LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE XIV
Les phares de l'Eglise

En l'an 46, dix-sept ans avant le séjour de Néron, un petit homme chauve et barbu découvrait Corinthe. Il s'appelait Paul et allait y rester dix-huit mois : durée exceptionnelle quand on considère l'étendue de sa mission. « Nous le savons déjà », dit le lecteur qui démontre à la fois sa mémoire et son attention. Qu'il veuille bien croire que si l'auteur revient en arrière, c'est précisément à cause des chrétiens de Corinthe.

Surprise pour Paul : il a trouvé des chrétiens déjà en nombre. Qui les a convertis ? Certains parlent de Céphas (Pierre), d'autres d'Apollos, personnage étrange venu d'Orient pour prêcher Jésus en ne connaissant guère que Jean-Baptiste. Paul s'est donné pour tâche d'unifier cette communauté en herbe. Il lui a proposé des règles. Afin d'être bien compris, il a composé à son intention deux longues lettres successives : les Epîtres aux Corinthiens, véritable monument. Les destinataires ont tant compté pour lui qu'ils ont eu droit à deux épîtres alors que les autres communautés converties par lui n'en ont reçu, chacune, qu'une seule.

« Ma parole et ma prédication, se souviendra Paul, n'avaient rien des discours persuasifs de la sagesse, mais elles étaient une démonstration faite par la puissance de l'Esprit, afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu[1]. »

[1] 1 Corinthiens 2.4-5.

Avec les Corinthiens, le Tarsiote n'en restera pas là :

« Je rends grâce à Dieu sans cesse à votre sujet, pour la grâce de Dieu qui vous a été donnée dans le Christ Jésus. Car vous avez été, en lui, comblés de toutes les richesses, toutes celles de la parole et toutes celles de la connaissance. C'est que le témoignage rendu au Christ s'est affermi en vous, si bien qu'il ne vous manque aucun don de la grâce, à vous qui attendez la révélation de notre Seigneur Jésus Christ. C'est lui aussi qui vous affermira jusqu'à la fin, pour que vous soyez irréprochables au Jour de notre Seigneur Jesus Christ[2]. »

[2] 1 Corinthiens 1.4-8.

Quand, ayant quitté Corinthe, Paul apprendra qu'une partie de « ses » chrétiens a cédé aux sollicitations des judéo-chrétiens de Jacques, la douleur le terrassera. Après quoi, pour reconquérir ces brebis égarées, il livrera un nouveau combat.

Au moment où Néron fait de Corinthe sa capitale provisoire, les chrétiens de la ville ont-ils abandonné le christianisme ? Pas du tout. Il faut seulement constater — une manie ? — qu'ils sont de nouveau divisés. La lettre déjà citée, écrite par Clément, évêque de Rome, ne permet pas d'en douter. Irénée de Lyon connaît si bien cette lettre qu'il explique pourquoi elle a été écrite : « Une dissension assez grave se produisit entre les frères de Corinthe : l'Eglise de Rome adressa alors aux Corinthiens un écrit très important pour les réconcilier dans la paix, ranimer leur foi et leur annoncer la tradition qu'elle avait reçue récemment des apôtres. »

Cet écrit s'achève ainsi : « Tout cela, bien-aimés, si nous vous l'écrivons, ce n'est pas seulement comme un avertissement à votre égard, c'est pour nous le remémorer à nous aussi, car nous sommes au bord de la même arène et c'est le même combat qui nous attend. »

Résumons : en 51, la communauté chrétienne de Corinthe est vivante et active. Elle le reste en 95 quand Clément lui écrit. Comment en 67 et 68, au moment où Néron s'installe dans la ville, pourrait-elle ne pas l'être ?

Durant plusieurs mois, l'empereur va donc se trouver en contact avec des chrétiens de toute condition pratiquant librement leur religion. Nécessairement, il a fallu à Néron et à sa suite hypertrophiée recruter sur place des esclaves ; le christianisme a déjà pénétré cette masse asservie, trop heureuse d'être enfin reconnue comme faisant partie de l'humanité. Au demeurant, il serait étrange que, parmi les autorités de la ville en contact avec Néron, n'aient pas figuré des chrétiens.

Nul ne sait ni ne saura ce que Néron a pu penser de ces êtres singuliers. A-t-il modifié le jugement qu'il pouvait garder de l'été 64 ? Fort satisfait de lui-même, il les avait vus, en ses jardins, mourir dans les supplices.

L'intensité de la foi professée à cette époque par la chrétienté étonne beaucoup de gens. « Notre prière, expliquera un autre Clément, celui d'Alexandrie, est, si j'ose ainsi parler, une conversation avec Dieu [...] Qu'il se promène, qu'il converse, qu'il se repose, qu'il travaille ou qu'il lise, le croyant prie : et, seul dans le réduit de son âme, s'il médite, il invoque le Père avec des gémissements ineffables, et celui-ci est proche de qui l'invoque ainsi[3]. »

[3] Clément d'Alexandrie, Stromates, VII, 7.

Les grands textes du Ier siècle — épîtres de Paul et évangiles — traitaient exclusivement du personnage et de l'enseignement de Jésus. Tout change au IIe siècle : un ensemble littéraire considérable s'édifie. A l'origine sont quelques évêques qui, au-delà de leur mission apostolique et réglementaire, ont tenu à méditer sur elle et — grande nouveauté — à en faire part.

Les hommes du Ier siècle ressentaient le Christ par toutes les fibres de leur cœur ; les Pères de l'Eglise sont des conquérants « nourris du froment des élus, a dit Bossuet, pleins de cet esprit primitif qu'ils ont reçu de plus près et avec plus d'abondance de la source même qui les a définis ». Rien d'uniforme dans de tels textes, sinon une force de conviction alliée à un sens incomparable de l'expression. De cette œuvre gigantesque, on a réuni, au XIXe siècle, tous les éléments sous le titre accablant de Patrologiae cursus completus. Ne sursautez pas, lecteur : le titre couvre 217 volumes de sources latines, 161 de sources grecques ! Encore l'abbé Migne — « rassembleur » en titre — a-t-il omis les Pères syriaques, coptes et arméniens. Aujourd'hui encore on le lui reproche.

Peut-on faire un choix entre tant de combattants ? A peine s'y hasarde-t-on et l'on se sent injuste, donc coupable. Tentons. Mêlons-les arbitrairement à d'autres qui, sans les ignorer, ne les ont pas connus.

A tout seigneur, tout honneur.

IGNACE D'ANTIOCHE

Ignace fut évêque d'Antioche à la fin du Ier siècle et au début du deuxième. De son vivant, on distinguait déjà dans son prénom le mot ignis, feu. C'est vrai : Ignace brûle. L'étrange de son destin est que nous ne le connaissons que par lui-même : les seuls documents le concernant sont ses Lettres. Elles nous sont parvenues sous des formes diverses : grecques, syriaques, arméniennes.

Qu'en ressort-il ? Une foi reconnue pour « véhémente[4] ». Qu'apprend-on ? Ceci : en l'an 107, les autorités romaines d'Antioche le font arrêter. On le condamne à mort et, sans doute à cause de son rang, on le transfère à Rome pour y être exécuté. Durant le voyage, il dicte sans cesse des lettres à l'intention des Eglises d'Ephèse, de Magnésie, de Tralles, de Philippes, de Smyrne et de Troas. Courant l'Europe et l'Orient, elles deviendront la source où puiseront aussi bien les sommités de l'Eglise que ceux des chrétiens qui peuvent y accéder.

[4] Alain Le Boulluec, « Ignace d'Antioche », in Histoire des saints et de la sainteté chrétienne sous la direction d'André Mandouze (1987).

On ne saurait trouver meilleur exemple de son style que dans la lettre qu'il adresse aux Ephésiens : « Le prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie et son enfantement, de même que la mort du Seigneur : trois mystères retentissants qui furent accomplis dans le silence de Dieu. Comment donc furent-ils manifestés aux siècles ? Un astre dans le ciel brilla, plus claire que tous les astres, et sa lumière était inexprimable, et sa nouveauté produisait un changement étrange ; tous les autres astres, avec le soleil et la lune, formèrent un chœur autour de l'astre, et lui l'emportait sur tous par sa lumière ; c'était un grand trouble : d'où venait cette nouveauté si dissemblable ? Ainsi s'abolissait toute magie et tout lien du mal disparaissait ; l'ignorance était détruite, l'ancien royaume était ruiné, tandis que Dieu était manifesté en forme d'homme, pour une nouveauté de vie éternelle ; il recevait un commencement, le plan agencé par Dieu. Aussi était-ce un bouleversement total, car la destruction de la mort se préparait. »

Ce qui domine dans les Lettres d'Ignace, ce sont des adjurations à ceux qui nient ou seulement mettent en doute l'Incarnation, la Passion et la Résurrection du Christ. Ce sont aussi des conseils pratiques sur l'administration des Eglises et le comportement de ses responsables. Les spécialistes de l'époque n'ont pas manqué de s'étonner à propos de bizarreries de son récit : cet évêque sous surveillance extrême s'arrête à plusieurs reprises dans les villes où il est accueilli publiquement par les Eglises et reçoit les délégations d'autres communautés : l'autorité romaine ne nous a guère habitué à une telle tolérance. Il faut croire également que chacun de ces séjours s'est notablement prolongé : il faut du temps, même si les lettres ont été dictées en chemin, pour aboutir à un texte littéraire si ambitieux.

La lettre dont les contemporains et la postérité ont gardé le plus vif souvenir est celle — bouleversante en vérité — qu'il adresse aux chrétiens de Rome. Renan y verra l'« un des joyaux de la littérature chrétienne primitive ». Pour la première fois, un chrétien proclame le rôle du martyre selon le plan de Dieu :

« J'ai, à force de prières, obtenu de voir vos visages de saints. J'ai même obtenu plus que je ne demandais puisque que c'est en qualité de prisonnier du Christ Jésus que l'espère venir vous saluer, si toutefois Dieu me fait la grâce de tenir jusqu'au bout. Le commencement a été bon. Pourvu que rien ne m'empêche d'atteindre la part qui m'a été promise ! En vérité, c'est votre charité que je redoute. Vous n'avez, quand à vous, rien à perdre. Mais moi, c'est Dieu que je perds si jamais vous réussissez à me sauver. Je ne veux pas que vous cherchiez à plaire aux hommes, mais que vous persévériez à plaire à Dieu. Jamais je ne retrouverai pareille occasion d'être réuni à Lui. Et jamais vous ne ferez une œuvre meilleure qu'en vous abstenant d'intervenir en ma faveur. »

D'évidence, Ignace ne veut pas qu'on le dérange dans son martyre espéré : « Le christianisme n'est pas seulement une œuvre du silence, mais une œuvre de grandeur et d'éclat. J'écris aux Eglises et leur mande à toutes que je veux mourir pour Dieu, si toutefois vous ne m'en empêchez pas. Je vous conjure de ne pas me témoigner une affection intempestive. Laissez-moi devenir la nourriture des bêtes par lesquelles il me sera donné de jouir de Dieu. Je suis le froment de Dieu. Afin d'être trouvé pur pain de Dieu, il convient que je sois moulu par la dent des bêtes. Caressez-les plutôt afin qu'elles deviennent mon tombeau, qu'elles ne laissent rien subsister de mon corps, de sorte que mes funérailles ne soient à charge de personne. » Il ne cache rien à ses correspondants du sort qui lui a été réservé tout au long de son voyage : « Aujourd'hui dans les chaînes, j'apprends à ne rien regretter. Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre, sur mer, de jour et de nuit, je combats déjà contre les bêtes, car je suis enchaîné à dix léopards ; c'est ainsi que j'appelle mes gardes qui se montrent d'autant plus méchants avec nous que nous leur faisons plus de bien. Grâce à leurs mauvais traitements, je me forme, mais je ne suis pas encore justifié pour autant. Je gagnerai à me retrouver face aux bêtes qui me sont destinées. »

Tous les chrétiens promis au martyre n'auront pas le talent d'Ignace mais beaucoup partageront son ardeur.

Dans cette même année 107 au cours de laquelle Ignace s'achemine lentement vers Rome, l'empereur Trajan y célèbre, avec un faste immense, son triomphe sur les Daces. Les contemporains garderont le souvenir des innombrables combats de gladiateurs offerts, durant près de dix-huit mois, chaque après-midi au public. Dans ce domaine, les Romains paraissent insatiables. Leurs matinées sont occupées par le spectacle de condamnés livrés aux chiens et aux bêtes fauves. L'Italie ayant vidé ses prisons, on s'adresse aux provinces de l'Empire. Chacune d'elle est « invitée » à expédier ce qu'elle possède de mieux en l'occurrence. Ignace, ainsi que Zozime et Rufus, les deux prêtres chrétiens prisonniers comme lui, ont-ils participé de cette impérieuse nécessité ? Dans ce cas, ils auraient fait partie du butin expédié par le légat de Syrie. De solides traditions fournissent des dates : le 18 décembre 107, dans un amphithéâtre de Rome, Zozime et Rufus sont livrés aux bêtes. Le surlendemain, Ignace les suit[5].

[5] Anne Bernet, op. cit.

JUSTIN

En 72, peu de temps après la prise de Jérusalem, Justin naît en Samarie dans une famille aisée, à la fois grecque et païenne. Il racontera, dans son ouvrage le plus célèbre — le Dialogue avec Tryphon —, sa difficile recherche de la sagesse qu'il s'interdit de séparer de la philosophie. Il se confie d'abord à un stoïcien, ensuite à un péripatéticien, puis à un pythagoricien sans parvenir à satisfaire cette quête intense. Par chance, un platonicien intervient : le sens profond de la philosophie n'est autre que de connaître Dieu. S'ensuit une période de doutes et d'angoisses avant qu'un vieillard « qui paraissait d'un caractère doux et grave » lui démontre que le Christ est le seul Dieu auquel puisse conduire Platon. « Le feu s'était allumé en mon âme », confiera-t-il. Devenu chrétien, il ne quitte pas le manteau de philosophe. Après la guerre juive, on le retrouve à Ephèse. S'inspirant audacieusement des établissements philosophiques païens, il y ouvre des écoles à leur manière, mais chrétiennes ; il réitérera à Rome. Il s'oppose aux païens en de mémorables joutes oratoires et devient tête de file des Apologistes en un temps où les chrétiens veulent faire tomber les préjugés qui accompagnent le christianisme.

Les Ecritures sacrées sont, pour Justin, celles des juifs. Les chrétiens ont eu raison de se les approprier. Elles sont « l'incontestable vérité » puisque Dieu parle en elles. Quant aux juifs, elles leur sont désormais fermées puisque ceux-ci ne croient pas en Jésus. Justin : « Donc, toute ce qui est dit de bon chez qui que ce soit, cela nous appartient, à nous les chrétiens ; en effet, celui que nous adorons et que nous aimons après Dieu, c'est le Logos issu de Dieu inengendré et indicible, d'autant qu'il est devenu homme à cause de nous afin de nous soigner en participant à nos passions. » Au juif Tryphon, avec lequel il est censé s'entretenir, il affirme que les passages relatifs à la venue du Christ « sont disposés dans vos écritures ». Il se reprend : « Non pas dans les vôtres, mais dans les nôtres. »

Le vocabulaire de Justin le révèle en grande partie stoïcien. Il présente le christianisme — ce qui ne manque pas d'originalité — comme réalisant l'idéal stoïcien. En usant du langage des philosophes, il coupe court aux argumentations de ses adversaires païens. Au milieu d'une œuvre immense, la postérité n'a conservé que trois de ses textes dont deux Apologies mais ils suffisent à ranger l'auteur parmi les plus importants de son siècle.

Son rayonnement irrite de plus en plus ses adversaires : le philosophe païen Crescens le dénonce au pouvoir romain. Devant le préfet Rusticus qui l'interroge, Justin proclame sa foi et développe les raisons avec la passion philosophique dont, toute sa vie, il a fait preuve. Il sait ce qui l'attend mais ne saurait éluder le plus petit argument démontrant qu'il a raison. Il ne cède à aucune des invites qui pourraient le sauver. Jusqu'au bout, il réitère l'expression d'une certitude inébranlable : l'enseignement de Jésus Christ triomphera.

On le décapite.

IRÉNÉE DE LYON

Né à Smyrne vers 140, Irénée est mort à Lyon vers 202. Il est fils de parents chrétiens, ce qui lui donne l'avantage sur ceux qui ont attendu ou attendront une conversion. Il aimera à évoquer une jeunesse fervente : à quinze ans, avec d'autres de son âge, il s'asseyait près de l'évêque Polycarpe pour l'entendre évoquer ses entretiens avec l'évangéliste Jean. Parmi les Pères, Irénée est l'un des rares qui, par l'intermédiaire d'une seule personne, ait accueilli la parole d'un apôtre de Jésus. « Nous-mêmes, écrira-t-il, l'avons vu dans notre prime jeunesse — car il vécut longtemps — et c'est dans une vieillesse avancée que, après avoir rendu un glorieux et très éclatant témoignage, il sortit de cette vie. Or il enseigna toujours la doctrine qu'il avait apprise des Apôtres, doctrine qui est aussi celle que l'Eglise transmet et qui est la seule vraie. » Ceux qui rencontrent Irénée voient en lui un homme généreux, pétri de sagesse et de mesure, toujours rappelant que le mot essentiel de l'enseignement de Jésus est : amour. En sa personne, « il relie la tradition johannique et l'Eglise de France et demeure un modèle d'œcuménisme entre l'Orient et l'Occident[6] ».

[6] Ysabel de Andia, chargée de recherche au CNRS.

Preuve des interférences qui se produisent souvent dans la chrétienté, on retrouve cet Asiate évêque à Lyon. Certains pensent qu'il a pu être évêque à Vienne avant de le devenir à Lyon. Il tient à apprendre la langue des Gaulois qui l'entourent et consacre une infatigable activité à son ministère. Les hérésies qui gagnent la vallée du Rhône vont bientôt l'obséder. Elles mettent non seulement en péril le pouvoir des évêques mais leur crédibilité. Un tel homme peut-il rester muet ? Il se met au travail. Il publiera : Adversus haereses, en français : Exposé et réfutation de la fausse gnose. Cinq énormes livres. Dans les deux premiers volumes, Irénée règle leur compte aux hérésies, ce qui, pour l'historien, présente l'avantage d'en dresser la liste. Il avance cet argument pratiquement imparable : « Les hérétiques sont tous postérieurs aux évêques, à qui les Apôtres ont transmis les Eglises, et les manifestations de leur doctrine sont différentes et forment une véritable cacophonie. Mais la voie de ceux qui sont de l'Eglise, entourant le monde entier et gardant ferme la tradition des Apôtres, nous montre chez tous une même foi et une même forme d'organisation. »

En 177, comme chaque année à l'approche du Ier août, on procède à Lyon à la célébration impériale des Trois Gaules. L'habitude s'étant prise d'offrir aux foules accourues des spectacles sanglants, on peut supposer que l'arrestation de chrétiens de la ville n'est pas étrangère à une telle « exigence ». Une longue lettre attribuée à Irénée et publiée plus tard par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique livre tous les détails de la persécution qu'une quarantaine de fidèles ont subie[7]. La liste qui nous est donnée distingue les Orientaux dont l'évêque Pothin, alors âgé de quatre-vingt-dix ans, des Gallo-Romains aux noms latinisés. Tous sont de naissance libre à l'exception de Ponticus, âgé de quinze ans, esclave originaire de la province du Pont-Euxin, et de Blandine, esclave elle aussi, arrêtée en même temps que sa maîtresse convaincue elle-même d'être chrétienne.

[7] On s'est demandé si Irénée était bien l'auteur de la Lettre sur les martyrs de Lyon. Au XVIIe siècle, Le Nain de Tillemont s'est prononcé dans ce sens : « Il est difficile qu'un autre que luy ait pu faire une pièce si digne de sa piété, de son esprit et de sa science. » L'ensemble des critiques modernes partage ce jugement.

Ce que les gens ont eu à subir passe toutes les bornes imaginables. Ceux que l'on emmène en prison doivent, en traversant les rues de Lyon, affronter une foule qui se déchaîne à la vue de ceux qu'on lui a peint comme des « incestueux » par essence et des cannibales mangeurs d'enfants. On les arrache à leurs gardiens, on les jette à terre, on les frappe, on les piétine, on les lapide. Arrivés en prison, c'est en un état lamentable qu'ils affrontent l'interrogatoire d'identité. Vient fatalement la question trop attendue :

— Es-tu chrétien ?

— Je le suis.

Terrifiés par les souffrances qui les attendent, quelques-uns — très peu — abjurent leur religion. Ceux qui confirment leur foi — avec quel courage ! — sont jetés dans l'amphithéâtre, passent par les verges, sont traînés ou éventrés par les bêtes sauvages et, selon Irénée, « soumis à tout ce qu'ordonnait par ses clameurs une foule en délire ».

Pour certains, on raffine. Ainsi en est-il de Blandine : « Elle fut suspendue à un poteau et exposée aux bêtes que l'on avait lâchées contre elle pour la dévorer. La voyant ainsi pendue à cette espèce de croix, on l'entendit prier continuellement [...] Ce jour-là, aucune des bêtes ne la toucha. On la détacha, on la ramena à la prison où elle fut réservée pour un autre combat. »

Comment ne pas admirer l'héroïsme d'Attale ? Comme la plupart, on l'a assis sur la « chaise de fer » chauffée à blanc. « Tandis qu'il brûlait et que l'odeur de son corps carbonisé se répandait dans l'amphithéâtre, il dit à la foule en latin : “Voyez-vous ce que vous êtes en train de faire ? Vous êtes en train de manger de l'homme... Nous, nous n'en mangeons pas et nous ne faisons aucune action mauvaise...” » Un comble : ces souffrances horribles ne forment, en début de journée, que le « prologue » des combats de gladiateurs proposés ensuite comme clou du spectacle.

Appelé d'urgence, le légat procède à un tri, condamnant à la décapitation ceux à qui il veut épargner — niveau social ? situation de fortune — un tel sort. A la fin, il ne reste que deux survivants : les esclaves Blandine et Ponticus. On escomptait de leur part des aveux, ils s'étaient tus.

Le récit d'Irénée dit tout : « Chaque jour on les avait conduits à l'amphithéâtre afin qu'ils assistent aux supplices des autres et l'on avait tenté de les faire jurer par les idoles païennes. Mais ils étaient demeurés fermes et avaient tenu pour rien ces pressions, si bien que la foule s'enflamma contre eux, n'éprouvant aucune pitié devant la jeunesse du garçon, ni aucun respect envers la femme. On les fit passer par toutes les tortures, on les fit parcourir tout le cycle de supplices. On tenta de les faire abjurer l'un et l'autre mais l'on n'y parvient pas. [...] Enfin, après avoir généreusement enduré tous ces supplices, Ponticus rendit l'âme. La bienheureuse Blandine demeura la dernière de tous, telle une noble mère qui a exhorté ses enfants et les a envoyés victorieux avant elle auprès du Roi[8]. Après les fouets, après les fauves, après le gril, on l'a enfermée finalement dans un filet et on l'a livrée à un taureau qui l'a projetée longtemps en l'air. Mais elle ne sentait rien de ce qui lui arrivait, toute dans l'espérance de l'attente de ce en quoi elle avait cru, et en conversation avec le Christ. Elle aussi, elle fut sacrifiée. Les païens eux-mêmes reconnaissaient que jamais chez eux, une femme n'avait subi tant d'affreuses tortures. »

[8] L'allusion aux enfants de Blandine peut soulever des doutes sur la tradition qui fait d'elle une toute jeune fille.

Irénée a tenu à porter lui-même la Lettre sur les martyrs de Lyon au pape Eleuthère. Un « billet de recommandation » l'accréditait auprès du chef de l'Eglise :

« Nous te saluons en Dieu, mille et mille fois, Père Eleuthère. Nous avons engagé notre frère et compagnon Irénée à te porter cette lettre et nous te demandons de l'avoir en bonne estime, comme zélateur du Testament du Christ. Car si nous savions que le rang confère la justice à quelqu'un, c'est comme presbyteros de l'Eglise, fonction dont il est investi, que nous l'aurions recommandé. »

Après cet épisode qui l'a marqué profondément — on le comprend —, Irénée reprendra son combat contre les hérésies. Il réfute la « gnose au nom menteur », estimant qu'exposer celle-ci au grand jour suffira à lui retirer tout sens. On lui doit encore une Démonstration de la prédication apostolique, un traité contre le paganisme intitulé Sur la science, ainsi qu'un livre d'Entretiens divers. Eusèbe de Césarée, dans son Histoire ecclésiastique, reproduira la lettre qu'Irénée a, plus tard, adressée au pape Victor à propos de la date de Pâques qui agitait fort le monde chrétien.

Au delà, on ne sait plus rien d'Irénée. On veut croire qu'il est mort quelques dix années plus tard. Rien n'atteste qu'il fut martyrisé.

CLÉMENT D'ALEXANDRIE

Avec Clément d'Alexandrie, on aborde un chapitre nouveau de l'histoire de la chrétienté : le temps où, à la fin du IIe siècle, Alexandrie devient, selon Jean Daniélou, « le pôle de la culture chrétienne, comme Rome est le pôle doctrinal ». Titus Flavius Clemens, futur Clément, est né païen. Converti dans sa jeunesse, il voyage en Grèce, en Syrie, en Palestine. Partout il tient à rencontrer des chrétiens pouvant mieux l'éclairer sur leur doctrine et leur foi. L'un d'eux, Pantène, le convainc. Il devient son assistant et lui succédera vers 200. Ordonné prêtre, il consacre la majeure partie de son temps à l'enseignement tout en se jetant dans une œuvre personnelle dont il ne nous reste malheureusement que quelques parties : une trilogie. Le premier volet est Le Protreptique dans le genre des Apologies du IIe siècle ; le deuxième : Le Pédagogue, traité de spiritualité et de morale pour la vie quotidienne ; le troisième : Les Stromates, démontrant au chrétien, en termes superbes de beauté et d'intelligence, comment il peut atteindre à la perfection suprême.

Historiquement, la place de Clément d'Alexandrie ne saurait être sous-estimée. Il défend, en quelque sorte, un christianisme démonstratif. Pour y parvenir, il convoque la philosophie : « Ce que j'appelle philosophie, écrit-il, ce n'est pas le stoïcisme, ni le platonisme, ni l'épicurisme, ni l'aristotélisme, mais l'ensemble de ce que les écoles ont dit de bien dans l'enseignement de la justice et de la vérité. » Saluons : c'est dans le sens fixé par Clément d'Alexandrie que vont « s'enraciner la théologie et la philosophie chrétiennes ». Le meilleur des élèves de Clément en tirera la leçon. Son nom : Origène.

TERTULLIEN

Fils d'un centurion de la cohorte proconsulaire, Tertulien voit le jour, vers 160, à Carthage. Il y étudie le droit. Sans doute invité par l'empereur Septime Sévère qui attire les jeunes Africains à Rome, il s'y fait une renommée de juriste tout en menant une vie « de plaisirs et de péchés ». Préfigurant saint Augustin, il n'en cachera rien par la suite.

Il découvre parallèlement les écrivains latins et les philosophes grecs ; parmi les stoïciens, Sénèque a sa préférence. Il avouera que les dogmes chrétiens le faisaient alors ricaner, dérision qui aurait eu pour origine sa totale ignorance de la Bible. Il ne confie rien — c'est grand dommage — de l'époque à laquelle il accède au christianisme. L'Apologétique qu'il ne tarde pas à publier démontre une connaissance parfaite de la théologie chrétienne[9]. On trouve dans son œuvre entière plus de quinze mille citations de la Bible balancées, en nombre presque égal, par des références aux classiques latins et grecs. Le lien qu'il brûle de créer entre Jérusalem, citadelle de la religion, et Athènes, bastille de la philosophie, lui suggère cette admonestation : « Quoi de commun entre Athènes et Jérusalem, l'Académie et l'Eglise ? » Dans Le Témoignage de l'âme, il va jusqu'à préconiser une sorte de « religion naturelle », laissant entendre que l'on peut devenir chrétien dans le secret de son âme pourvu que l'on sache entendre la voix du Christ. Il adore déconcerter, et trouve de la volupté à y parvenir. Dans son dernier livre, Le Manteau, il proclame qu'il dépose la toge romaine pour adopter le pallium, ce manteau très court des Grecs que portent volontiers les philosophes. Il n'a plus droit désormais — surtout à Carthage — qu'à des moqueries. Il n'en a cure et rompt définitivement avec la vie sociale. Celui qui a tant ferraillé pour le Christ renonce à autrui pour se consacrer à lui-même : « Je ne suis ni juge, ni soldat, ni roi : je me suis retiré du peuple. » J'aime la conclusion de Pierre-Emmanuel Dauzat : « En un sens, le chrétien avait su rester païen. »

[9] Pierre-Emmanuel Dauzat, « Tertulien, un païen Père de l'Eglise », in Aux origines du christianisme, 2000.

ORIGÈNE

Origène naît à Alexandrie vers 185. Il est fils de chrétiens, son adolescence est frappée par l'horreur du martyre auquel son père est conduit sous ses yeux. Il a dix-huit ans, il veut mourir auprès de lui. Seule la supplication éperdue de sa mère l'en empêche : il a six frères à élever.

Elève de Clément d'Alexandrie, il ouvre comme lui une école chrétienne dont le succès est tel qu'il frappe l'évêque Demetrius. A vingt ans, ce tout jeune homme se voir confier l'enseignement des catéchumènes. La charge qu'il accepte le marque au front sans que le péril paraisse l'effrayer. Voyant de charmantes jeunes filles s'empresser à ses conférences, les païens se moquent : ce chrétien beau parleur dispose donc d'un harem ! Il répond en se castrant lui-même.

En se faisant l'expert incontesté des Ecritures, il publie sans cesse de nouveaux livres parmi lesquels Des principes, La Prière, L'Exhortation au martyre. Il faut une équipe entière pour recueillir, reproduire, diffuser cette production titanesque. Les contemporains citent jusqu'à six mille titres dont la plupart ont disparu. Ce qui demeure confirme le très haut niveau de sa pensée. Les attaques du païen Celse ont frappé de plein fouet la génération chrétienne précédente. Origène répond par Contre Celse qui demeure un chef-d'œuvre de polémique. On ne peut méconnaître la grandeur d'Origène. Avec les Hexaples, il fonde la critique biblique. Précurseur des historiens qui viendront près de deux mille ans après lui, il tient à vérifier sur place la localisation des sites de la Bible. Il parcourt la Palestine, interroge les rabbins et même fouille les grottes proches du Jourdain. Exceptionnel est son apport à l'exégèse et à la théologie.

On reste incrédule quand on découvre qu'il adresse aussi des lettres à des milliers de correspondants. Eusèbe cite celles qu'il échange avec l'empereur Philippe l'Arabe, sa lettre au pape Fabien, celle adressée à Alexandre de Jérusalem, celle qui répond aux Remerciements de Grégoire le Thaumaturge.

Sa pensée est si vive, son intelligence si éblouissante, qu'il trouvera, dans son camp même, des adversaires. Parmi les trois personnes divines reconnues par l'Eglise, on l'accuse de négliger quelque peu le Saint-Esprit et de subordonner le Fils au Père. On lui reproche d'affirmer que tous les pécheurs seront rachetés. Quand Origène veut convaincre que les démons même le seront, il ne fait qu'aviver la furie de ses contradicteurs.

Il s'est fait ordonner prêtre en Palestine. Prenant prétexte de l'émasculation qu'il s'est infligée, l'évêque Demetrius annule l'ordination, lui interdit d'enseigner et le chasse d'Alexandrie. Origène fait appel à Rome. Rome confirme. A Césarée, où il se retire, il fait de la ville un centre intellectuel sans égal. A l'enseignement, il ajoute la prédication.

Il vieillit, toujours écrivant et toujours lu. Plusieurs de ses amis sont frappés par la persécution. Dans une immense tranquillité d'esprit, il attend le moment de subir le même sort. On l'arrête, on le met à la torture. Il ne se renie pas. On trouve inutile d'aller jusqu'à l'exécution : c'est une loque que l'on relâche. Réfugié à Tyr, il se remet au travail. Quand il meurt, il doit avoir soixante-dix ans.

Quittons ces personnages outrepassant les bornes de la normalité, « esprits vastes » selon l'approche de Pascal, une halte tentera peut-être le lecteur. Elle lui permettra — comme l'auteur d'ailleurs — de porter un regard émerveillé à tant de science acquise et diffusée, tant d'idées émises et déployées, tant de problèmes soulevés et de solutions proposées.

Le souvenir du premier conflit entre chrétiens pourra traverser l'esprit. Souvenons-nous : il avait pour cadre la communauté naissante de Jérusalem et, pour origine, le service des tables s'ajoutant aux désagréments subis par les veuves. Ceux que nous venons de quitter n'exercent leur génie qu'un siècle et demi après pour les uns, deux siècles pour les autres. Ne se contentant pas d'accepter le monde tel qu'il était, ils l'ont voulu tel qu'ils souhaitaient qu'il fut. Formés dans les écoles grecques et romaines, ils ont imposé l'alliance entre l'hellénisme et le christianisme, entre les philosophes et les fils du Christ, entre l'Eglise et l'Empire. Daniélou parle d'intellectuels chrétiens. Pourquoi pas ?

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