimées. Un repas abondant ? Il s'en fait servir tous les jours. Quant à l'agrément de sa vie, il est vrai que des juges trop sévères s'en alarment. Des pansements pour des blessures ? Il n'en a nullement commandé et ce misérable affranchi n'a ajouté ce grief que pour donner quelque poids à son mensonge !

L'affranchi eût été mis à mort si sa femme ne lui avait confié qu'Antonius Natalis avait eu avec Scaevinus un long entretien secret et que l'un et l'autre étaient des intimes de C. Pison. Il le crie à Néron. Dans l'instant, la situation s'inverse. On amène Natalis au palais. Interrogé hors de la présence de Milichus, on s'aperçoit que ses réponses ne correspondent pas aux dires de l'affranchi. Les deux hommes sont mis aux fers. A la vue des tortures dont ils sont menacés, ils parlent. Plus habile que l'affranchi et connaissant mieux l'ensemble de la conjuration, Natalis dénonce en premier lieu Pison et, n'ignorant pas que Néron a pris Sénèque en haine, y ajoute son nom. Dès que Scaevinis a connaissance des révélations de Natalis, voyant les conspirateurs découverts et croyant se sauver lui-même, il dénonce tous les autres.

Ainsi Néron apprend-il l'existence de la conjuration de Pison : conjuratio Pisoniana.

Elle se prépare depuis trois ans. On en situe les prémices dans les derniers mois de l'année 62, au moment où Sénèque vient de se séparer de Néron. A l'instigation de son homme de confiance Antonius Natalis, Pison a tenté à deux reprises de prendre contact avec Sénèque qui s'est dérobé.

L'homme appartient à l'une des familles les plus anciennes de Rome, la gens Calpurnia, alliée à toute l'aristocratie de l'Urbs. Que cherche-t-il ? On accorde à cet homme, doté d'une grande taille et d'un visage harmonieux, une réputation brillante dans le peuple, une grande facilité de parole, de la générosité envers autrui. Tout cela balancé par sa légèreté et un goût prononcé pour les plaisirs.

Il ne semble pas d'ailleurs avoir été le premier initiateur de la conjuration. On croirait plutôt à Subrius Flavus, tribun d'une cohorte prétorienne, et au centurion Sulpicius Asper. Il a fallu longtemps aux conjurés pour donner forme à leur projet et y rallier un certain nombre d'aristocrates et de militaires, tous disposés à tuer Néron et à le remplacer par Pison.

Les nobles reprochent essentiellement à l'empereur de leur avoir « volé » leur part héréditaire. Ils voient en outre anéanties les vertus traditionnelles apprises de leurs pères, se rappellent entre eux les crimes du prince, dénoncent un Etat épuisé. Les militaires, eux, cherchent un bras pour délivrer Rome. La chance du complot : la présence en son sein de Faenius Rufus, préfet du prétoire, homme « d'une réputation et d'une vie irréprochables. »

Tuer Néron : le projet se nourrit surtout de paroles. Les mois passent et nul ne songe à passer à l'action. Pire : la discorde s'installe entre civils et militaires. En accord avec ses camarades, Subrius Flavus semble même avoir projeté, après la mort de Néron, d'assassiner Pison et de remettre l'empire à Sénèque.

Rome est en fête. On ne voit dans les rues que des gens se saluant avec des cris de joie. La plupart sont vêtus de blanc, couleur dont la déesse Cérès — personne n'en doute — fait ses délices. Qui croirait que, huit mois plus tôt, tant d'autres sont morts dans les flammes ? On a pratiqué à travers les décombres une large voie qui permet d'accéder au Circus Maximus — reconstruit avec une rapidité confondante — afin que puissent y être célébrés les jeux qui marquent la clôture des Céréalies. D'obligation, l'empereur doit les présider. L'occasion de le tuer ne se retrouvera peut-être plus.

Le 19 avril 65, Plautius Lateranus, homme de haute taille et dont la force physique est connue, se précipitera aux pieds de Néron comme pour lui présenter une supplique et, le saisissant par les genoux, le fera choir. Du fameux poignard choisi de longue date et exhibé trop souvent à ses amis, Scaevinus frappera l'homme à terre.

Pison attendra dans le temple de Cérès la nouvelle de la mort de Néron. Le préfet Faenius et plusieurs autres viendront le chercher pour le conduire au camp des prétoriens et le faire reconnaître empereur.

L'enquête est menée par Néron en personne, secondé par Tigellin et même Rufus Faenius qui, n'ayant pas encore été dénoncé par ses complices, fait du zèle.

A Quintianus et Senecio, on promet l'impunité s'ils dénoncent leurs complices. Quintianus livre le nom de Glitius Gallus ; Senecio celui d'Annius Pollio ; Lucain dénonce sa mère. Les délations pleuvent. Néron prend peur : il multiplie le nombre des gardes placés autour de lui.

Les conjurés savent maintenant que Néron n'ignore plus rien de leur complot. Ils pressent Tison de se rendre au camp des prétoriens : leur ralliement entraînera tous ceux qui ne supportent plus Néron. Par toute la ville, le bruit d'une action d'importance commencera à courir : ainsi ont débuté bien des révolutions. Voyant Pison hésiter, on lui répète qu'il sera « plus glorieux de périr en tenant l'Etat embrassé et en appelant au secours de la liberté ! » On insiste : « Ta mort sera admirée de la postérité ! »

Apparemment convaincu, Pison s'élance hors de chez lui. Jugeant cet élan inutile, assez vite il rebrousse chemin et, pour se préparer à la mort, regagne sa demeure. A l'arrivée des soldats venus l'arrêter, il s'ouvre les veines.

Immense, la répression : « La ville était pleine de funérailles, et le Capitole de victimes. » Des patrouilles en armes circulent en tous sens. Aux portes, des sentinelles empêchent quiconque d'entrer dans la ville ou d'en sortir. On interdit la navigation sur le Tibre et l'on ferme le port d'Ostie. Comme on va jusqu'à douter de la garde impériale, on fait appel à des unités de Germains décrétés plus sûrs parce qu'étrangers. Sans cesse ils rameutent dans les jardins des files de gens enchaînés. Une parole, une rencontre, la présence à tel banquet ou à un quelconque spectacle suffisent pour être accusé de sympathie envers les conjurés.

Le tribunal continue à retentir de la voix arrogante du préfet Rufus Faenius. Quelle revanche, quelle consolation pour les conjurés, quand, agressé de questions, Scaevinus ose tout à coup lui répliquer par un sourire narquois :

— Personne, pourtant, ne le sait mieux que toi.

Pris au piège, Faenius perd contenance. Pour répondre à Néron qui l'invite durement à confondre Scaevinus, il ne peu que prononcer quelques paroles inintelligibles. Les accusations volent vers lui, trop précises pour qu'on les mette en doute. Les détails fournis pas Cervarius Proculus mettent fin à la carrière de cet ex-honnête homme, conjuré par devoir, opportuniste par lâcheté. Jusqu'à son dernier instant, il espère échapper au supplice et implore en vain la grâce de Néron. Il aura la tête tranchée.

Le plus illustre des accusés ? Sénèque, bien sûr. De mois en mois, ses relations avec Néron se sont tendues. L'empereur est resté sous le coup des critiques sévères qu'il a fait entendre à l'occasion des prélèvements considérables opérés, sous prétexte d'aider les sinistrés, au lendemain de l'incendie de Rome sur les biens religieux. Certes, au cours de l'enquête, son nom a été prononcé mais il ne s'agit que des propos — assez vagues — de Natalis concernant les tentatives infructueuses de Pison d'entrer en rapport avec lui.

Rentré de Campanie, le philosophe vient, à quatre milles de Rome, de regagner sa villa. Il se prépare à dîner en compagnie de Pompeia Paulina, sa femme, et de deux amis. Grand tumulte : à la tête de plusieurs groupes de soldats, Gavius Silanus, tribun d'une cohorte prétorienne, investit la villa. A Sénèque, il remet une copie de la déposition de Natalis. Il n'est chargé, dit-il, que de recueillir la réponse. Sénèque narre avec calme la visite que Natalis lui a rendue : celle-ci, affirme-t-il, n'était que pour lui faire part des reproches que Pison formulait pour n'avoir pas voulu le rencontrer.

Quand le tribun vient faire rapport à Néron, il le trouve en compagnie de Tigellin et de Poppée. Seule question de l'empereur : Sénèque a-t-il semblé prêt à se donner la mort ?

— Je n'ai rien vu de semblable, répond le tribun.

Ordre immédiat : que le tribun s'en retourne et signifie à Sénèque qu'il doit mourir. Gavius Silanus ne juge pas nécessaire de se presser outre mesure. Il fait même un détour pour rencontrer le préfet Faenius et lui poser la question qui, sans doute, lui brûle les lèvres :

— Dois-je obéir ?

Faenius n'a pas encore été démasqué. Il confirme :

— Il faut exécuter l'ordre.

Le tribun poursuit son chemin mais, parvenu devant la villa de Sénèque, n'a pas le cœur de lui transmettre l'ordre fatal. Il lui dépêche l'un des centurions qui l'accompagnent. Le voyant entrer, le philosophe l'accueille sans frayeur et souhaite seulement revoir son testament. Réponse négative du centurion. Sénèque se tourne alors vers ses amis :

— Puisque je suis empêché de vous témoigner la reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour moi, je vous laisse le seul bien qui me reste désormais, et qui est le plus beau : l'image de ma vie. Si vous en conservez le souvenir, vous trouverez dans une réputation de vertu la récompense d'une amitié aussi fidèle.

Comme ils pleurent, il s'adresse à eux « tantôt sur le ton de la conversation, tantôt avec plus de force comme s'il les réprimandait. Il les rappelle au courage, leur demandant où se situaient [maintenant] les préceptes de la philosophie, où étaient les arguments, médités pendant tellement d'années, contre les menaces de la fortune. Qui en effet, ignorait la cruauté de Néron ? Il ne lui restait plus, après avoir tué sa mère et son frère, que d'ajouter à ces mesures celui de l'homme qui l'avait élevé et instruit[6] ».

[6] Annales, XV, 62.

Sa femme sanglote. Il la prend dans ses bras et, se montrant ému pour la première fois, la supplie de modérer sa douleur. Pour seule réponse, elle déclare qu'elle veut mourir avec lui et demande qu'on l'aide à se frapper. Sur les derniers moments de Sénèque, on doit à Tacite l'une de ses plus belles pages : « Alors Sénèque, ne voulant pas la priver de cette gloire, elle qu'il aimait plus que tout et ne voulait pas abandonner aux coups de la justice, lui dit :

« — Je t'avais montré ce que la vie peut avoir de douceur. Tu préfères la gloire de mourir. Je ne te priverai pas de donner un tel exemple. Que la fermeté dont témoigne une fin aussi courageuse soit pareille de ta part et de la mienne, mais qu'il y ait plus d'éclat dans ton départ de cette vie !

« Après quoi, d'un même coup, ils s'ouvrent le bras. Comme le corps de Sénèque, âgé et affaibli par la frugalité de son régime, ne laisse couler le sang que lentement, il s'ouvre aussi les veines des jambes et des jarrets ; épuisé par des souffrances terribles et pour ne pas briser le courage de sa femme par ses propres douleurs, de crainte aussi qu'en voyant ses propres tourments, il ne finisse par manquer de fermeté, il la décide à se retirer dans une autre chambre. En ce moment suprême, comme il n'avait rien perdu de son talent d'écrivain, il fit appeler des secrétaires et leur dicta longuement ce qui a été publié dans les termes mêmes dont il usa et que, pour cette raison, je crois inutile de paraphraser[7]. »

[7] Ce texte de Sénèque ne nous est pas parvenu.

Néron a donné l'ordre qu'on l'informât d'heure en heure de ce qui se déroulait chez le philosophe. Il faut croire que ses centurions se sont, l'un après l'autre, succédé au palais. On informe l'empereur que Pauline, elle aussi, veut mourir. N'ayant pas de raison de la haïr, il ordonne qu'on l'en empêche. Qu'on se hâte ! Ainsi verra-t-on les soldats, les esclaves et les affranchis lui bander les bras, arrêter le sang. Elle survivra.

Sénèque ? « Comme l'attente de la mort durait interminablement, dit Tacite, il pria Statius Annaeus, qu'il estimait pour la longue fidélité de son amitié et pour son habilité de médecin, de lui donner le poison prévu depuis longtemps. [...] On le lui apporta et il le but, mais en vain car ses membres étaient déjà froids et son corps insensible à l'effet du poison. Finalement, il entra dans un bassin plein d'eau chaude, aspergeant les esclaves qui se trouvaient tout près et il dit alors qu'il offrait ce liquide en libation à Jupiter Libérateur. Après quoi, il fut transporté dans une étuve dont la chaleur lui fit perdre le souffle ; alors, sans qu'aucune cérémonie fût célébrée, il y fut incinéré ; il l'avait ordonné ainsi dans son testament au temps où, encore extrêmement riche et fort puissant, il pensait à ses derniers instants[8]. »

[8] Annales, XV, 63, 64.

La conjuration n'est plus. Les coupables sont châtiés. Antonius Natalis est épargné parce qu'il a dénoncé Pison et Cervarius Proculus pour avoir démasqué le préfet Faenus Rufus. Le vrai vainqueur est l'affranchi Milichus. Il se retire comblé de richesses, de domaines et d'esclaves. Il prend même un nom grec signifiant « sauveur ».

Les sénateurs se surpassent encore — jusqu'où iront-ils ? — en proposant que le mois d'avril soit désormais appelé Néron. L'empereur accepte. Cerialis Anicius, consul désigné, renchérit : il faut élever, aux frais de l'Etat, un temple au dieu Néron. L'empereur refuse :

— Un empereur ne devient dieu qu'après sa mort.

Dès l'annonce que Néron va chanter, une foule énorme se précipite pour assister à cet événement inconnu à Rome d'un empereur se donnant en spectacle. On le sait : mieux vaut assister à une audition de l'empereur plutôt que de s'en abstenir. Une fois en place, il est préférable de ne pas s'absenter, ne serait-ce que pour satisfaire des besoins naturels : des espions épars sur les travées notent avec soin l'impardonnable manque de respect.

Quand le héros de la fête se présente, il fait savoir qu'il n'y assistera qu'en spectateur. Le public réclamant — c'est conseillé — d'entendre « sa voix céleste », il s'y refuse. Les soldats de garde joignant leurs prières à celles de civils, il consent. Il entre en scène. Les préfets du prétoire portent sa lyre. Quand il a assuré sa pose et achevé son prélude, il chante. Il reste en scène jusqu'à la dixième heure[9].

[9] Vers 4 heures de l'après-midi.

Rien décidément n'échappe à sa perspicacité — et à l'art de conter — des historiens romains. Ils nous offrent Néron comme si nous y étions. Voici la fin du spectacle : « Finalement, fléchissant le genou et saluant respectueusement de la main son public, il attendait le verdict des juges, en feignant d'avoir peur. Et la plèbe de la Ville, accoutumée à encourager aussi la mimique des histrions, poussait des acclamations cadencées et applaudissait en mesure. Ils avaient l'air joyeux, et peut-être l'étaient-ils, parce qu'ils n'avaient cure du déshonneur général[10]. »

[10] Annales, XVI, 4.

Poppée morte ? Dans Rome, personne ne veut le croire. Si souvent on l'a vue, allongée sur sa litière, parcourir la ville ! Nulle Romaine ne pouvait avec elle rivaliser de beauté et d'élégance. Elle paraissait si jeune que l'on accusait de mensonge celui qui jurait qu'elle avait trente-cinq ans.

Quand on a su qu'il ne s'agissait pas d'une rumeur, une question s'est lue sur toutes les lèvres : de quoi est-elle morte ? Dans la logique de l'époque et du cadre, on a parlé d'empoisonnement. La raison serait tout autre. Tacite : « Après la fin des jeux, Poppée mourut d'une colère soudaine de son mari qui, alors qu'elle était enceinte, lui donna un coup de pied. » Suétone : « Il l'aima beaucoup, ce qui ne l'empêcha pas de la tuer d'un coup de pied, parce que, malade et enceinte, elle lui avait fait d'assez vifs reproches de ce qu'il était rentré un peu tard d'une course de char[11]. »

[11] Néron, XXXV.

La scène de ménage méritée par un mari rentré tard se trouve dans tous les temps historiques. La différence naît ici de la qualité des rapports du couple. Néron faisait plus qu'admirer Poppée : il l'idolâtrait.

L'historien ne peut omettre le changement considérable dans la vie quotidienne du palais dont Poppée fut responsable. Depuis Auguste, l'austérité était de règle à la cour. Avec Poppée, le luxe y a fait son entrée avec son corollaire, le faste : tout ce à quoi peut-être aspirait Néron. La vie de cour s'est voulue éblouissante. Pline cite un poème de Néron écrit pour chanter le « blond, doux et brillant[12] » des beaux cheveux de Poppée.

[12] A l'exception de quelques vers, le poème ne nous a pas été transmis.

Au cours des funérailles grandioses que l'empereur exige pour elle, son désespoir émeut tous les Romains. Il refuse que le corps de la femme aimée soit, comme l'exige la tradition romaine, livré au brasier. Pline témoigne que l'embaumement a exigé tant de parfums que certains se sont demandé — sérieusement ? — si l'Arabie n'avait pas épuisé les réserves d'une année entière. Devant le corps porté au Forum, l'empereur garde la force de prononcer l'éloge de la disparue.

Déjà proclamée Augusta de son vivant, Poppée est portée au mausolée d'Auguste. Et divinisée. S'achève avec elle une part de la vie de Néron. Il est désormais seul face à sa folie.

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