LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE XIII
Un pouvoir théocratique

« Cette demeure détestée construite avec la dépouille des citoyens » : ainsi Tacite parle-t-il de la Maison d'Or dont l'édification s'achève.

Construisant Versailles, Louis XIV a requis 36 000 ouvriers. Faute de chiffres pour la Maison d'Or, on peut au moins relire Suétone : « Néron fit amener en Italie les détenus de toutes les parties de l'Empire et ordonna que les condamnations prononcées désormais contre les criminels n'entraînassent pas d'autre peine que ces travaux. » A ces prisonniers de droit commun, il faut ajouter les esclaves en nombre immense ; on ne leur versait pas de salaire, il n'en fallait pas moins les nourrir.

Les sommes englouties seront multipliées par l'impatience de Néron de voir son rêve urbanistique prendre forme. Lui parle-t-on d'argent, il fait taire l'importun. Vers la fin des travaux — il n'est pas sûr qu'il les ait vus totalement achevés —, on montre l'empereur « appauvri, épuisé, dénué de ressources au point d'ajourner la paye des soldats et les pensions des vétérans. »

Commentant la décision de Néron de faire recouvrir d'or le théâtre de Pompée pour une seule journée, Pline l'Ancien s'indigne : « Et ce n'était là qu'une fraction, ô combien faible, de ce que contenait la Maison d'Or[1] ! » Martial se dit atterré qu'une unique demeure « occupât toute la ville[2] » cependant que les Romains se régalent des vers persifleurs :

[1] Op. cit., XXXIII, 54.

[2] Op. cit., 2.

Rome deviendra sa maison : citoyens, émigrez à Veies
Si cette maudite maison n'englobe pas aussi Veies !

Cette Domus Aurea, on s'effare à constater le peu de temps où Néron y a vécu et le peu de temps qu'elle-même a vécu. Engagés à la fin de 64, les travaux sont en voie d'achèvement dans le courant de 66. A la fin de septembre de la même année, Néron part pour la Grèce d'où il ne reviendra qu'en janvier 68 pour mourir en juin. Les successeurs de Néron semblent s'être donné le mot pour anéantir toute trace du rêve néronien. En 80, sur l'emplacement du grand lac, on inaugure le Colisée et Vespasien fait transporter la statue de bronze sur la Voie Sacrée. Sous Hadrien, on utilise vingt-quatre éléphants pour la transférer jusqu'à l'amphithéâtre. L'empereur Commode trouvera naturel de substituer sa tête à celle de Néron. En 92, le palais des Flaviens recouvrira les édifices de Néron en ne conservant — ô ironie — que leurs fondations. L'empereur Trajan écrasera les bâtiments subsistants sous ses thermes. De la statue colossale, ne restera, après les invasions barbares, que le soubassement en briques. On le démolira en 1933. Sur ordre de Mussolini.

L'efficacité que Tigellin, préfet du prétoire, a démontrée lors de la conjuration de Pison et la cruauté avec laquelle il a traité les conspirateurs — vrais ou faux — ont fait de lui, aux yeux de l'empereur, une sorte de demi-dieu vivant qui voit tout, sait tout et à qui aucun coupable ne peut échapper ; lui-même, Néron, est convaincu qu'il ne pourra rester en vie sans la protection de Tigellin. Le préfet fait de son mieux pour conforter son maître dans cette flatteuse opinion. Un grand nombre de coupables, annonce-t-il, n'ont pas été punis. Exterminer les traîtres jusqu'au dernier : tel est aussitôt l'ordre impérial. Arrestations et exécutions se multiplient, s'accompagnant, de la part du préfet, d'une invraisemblable rapacité : si les biens des victimes vont à l'empereur, une bonne part est déviée vers son trésor personnel.

Rien de plus clair : Néron conduit l'Empire vers un pouvoir théocratique. Ceux qui pensent autrement doivent être éliminés. Tel est le cas, à la fin de 65, de C. Cassius Longinus, proconsul d'Asie sous Caligula, gouverneur de Syrie sous Claude, ainsi que de son pupille L. Junius Silanus. La procédure de la condamnation peut être donnée en exemple. Premier signe d'une hostilité devenue publique : C. Cassius reçoit défense d'assister aux obsèques de Poppée. Peu de jours après, invitation est faite au Sénat de l'exclure de ses rangs ainsi que son pupille Silanus coupables, le premier de rendre un culte à son ancêtre meurtrier de César, le second révélant par un « caractère violent » son adhésion possible à un projet d'insurrection : n'a-t-il pas confié à des affranchis le secteur des finances, celui des requêtes et celui de la correspondance, comme le fait l'empereur ? Tacite témoigne que tout cela était « sans fondement et faux car Silanus, rendu prudent par la crainte, était terrifié par la mort de son oncle et prenait ses précautions ». Tigellin ne redoute pas de charger Silanus d'un crime supplémentaire : l'inceste avec sa tante Lepida, épouse de Cassius. Pour convaincre l'opinion de la vérité du complot, on y associe deux sénateurs : Vulcatius Tullinus et Marcellus Cornelus, ainsi qu'un chevalier, Calpurnius Fabatus, tous trois accusés de vouloir rétablir la république à Rome. Avec sa docilité coutumière, le Sénat condamne Cassius et Silanus à l'exil et s'en remet à l'empereur quant à la sanction destinée à Lepida ; bon prince pour une fois, Néron décide de la laisser en paix. Silanus n'aura pas à rejoindre le lieu fixé pour son exil : on le massacre sur la route. On laisse Cassius — soixante-quinze ans et presque aveugle — gagner la Sardaigne, non par indulgence mais parce que l'on attend qu'il meure bientôt. Erreur : il survivra à Néron et sera rappelé par Vespasien.

Les frères de Sénèque paient de leur vie le seul fait d'exister : l'un d'eux, Gallion, proconsul en Achaïe, avait eu à connaître une plainte déposée par les juifs de Corinthe contre Paul de Tarse désigné comme pratiquant un « culte illégal de Dieu » auquel il voulait « amener les gens ». Jugement de Gallion : « S'il s'agissait d'un délit ou de quelque méfait éhonté, je recevrais votre plainte, ô juifs, comme de raison ; mais, puisque vos querelles concernent une doctrine, des noms et la Loi qui vous est propre, cela vous regarde ! Je ne veux pas, moi, être juge en pareille matière[3]. » Adieu à un homme juste.

[3] Actes 18.14-15.

Le tour viendra de Petronius Niger Titus, retenu par la postérité sous le nom de Pétrone. Proconsul en Bithynie puis consul, hostile à la violence mais connu pour ses vices, Néron l'a choisi pour figurer, véritable arbitre des élégances, parmi ses intimes. Il croyait avoir exploré toutes les sortes de volupté, Pétrone lui en fait découvrir de nouvelles. Avec Epicure, Pétrone rejette la croyance en la survivance de l'âme.

Presque toutes les œuvres de Pétrone ont disparu. Par chance pour sa mémoire — et pour notre bonheur — l'une d'elles demeure : le Satiricon dont le style, d'une modernité singulière, semble forcer la prose à côtoyer la poésie. Pétrone met en scène de vrais satyres dont à tout instant éclate la lubricité. Tout s'orchestre autour d'un personnage principal, Encolpe, conteur sans vergogne d'aventures amoureuses où l'on voit s'entrecroiser les sexes. Priape règne aussi bien que Sapho.

L'amitié de Néron ne lui aurait jamais fait défaut sans l'intervention de son mauvais génie : le lecteur reconnaît Tigellin. Tenant essentiellement à sa position de favori, il a pris en haine l'intimité grandissante de l'empereur et de l'écrivain. Peut-être sa jalousie se déploie-t-elle sur un autre plan. On l'a soupçonné de craindre en Pétrone « un plus savant que lui en fait de jouissances ».

Accompagné de Tigelin, Néron vient de se mettre en route pour Baïes. Pétrone, qui devait l'accompagner, s'est attardé à Rome. A l'étape de Cumes, Tigellin en profite pour organiser une « exclusion » définitive. Terrorisé, un esclave de Pétrone débite à l'empereur tout ce que le préfet lui a soufflé : Pétrone a eu partie liée avec Scaevinus. Colère en amertume de Néron. Son ami est sur le point de le rejoindre à Cumes ; la seule idée de s'expliquer avec lui est insupportable au fils d'Agrippine. Il hâte son départ pour Baïes et fait simplement dire à Pétrone qu'il ne tient pas à le revoir.

Pétrone a compris. Il regagne Rome aussitôt et, là, ne se préoccupe que de donner à sa mort le même sens qu'à sa vie. Epicurien, il doit prendre congé en épicurien. Il commence par briser — on croit l'entendre éclater de rire — un vase de grande valeur que convoitait Néron. Après quoi, improvisant un festin, il y convoque les plus joyeux de ses amis. Avant de s'ouvrir les veines, il commande que nul ne s'afflige : seuls des rires lui seront d'un réel secours. Le sang coule dans une ambiance dont rien n'atténue la gaieté. A ce point qu'il regrette de ne pas en prendre sa part. A plusieurs reprises, il se fait bander les bras pour interrompre l'écoulement du sang. « Et il parlait à ses amis, mais non pas d'une façon sérieuse ou de manière à se faire une glorieuse réputation de fermeté ; il écoutait non des propos sur l'immortalité de l'âme et les théories des philosophes mais des poèmes légers et des vers faciles[4]. »

[4] Annales, XVI, 19.

Revenant à l'inéluctable, il fait enlever les pansements et le sang jaillit. Il glisse de nouveau vers la mort. Tout à coup l'idée lui vient d'une farce qui le vengera de Néron. Derechef il se fait bander les bras et se met en devoir de dicter la liste des techniques préférées de l'empereur en matière de volupté qu'il connaît bien pour y avoir participé ou même qu'il a prescrites. Il va jusqu'à indiquer « le caractère inédit de chaque accouplement ». Il scelle le document et l'envoie à Néron. C'est en riant que, pour la dernière fois, il se fait ôter ses bandages.

Les besoins d'argent de Néron ne cessent de s'accroître. Certes, il a prodigué à ses amis des dons immenses. Dans les dernières années de son règne, il aurait distribué deux milliards deux cents millions de sesterces. Les élégances de Poppée lui ont coûté fort cher. Rien de comparable avec les sommes énormes dont il a un urgent besoin pour la construction de son nouveau palais. Pour s'en procurer, tout lui est bon : les rapines et fausses accusations. Il fait saisir les biens de tous ceux dont on dénonce des propos ou des actions hostiles. Il ose se faire rendre les présents qu'il a offerts à plusieurs villes. Il multiple les taxes et, au moment de conférer une nouvelle charge, il prend l'habitude de préciser au destinataire : « Vous savez ce dont j'ai besoin », ou bien encore : « Faisons en sorte que personne n'ait rien en propre. » Il finit par dépouiller la plupart des temples. Il en fait ôter les statues d'or et d'argent fondues à son profit[5].

[5] Suétone, Vie des douze Césars, « Néron », XXXII.

A-t-il pour autant restreint son mode de vie ? Nullement. Le faste de la cour éblouit ceux qui le découvrent pour la première fois. Prohibées, les toges classiques. On renouvelle chaque jour les tenues de Néron quand ce n'est pas plusieurs fois par jour. Il accorde un soin extrême à sa personne : il prend, l'été, des bains que la neige rafraîchit. Pline l'Ancien constate qu'il se parfume les pieds. On le voit presque toujours enjoué et faisant connaître ouvertement qu'il n'aime pas les gens graves. Juvénal évoque ses festins nocturnes qui se prolongent jusqu'au jour. Auprès de l'empereur, on voit de temps à autre sa nouvelle épouse Statilia Messalina arrachée au consul Atticus Vestinus. « Pour se l'approprier, dit Suétone, il fit tuer son mari. » Il ne l'a choisie que pour sa fécondité : quatre maris lui dont donné plusieurs fils.

En d'autres festins, des garçons s'assoient à sa table. Il en a toujours eu le goût mais, avançant en âge, il le donne en spectacle. On n'a pas oublié ses noces solennelles avec Pythagore ; il réitère en épousant son amant le plus cher, un jeune eunuque nommé Sporus. Au mariage, il convie une foule d'invités. On admire la « jeune mariée » revêtue d'une robe de grand prix et enveloppée d'un voile rouge. Des serviteurs commentent les richesses qui composent la dot. Désormais, Sporus accompagnera partout l'empereur et, jusqu'à sa mort compris, ne le quittera plus.

A un tel épisode, Suétone ajoute des informations que ses lecteurs oublieront rarement : « Toutes les fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre, ou qu'il naviguait près du golfe de Baïes, on établissait au long du rivage des petites hôtelleries et des lieux de débauche où des femmes de distinction, imitant les manières engageantes des aubergistes et des courtisanes, le pressaient, çà et là, d'aborder. » Et aussi : « Sans parler de son commerce de débauche avec des hommes libres, il viola la vestale Rubria. » : un tel acte était un crime et normalement puni comme tel. Ceci encore : « Après avoir prostitué, dans de monstrueuses débauches, presque toutes les parties de son corps, il s'imagina pour finir, en guise de jeu, de se couvrir d'une peau de bête, et de s'élancer d'une cage sur les parties sexuelles d'hommes et de femmes attachés à des poteaux. »

De l'argent, on va en avoir grand besoin, au début de l'an 66, pour la réception en terre d'Italie de Tiridate, roi d'Arménie. L'idée vient de Corbulon : il a convaincu Tiridate de venir se faire couronner à Rome. Jamais roi étranger n'a obtenu un tel privilège. Mieux : le général a persuadé Néron de procéder en personne à ce sacre. Il n'a pas dû avoir besoin d'insister beaucoup. Néron, homme de spectacle, ne peut que s'enivrer de l'idée d'embraser l'Empire, depuis l'Orient jusqu'à Rome, dans une seule et immense acclamation.

Le voyage du Parthe dure neuf mois : Tiridare n'est pas seulement roi mais prêtre et, à ce titre, il ne peut naviguer plus de vingt-quatre heures car le navire ne doit pas être « souillé par des déjections humaines ». Véritable ambassade de l'Orient, une flotte entière l'accompagne, chargée de sa famille, de celle du Grand Roi Vologèse, de mages et de trois mille cavaliers parthes. Chaque jour, de l'extrémité de la Méditerranée jusqu'à Naples, on accoste en un port décoré d'autant de richesses que si le royal visiteur devait y passer sa vie entière. Des foules déchaînées l'acclament et chantent en même temps la gloire de Néron. Parfois on préfère la voie terrestre ; les contemporains jureront qu'ils n'ont jamais vu une aussi longue caravane. On se souviendra de la beauté et de l'élégance de Tiridate comme du casque d'or à visière porté par son épouse. A travers les descriptions de Pline, de Suétone et de Dion Cassius, on mesure l'éclat dont brillaient les tenues. Le roi s'avance entouré de gardes parthes, arméniens et même romains. En signe de l'union consacrée avec l'Empire, les cavaliers parthes sont commandés par Annius Vinicianus, gendre de Corbulon.

L'interminable voyage s'achève à Naples. Le roi parthe s'agenouille devant l'empereur et salue celui qu'il appelle « son maître ». On se met aussitôt en route pour Rome. Sur tout le trajet, des fêtes magnifiques attendent les souverains. L'ensemble du voyage est financé par le gouvernement — on cite un coût de 800 000 sesterces par jour — mais les fêtes citadines et locales sont à la charge des provinces. Rien ne faiblira de cette superproduction avant la lettre.

Le jour du couronnement du roi d'Arménie a été fixé par édit. Surchargée d'ornements et de guirlandes, exaltée par une pompe que l'on a voulue somptueuse, la ville de Rome est tout entière sur pied. Beaucoup de gens ont revêtu leurs habits de fête. Sur l'itinéraire qui conduit au Forum, la ferveur populaire monte vers le ciel. Tout au long du parcours, des troupes en armes veillent à la sécurité du roi des Parthes. Des clameurs sans fin confirment une liesse à laquelle seuls de mauvais esprits ne veulent pas croire.

Sous une forêt d'enseignes militaires et d'aigles romaines, Néron attend son hôte au Forum. Au sommet de la tribune des harangues, il est assis sur une chaise curule, vêtu d'une toge pourpre enrichie de broderies précieuses et le front ceint de feuilles d'or. Autour de lui, se sont assemblés les sénateurs.

Les trompettes prétoriennes déchirent un air déjà chaud : Tiridate s'avance jusqu'au bas de la tribune et, dans sa langue maternelle, adresse à son hôte une harangue aussitôt traduite pour la foule en latin. Le roi proclame sa vénération pour Néron et le supplie d'agréer son allégeance. D'après Dion Cassius, il se serait écrié :

— Je déclare t'adorer à l'égal de Mithra, tu es mon destin, ma lumière, mon auréole divine !

Ayant gravi une rampe inclinée, il s'agenouille devant l'empereur qui le relève, l'embrasse et, répondant à la supplication du Parthe, pose sur sa tête le diadème que Tiridate avait jadis remis à Corbulon.

A son hôte et en toute modestie, l'empereur rappelle que ni le père ni le frère de Tiridate ne sont parvenus à le faire roi et que lui, Néron, est seul désormais à « faire et défaire les rois ».

Néron conduit Tiridate au théâtre de Pompée. Dans la tribune des spectateurs, il le fait asseoir à sa droite. Sans doute préalablement initiée, l'assemblée décerne à Néron le titre d'imperator. Dans un même élan, Néron gagne le temple de Janus Quirinius. Dans un dessein précis : le fermer. Depuis la fondation de Rome, les portes de ce temple ne sont ouvertes que durant les époques où Rome est en guerre. Si Néron les ferme, c'est qu'il estime la pax romana établie pour toujours.

Accueilli à la Domus Aurea dont l'édification s'achève, Tiridate découvre la colossale statue de Néron à peine mise en place : choc inévitable. En visitant les appartements où s'entassent des trésors inouïs, le roi parthe en a-t-il reconnu l'origine ? Il ne peut avoir ignoré les razzias — le mot s'impose — pratiquées, en Grèce comme en Orient, par les hommes de main de Néron. Après l'incendie de Rome et la destruction de ses collections, l'empereur a chargé son affranchi Acratus de se mettre à la recherche d'œuvres pouvant compenser ces pertes cruelles. Le « collecteur » semble avoir multiplié les pillages. Provenant des temples de Delphes et d'Olympie, des chefs-d'œuvre de Praxitèle ainsi que deux cents sculptures et œuvres d'art de premier ordre se sont retrouvés dans les salles de la Maison d'Or. Enlevé à Rhodes, le groupe de Laocoon sera, bien des siècles plus tard, retrouvé enfoui sur le mont Oppius. Des fouilles opérées à Antium permettront de dégager la statue d'Apollon terrassant le serpent Python — depuis désignée comme l'Apollon du Belvédère — ainsi que celles du Gladiateur combattant et de la « Jeune fille » dite d'Antium.

A son retour en Arménie, Tiridate changera le nom de sa capitale Artaxata. Il l'appellera Néronia.

A vingt-huit ans, Néron vient de remporter un incontestable succès diplomatique. Jamais peut-être n'a-t-il été autant acclamé. Tout s'est mêlé dans l'émerveillement du peuple ; les costumes bigarrés du roi parthe et de sa suite, l'or des armes, le couronnement, le style grandiose des discours et, le soir venu, des illuminations telles qu'on n'en avait jamais vu en Occident. L'attachement porté à Néron de la plèbe ne s'est pas démentie depuis douze ans ; il atteint son zénith. Les crimes en série accomplis par l'empereur n'ont rien changé à l'état d'esprit des humbles : ils n'ont concerné que les élites. Quant à l'opposition, elle est muselée par l'épouvante.

Le triomphe n'a en rien apaisé la vindicte que Néron voue à certains. Ainsi en est-il du sénateur Thrasea. Depuis 56, il milite pour l'indépendance de la Curie, assuré que celle-ci est nécessaire à l'Etat. Autour de lui s'est créé un cercle qui, d'année en année, a suscité l'exaspération de Néron. Malgré les risques encourus, Thrasea ne redoute jamais de se mettre en avant. Le lecteur l'a vu, en une occasion d'importance, quitter ostensiblement la Curie. Il n'a pas caché son mépris pour les jeux créés à l'initiative de l'empereur. Il s'est abstenu de voter les honneurs divins à Poppée et — dans doute est-ce pire aux yeux de Néron — il n'a pas daigné assister au funérailles de l'impératrice. Enfin, réunissant autour de lui l'opposition stoïcienne, il a renoncé à paraître au Sénat.

Thrasea ne se dissimule pas que l'interdiction signifiée par Néron au couronnement de Tiridate est un avertissement sévère. Il sort de son silence : adressant un mémoire à Néron, il lui demande de lui faire connaître ce qui lui est reproché. Il se fait fort, écrit-il, de réfuter les chefs d'accusation et de se justifier. Ce mémoire accroît l'irritation du destinataire. Il convoque les Pères conscrits. Autour de Thrasea, on discute ferme s'il doit se rendre au Sénat pour présenter publiquement sa défense. Finalement, il s'abstient.

Voilà qu'entre en scène Cossutianus Capito devenu le gendre et délateur préféré de Tigellin. Dans un rapport à l'empereur sur les activités de Thrasea, non seulement il énumère tous les griefs déjà exposés mais il en ajoute d'autres : dans le cadre du collège des Quindecemvirs dont il est membre, Thrasea ne participe jamais aux prières pour l'empereur ; il fête ouvertement l'anniversaire de la naissance des meurtriers de César. « Comme autrefois, écrit Capito, on parlait de César et de Caton[6], de même aujourd'hui, c'est de Néron et de Thrasea que s'entretient une cité avide de discordes. Et il a ses partisans, ou plutôt sa milice qui imite, non pas encore l'insolence de ses propos au Sénat, mais son attitude et l'expression de son visage, l'une et l'autre raide et sombre, pour te reprocher ainsi ta gaieté. » Les derniers mots sont à retenir : à l'époque où il fait mourir tant de gens, Néron est un homme gai.

[6] Au Sénat, Caton s'est campé comme l'adversaire acharné de César. Après la victoire de ce dernier, il s'est donné la mort.

Tout se déroule comme si le scénario avait été communiqué aux intéressés, lesquels se seraient entêtés à interpréter exactement leur rôle. Le Sénat s'assemble au Temple de Vénus Genitrix. En s'y rendant pour siéger, les sénateurs constatent que des escouades de soldats ont été réparties sur les forums et dans les basiliques. Ils s'aperçoivent que l'entrée même du Sénat est gardée par des groupes d'hommes en toge mais laissant volontiers découvrir les épées dont ils sont munis. A peine assis, les Pères doivent entendre la lecture du message de l'empereur. Comme prévu, Néron reproche aux sénateurs de « négliger leur fonction dans l'Etat et, par leur exemple, d'inciter les chevaliers romains à ne rien faire : comment s'étonner que l'on ne vienne pas des provinces éloignées alors que la plupart d'entre les sénateurs, une fois qu'ils ont obtenu le consulat et des sacerdoces, se consacrent de préférence aux délices de leur jardin ? »

Toujours le même scénario : des accusateurs dûment désignés « improvises » dans un état de colère parfaitement feint sur le thème proposé. Surprise ? Le premier à s'exprimer est Cossutianus Capito. Simple introduction. Marcellus, deuxième intervenant, « l'air sombre et menaçant » et témoignant « par sa voix, l'expression de son visage, son regard, du feu qui l'anime » exige la mort de Thrasea et de ses complices :

— Les Pères se sont montrés trop bons jusqu'à ce jour, en promettant à Thrasea, un traître, à son gendre Helvidius Priscus, pris de la même démence, aussi à Paconius Agrippinus, qui tient de son père la haine des princes, et à Curtius Montanus qui ne cesse de composer d'abominables poèmes, de se moquer d'eux impunément.

On écoute dans un profond silence. Le réquisitoire se poursuit avec une âpreté accrue.

— Est-ce la paix qui règne dans le monde entier qui déplaît à Thrasea ? Un individu qu'attriste le bonheur de tous, qui considère les forums, les théâtres, les temples comme autant de déserts et qui menace de s'exiler, ne doit pas obtenir du Sénat ce à quoi aspire son ambition perverse ! A ses yeux, les décrets du Sénat, les magistratures, la ville de Rome même n'existent pas. Qu'il rompe, en perdant la vie, avec cette cité qu'il a cessé depuis longtemps d'aimer, et que maintenant il veut cesser de voir !

Consternation générale parmi les sénateurs. On n'en a pas fini avec les réquisitoires. Contre Thrasea et ses « complices », on demande une sévérité sans inutile indulgence. On passe au vote. L'approbation des Pères conscrits est quasiment unanime. Ce n'est pas au nom de l'empereur que l'on sévira mais au nom du Sénat lui-même !

A Thrasea, Soranus et Servilia, on laissera le choix de leur mort ; Helvidius et Paconius seront bannis d'Italie ; Montanus, par égard pour son père, sera absous, « à condition qu'il n'exerce aucune fonction dans l'Etat ». Quant aux accusateurs, ils reçoivent bien plus que ce qu'ils attendaient : Cossutianus et Marcellus s'enrichissent de cinq millions de sesterces chacun ; Ostorius doit se contenter d'un million deux cent mille.

Le soir tombe. Entouré d'un grand nombre de familiers — hommes et femmes —, Thrasea reçoit dans ses jardins. L'assistance écoute avec attention Demetrius, l'un des maîtres de l'école cynique, qui traite « de la nature de l'âme ainsi que de la séparation du souffle vital et du corps ».

Survient Domitius Caecilianus, l'un des amis les plus chers de Thrasea. L'assistance remarque son air sombre et accablé. Anxieusement on se tourne vers lui : il fait connaître la décision du Sénat. « Alors, raconte Tacite, tandis que les personnes qui étaient là pleuraient et se lamentaient, Thrasea les invite à se retirer promptement et à ne pas risquer leur propre sécurité en la liant au sort d'un condamné. » Eclatant en sanglots, Aria, son épouse, lui annonce qu'elle le suivra dans la mort. Il le lui interdit : il ne faut pas que leur fille Fannia reste seule.

On annonce l'arrivée du questeur du consul. Thrasea l'accueille lui-même au portique et prend aussitôt connaissance du sénatus-consulte l'envoyant à la mort. Soulevant la surprise du questeur, il montre une grande joie : son beau-fils est seulement banni d'Italie. Gagnant sa chambre, c'est d'ailleurs à lui et à Demetrius qu'il tend les bras dont ils ouvrent les veines. Cependant que le sang s'épand sur le sol, il fait appeler le questeur à son chevet et d'une voix restée ferme, déclare :

— Offrons cette libation à Jupiter Libérateur, jeune homme. Regarde — et fasse les dieux que ce présage ne te soit pas défavorable ! —, regarde, car tu es né pour vivre à une époque où il est utile d'affermir son âme.

La grandeur de ce juste occupé à bien mourir nous est connue par Tacite. Or ces lignes sont les dernières que l'histoire ait écrites pour les Annales, son chef-d'œuvre. Ainsi que de trop nombreux manuscrits de la même époque, il n'en subsiste que des fragments, importants certes mais qui feront toujours regretter la disparition des autres. Sur les dix-huit livres que l'œuvre entière comprenait, nous ne pouvons lire que les quatre premiers, quelques pages du cinquième, le sixième en entier. Les livres VII à X ont disparu. Nous ne disposons que d'une partie du livre XI, des livres de XII à XV et d'une partie seulement du livre XVI[7].

[7] Voir la préface de Pierre Grimal à son édition des Annales de 1993.

En a-t-on fini avec les conspirations ? La logique le voudrait : or, au milieu de l'année 66, des hommes estiment encore que mieux vaut risquer la mort que de se plier à cette folie tyrannique.

Si on sait tout de la conjuration de Pison, il n'en est pas de même de celle qui a pris naissance à Bénévent et dont Suétone, seul, esquisse les contours. L'initiateur en est Annius Vinicianus, gendre de Corbulon, qui, avant d'être sénateur, a servi dans l'armée comme tribun militaire et légat provisoire de légion. Son but : éliminer Néron à Bénévent quand il traversera la ville avant de s'embarquer pour la Grèce, projet annoncé pour un avenir proche. Qui le remplacera ? Corbulon que son indéniable popularité fera aisément accéder à l'Empire par l'acclamation de l'armée et du peuple romain.

Le lecteur a maintes fois rencontré Corbulon. Sorte de modèle du chef militaire. Tacite estime qu'il était « capable de régner ». En 66, il a soixante deux ans. L'armée d'Orient lui est toujours fidèle.

Avant de gagner Rome aux côtés de Tiridate, Vinicianus a-t-il pris langue avec son beau-père ? Nous n'en avons aucune preuve. La connivence n'est pourtant pas à exclure car, depuis longtemps, ayant appris à bien connaître Néron, Corbulon se sent en danger.

La police de Tigellin a-t-elle eu vent de quelque chose ? Lors du départ de Tiridate, Néron a ordonné à Vinicianus de rester à Rome. Le gendre a senti venir la catastrophe. Il n'avait pas tort. Avant la fin de l'été, lui-même et les autres conspirateurs sont emprisonnés et mis à mort. La décision concernant Corbulon est reportée à plus tard : Néron est tout aux préparatifs de son voyage en Grèce.

Souvenons-nous qu'en 64, ayant chanté à Naples et gagné Bénévent, il était prêt à s'embarquer quand, au dernier moment, informé des réticences fortement exprimées par les Romains, il a dû y renoncer. Cette fois, rien ne pourra le retenir : en 67, de nouveaux jeux Olympiques sont annoncés en Grèce.

Selon la légende, les jeux Olympiques auraient été imaginés par Héraclès, autrement dit Hercule. Comme il est impossible à l'histoire — sauf exceptions illustres — de prendre ses sources dans la mythologie, mieux vaut se fonder sur le poète Pindare qui renvoyait leur origine aux jeux funéraires célébrés près du tombeau de Pélops qui donna son nom au Péloponnèse. L'instauration des jeux aurait répondu à un appel de l'oracle de Delphes — IXe siècle av. J.-C. ? — tendant à annuler pour un temps les guerres qui décimaient les peuples de la Grèce. Pendant la durée des jeux, une trêve sacrée était décrétée.

A l'origine, ne pouvaient participer aux jeux que des Grecs dotés de la citoyenneté. S'y sont ajoutés les Macédoniens après leur victoire de Chéronée et les Romains, en 146 av. J.-C., après leur conquête de la Grèce.

Au fil des ans, sans qu'Olympie perde sa primauté, les jeux se sont transportés en d'autres lieux. Quelle que soit l'époque, les couronnes décernées ont apporté la gloire aux vainqueurs. Raison impérieuse, aux yeux de Néron, pour jouir d'un bonheur inédit pour lui.

Seul il concourra, mais il ne voyagera pas seul : la bagatelle de six mille personnes l'accompagnera, chiffre pouvant monter jusqu'à huit mille si l'on inclut les marins, les soldats, les cavaliers et un fort contingent de prétoriens. Les bagages de l'impératrice Statilia — Néron tient à les emmener — sont de taille à remplir la cale d'un grand voilier. S'y ajoutent des musiciens, des choristes, des costumiers, des perruquiers : « Une troupe plus nombreuse qu'il n'eût été nécessaire pour vaincre les Parthes, dit Dion Cassius, une année extraordinaire comme on n'en a jamais vu, une armée de théâtre portant des instruments en guise d'armes et des vêtements d'acteur en guise de tenue militaire[8]. »

[8] Op. cit. LXIII, 8.

On s'étonne à voir Néron emmener avec lui Tigellin dont l'absolutisme policier semblait garantir, en l'absence de l'empereur, que l'ordre aurait régné à Rome. La vérité est que, sans lui, sa peur de toujours s'exaspère. Avant son départ, le gouvernement a été confié à l'affranchi Helius qui, dans le passé, a servi habilement Claude et Agrippine, et à l'affranchi Polyclite, illustré après avoir « fait sentir sa poigne de fer à l'Italie et à la Gaule ». Le préfet Nymphidius Sabinus est chargé des questions de sécurité et de maintien de l'ordre. On confie les affaires civiles à des affranchis impériaux devenus de ce fait gestionnaires responsables. A eux incomberont la chasse aux partisans de Vinicianus, leur arrestation et leur mise à mort.

Au nombre des proches qui accompagnent l'empereur, on trouve Vespasien, militaire apprécié, petit-fils d'un centurion, fils d'un collecteur d'impôts et, bien sûr, le minuscule Sporus, mignon en titre.

Massée sur la rive, la population de Brindisi s'extasie : l'empereur et sa suite s'embarquent sur des galères « chamarrées d'or, d'argent, de sculptures ». Les rames s'abattent, les voiles brodées d'or se gonflent[9]. Au moment où l'impérial voyageur hume l'air marin du point d'une galère, est-il heureux ? L'historien ne se sent pas en droit de sonder les cœurs. Néron sait que l'on honore en Grèce les chefs de guerre et les rois comme des dieux. Il ne peut que s'en réjouir. Peut-être rêve-t-il d'être adoré en tant que l'incarnation d'Apollon. Ce qui doit le contenter le plus, c'est de voguer vers la terre des poètes, des artistes et des philosophes.

[9] Jacques Robichon, op. cit.

Participer aux jeux, a-t-il déclaré aux Achéens venus le solliciter à Rome, est un honneur car seuls les Grecs « savent écouter et seront dignes de moi ». Il a déjà pris la décision de participer aux quatre grands tournois : l'olympien, le delphique, l'isthmique et le néméen. Afin qu'il puisse s'inscrire à tous, on a bouleversé les dates jusque-là échelonnées d'année en année pour éviter que des épreuves ne se concurrencent entre elles[10]. Qu'importe à Néron. Il a même fait ajouter aux Olympiades, exclusivement sportives, un concours de chant.

[10] Gilbert Charles-Picard, Auguste et Néron. Le secret de l'Empire (2002).

On doute peu qu'ils ne se soit senti délivré, voire soulagé, en s'éloignant de son pays. Il fuit les devoirs, les obstacles sans cesse renaissants, les pressions qui ne s'interrompent jamais. Il respire.

Deux jours pour traverser le canal d'Otrante et l'on aborde sur l'île de Corcyre. L'ovation de la foule rassure l'escorte sur les chances de voyage. L'empereur annonce qu'il va offrir à Jupiter Cassius « l'hommage de sa voix ». Conduisant lui-même son char, il se rend au sanctuaire, sacrifie au maître des dieux et — enfin — « chante sur la terre grecque devant la statue de ce dieu ». On frappera une monnaie de bronze à l'effigie de Néron. Au revers, une galère évoque la flotte qui l'a transporté jusqu'en Grèce.

De Corcyre, le cortège impérial se rend à Nicopolis où l'on célèbre, le 2 septembre, l'anniversaire de la bataille d'Actium, lieu mémorable où le futur Auguste a remporté sur Antoine la victoire définitive. De septembre 66 à avril 67, il va se fixer à Corinthe, l'une des cités les plus brillantes du bassin méditerranéen.

Là, aussitôt, il s'entraîne, exerçant parallèlement sa voix, sa mémoire et ses muscles. Refusant depuis longtemps de passer pour un amateur, il se réclame d'un professionnalisme dont il est fier. Sa première démarche auprès des juges n'est pas celle d'un souverain omnipotent, mais d'un athlète et d'un artiste lourdement frappé par le doute :

— J'ai fait tout ce que je pouvais faire ; mais l'événement dépend de la Fortune ; c'est à vous, hommes sages et instruits, d'écarter les chances du hasard.

On ne peut être plus clair : Néron doit gagner. Les juges, à qui mieux mieux, répondent que l'empereur doit garder confiance.

Grâce aux textes du temps et davantage aux fouilles archéologiques, on peut reconstituer le décor qu'a découvert Néron en ce haut lieu de la religion grecque. Dans la plaine qui s'étend entre deux rivières, l'Alphée et le Cladéos, s'allonge un stade de 600 pieds assez vaste pour recevoir quarante mille spectateurs. Non loin de là, un hippodrome, un gymnase et un lieu réservé à la lutte : la palestre.

Le temple et l'autel de Zeus et son décor sculpté évoquent les douze travaux d'Hercule. Plus loin, le Prytanée et les portiques de l'Agora. Le petit temple signalé par Pausanias ne compte pas moins de soixante-dix autels où les prêtres sont toujours prêts à célébrer les rituels.

Dans les prairies qui bordent l'Alphée, Néron aura vu, pendant toute la durée des affrontements, surgir un campement immense qui, d'heure en heure, s'étend plus loin. Le prenant d'assaut, des marchands proposent en vociférant du vin tiré de grandes amphores, du pain, des fruits, des victuailles, « même des étoffes, des sandales, des bijoux[11] ». L'empereur est accoutumé aux foules de Rome, mais celles immenses, qui se pressent là depuis l'aube ont dû l'ébahir : une multitude accourue de la péninsule entière ou débarquée de bateaux parfois venus de très loin. Il faut l'imaginer sous le ciel ardent de l'été grec, accablé d'une chaleur insupportable, assourdi par les cris, les prières, les plaintes des bêtes que l'on égorge pour sacrifier aux dieu, les chants, la musique grêle des flûtes et, au moment où les combattants s'affrontent, des acclamations qui balayent tout.

[11] Jacques Janssens, « Les jeux Olympiques il y a vingt-sept siècles », Historia, n° 356.

Même quand il ne participe pas aux épreuves, Néron veut tout voir, tout comprendre, tout juger. Quand il ne s'exhibe pas lui-même, il tient à s'asseoir à terre au milieu des juges. Il rêve d'imiter les exploits d'Hercule : le bruit a couru qu'il devait combattre nu un lion dans l'arène et l'assommer avec une massue ou l'étouffer dans ses bras. Il ne semble pas être allé au-delà du projet.

Avant même qu'il se soit produit en public, les organisateurs ont pris la décision de lui accorder le premier prix. Quand il chante ou récite, on interdit aux spectateurs de sortir du théâtre.

Le meilleur analyste de son état d'esprit est encore Suétone : « On ne saurait croire quelle terreur et quelles anxiétés il montrait dans la lutte, quelle jalousie contre ses rivaux, quelle crainte des juges. Ses rivaux, il les observait, les épiait sans cesse et les décriait en secret, comme s'ils eussent été de la même condition que lui. Quelquefois même il leur criait des injures quand il les rencontrait ; et s'il s'en trouvait dont le talent fût supérieur au sien, il prenait le parti de les corrompre. » Plus fort encore : « Il se soumettait, pendant la lutte, à toutes les lois du théâtre, au point de ne pas oser cracher, et d'essuyer avec son bras la sueur de son front[12]. Ayant, dans une tragédie, laissé tombé son sceptre, il le ramassa aussitôt d'une main inquiète et tremblante, tant il craignait que, pour cette faute, on ne le mît hors du concours. [...] Voulant effacer, à l'exception des siennes, toute trace et réminiscence des autres, il fit renverser, traîner avec un croc et jeter dans les latrines, les statues et bustes de tous les vainqueurs[13]. »

[12] Les règlements interdisaient aux concurrents l'usage du mouchoir (note de Jacques Gascou).

[13] Vies des douze Césars, « Néron », XIII et XIV.

Ce goût forcené de la victoire le conduit à tenter des exploits hors de sa portée. Il tient à conduire un char tiré par dix chevaux. Précipité à terre en pleine vitesse, il exige d'être replacé sur le char. Il tombe une deuxième fois, ce qui n'empêche nullement les juges de le déclarer vainqueur. Ils n'ont pas à le regretter : Néron les récompense de 250 000 drachmes[14].

[14] Dion Cassius, op. cit., LXIII, 14.

Presque chaque jour, Tigellin lui fait rapport. Le maître policier tient à aller jusqu'au bout de la conspiration manquée de Vinicianus. La conviction lui est venue que Corbulon y a adhéré. On s'est montré inexorable pour les complices ; on doit maintenant frapper à la tête. La gloire du grand soldat ne devrait-elle pas lui mériter l'indulgence ? Nullement, affirme Tigellin. C'est même à cause d'elle qu'il faut sévir. Pour en convaincre Néron qui peut-être hésite encore, il trouve un délateur, officier de l'état-major de Corbulon. Appelé à Corinthe, il développe, au cours de plusieurs entretiens, les « preuves » de la culpabilité de son chef. De guerre lasse, Néron consent à faire appeler le général auprès de lui. Le message qu'il lui adresse en Orient le convoque en qualité « de père et bienfaiteur de la Patrie ». Le commandant en chef approche de ses soixante-dix ans. Il n'a rien perdu de sa prestance ni de cette hauteur aristocratique qui n'a pas toujours plu à tout le monde. Il débarque à Cenchrées, port de Corinthe, et s'engage sur la route qui grimpe jusqu'à la ville fortement surélevée par rapport à la mer.

Un barrage de soldats. Corbulon est-il surpris ? Ce n'est pas sûr. Le chef du détachement l'informe que l'empereur ne souhaite pas qu'il reste vivant. On dispute encore aujourd'hui si telle fut réellement la volonté de Néron ou si Tigellin, peu certain que son maître sût demeurer ferme face au héros, n'aurait pas pris les devants. Corbulon ne daigne pas répondre. Saisissant son épée, il s'en transperce après avoir proféré ces paroles mystérieuses :

— Je l'ai bien mérité !

Faut-il comprendre qu'il se reconnaît coupable d'avoir conspiré la mort de l'empereur ? Ou, au contraire, qu'il s'en veut, à son âge et doté de son expérience, d'être tombé dans le piège tendu par Tigellin ? Nul ne l'a su — ni ne le saura.

Dans les premiers jours de décembre, des nouvelles d'une gravité extrême parviennent de Judée : les juifs viennent de mettre en échec l'armée romaine. L'affaire couve depuis près d'un siècle. Le peuple juif a toujours refusé d'admettre l'occupation, la subordination et la colonisation auxquelles Rome les a soumis. En mai 66, les premières émeutes ont éclaté à Césarée. La contagion a aussitôt gagné Jérusalem. Des heurts violents y ont opposé les troupes romaines et les habitants. Le procurateur en titre, Jessius Florus, dont l'épouse avait été l'amie de Poppée, n'a pas voulu perdre la face : les rapports adressés à Rome sont devenus si apaisants que Néron a pu gagner la Grèce sans ressentir d'inquiétude.

Tout s'est précipité. Les troupes du roi de Judée, Agrippa II, ont été mises à mal. Renonçant à rétablir l'ordre, Florus quitte Jérusalem pour se réfugier à Césarée. Il laisse derrière lui une seule cohorte qui, battue par les rebelles, évacue la ville insurgée. Les extrémistes massacrent les principales autorités du Sanhédrin, y compris l'ancien grand prêtre Hanne. La Judée toute entière s'insurge. On met le feu à la tour Antonia. On frappe des pièces d'argent portant l'inscription An I de la liberté.

C'est plus que n'en peut supporter le légat de Syrie, Cestius Gallus qui, à la tête de douze légions, accourt le long de la côte pour rétablir l'ordre à Jérusalem. A plusieurs reprises, il doit ralentir sa marche pour faire face à d'autres attaques. Quand il parvient devant Jérusalem, ses forces largement affaiblies trouvent devant elles l'armée des rebelles qui les bat à plate couture. Gallus prend la fuite en abandonnant tous ses bagages.

Devant le désastre — c'en est un —, comment Néron va-t-il réagir ? Flavius Josèphe qui, un temps, s'est trouvé à la tête de l'insurrection, se posera lui-même la question. Intéressante son explication : « Quand on eut annoncé à Néron les revers subis en Judée, il fut envahi, comme c'était naturel, d'une épouvante et d'une appréhension qu'il dissimula, tout en affichant en public dédain et indignation : il disait que ce qui était arrivé s'expliquait plus par l'incurie des généraux que par la valeur de l'ennemi. Il estimait que, vu la majesté de l'Empire, il lui convenait de traiter avec hauteur les adversités et de montrer une âme supérieure à tous les malheurs. Mais le trouble de cette âme se trahissait bel et bien par sa rumination soucieuse. Il ne cessait d'examiner à qui il pourrait confier l'Orient ébranlé ; il lui fallait quelqu'un qui fût capable de réprimer le soulèvement des juifs et en même temps de prévenir l'extension du mal dans les nations voisines déjà contaminées[15]. »

[15] La Guerre des juifs (1977).

Quelqu'un ? Un seul nom aurait pu lui venir à l'esprit : Corbulon. Comment ne pas croire à une colère mêlée de regrets ? Il faut à l'empereur un militaire nanti d'expérience mais sans un trop grand renom qui puisse lui porter ombrage. Or cet homme existe. Il l'a même sous la main. A son actif, Vespasien peut inscrire trois brillantes campagnes : en Thrace, en Germanie et en Bretagne. Sa dernière mission : le gouvernement de la province d'Afrique. Depuis l'embarquement à Brindisi, il se demande pourquoi l'empereur l'a invité à le suivre en Grèce. A cinquante-sept ans, fort peu mondain, il s'ennuie à entendre pépier les courtisans qui étouffent Néron d'une admiration aussi feinte qu'exacerbée. Un des soirs où, supplié à grands cris, l'empereur accepte de chanter, Vespasien s'endort au bout de quelques mesures. Le drame est que Néron s'en aperçoit. Outré, il fait dire au coupable qu'il ne veut plus le voir. Pour tenter de se justifier, Vespasien sollicite une audience. On la lui refuse.

Dans le climat de l'époque, l'infortuné soldat peut trembler. Il interroge le chambellan Phoebus : « Mais que vais-je faire ? Où irai-je ? » La réponse : « Va-t'en au diable ! » Quand Vespasien deviendra empereur et quand le même Phoebus, agenouillé devant lui dans les larmes, viendra lui demander grâce, Vespasien se contentera de lui répondre : « Va-t'en au diable ! »

Après l'interdit prononcé par Néron, Vespasien s'est cloîtré dans une petite maison hors de Corinthe et n'en a plus bougé. C'est là que le rejoint le message de Néron de nommant commandant en chef des légions romaines en Judée. Ordre lui est donné de partir sur-le-champ. Ce qu'il fait. Sur son ordre, son fils Titus, âgé de ving-cinq ans, gagne Alexandrie afin de préparer d'urgence l'intervention de la XVe légion Appollinaris.

Entre deux compétitions, l'idée vient à Néron d'un projet par lequel il effacerait une erreur de la nature. Il s'agit d'ouvrir un canal sur l'isthme de Corinthe large de six kilomètres. De part et d'autre de l'isthme, la ville de Corinthe dispose de deux ports, Cenchrées et Lechée dont d'innombrables navires de commerce se disputent l'ancrage. Si l'on veut se rendre par la mer de l'un à l'autre, il faut contourner tout le Péloponèse : perte de temps qui coûte cher. Depuis longtemps, on se contente d'une voie dallée sur laquelle on fait glisser sur des cylindres, tirés par des esclaves, les navires de commerce. Selon les saisons, il y faut deux à trois jours. Néron n'est pas le premier à rêver de percer l'isthme. Périandre, tyran de Corinthe six siècles avant notre ère, en formait déjà le projet. D'autres l'ont repris sans jamais aboutir.

Au commencement de l'été 67, Néron demande à des géologues et des hydrographes associés à des ingénieurs d'Alexandrie d'étudier un tracé : le canal sera long de sept kilomètres, chiffre qui ne saurait inquiéter l'empereur, attendu que, dans ses projets italiens, figure un canal latéral de Baïes à Ostie, long de deux cents kilomètres[16].

[16] Le tracé de Néron pour le canal de Corinthe sera suivi point par point à partir de 1881 — de notre ère ! — quand il sera enfin réalisé. L'un des responsables écrira : « C'est un fait digne de remarque qu'après avoir fait des relevés embrassants toute la surface de l'isthme, après avoir étudié minutieusement jusqu'à quatre tracés différents, on a dû adopter comme le plus avantageux celui même qu'avait choisi Néron (Bulletin de Correspondance hellénique, t. VIII (1884), cité par Gérard Walter). »

Néron tient à inaugurer en personne les travaux. Sortant de sa tente, il chante « l'hymne d'Amphitrite et de Neptune ». A la foule compacte qui l'entoure, il annonce d'une voix forte qu'il « souhaite la réussite de l'entreprise, pour lui et pour le peuple romain ». On lui présente une bêche en or et, dans un état visible d'enthousiasme, il la plante en terre.

A-t-il suffisamment envisagé le problème que posera le recrutement d'une main d'œuvre ? La zone est composée surtout de rochers compacts. A défaut de toute machine, on devra les entamer, creuser et emporter de main d'homme. On tente de recruter les ouvriers sur place. Fort peu se présentent. Utiliser les prétoriens qui ont accompagné Néron en Grèce serait s'exposer à une sédition : on ne leur demandera donc que de pelleter le sable des plages. Va-t-on renoncer avant que de commencer ?

Les nouvelles de Vespasien raniment l'espoir. Secondé par Titus, il a infligé aux juifs de cruelles défaites et capturé un très grand nombre de prisonniers. On lui ordonne de choisir parmi les plus jeunes et les plus robustes et de les expédier d'urgence. Heureux de se délivrer de tant de bouches à nourrir, Vespasien les fait charger sur plusieurs bateaux. Bientôt Néron verra débarquer, entre Cenchrée et Lechée, six mille juifs à la musculature prometteuse. Les travaux commencent. Ils n'iront, hélas, pas jusqu'au bout.

Néron montre tant d'attachement à Corinthe qu'une étrange rumeur s'est peu à peu répandue : selon des Grecs bien informés, il va y transférer la capitale de l'Empire romain. Preuve du contraire, il a envoyé en Italie Statilia Messalina. Il ne garde dans son intimité que le petit Sporus que l'on montre revêtu du costume des impératrices et qui, jusque sur les marchés, l'accompagne en litière.

Peut être cette mascarade a-t-elle amusé des Grecs que l'homosexualité gêne peu. Il n'est pas sûr que ce soit le cas de la communauté chrétienne de Corinthe.

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