LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE XII
Les chrétiens s'organisent

« Au commencement était le Verbe » : qui ne reconnaîtrait la première phrase de l'Evangile selon saint Jean ? Verbe veut dire Parole. Seule la parole a permis de transmettre aux premières générations l'enseignement de Jésus.

Que les idées, voire les mots, du Nazaréen aient pu séjourner dans les mémoires humaines jusqu'à la rédaction des évangiles — le premier n'ayant vu le jour que trente ans après la mort du crucifié —, voilà qui a soulevé de siècle en siècle un doute renouvelé. C'est là méconnaître les possibilités immenses de la mémoire. Les druides de la Gaule n'écrivaient pas mais leurs élèves retenaient tout ce qui leur avait été enseigné, y compris de longues généalogies. De même en a-t-il été des Indiens d'Amérique avant la colonisation et des aborigènes d'Australie avant l'arrivée des Européens. Longtemps avant que d'être rédigé, le Coran fut transmis oralement.

La contrainte où se trouvaient les enfants juifs d'apprendre la Bible au mot à mot ancrait pour la vie celle-ci dans ces jeunes cerveaux : un bon disciple, jurait-on, était semblable à « une citerne bien maçonnée d'où ne fuit aucune goutte d'eau ». L'apôtre Pierre ne savait peut-être pas lire mais pouvait réciter les discours des prophètes aussi bien que l'histoire intégrale des royaumes juifs. Comment n'eût-il pas bénéficié d'un tel automatisme pour retenir les paraboles de Jésus reflétant, la plupart du temps, la vie quotidienne d'un peuple paysan et s'ordonnant autour d'une idée dont la simplicité même suggérait le sens profond ?

Jusqu'à leur dernier souffle, les apôtres ont persévéré dans leur mission. D'autres ont pris le relais : mués en prédicateurs, ils n'ont cessé, avec les mêmes mots, les mêmes phrases, d'annoncer la Bonne Nouvelle.

Il est probable, à un moment ou une autre, que certains ont pris l'initiative de noter les formules les plus frappantes ou les épisodes les mieux mémorisés. L'exemple de Marc convainc que les évangélistes ont commencé à puiser dans cette tradition au moment où une pression de plus en plus forte des fidèles a exigé qu'elle fût transcrite. Chacun y mettait du sien : les similitudes entres les quatre rédactions et — pourquoi pas ? — les discordances démontrent l'enracinement solide du récit transmis durant trente ans ou quarante ans.

Originaire de Jérusalem, Marc était le fils de cette Marie à qui Pierre, évadé de prison, était venu demander asile. D'où une intimité précoce que ne cessera de se resserrer au cours du temps. Mêlé à Antioche aux chrétiens qui s'y sont établis, il manifeste une foi extrême en se portant volontaire pour accompagner Paul et Barnabé dans une mission apostolique — la première — semée d'évidents périls. Plusieurs années après, on le retrouve auprès de Pierre. Il ne le quittera plus. Durant une période nécessairement longue, il marche à ses côtés, le sert, l'aide mais aussi l'écoute, devant des auditoires multiples, parler sans cesse de Jésus. Tout se grave dans sa mémoire : biographie, discours, dialogues, paraboles.

Après le martyre de Pierre à Rome, on le presse : quand mettra-t-il par écrit ses paroles ? Irénée de Lyon confirme : « Marc, le disciple et l'interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. » Eusèbe de Césarée fait état du témoignage fort ancien de Papias, évêque au Ier siècle en Asie Mineure : « Marc, qui était l'interprète de Pierre, a écrit avec exactitude, mais pourtant sans ordre, tout ce dont il se souvenait de ce qui avait été dit ou fait par le Seigneur. Car il n'avait pas entendu ni accompagné le Seigneur mais plus tard, comme je l'ai dit, il a accompagné Pierre. Celui-ci donnait ses enseignements selon les besoins, mais sans faire une synthèse des paroles du Seigneur. De la sorte, Marc n'a pas commis d'erreur en écrivant comme il l'a fait. Il n'a eu en effet qu'un seul dessein : celui de ne rien laisser de côté de ce qu'il avait entendu et de ne se tromper en rien dans ce qu'il racontait[1]. »

[1] Op. cit., III, 39, 15-16.

La vision s'impose de ces survivants du massacre néronien suppliant Marc de se mettre au travail. Sans lui, ce que Pierre avait vu de Jésus et entendu de sa bouche risquait à jamais d'être perdu.

Marc ne se préoccupe pas de littérature : les commentateurs de la TOB relèvent « son vocabulaire pauvre, ses phrases mal liées, ses verbes conjugués sans souci de concordance de temps ». De telles gaucheries, outre qu'elles donnent beaucoup de vie au récit, correspondent à l'évidence à un style oral. Ce qui fait la force incomparable de l'œuvre, c'est le portrait toujours en situation qu'il trace d'un Jésus tournant le dos aux images toutes faites. Il découvre la brusquerie du Galiléen autant que la compassion, l'extrême bonté autant que la colère, la tendresse autant que la sévérité.

Que l'Evangile de Marc ait été écrit — en grec — à Rome peut être déduit des mots latins « grécisés » et des tournures latines qu'il contient. C'est avant tout aux païens qu'il s'adresse : à leur intention, Marc prend soin d'expliquer les coutumes juives et de traduire en grec les mots araméens.

Même si l'on estime que l'Evangile de Marc a été rédigé vers la fin des années 60, il faut chasser de notre esprit qu'on l'a lu aussitôt. Une « édition » au Ier siècle suppose l'établissement de copies en nombre et une diffusion s'étalant sur une longue période. Les spécialistes estiment aujourd'hui que l'Evangile de Marc n'a pas été connu avant 65 ou 70.

Dans le Nouveau Testament, les Pères de l'Eglise ont inscrit l'Evangile de Marc à la suite de celui de Matthieu. Une conviction s'est ancrée pour longtemps selon laquelle, parmi les quatre évangiles, celui de Matthieu était le premier en date. On ne le pense plus guère aujourd'hui : le défricheur, c'est Marc.

Que l'on soit chrétien ou non, on ne pourra qu'être ému en prenant conscience de cet événement historique capital : la naissance du premier évangile.

Qu'est-ce qu'un évangile ? Le mot vient du grec : evangelion qui signifie Bonne Nouvelle. Longtemps il a signifié le pourboire que l'on remettait au porteur d'un message. Un évangile n'est pas un livre, mais la « bonne nouvelle du salut par Jésus » : ainsi le définit Paul dans l'Epître aux Romains[2]. Trois autres évangiles ont suivi, ceux de Matthieu, Luc et Jean.

[2] Paul ne craint pas, en parlant de la manière dont il répandait la Bonne Nouvelle, d'écrire « mon évangile ». Le premier à désigner l'évangile comme un livre fut, vers l'an 150, Justin.

Matthieu ? Dans la première moitié du IIe siècle, Papias — encore lui — attribue son évangile à l'ancien publicain de Capharnaüm arraché par Jésus à son métier de collecteur d'impôts : « Matthieu mit en ordre les dits du Seigneur, en araméen. » L'étude attentive du texte grec — le seul dont nous disposons — invite à penser que l'Evangile de Matthieu a été rédigé en Phénécie ou en Syrie, peut-être — Ignace l'affirme au début du IIe siècle — à Antioche. Matthieu se définit lui-même comme « un scribe parfaitement instruit en ce qui concerne le Royaume des cieux ». Un collecteur d'impôts est un homme cultivé, plus préparé à l'analyse que Marc. C'est en témoin qu'il s'exprime. Il livre des informations plus nombreuses et plus amples que celles collationnées par ses « confrères ». Il n'est pas exclu qu'il ait disposé d'une collection de paroles de Jésus à laquelle Luc se serait également référé. S'autorisant une liberté qui étonne, familier des Ecritures et des traditions juives, il se préoccupe davantage de faire comprendre Jésus que de le suivre pas à pas. Matthieu ou le pédagogue-né : quand il rapporte une parabole, comme celle de l'ivraie, il l'explique : « Celui qui sème le bon grain, c'est le Fils de l'homme ; le champ, c'est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du royaume ; l'ivraie, ce sont les sujets du Malin ; l'ennemi qui l'a semée, c'est le diable[3]. » La parole de Jésus citée à propos du Royaume des cieux s'applique aussi à lui-même : « Tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux. » On situe l'époque de la publication de son évangile vers les années 80, de même que l'Evangile de Luc.

[3] Matthieu 13.38-39.

Luc, troisième évangéliste, est seul à faire précéder son livre d'une dédicace : « Puisque beaucoup[4] ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, il m'a paru bon, à moi aussi, après m'être soigneusement informé de tout à partir des origines, d'en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus. »

[4] Le mot « beaucoup » surprend car, avant Luc, nous ne connaissons que Marc et Matthieu. Il faut se souvenir que des évangiles, déclarés plus tard apocryphes, circulaient alors.

Quand Luc écrit, beaucoup de témoins de la vie de Jésus sont encore en vie. Le recours aux confidences des survivants donne à son œuvre un caractère unique. On ne peut s'empêcher, quoiqu'il ne se réfère jamais explicitement à elle, de penser à Marie. La dédicace à Théophile, nom grec par excellence, montre que l'auteur a voulu s'adresser avant tout à des chrétiens de culture grecque. A Luc seul nous sommes redevables de récits relatifs à l'enfance de Jésus, de plusieurs miracles, des interventions d'Hérode, de diverses apparitions pascales et d'inoubliables paraboles : le bon Samaritain, l'ami qu'il faut réveiller, le riche insensé, le figuier stérile, le fils retrouvé, le gérant habile, le serviteur qui n'a fait que son devoir, le juge qui se fait prier, le Pharisien et le collecteur d'impôts. Construit selon un plan, l'ouvrage se confirme comme un travail littéraire de premier ordre : la langue est belle — un grec « harmonieux, cadencé, délicat » —, au travers de laquelle se confirme la sensibilité de Luc, sa grande culture, son talent.

Les exégètes font ressortir l'allusion au siège et à la ruine de Jérusalem ; la rédaction de l'Evangile de Luc devrait être postérieure à l'an 70. On en situe généralement la diffusion dans les années 80-90. D'autres veulent croire à une date plus ancienne.

Sur le christianisme en Phrygie, nous disposons d'un témoin déjà cité : Papias, lequel affirme que l'apôtre Philippe est devenu évêque de Hiérapolis. Ayant perdu la trace de l'apôtre Jean depuis le mémorable « concile » de Jérusalem, nous le retrouvons sous le règne de Domitien (81-96) en exil à Patmos. Irénée fait allusion à l'enseignement qu'il a donné à Ephèse jusqu'au règne de Trajan, donc avant 98. Si l'on admet que le « disciple que Jésus aimait » pouvait avoir vingt ans lors de la crucifixion, il faudrait lui accorder une longévité d'au moins quatre-vingt-dix ans. Pourquoi pas ? L'une de ses lettres nous fait découvrir l'existence d'une Eglise à Smyrne. Ignace d'Antioche en signale d'autres à Pergame, Ephèse, Sardes, Tralles, Laodicée.

Pour déceler le temps où le christianisme rejoint l'Afrique du Nord, il faut consulter Tertullien, théologien et juriste, et Cyprien, évêque de Carthage. La présence d'une première communauté chrétienne à Alexandrie se déduit logiquement de la présence, des le Ier siècle, de 100 000 juifs, véritable creuset de conversion. On affirmera, sans que rien ne le démontre, que Marc — devenu saint Marc — se serait fait l'initiateur d'Alexandrie.

On ne trouve une trace certaine d'une Alexandrie chrétienne que lors de la mise en place, à la fin du IIe siècle, de la première Ecole sur laquelle rayonnera l'Athénien convertit Clément. Son ambition : former des chrétiens de même niveau que les Grecs ayant étudié au Gymnase. A ses côtés, Origène, fils de martyr et Alexandrin de souche, peut-être légitimement considéré comme « le premier grand exégèse et théologien du christianisme » : il pousse la recherche des textes jusqu'à parcourir la Terre sainte dans tous les sens.

De la connaissance toute relative de ces Eglises régionales, on déduit rarement l'existence d'une chrétienté uniforme. Gardons-nous d'oublier le gigantisme de l'Empire romain. Les rapports des gouverneurs font état d'une soixantaine de dialectes dans la seule Asie Mineure. « Dans chaque région, précise Marie-Françoise Baslez, la religion nouvelle dut s'immerger dans des conditions bien particulières, où les contraintes du milieu naturel jouaient parfois un rôle important, en Egypte et en Cappadoce par exemple. L'identité chrétienne varia historiquement en fonction du contexte et des modèles promus dans chaque aire culturelle[5]. »

[5] Marie-Françoise Baslez, op. cit. introduction (2004).

D'une documentation aussi fragile qu'éparse se dégage un point positif : la hiérarchie interne des Eglises semble presque partout identique. On y retrouve le schéma fixé sous l'inspiration de Paul : « Aussi faut-il que l'épiscope[6] soit irréprochable, mari d'une seule femme, sobre, pondéré, de bonne tenue, hospitalier, capable d'enseigner, ni buveur, ni batailleur, mais doux ; qu'il ne soit ni querelleur, ni cupide. Qu'il sache bien gouverner sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission, en toute dignité : quelqu'un, en effet, qui ne saurait gouverner sa propre maison, comment prendrait-il soin d'une Eglise de Dieu ? Que ce ne soit pas un nouveau converti, de peur qu'il ne tombe, aveuglé par l'orgueil, sous la condamnation portée contre le diable. Il faut de plus que ceux du dehors lui rendent un beau témoignage afin qu'il ne tombe dans l'opprobre en même temps que dans les filets du diable.

[6] « Il ne s'agit pas encore de la charge d'évêque à proprement parler. Les épiscopes, ou surveillants, exerçaient des fonctions dirigeantes dans la communauté, dont il est difficile de dire en quoi exactement elles se distinguaient de celles des presbytes ou anciens » (note de la TOB).

« Les diacres, pareillement, doivent être dignes, n'avoir qu'une parole, ne pas s'adonner au vin ni rechercher des gains honteux[7]. Qu'ils gardent le mystère de la foi dans une conscience pure. Qu'eux aussi soient d'abord mis à l'épreuve ; ensuite, si on n'a rien à leur reprocher, ils exerceront le ministère du diaconat.

[7] « Les diacres (ou “serviteurs”, ou “assistants”) étaient spécialement chargés de s'occuper des pauvres et des malades » (note de la TOB).

« Les femmes, pareillement, doivent être dignes, point médisantes, sobres, fidèles en toutes choses.

« Que les diacres soient maris d'une seule femme, qu'ils gouvernent bien leurs enfants et leur propre maison. Car ceux qui exercent bien le ministère de diacre s'acquièrent un beau rang ainsi qu'une grande assurance fondée sur la foi qui est dans le Christ Jésus. »

Le vrai problème est celui de la transmission. Aux premiers évêques succéderont d'autres, moins proches des sources originelles. Relativement à la loi intangible, on constate des déviations — certaines graves — dès la seconde moitié du Ier siècle. Elles sont souvent le fait de « prophètes inspirés » survenant on ne sait d'où et se proclamant en possession de la vérité. Même s'ils ont reçu le baptême, ils sont porteurs d'une tradition à laquelle ils ne veulent pas renoncer. Ainsi voit-on proliférer des « courants » locaux, parfois régionaux, frisant l'hérésie et ne le sachant pas. Jean Bernardi a cherché à s'orienter dans ce « pullulement de doctrines et de groupuscules », tâche d'autant plus difficile que les documents sont rares. Il a repéré certaines dominantes : tantôt on mêle à l'Evangile des spéculations nées de la philosophie grecque ou des religions orientales, tantôt on fait valoir des visions personnelles venues d'en haut. Les chrétiens d'origine juive se veulent fidèles à la Bible des Septante traduite en grec, d'où une homogénéité dont ne peuvent se réclamer tous les païens convertis qui souvent refusent l'ensemble des sources juives. Proscrivant l'Ancien Testament, ils refusent aussi — ô paradoxe — une partie du Nouveau. Comment, dans son isolement physique, parfois spirituel, l'évêque pourrait-il trancher ou même tenir bon ? Comment distinguer un illuminé d'un escroc ?

Conclusion de Bernardi sur le christianisme des deux premiers siècles : « On imagine souvent une époque heureuse, un âge d'or, où la tunique sans coutures n'avait pas été déchirée. C'est pure illusion[8]. »

[8] Op. cit.

L'Evangile de Matthieu garde la trace des controverses de plus en plus amères engagées, ces années-là, entre les communautés juive et chrétienne. Vers 80, le fossé s'élargit. Les pharisiens introduisent un nouveau verset dans la prière dite du Schémoné Esré : « Périssent en un instant le Nazaréen et la Minim », le dernier mot désignant les étrangers à la culture juive. Quelques années plus tard, ils vont plus loin : dans la birkat ha-minim, l'une des prières quotidiennes des juifs, ils insèrent une formule de malédiction frappant les fauteurs de la sécession, chrétiens ou sectaires. La rupture définitive intervient lors de l'ultime et folle révolte qui, à l'appel de Bar Kozba, enflammera à nouveau la Judée en 132-135[9]. Les chrétiens y sont demeurés étrangers ; les juifs ne le leur ont pas pardonné.

[9] François Blanchetière, « L'Eglise, le Temple et la Synagogue » in Les premiers temps de l'Eglise (2004).

Vers 85-90, les Eglises héritées de Paul estiment qu'il est de leur devoir de faire connaître à leurs frères chrétiens les règles d'organisation apprises de leur maître. Elles décident donc d'exhumer les épîtres de Paul longtemps restées cachées par prudence. Tâche difficile : retrouver les textes d'origine va prendre du temps. Souvent ils ont été mal conservés : ici, l'humidité a rendu illisibles des passages entiers ; ailleurs c'est le feu, voire les rats. Ce qui accroît les déceptions, c'est que ces textes ont été « écrits à la hâte sur des papyrus de médiocre qualité[10] ».

[10] Etienne Trocmé, L'Enfance du christianisme (1997).

On parvient malgré tout à diffuser, vers 95, une collection de treize lettres de Paul. Nombre d'exégètes estiment aujourd'hui que quatre de celles-ci — dont les Pastorales et l'Epître aux Ephésiens — doivent être attribuées à des disciples de Paul. On imagine parfaitement le choc ressenti par ceux qui découvrent le langage du Tarsiote, cette foi lumineuse, cet art de convaincre mêlé parfois d'imprécations. La première lecture choque ; la deuxième suscite de la perplexité ; la troisième de l'enthousiasme. Entre ceux qui acceptent ces textes sans réserve, ceux qui ne veulent en admettre qu'une part et ceux qui les rejettent, une controverse douloureuse, souvent ardente, se poursuivra durant tout le IIe siècle.

A la fin du Ier siècle, on révèle également plusieurs textes attribués à Jean, dernier apôtre survivant de Jésus : des épîtres et surtout une Apocalypse où les visions — prophétiques autant qu'eschatologiques — se bousculent. Son rythme grandiose, la richesse de son vocabulaire et surtout une conception du monde hors du monde n'ont cessé depuis de bouleverser les générations. La tradition veut que Jean l'ai rédigée dans l'île de Patmos où il avait été exilé. Quand à l'évangile qui porte son nom, il aurait écrit dans la région d'Ephèse.

L'étude de l'ensemble de ces textes permet de se figurer assez bien les communautés chrétiennes de ce temps. Etroitement soudés apparaissent les chrétiens vivant en communauté. Peu à peu, d'une région à l'autre et selon les accidents de l'histoire, le cadre se stabilise. Rares sont les communautés vivant en autarcie. Elles se mêlent aux habitants non chrétiens des villes et des villages mais observent ensemble les devoirs du culte.

Ce culte, vers 150, l'apologiste Justin le peint excellemment : « Le jour qu'on appelle le jour du soleil[11] a lieu en un même endroit une réunion de tous ceux qui habitent villes ou campagnes, et on lit les mémoires des apôtres ou les écrit des prophètes dans la mesure du possible. Ensuite, quand le lecteur a fini, celui qui préside[12] procède à une mise en garde ainsi qu'à une invitation à reproduire ces enseignements puis nous nous levons tous ensemble et nous prions à haute voix. Une fois notre prière terminée, on apporte du pain avec du vin et de l'eau. Celui qui préside fait monter les prières, tout comme les eucharisties, autant qu'il le peut et tout le peuple répond par l'acclamation Amen. Puis a lieu la distribution et le partage à chacun de ce sur quoi les formules d'eucharistie ont été prononcées, et on envoie leur part aux absents par l'intermédiaire des diacres. Ceux qui ont de l'aisance et qui le veulent donnent, chacun à sa guise, ce qui leur appartient, et ce qui est reccueilli est remis à celui qui préside, et c'est lui qui assiste les orphelins et les veuves, ainsi que ceux qui sont atteints d'infériorité du fait de la maladie ou pour un autre motif et, avec eux, les prisonniers et les hôtes de passage : en un mot, c'est lui qui a le souci de tous ceux qui sont dans le besoin[13]. »

[11] On dit toujours Sonntag en allemand et Sunday en anglais pour désigner le dimanche.

[12] L'évêque en ville, les prêtres dans les campagnes ou les quartiers des grandes villes.

[13] Justin, Apologies (vers 150).

Pouvons-nous imaginer le cadre matériel des réunions du dimanche ? Il ne faut pas croire à des églises déjà édifiées dans ce seul but. Comme naguère les juifs, la plupart des chrétiens s'assemblent dans des maisons particulières. Dans le monde chrétien de ce temps, on en a retrouvé une seule qui ait la qualité d'un lieu de culte caractérisé. Elle est située au bord de l'Euphrate ; on l'a élevée hors de la petite ville de Doura-Europos, sur la rive romaine du fleuve. Elle est restée à l'abandon et les sables l'ont progressivement couverte. Il n'en restait aucune trace quand, autour de 1930, des fouilles l'ont révélée. Sur les quatre côtés d'une cour intérieure, on a repéré des pièces. La plus grande paraît être une sorte de vestibule où l'on pouvait se retrouver avant et après l'office. La liturgie de la Parole se tenait dans une pièce tout en longueur mesurant environ 75 mètres carrés. On a aussi reconnu une salle à manger d'environ 25 mètres carrés et, à côté de celle-ci, une pièce plus petite — une vingtaine de mètres carrés — où l'on a trouvé un baptistère : la décoration murale en présente tous les signes. Il est possible que l'on ait baptisé dans la petite piscine entourée de colonnes.

Les dimensions mêmes de « l'église » de Doura-Europos portent à croire qu'il s'agit d'une communauté réduite : moins de cent personnes au total, ce qui exclut la présence d'un officiant à plein temps. On souligne qu'il s'agit de l'église d'une « toute petite ville située aux marges extrêmes de l'Empire ». Sa position hors de la cité peut-être attribuée à une réalité économique : les terrains y étaient beaucoup moins chers qu'intra muros. Ajoutons la prudence qui commandait à se réunir loin des regards.

Quand faut-il fêter Pâques ? A la fin du IIe siècle, la question divisera les chrétiens. Les Eglises d'Asie célèbrent la Résurrection du Christ le jour de la Pâque juive : le quatorzième jour de la lune du mois de Nisan ; la majorité des chrétiens hors d'Asie préfèrent le dimanche qui suit. Entre 189 et 199, des synodes se réuniront en plusieurs lieux pour tâcher de parvenir à un accord. Eusèbe de Césarée fait état des positions exprimées par l'Eglise de Rome, celles de Palestine, des évêques du Pont, de l'évêque de Corinthe et des chrétientés de Gaule. L'ensemble de ces Eglises considèrent que Pâques doit être célébré le dimanche. Or les évêques d'Asie s'entêtent. Il faut qu'Irénée s'en mêle et prêche la tolérance. A l'évêque Victor, futur pape, qui a voulu excommunier les Eglises d'Asie, il écrit : « Les presbytres antérieurs à Sôter qui ont dirigé l'Eglise que tu gouvernes aujourd'hui [...] n'ont pas gardé eux-mêmes le quatorzième jour mais n'en ont pas interdit l'usage à ceux qui venaient de chrétientés dans lesquelles il était gardé. » Victor n'en fixe pas moins la célébration de Pâques au jour qui depuis a été constamment observé.

On verra, dès le IIe siècle, les différences s'accélérer d'une communauté à l'autre. Pouvait-il en être autrement ? Songeons à l'éloignement, à la lenteur des communications, à la nécessité de messagers pour l'acheminement des correspondances. Comment une communauté du nord de la Gaule pourrait-elle interpréter les préceptes chrétiens fondamentaux de la même manière qu'une communauté de la vallée du Nil ? « L'Oriental empirique invente et improvise alors que le Latin organise et réglemente[14]. »

[14] A. Hamman, op. cit.

J'aime la comparaison de Jean Bernardi : « Il est probablement plus exagéré de dire que la plupart des évêques sont, par rapport à Rome, dans la situation de Robinson Crusoé sur son île par rapport au monde civilisé. » Il doit se débrouiller et c'est ce qu'il fait. Il est probable d'ailleurs que l'évêque en question, comme l'a fait saint Paul, doit gagner sa vie. De telles conditions auraient dû conduire à un éclatement doctrinal irréversible. Que tel n'ait pas été le cas pourrait paraître quasiment miraculeux si nous n'avions pas la preuve que, très tôt et longtemps, des théologiens de bonne volonté et dotés souvent de talent ont répandu à travers le monde chrétien des « mises au point » particulièrement nécessaires en l'occurrence.

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