LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE XV
Le poignard sur la gorge

« Comme j'entends récompenser l'Hellade, la plus noble des nations, de l'affection et de la piété qu'elle me témoigne, j'ordonne aux habitants de cette province d'être présents, en aussi grand nombre que possible, à Corinthe, le quatrième jour avant les calendes de décembre[1]. »

[1] 28 novembre 67.

Tel est le message qu'ont reçu, au milieu du mois de novembre 67, toutes les villes de la Grèce, tous les bourgs, tous les villages. Il a suggéré pour les uns le doute — un piège ? —, pour les autres une interrogation : quelle récompense ?

L'espoir l'a emporté. Au jour fixé, une foule immense sera au rendez-vous dans la plaine qui entoure, à Corinthe, le grand stade de Neptune aux gradins de marbre blanc.

Grâce à une stèle découverte à Karditza (ancienne Acraephiae)[2], nous connaissons le discours prononcé par un Néron couronné d'or, revêtu de ses habits impériaux, cuirasse et pourpre du palendamentum. Après avoir donné l'ordre à Cluvius Rufus, son héraut, de « faire taire les langues », il parle :

[2] Cette stèle a été découverte en 1888 par Maurice Holleaux, éminent épigraphiste, dans l'église de Saint-Georges de Karditza. Il s'agit de l'unique discours de Néron dont nous possédons le texte.

— Bien inattendue de vous, Hellènes — encore que l'on puisse tout espérer de mon grand cœur —, sera la grâce que je vous accorde ; grâce si merveilleuse que vous auriez pu vous-mêmes l'implorer. Vous tous, Hellènes, habitants l'Achaïe ou la terre jusqu'ici nommée Péloponèse, recevez, avec l'exemption de tout tribut, cette liberté, même aux temps les plus fortunés de votre histoire, à laquelle vous n'avez pas accédé ensemble, car vous fûtes toujours esclaves soit de l'étranger, soit les uns des autres.

On ne sait rien des réactions de ces Grecs qui, pour la plupart, voient Néron pour la première fois. On supposera d'abord de l'incrédulité, puis une tension qui s'approfondit et se mue bientôt en impatience. Déjà il enchaîne :

— Alors que fleurissait l'Hellade, que n'ai-je pu donner secours à mes bontés ! Un plus grand nombre d'hommes eût joui de ma faveur ! Certes, j'ai le droit de m'irriter contre le temps jaloux qui, par avance, a voulu amoindrir la grandeur d'un tel bienfait. En ce jour, pourtant, ce n'est pas la pitié, c'est l'affection seule qui me fait généreux envers vous. Et je rends grâce à vos dieux, ces dieux dont sur terre et sur mer, toujours, j'ai éprouvé la protection vigilante et qui m'ont donné l'occasion d'être si grandement bienfaisant.

On devine la foule suspendue à son souffle. On croit entendre s'enfler la voix impériale :

— Des villes ont pu, d'autres princes, recevoir leur liberté. Néron seul la rend à toute une province !

Depuis un an, les Grecs veulent croire que c'est à leur intention que l'athlète, l'acteur ou le chanteur multiplie les promesses. Mais un engagement aussi total, prolongé de telles conséquences !

Libre, enfin, la Grèce ? En 196 av. J.-C., ayant vaincu Philippe V de Macédoine, Titus Quinctius Flamininus avait déjà proclamé la liberté de l'Achaïe mais on en était resté là. En 67, tout indique que les Grecs ont cru à la promesse de Néron. Elle n'est pourtant que relative : « En aucun cas, il ne s'agit d'accorder son indépendance à la Grèce. En revanche, son statut de province, plus précisément de province sénatoriale, est aboli[3]. » Que renferme en fait la « récompense » ? Les Grecs ne deviennent pas citoyens romains mais, sur les plans administratif, économique et fiscal, ils vont bénéficier d'un traitement pratiquement égal à celui dont jouissent les Romains. Outre une somme considérable, seuls les juges des jeux reçoivent la citoyenneté romaine.

[3] Eugen Cizek, op. cit.

Cette décision, Néron l'a murie longuement : dès le 1er juillet 67, il prévoyait déjà d'ôter au Sénat une province qui, selon la règle fixée par Auguste, lui appartenait ; en compensation il cédait aux Pères conscrits la province impériale de Corse et de Sardaigne.

Quant aux Grecs, ils s'épuisent à découvrir tous les moyens d'exprimer leur gratitude. Une pièce en or frappée à Corinthe montre Néron couronné de lauriers avec cette inscription au revers : JUPITER LIBERATOR. De nombreuses autres monnaies et inscriptions célèbrent la liberté retrouvée.

Néron veut-il surpasser Alexandre ? Il ne cache pas son intention de s'enfoncer plus loin vers l'Orient. On l'entend citer les Portes caspiennes quoique, selon Pline l'Ancien, les contemporains éprouvent du mal à situer la mer du même nom. Son ambition n'est-elle pas plutôt de s'assurer le contrôle de la route qui permet d'accéder à l'Inde ? « Il avait levé, dans ce but, dit Suétone, une légion de recrues italiennes composée d'hommes de six pieds [1,80 m] et qu'il appelait la phalange d'Alexandre le Grand[4]. » Tacite confirme que les détachements venus de Germanie, de Bretagne et d'Illyrie « ont été dirigés vers les Portes caspiennes ».

[4] Vies des douze Césars, « Néron », XIV.

Sait-il seulement ce qu'il veut ? Il rêve, s'enivre de lui-même et ne retombe sur terre qu'à l'instant où paraît devant lui Helius, l'un des maîtres désignés de Rome depuis un an. Convaincu que ses messages inquiets ne sont d'aucun effet sur un empereur aveugle, il s'est résolu de venir en personne l'arracher à la Grèce. Sachant qu'il a accompli le trajet en sept jours alors qu'un voyageur y consacrait habituellement plus de vingt, on ne peut douter que seule une situation très compromise l'y a contraint.

Tout conduit à penser que, dès les premiers entretiens, ont été évoqués les périls, de plus en plus évidents, de plus en plus graves qui menacent le trône impérial.

Certes la crise est d'ordre moral — on comprend de moins en moins ce que fait et veut l'empereur — mais elle est aussi économique. Le séjour en Grèce a ajouté des sommes immenses à celles que coûte la folle édification de la Domus Aurea. On a dû en l'absence de l'empereur alourdir les taxes et restaurer quantité d'impôts nouveaux.

A la mort de Poppée, les dames romaines s'étaient vues forcées de participer financièrement à l'érection d'un temple consacré à Vénus Savina ; elles peinent maintenant à répondre aux échéances, on les menace, certaines doivent vendre leurs biens. Tremblant pour leur vie, des financiers, de gros propriétaires appartenant à l'ordre équestre doivent prêter à l'Etat sans espoir d'être jamais remboursés.

Par manque d'argent, la distribution de vivres à la plèbe n'est plus assurée. L'armée n'est plus payée régulièrement. Naguère, les soldats de métier vivaient dans la perspective d'une retraite dans l'une des colonies que l'Empire leur réservait. Il n'en est plus question.

Dans l'Empire, les procurateurs ont l'ordre de faire rentrer l'argent à tout prix. En Judée, un prélèvement illégal de 17 talents — somme considérable — dans le trésor du Temple de Jérusalem soulève la fureur des juifs. A la curie, où l'on a si longtemps fermé les yeux sur les exécutions de sénateurs, on les ouvre. Outre l'affaire de l'Achaïe qui suscite toujours l'ébullition des Pères conscrits, l'annonce soudaine que l'empereur compte leur retirer le contrôle des armées fait éclater leur fureur. Sur les travées, un cri se multiple : il faut se débarrasser de Néron ! Les notables des provinces occidentales sont de cet avis, plusieurs financiers s'y rallient. La société romaine ne veut plus d'un autocrate qui, à ses yeux se fait plus grec que romain. Pas davantage d'un empereur histrion. Encore moins de l'homme qui est en train de ruiner l'Empire.

Helius est conscient de ce qu'il a le devoir de révéler et tout autant des difficultés qu'il va affronter pour les annoncer à l'empereur. Il connaît son interlocuteur de longue date, le sait armé de certitudes quasi inexpugnables. La première : rien ne peut m'atteindre, moi, Néron.

Lecteur, j'insiste : vous voici devenu le spectateur de l'un des face-à-face les plus déconcertants de l'histoire. L'un — Helius — parle ; l'autre — Néron — écoute. Que dit Helius ? Que des messages reçus de Rome ont commencé à l'alarmer. Ils émanaient des gouverneurs de province : chacun d'eux avait reçu de C. Julius Vindex, propréteur de la Gaule lyonnaise, la même proposition. Balayant toute prudence, Vindex engageait chacun de ses correspondants à le rejoindre pour libérer Rome d'un souverain indigne.

Néron connaît bien Vindex. Il a même favorisé la carrière de ce fils d'un sénateur, héritier de l'une des familles gauloises ralliées à Rome. Vindex, un rebelle qui demande sa mort ! Comment le croire ? Peut-être l'empereur a-t-il voulu se rassurer : Vindex ne dispose que de faibles forces militaires. Est-ce avec elles qu'il veut affronter l'Empire ? Peut-être est-il fou.

Le certain est qu'il annonce son départ.

En un autre temps mais en des circonstances comparables, Jules César, nettement plus âgé que lui, n'a pas craint de sauter dans une barque et de traverser en pleine tempête la mer Adriatique. De Néron, Dion Cassius constate : « Il ne fit aucune diligence pour venir à Rome. »

Il lui faut en effet rassembler cette suite énorme qui l'a suivi, faire charger tous les bagages, embarquer les prétoriens et les cavaliers. Ne pas oublier surtout les 1 808 couronnes que ses exploits lui ont fait gagner de ville en ville et de stade en stade. L'empereur et les siens débarquent à Brindisi au début de janvier 68.

Néron va-t-il se précipiter à Rome ? Son déséquilibre, patent depuis plus d'un an, devient flagrant. Il se ferme à tout ce qui pourrait troubler son confort moral. Naples est son premier but : la ville lui est si chère. Il voit toujours en elle le lieu privilégié de ses débuts au théâtre. Il y entre sur un char tiré par des chevaux blancs. Pour l'accueillir « selon le privilège des vainqueurs aux jeux sacrés », on pratique une brèche dans la muraille. Fêtes et réjouissances meublent son temps et son esprit. Son retour à Rome ? Il veut le préparer, en faire un triomphe bien au-delà de ceux attribués aux vainqueurs de tous les temps.

Le 9 mars, Vindex convoque à Lyon une assemblée générale des Gaules. Ses partisans y accourent. Adjurés de passer à l'action, ils donnent leur plein accord, butant cependant sur la même question : Néron mort, à qui le pouvoir impérial sera-t-il confié ? On offre le trône à Vindex. Il refuse et propose d'en appeler à Servius Galba qui, depuis sept ans, gouverne l'Espagne Tarraconaise.

Agé de soixante-trois ans, il appartient à l'une des lignées les plus anciennes de l'aristocratie romaine. En même temps que Brutus et Cassius, son arrière-grand-père est entré dans la conspiration qui a eu pour issue l'assassinat de Jules César. Tout enfant, Servius a été conduit auprès du grand Auguste. Le prince aurait caressé sa joue et déclaré : « Et toi aussi, mon enfant, tu goûteras de notre pouvoir. » Parvenu aux honneurs avant l'âge fixé par les lois, Galba, pendant près d'un an, a gouverné la province d'Aquitaine. Repoussant les Barbares qui ont pénétré en Gaule, il s'est couvert de gloire. Etant de ceux qui ont rendu la Bretagne insurgée à Claude, on lui accorde pendant deux ans le proconsulat d'Afrique. Ses succès lui valent les ornements triomphaux. Depuis, son prestige est immense.

Fort riche, prudent autant qu'habile, il choisit, durant la première moitié du règne de Néron, de se faire oublier. Il ne peut refuser le gouvernement de l'Espagne Tarraconaise. Une fois en place, il se montre surtout soucieux de ne rien entreprendre qui déplaise à l'empereur. Il explique : « On ne peut obliger personne à rendre compte de son inaction. » Quand Vindex l'informe qu'on veut faire de lui « le libérateur et le chef du genre humain », sa sempiternelle prudence va-t-elle prendre le dessus ? Signe du destin : on a surpris un message signé Néron ordonnant de le mettre à mort d'urgence et on le lui apporte. Comment balancer ? Dans un stade qui déborde d'une foule délirante, Galba condamne les maux qu'a provoqués Néron et appelle à la révolte. La foule va plus loin : elle le proclame empereur. Il refuse :

— Je ne veux être que le lieutenant du Sénat et du peuple romain !

Il doit compter ses forces. Il ne dispose que d'une seule légion, de deux escadrons et de trois cohortes. C'est fort peu : il lève, dans toute la province, une seconde légion composée de citoyens romains résidant en Espagne à laquelle s'ajoutent des troupes auxiliaires. Il fait annoncer que les esclaves qui combattront sous ses ordres seront aussitôt affranchis. L'armée se gonfle en quelques jours d'une masse considérable.

Un allié se révèle opportunément : Othon, qui gouverne la province voisine de Lusitanie. L'ancien compagnon de débauche de Néron s'est transformé du tout au tout : le noceur est devenu un administrateur dont on apprécie l'honnêteté ; dans son gouvernement, il montre de rares capacités. Doté en outre d'une excellente mémoire, il n'a jamais oublié que Néron lui a naguère enlevé sa femme. L'occasion se présente de se venger. Il se rallie à Galba.

Lequel Galba a expédié à Rome son affranchi grec — et amant — Icelus. Il le charge de confirmer au Sénat la primauté qu'il lui reconnaît. Une fois en place, le plus subtil des affranchis va nouer quantité de contacts précieux. Chaque jour, il marque des points en faveur de son maître.

L'appel de Vindex a reçu l'approbation des Viennois, des Arvernes et des Séquanes. Il n'en est pas de même des Lyonnais, des Trévires et des Lingons. C'est donc sur Lyon que marchera le gouverneur de l'Espagne Tarraconaise.

Le 19 mars, on a déposé devant Néron une proclamation signée Vindex. Les termes infamants qui surgissent de chaque ligne auraient frappé tout être normal. Néron ? On ne sait. Il a lu, c'est évident. Lecteur, jugez par vous-même :

« Aujourd'hui nous avons acquis le droit de nous révolter, parce que Domitius Ahenobarbus[5] a ruiné tout le monde romain, parce qu'il a mis à mort les meilleurs du Sénat, parce qu'il a tué sa mère, parce qu'il ne sauvegarde même plus la dignité de sa souveraineté. D'autres princes ont commis des assassinats, se sont livrés à des confiscations et autres outrages ; mais de quels mots qualifier le reste de sa conduite comme elle le mérite ! Mes amis, croyez ce que j'ai vu et entendu : j'ai vu, moi, cet homme, je l'ai vu, dis-je, sur la scène d'un théâtre, jouer de la lyre, porter le costume d'un piètre musicien et d'un mauvais histrion. Je l'ai entendu chanter, je l'ai entendu déclamer ; je l'ai vu couvert de chaînes et traîné dans la poussière ; je l'ai vu, lui, femme enceinte, accoucher sur le théâtre ! Je l'ai vu endosser les rôles de la légende et de la littérature. Un tel personnage, qui donc pourrait encore l'appeler César Auguste ? Ces titres sacrés, nul ne peut s'arroger le droit de les souiller ; ils ont été portés par les divins empereurs. [...] Aussi, pour en finir, dressons-nous et insurgeons-nous contre lui[6] ! »

[5] Vindex ne peut mieux affirmer son mépris à Néron qu'en le désignant par son nom d'origine.

[6] Traduction proposée par Jacques Robichon, op. cit.

La lecture achevée, Néron s'est-il levé, a-t-il jeté la proclamation à terre, l'a-t-il piétinée en hurlant ? Suétone : « Il reçu cette nouvelle avec indifférence et tranquillité. » Il ne songe même pas à annuler la visite au gymnase où on l'attend. Il assiste avec un intérêt non feint aux exploits des athlètes. Ayant faim, il réclame à souper. Cependant qu'il se restaure, on lui apporte de nouvelles dépêches, chacune plus inquiétante que la précédente. Alors seulement, « il s'emporta contre les révoltés en imprécations et en menaces. » Va-t-il réagir, écrire aux armées, ordonner aux gouverneurs de se mobiliser ? « Pendant huit jours, il ne répondit à aucune lettre, et ne donna aucun ordre, aucune instruction, ne parla point de cet événement, et parut l'avoir oublié[7] ».

[7] Vies des douze Césars, « Néron », XL.

A vrai dire, il ne prend au sérieux qu'une seule des injures formulées par Vindex : celle qui met en cause ses talents artistiques. En proie à une peine profonde, il va, vient et, à tous ceux qu'il croise, adresse la même question :

— Connaissez-vous plus grand artiste que moi ?

On lui apprend que les rebelles ont choisi Galba pour lui succéder. Il ordonne qu'on le tue. Retrouvant son calme, il adresse un message au Sénat annonçant que, s'il prolonge son séjour à Naples, c'est qu'il est atteint d'un fort mal de gorge. Il exige des Pères conscrits qu'ils vengent l'empereur et la république en faisant mettre à prix la tête de Vindex. Lequel, à peine informé, réagit à sa manière :

— Néron promet dix millions de sesterces à celui qui lui apportera ma tête. Moi, je promets ma tête à l'homme qui m'apportera celle de Néron.

Le cortège impérial s'achemine vers Rome. Ayant estimé qu'il ne pouvait différer son retour, Néron fait étape à Antium, où il retrouve la villa familiale ; puis à Albe, dans une autre de ses propriétés. Il sait maintenant que ses procurateurs n'ont pas réussi à assassiner Galba.

Depuis des semaines, les autorités impériales préparent l'événement. On est allé tirer des réserves de l'Empire le char conduit pas Auguste lors de son triomphe. Il est gigantesque mais décrépit, on le remet en état et on l'enveloppe d'or. On y attelle une fois de plus des chevaux blancs : Néron y tient particulièrement. C'est par la Porta Capenna que l'empereur va faire son entrée. Revêtu d'une chlamyde pourpre semée d'étoiles, Néron a coiffé une couronne d'olivier sauvage, symbole de ses victoires olympiques. Dans sa main droite, il élève l'une de celles conquises aux jeux Pythiques.

Toujours avides de participer à tout ce qui sort de l'ordinaire, les Romains se sont rassemblés en masse au long du parcours annoncé. Dès que le cortège paraît, ils l'acclament de confiance : en tête, de robustes gaillards brandissent les fameuses 1 808 couronnes. Les suivent des hommes qui élèvent très haut des panneaux sur chacun desquels est inscrit le nom de la ville ou du stade où Néron a remporté une victoire.

Des « applaudisseurs » patentés ont pris place au milieu de la foule. A l'apparition du char de Néron, ils hurlent : « O Olympique ! O Pythonique ! O Auguste ! Gloire à Néron Hercule ! Gloire à Néron Apollon ! Tu est le seul périodonique[8] ! O Voie sacrée ! Heureux ceux qui t'entendent ! »

[8] Homme qui totalise les victoires remportées à tous les jeux de l'année (note de G. Walter).

Abasourdie, la foule découvre que le vainqueur impérial n'est pas seul sur le char : il a voulu auprès de lui le citharède Diodore. Est-ce pour qu'il soit applaudi ? C'est mal le connaître : il tient à rappeler que Diodore, aux jeux Olympiques, a été battu par lui ! « Partout sur le passage du char impérial, on immolait des victimes, on parsemait les rues de poudre de safran, on jetait des oiseaux, des rubans, des gâteaux. »

Derrière le char, défilent les Augustani, brigade bien connue des acclamations et ne se cachant nullement de l'être. Ils scandent :

— Nous sommes les Augustani, les soldats du triomphe[9] !

[9] Vies des douze Césars, « Néron », XXV.

Militaires et sénateurs emboîtent le pas.

Depuis l'aube, il est impossible de trouver une seule place au Circus Maximus. Pour que le char d'Auguste puisse y pénétrer et considérant son volume, on a dû démolir l'une des arcades. A peine l'a-t-on traversé et l'on s'achemine vers le Vélabre d'où l'on gagne le Forum. Par la Voie Sacrée l'empereur accède au Palatin. Il se rend au temps d'Apollon pour y déposer une part — une part seulement — de ses 1 808 couronnes. Le reste, il le réserve à son propre palais.

Au-delà de l'inconscience, Néron regagne alors Naples où il est si bien. Vers le 15 avril, sortant du bain pour aller souper, il apprend que Galba s'est proclamé son successeur. Du coup il renverse la table. « Pourtant, relate Plutarque, il se calme bientôt et, le Sénat ayant sur son ordre déclaré Galba ennemi de la patrie, il feint de rire de cette révolte et d'en plaisanter avec ses amis. » Il fait saisir les biens de Galba et les met aux enchères. Dès que Galba l'apprend, il fait vendre, lui, tout ce que Néron possède en Espagne.

Rentré à Rome, le Sénat reçoit de Néron une communication de la plus vive importance : il s'agit d'un modèle nouveau d'orgue hydraulique qu'il entend utiliser au cours de ses exhibitions publiques « si toutefois, lance-t-il ironiquement aux sénateurs, Vindex veut bien me le permettre ! »

Nonobstant la rage le prend : on doit révoquer ou faire égorger les gouverneurs des provinces ! Assurer le même sort aux chefs des armées ! Les exilés sont tous des coupables, il faut se hâter de les mettre à mort ! De même que tous les Gaulois qui sont à Rome ! On invitera les sénateurs à un festin au cours duquel on les empoisonnera jusqu'au dernier ! Pour punir ces Romains qui osent tracer sur les murs des graffiti contre l'empereur, on fera de nouveau brûler la ville et on lâchera dans les rues des bêtes féroces pour empêcher ces ingrats de combattre les flammes ! Même si l'on a tendance à taxer Suétone d'exagération quand il énumère les phases incohérentes d'un tel plan, il faut le lire jusqu'au bout : « Il fut détourné de ces projets bien moins par le repentir de les avoir conçus que par l'impossibilité de les exécuter. »

Calmé en apparence, il annonce qu'il va prendre lui-même le commandement d'une expédition contre les rebelles. Tenant à rassembler en sa personne tous les pouvoirs, il se proclame seul consul. S'étant fait apporter les faisceaux, il déclare que sa décision est irrévocable :

— Dès que je serai en Gaule, je me montrerai sans arme aux légions rebelles. Je me contenterai de pleurer devant elles. Un prompt repentir me ramènera les séditieux et, le lendemain, au milieu de l'allégresse commune, j'entonnerai un chant de victoire que je vais d'ailleurs composer sur-le-champ.

Préparant cette expédition, il s'occupe avant tout du transport de ses instruments de musique. Il convoque ensuite les tribus urbaines : personne ne répond à l'appel. Il réquisitionne dans chaque maison les meilleurs des esclaves et oblige tous les ordres de l'Etat à remettre entre ses mains une partie de leurs fonds. Quant aux locataires — très nombreux à Rome —, ils doivent sur-le-champ verser au fisc une année entière de leur loyer. Résultat : personne n'obtempère.

S'évanouissent les velléités impériales. Néron renonce à prendre la tête des « volontaires » qui se sont dérobés et envoie Verginius Rufus, légat de Germanie, contre Vindex. Les deux armées se rencontrent à Vesontio (aujourd'hui Besançon). Les troupes de Germanie, parfaitement entraînées et remarquablement commandées, taillent en pièces l'armée improvisée de Vindex, moins nombreuse et fort peu aguerrie.

Conscient de sa défaite, Vindex se donne la mort. Confirmant le discrédit absolu où est tombé Néron, les soldats de Rufus s'empressent de proclamer empereur leur général, qui se récuse. Regagnant la Germanie à la tête de son armée, Rufus fait savoir urbi et orbi que seuls le Sénat et le peuple peuvent décider d'une succession impériale. Existe-t-il encore un Empire romain ?

Le ravitaillement de l'Urbs laissant de plus en plus à désirer — on frôle la famine —, la plèbe accourt pleine d'espoir pour assister à l'arrivée d'un bateau venant d'Alexandrie que l'on annonce plein de blé. Au débarquement, la foule constate que c'est de sable que le bateau est rempli. Interpellés, les matelots répondent que ce sable est destiné aux lutteurs du cirque de Néron. Le peuple qui s'en retourne laisse éclater sa haine.

Tout se délite dans l'Empire : en Italie du Nord, Rubrius Gallus adhère à la rébellion ; Fonteus Capito et ses légions de basse Germanie font défection. Néron ne soupçonne rien des succès remportés par Icelus, l'affranchi de Galba. Aux uns, il démontre l'incapacité de régner dans laquelle se trouve Néron ; aux autres, il rappelle les épreuves et les crimes de Néron dont leur famille a souffert. A tous, au nom de Galba, il multiple les promesses. Jamais peut-être entreprise, mêlant aussi habilement information et désinformation, n'aura été aussi rondement menée. Dès lors rallié inconditionnellement à Galba, le Sénat s'emploie à soulever les prétoriens.

Néron affronte enfin la réalité. Début juin, il annonce à ses proches qu'il va demander asile au roi des Parthes. Si celui-ci refuse, il se réfugiera à Alexandrie. Que l'on mette en état la flotte à Ostie ! Quand Nymphidius Sabinus, préfet du prétoire, l'informe que celle-ci s'est mutinée — ce qui n'est nullement démontré —, il renonce.

Le 10 juin, c'est encore Nymphidius qui vient annoncer à l'empereur que la totalité de l'armée l'a abandonné : ce n'est vrai qu'en partie. Voyant Néron incapable de réaction, Nymphidius le presse de quitter immédiatement la Maison d'Or. Il est prêt à l'accompagner aux jardins Serviliens : lui-même y possède une demeure. L'empereur se souvient y avoir séjourné, en 65, au moment de la conjuration de Pison. Il accepte. A peine est-il installé que Nymphidius Sabinus disparaît. Néron ne le reverra plus. Ainsi lui est révélée la trahison de son favori.

La nuit est tombée. Epuisé nerveusement et physiquement, Néron gagne sa chambre et s'endort. Quand, quelques heures plus tard, il s'éveille, la nuit est encore profonde. Dans la demeure, aucun bruit, aucun signe de vie. Il s'élance à travers les couloirs, les chambres, les salons. Personne. Pas un seul de ses familiers, pas un prétorien, pas même un esclave. Quelques jours plus tôt, à sa demande, Locuste lui a livré du poison. S'il ne s'en est pas servi, est-ce parce qu'il l'a cherché en vain ?

A la même heure, le Sénat délibère dans un temple voisin. Alors que l'aube s'esquisse, Nymphidius Sabinus, en sa qualité de préfet du prétoire, s'adresse aux tribuns et aux centurions pour les délier de leur serment de fidélité à Néron. On promet 40 000 sesterces à tout prétorien qui proclamera le nom de Galba.

Unanime, l'acclamation.

Néron a regagné sa chambre. Du bruit. Vient-on l'assassiner ? Les deux hommes qui surgissent le rassurent un peu. Il connaît bien Lucius Domitius Phaon, secrétaire impérial pour les finances, et Epaphrodite, ministre des Requêtes. Eux, du moins, ne veulent pas abandonner l'empereur. Phaon lui propose de gagner sa propre demeure située entre la via Salaria et la via Nomentana, à six kilomètres au nord de la ville. Personne ne saura qu'il s'y trouve. Néron accepte. Pourquoi paraphraser Suétone ? Il faut le lire : « Il monta à cheval, en tunique et pieds nus, comme il se trouvait ; il s'enveloppa d'un vieux manteau de couleur passée, il avait la tête couverte, un mouchoir devant la figure et, pour toute suite, quatre personnes, parmi lesquelles était Sporus. Il sentit soudain la terre trembler, il vit briller un éclair et fut saisi d'épouvante. En passant près du camp de prétoriens, il entendit les cris des soldats qui lançaient des imprécations contre lui et des vœux pour Galba. Un voyageur dit en apercevant cette petite troupe : “Voilà des gens qui poursuivent Néron ?” Un autre  “Qu'y a-t-il de nouveau à Rome touchant Néron ?” L'odeur d'un cadavre abandonné sur la route fit reculer son cheval ; et le mouchoir dont il se couvrait le visage étant tombé, un ancien prétorien le reconnut et le salua par son nom. Arrivé à un chemin de traverse, il renvoya les chevaux ; et, s'engageant au milieu des ronces et des épines, dans un sentier couvert de roseaux, où il ne pu marcher qu'en faisant étendre des vêtements sous ses pieds, il parvint, non sans peine, jusqu'à la maison de campagne. Là, Phaon lui conseilla d'entrer pour quelque temps dans une carrière d'où l'on avait tiré du sable. Il répondit “qu'il ne voulait pas s'enterrer tout vivant” ; et s'étant arrêté pour attendre qu'on eût pratiqué une entrée secrète dans cette maison, il puisa dans sa main de l'eau d'une marre et dit, avant de la boire : “Voilà donc les rafraichissements de Néron.” Il se mit ensuite à arracher les ronces qui s'étaient attachées à son manteau ; après quoi il se traîna sur les mains, par une ouverture creusée sous le mur, jusque dans la chambre la plus voisine, où il se coucha sur un mauvais matelas garni d'une vieille couverture. La faim et la soif le tourmentaient de temps à autre ; on lui présenta du pain grossier qu'il refusa et de l'eau tiède qu'il but un peu[10]. »

[10] Vies des douze Césars, « Néron », XLVIII.

Les heures coulent et meurt l'espoir. Sporus ne le quitte pas. Ses derniers fidèles le pressent : il ne doit pas attendre l'arrivée de ses ennemis et ne doit pas leur laisser l'avantage de le priver de vie. Il opine, demande que l'on commence à creuser sa tombe. Cependant que la fosse s'agrandit, on apporte à Phaon un billet. Néron le lui arrache. Il lit : le Sénat « l'a déclaré ennemi de la patrie et le fait chercher pour le punir selon les lois anciennes ». Il implore :

— Que sont ces lois anciennes ?

— On dépouille le criminel, on lui serre le cou dans une fourche et on le bat de verges jusqu'à la mort.

L'horreur. Néron se saisi des deux poignards qu'il a apportés avec lui. Il en essaye la pointe puis les remet dans leur gaine :

— L'heure fatale n'est pas encore venue.

Le petit Sporus pleure et se lamente. Néron murmure :

— Je traîne une vie honteuse et misérable. Je suis un lâche.

L'hellénisme si fortement implanté en lui prend le dessus.

— Cela ne convient pas à Néron, dit-il en grec. Cela ne lui convient pas. Il faut prendre son parti dans de pareils moments. Allons, réveille-toi.

Au loin dans la campagne, on entend le galop des cavaliers de Galba. Néron parvient à citer un vers grec :

Des coursiers frémissants j'entends le pas rapide.

Il pose un poignard sur sa gorge, fait signe à Epaphrodite de l'aider et s'exclame :

— Quelle mort pour un si grand artiste !

Le poignard s'enfonce. Le sang coule à flots. Néron gît sur le sol. Le centurion envoyé à sa recherche pousse la porte, l'aperçoit, se penche vers lui pour mieux se faire entendre :

— Je suis venu pour te secourir.

Dans un souffle ultime, Néron montre qu'il n'en croit rien :

— C'est là de la fidélité !

« Au moment où il expira, dit Suétone, ses yeux exorbités se fixèrent et leur expression inspira l'horreur et l'épouvante à ceux qui les virent[11]. »

[11] Vies des douze Césars, « Néron », XLIX.

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