LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE XVI
Vers un empire chrétien

Dans la matinée du 8 juin 68, quelques paroles insidieuses se glissent entre les murs de Rome. Elles vont, viennent, prennent peu à peu la forme de rumeur. Néron est mort ? Ceux qui ne supportent pas le doute se précipitent vers ces jardins Serviliens où l'on sait que Néron s'est installé. S'il est mort, là pourra se voir son cadavre.

La demeure est déserte.

A midi, la vérité explose dans la ville : l'homme haï a choisi la villa de Phaon pour mourir de sa propre main. Ceux qui jouissent d'une mémoire solide songent tout à coup qu'il s'est donné la mort au jour anniversaire du supplice d'Octavie. D'autres, plus habités par les chiffres, calculent qu'il n'avait que trente ans et six mois : bien jeune en vérité pour mourir.

Peu à peu, une foule hurlant une joie souvent mauvaise envahit la ville : des hommes coiffés du bonnet phrygien, symbole de liberté ; une masse hétéroclite associant aussi bien les survivants des conspirations déjouées que les partisans de Galba.

Elle n'a pu que passer inaperçue, la démarche de trois femmes à qui la postérité devrait au moins vouer du respect. La première : Acté, grand amour du jeune empereur et maintenant à la tête d'une immense fortune issue des largesses jamais interrompues de son amant. Les deux autres : Eclogé et Alexandra, ces nourrices qui, ayant choyé Néron enfant, l'on tout au long de sa vie accompagné de leur tendresse. A peine informées, elles se précipitent à la villa Phaon pour réclamer l'honneur de procéder à la dernière toilette de leur « petit ». Acté semble être arrivée plus tard : il lui a fallu négocier auprès d'Icelus, l'affranchi de Galba devenu tout-puissant, le droit d'organiser, à ses frais, des obsèques qu'elle veut dignes d'un empereur. Icelus y a consenti.

Avant la nuit, sur le bûcher dressé dans le jardin de Phaon, les flammes consument lentement le corps de l'ex-empereur. Ses cendres vont emplir une urne confiée aux trois femmes. A en croire la somme démesurée de 200 000 sesterces déboursée par la plus fidèle des amies, on peut être sûr que les funérailles se sont situées à la hauteur de ses ambitions : Acté a pu recueillir les draperies blanches brodées d'or dont Néron s'était servi le jour des calendes de janvier. Ensemble, Acté, Eclogé et Alexandra ont porté l'urne au mausolée des Domitii. Quelques décennies plus tard, Suétone — témoin une dernière fois irremplaçable — verra ce tombeau élevé sur la colline du Pincio d'où l'on aperçoit le Champ de Mars. Il notera : « De porphyre, surmonté d'un autel en marbre de Luna, et entouré d'une balustre en marbre de Thasos. »

Un bilan de ce règne ? Oublions les préjugés. Arrêtons-nous aux faits : à part les années où tout s'est effondré, Rome a connu la prospérité et la paix. Les citoyens de tout rang ont été favorisés d'une administration de qualité constante. Les guerres ? Celle contre les Parthes, la révolte de la Bretagne, celle de la Judée ? Aucune n'a affecté le niveau de vie des habitants de l'Empire. A l'exception des toutes dernières années, l'économie n'a jamais autant prospéré. Les grands travaux ont enrichi toutes les classes de la société. Florissant, le commerce. Quant à l'agriculture, le prix des terres ne cesse d'augmenter. Littéralement comblée de vivres, d'argent et de jeux, la plèbe a sincèrement aimé son empereur. Le règne de Néron serait-il le meilleur que Rome ait traversé ? Certains l'ont affirmé.

Si l'on veut comprendre pourquoi la popularité de Néron s'est changée en une haine si forte que l'Empire en est venu à ne plus le supporter, il faut s'adresser au personnage lui-même.

L'idée de conquérir le pouvoir n'a jamais hanté le jeune Néron. Seule l'y a conduit l'ambition d'une mère allant jusqu'à user du poison pour parvenir à son but. Lui-même ne ressentait de passion que pour le théâtre, la musique, les exercices du corps, les jolies filles et parfois les garçons. Ses sujets l'on vu gai, voir exubérant, mais n'ont rien su de la sensibilité maladive dont il souffrait. Quand on lui dénonçait ceux qui pouvaient lui nuire ou attenter à sa vie, il tremblait. La confiance judicieusement accordée à Sénèque et Burrus a permis pour un temps de juguler une angoisse. Une fois Burrus mort et Sénèque évincé, le naturel, conforté par l'absence de tout interdit moral ou religieux, l'a emporté. Le temps des crimes est arrivé. Mué en « histrion » — mot sans cesse répété sous son règne —, il a perdu le respect de ses sujets. Ayant d'abord cherché à composer avec le Sénat, il y a renoncé, se créant ainsi une cohorte d'ennemis n'existant plus que pour leur revanche.

De son règne il a fait une monarchie absolue fondée sur la répression. Ce fut le « néronisme ». On eût à la rigueur fermé les yeux sur les crimes. Les dépenses inconsidérées et la crise économique qui s'est ensuivie ont achevé de fédérer contre lui toutes les oppositions.

Le croira-t-on ? Le suicide chez Phaon n'a pas convaincu tous les Romains. Et si l'on avait menti au peuple ? Et si Néron s'était enfui ? Quand on se pose de telles questions, la voie est ouverte aux imposteurs. L'histoire a retenu le faux Dimitri qui mit en péril Boris Godounov ; les faux Louis XVII ; le faux tsar Alexandre ; la fausse Anastasia. Etant donné la dimension de l'homme en question et peut-être la vigueur de la demande, plusieurs faux Néron se sont présentés : l'un d'eux en Asie, un autre en Grèce, un troisième chez les Parthes et si bien reconnu par eux qu'ils ont refusé farouchement de le remettre aux Romains. Il a fallu qu'il inquiétât fort pour que Rome le réclame longtemps en vain et avec une insistance croissante. Suétone : « Nous n'avons obtenu satisfaction à nos demandes qu'au prix des plus âpres difficultés. » Livré enfin, le faux Néron fut conduit à Rome. Tout porte à penser qu'il n'eut guère de raison de s'en réjouir.

Trouve-t-on, en histoire, rien de comparable à la succession de Néron ? On attendait Galba. Il devient empereur mais c'est à peine s'il règne : en janvier 69, les prétoriens le massacrent. Empereur à son tour, Othon est contraint d'affronter Vitellius, lui-même proclamé par les légions de Germanie. Vaincu en Italie, Othon se donne la mort. Elu empereur en juillet de la même année 69 par l'armée d'Orient qu'il vient de conduire à la victoire en Judée, Vespasien écrase, à Crémone, l'armée de Vitellius, lequel est égorgé sur le Forum par la lie du peuple.

Il était temps : un grand règne commence.

Au printemps 70, Titus, fils du nouvel empereur et chef des armées romaines de la Judée, découvre, non sans effroi, les formidables murailles de Jérusalem. ll a vingt-neuf ans, les contemporains le voient beau, doté d'une autorité « faite de grâce et de majesté », d'une bravoure extrême et d'une vigueur que n'annonce pas sa petite taille. Bérénice, la princesse juive qui obsède ses jours et ses nuits, reste rarement éloignée de lui. Fille aînée du roi de Judée Agrippa Ier, sœur du roi Agrippa II, elle s'est mariée trois fois ; la présence d'une juive, même occasionnelle, au siège de la ville où vont mourir tant de ses frères en religions ce cessera d'étonner les générations[1].

[1] Il faut se rallier au jugement d'Emile Mireaux : « Plusieurs indices nous permettent de supposer qu'il en fut ainsi [de la présence de Bérénice au siège de Jérusalem] au moins par intermittence », La Reine Bérénice (1951).

C'est de son père que Titus tient l'ordre de prendre Jérusalem, place forte défendue par des juifs divisés entre eux mais résolus à combattre les Romains jusqu'à la mort. Combien sont-ils ? Flavius Josèphe, qui a le don de l'exagération, avance le chiffre de 1 100 000 juifs ayant péri pendant le siège.

A la tête de quatre légions aguerries et d'une cavalerie nombreuse auxquelles s'ajoutent des auxiliaires syriens et arabes — en tout 80 000 hommes —, Titus met le siège autour de la cité de David. Au-delà des murs, ses catapultes projettent des pierres dont le poids peut atteindre 50 kilos. Pour ouvrir des brèches, d'énormes béliers martèlent les fondations de la ville. Le plan de Titus est sans ambiguïté : il emprisonnera la ville comme en un étau, interdira à quiconque d'en sortir et moins encore d'y introduire de la nourriture. C'est pas la faim qu'il entend venir à bout des défenseurs.

Flavius Josèphe témoigne qu'il y est parvenu : « La famine, s'enfonçant plus profondément, dévorait la population par maisonnées et par familles. Les toits étaient remplis de femmes et de nourrissons épuisés, les ruelles de cadavres de vieillards. Les enfants et les jeunes gens, le corps ballonné, tournaient comme des fantômes sur les places et s'abattaient là où la mort les saisissait. »

Le siège de Jérusalem commence en avril 70. Au prix d'incessants combats et de flots de sang répandus, il ne s'achèvera que le 3 septembre.

Pour semer l'épouvante parmi la population, Titus fait capturer tous les juifs qui s'essayent à fuir la ville. Chaque jour, cinq cents sont crucifiés. Un ultime assaut a raison de Jérusalem. Les Romains incendient le Temple, violent le Saint des Saints. Flavius Josèphe — lui encore — affirme que l'on a évacué 115 000 cadavres et fait 97 000 prisonniers. Infortunés que ceux-ci : nombre d'entre eux seront envoyés dans les cirques de l'Empire pour y affronter les bêtes fauves ou bien, désignés comme gladiateurs, envoyés à la mort. Le reste sera vendu sur les marchés d'esclaves.

Quel goût désormais un juif peut-il attendre de la vie ? Immense, le désespoir qui s'exprime dans deux apocalypses intitulées II Baruch et IV Esdras. A la fin du Ier siècle — seulement — l'autorité rabbinique, peu à peu reconstituée, décrétera qu'il faut mettre fin à un deuil qui entrave toute action et le remplacer par un jour de jeûne. Il perdure encore aujourd'hui.

Que sont devenus les chrétiens de Jérusalem ? Avant le siège, ils y étaient nombreux. L'autorité de l'évêque de la ville restait prépondérante aux yeux de fidèles épars sur trois continents. Faut-il croire à l'intervention divine dont, au IVe siècle, fera état Eusèbe de Césarée ? Un présage ou une vision aurait invité les chrétiens à quitter la ville avant le siège. Ils auraient alors gagné Pella, ville de Pérée : « C'est là que se transportèrent les fidèles du Christ après être sortis de Jérusalem, de telle sorte que les hommes saints abandonnèrent complètement la métropole royale des juifs et toute la terre de Judée. »

Cette fuite peut-être — en partie du moins — tenue pour légendaire dès lors que l'on prend connaissance du conseil de guerre qui s'est tenu, le 9 août 70, autour de Titus, pendant le siège. On y débat de l'opportunité d'anéantir ou de préserver le Temple. En évoquant les juifs et les chrétiens, Titus se déclare étonné de la « lutte l'une contre l'autre de ces deux sectes en dépit de leur origine commune ». Il y a donc des chrétiens à Jérusalem.

De la prise de la ville et de la ruine du Temple aurait pu découler l'éclatement du judaïsme, voire sa disparition. Anéantis, les entreprenants zélotes, les orgueilleux saducéens et les ardents esséniens. Un seul groupe — le plus important — va assurer la survie du peuple élu : les pharisiens. Rassemblés autour de Raban Gamaliel II, ils s'acharnent à faire renaître une confiance largement ébranlée. Sans relâche, ils somment leurs frères non seulement de revenir à la Loi mais d'en faire une lecture exigeante.

S'observant d'assez loin, juifs et chrétiens vont donc coexister. Pour un temps.

Devenu empereur en 79, Titus meurt prématurément en 81. Il a pour successeur son frère Domitien, personnage sans relief que méprisent aussitôt l'aristocratie romaine et les philosophes païens. A l'instar de Néron, il se méfie de tout et de tous, y compris des juifs chassés de Jérusalem et qui ont, se plaint-il, envahi Rome. Il ne les distingue guère des chrétiens dont les croyances font sans cesse de nouveaux adeptes. Qu'elles risquent de contaminer l'aristocratie romaine, l'idée seule le met hors de lui : M. Acilius Glabrio, consul pour l'année 91, ne se cache pas d'appartenir à l'Eglise ! Flavius Clemens, cousin de Domitien, sa femme Flavia Domitille et leurs deux fils — héritiers présomptifs de l'empereur — osent se proclamer chrétiens.

Pendant quelques années, Domitien se contente de ressasser haines et rancœurs. Ne supportant plus son incapacité et des foucades, l'aristocratie romaine, en 88, suscite sur le Rhin une rébellion militaire. Echec. La fureur impériale se déchaîne. Les conjurés appartenant à la noblesse sont traînés devant un Sénat de nouveau aux ordres. Sur les plus coupables, les condamnations à mort pleuvent. Les autres sont bannis.

Quoique rien ne prouve que des chrétiens aient pris part au complot, la persécution semble s'être étendue vers eux avec une violence telle que l'on comprend les termes utilisés par Clément dans sa lettre à l'Eglise de Corinthe : « les malheurs et les catastrophes » ont accablé les chrétiens de Rome. Ce qui encourage Domitien à donner libre cours à cette répression féroce, c'est l'hostilité — il faut le reconnaître — manifestée par la population à l'égard des disciples de Jésus. Au temps de Néron, les chrétiens étaient, « abhorrés pour leurs infamies ». Trente ans après sa mort, aux yeux de la plèbe comme de l'aristocratie, les chrétiens restent le réceptacle de tous les vices et, de ce fait, sont crus capables de tous les crimes. Il en sera encore de même cent ans plus tard. Tertullien résume amèrement cet état d'esprit : « Si le Tibre inonde, si le Nil n'inonde pas les campagnes, si le ciel est fermé, si la terre tremble, s'il survient une famine, une guerre, une peste ; alors un cri aussitôt s'élève : “Les chrétiens aux lions ! A mort les chrétiens !” »

Tous les prétextes sont bons. Parmi ceux déjà cités, Glabrio est exécuté comme « athée » et « novateur ». Flavius Clemens est condamné à mort pour « athéisme et mœurs juives ». L'Apocalypse de saint Jean fait référence à des persécutions exercées sur les Eglises de Lydie, de Phrygie et d'Asie, particulièrement celle d'Ephèse. De ce fait, l'attitude des chrétiens qui longtemps ont rêvé de devenir des Romains à part entière se modifie. Pour désigner Rome, ils prennent l'habitude de prononcer : Babylone. Même hostilité exprimée en Asie par les Oracles sibyllins.

La mort, en 96, de Domitien et l'avènement de Nerva, son successeur, vont être marqués par un reflux peu discutable des persécutions. On laisse en paix l'Eglise de Rome désormais gouvernée par un collège de presbytres.

En 98, Trajan succède à Nerva, son père adoptif. C'est sous son règne, infiniment plus tolérant que celui de Domitien, qu'est écrite, en 112, une lettre de Pline le Jeune à Trajan. Sur les rives de la mer Noire, Pline est gouverneur de la province du Pont-Bithynie. Pour la première fois, nous voyons l'autorité romaine s'interroger officiellement sur ces croyants d'un nouveau genre.

Pline le Jeune à l'empereur Trajan : « Voici la règle que [je ne suis fixée] envers ceux qui m'étaient déférés en qualité de chrétiens. Je leur ai demandé à eux-mêmes s'ils étaient chrétiens. A ceux qui avouaient, j'ai posé la question une deuxième fois et [même] une troisième en les menaçant du supplice. Ceux qui persévéraient, je les ai faits exécuter : quoi que signifiât leur aveu, j'étais sûr qu'il fallait punir cet entêtement et cette obstination inflexible. D'autres, possédés de la même folie, je les ai faits inscrire, en leur qualité de citoyens romains, pour être envoyés à Rome. Comme il arrive en de telles occasions, l'accusation a révélé au cours de l'enquête plusieurs cas différents. »

Pline le Jeune classe les chrétiens en catégories : 1. ceux qui nient être chrétiens ou l'avoir été ; s'ils acceptent d'invoquer les dieux, de blasphémer le Christ et de sacrifier devant l'image de l'empereur, il les relâche ; 2. ceux dont le nom a été livré par un délateur : comme « tous ceux-là aussi ont adoré ton image ainsi que les statues des dieux et ont blasphémé le Christ » il les a laissés libres ; 3. ceux qui tentent de s'expliquer : « ils affirmaient que toute leur faute, ou leur erreur, s'étaient bornée à avoir l'habitude de se réunir à un jour fixe avant le lever du soleil, de chanter entre eux alternativement un hymne au Christ comme à un dieu, de s'engager par serment non à perpétrer quelque crime, mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne pas manquer à la parole donnée, à ne pas nier un dépôt réclamé. Ces rites accomplis, ils avaient coutume de se séparer et de se réunir encore pour prendre leur nourriture qui, quoi qu'on en dise, est ordinaire et innocente. Même cette pratique, ils y avaient renoncé après mon arrêté par lequel j'avais, selon tes instructions, interdit toutes sortes d'assemblées. »

A mesure de ce qu'il découvre, la perplexité de Pline grandit : « Aussi ai-je suspendu le procès pour te consulter. L'affaire m'a paru mériter cette consultation, en raison surtout du nombre des accusés. Il y a une foule de personnes de tout âge, de toute condition, des deux sexes aussi, qui sont ou seront mises en péril. Ce n'est pas seulement dans les villes mais aussi à travers les villages et les campagnes que s'est répandue la contagion de cette superstition. Il me semble pourtant qu'il est possible de l'enrayer et de la guérir. »

La réponse de l'empereur ne se fait pas attendre. Trajan à Pline le Jeune : « Très cher Pline, tu as suivi la voie que tu devais dans l'instruction du procès des chrétiens qui t'ont été déférés, car il n'est pas possible d'établir une règle certaine et générale dans cette sorte d'affaires. Il ne faut pas s'interroger outre mesure : s'ils sont accusés et convaincus, il faut les punir. Si pourtant l'accusé nie qu'il est chrétien, et qu'il le prouve par sa conduite, je veux dire en invoquant les dieux, il faut pardonner à son repentir, de quelque soupçon qu'il ait été auparavant chargé. Du reste, dans aucun genre de crime on ne doit accepter des dénonciations qui se soient pas identifiées : cela est d'un exemple pernicieux et très éloigné de nos maximes. »

De cette lettre on retiendra l'inquiétude d'un grand commis de l'Empire, la prudence de l'empereur et, pour l'histoire, le constat d'un très grand nombre de convertis en Bithynie. La position exprimée par Trajan semble définir une attitude plus qu'une jurisprudence : aucune loi ne caractérisera les fautes qui pourront être reprochées aux chrétiens. Abstention qui, trop souvent, causera leur perte : les fidèles de l'Eglise entrent en une période de totale précarité. Ils se savent exposés à être condamnés pour le seul fait qu'ils sont chrétiens.

Durant la première moitié du IIe siècle, malgré les obstacles multipliés, l'expansion de la foi se poursuit. Paradoxe : déjà surgissent des crises internes. Simple logique : plus nombreux sont les chrétiens et davantage ils s'interrogent. Des courants se créent qui peuvent se muer en déviations, voire en hérésies. On se perd entre les ébionites qui nient la divinité de Jésus, les partisans de l'elkasaïsme, les nicolaïtes, les mandéens peut-être apparentés à la doctrine essénienne, les simoniens, les disciples de Ménandre, de Cérinthe. Certains ne veulent voir en Jésus qu'un homme, d'autres s'interrogent : et s'il n'était qu'un prophète ? La seule doctrine qui, aujourd'hui, donne prétexte à des commentaires abondants n'est autre que celle des gnostiques.

Selon Bart D. Ehrman, directeur du département d'études religieuses de Caroline du Nord, il est légitime, pour désigner le mouvement gnostique, d'user du terme général gnosticisme malgré les énormes différences qui existent en son sein. On se le permet bien pour le judaïsme et le christianisme[2].

[2] Bart D. Ehrman, « Le Christianisme sens dessus dessous », in L'Evangile de Judas (2006).

Le mot vient du grec gnôsis, lequel signifie connaissance. Les gnostiques se désignent comme « ceux qui savent ». De toute éternité, le judaïsme et, dans la lignée, le christianisme ont enseigné que le monde était né d'un seul Dieu, lequel a répandu sa bonté sur ses créatures. Pour la plupart des gnostiques, ce créateur serait loin d'être le seul. Il s'agirait seulement d'une « déité subalterne et souvent ignorante ». Au sommet se situerait l'être divin ultime, esprit absolu, « sans aucun aspect ou attribut matériel » de qui serait sortie une progéniture composée d'entités spirituelles appelée éons. Une catastrophe cosmique aurait jeté l'un de ceux-ci hors du royaume divin, lui permettant ainsi de procréer d'autres êtres « de qualité moindre ». L'un d'eux aurait crée notre monde. Enfermés dans une chair périssable, nous ne pouvons nous en évader qu'à une condition : accéder à la connaissance. Elle ne peut nous parvenir que d'en haut grâce à un « émissaire ».

Jésus est-il l'un de ceux-ci ? Les chrétiens égarés dans la dialectique gnostique veulent le croire. Ce qui va les exposer aux foudres d'Irénée de Lyon qui, vers 180, range les gnostiques au premier rang de ceux qu'il faut pourchasser.

Malgré les textes gnostiques nombreux qui nous étaient parvenus antérieurement, il a fallu, pour comprendre l'ampleur et l'importance du mouvement, la découverte, en décembre 1945, dans un champ labouré situé aux environs de la ville de Nag Hammadi (Haute-Egypte), d'un véritable trésor archéologique : des évangiles apocryphes restés inconnus, les uns anonymes, l'un attribué à l'apôtre Philippe, un autre à l'apôtre Thomas[3]. Nul doute : les écrits découverts près de Nag Hammadi étaient d'ordre gnostique.

[3] L'Evangile de Thomas a fait grand bruit lors de sa publication. Outre les paroles de Jésus connues par Marc, Matthieu, Luc et Jean, il en proposait d'inédites en nombre non négligeable. Cf. L'Evangile de Thomas, traduit et commenté par Jean-Yves Leloup (1986).

Pour les gnostiques, le monde est double : l'un est d'En bas, œuvre d'un esprit démoniaque et mauvais ; l'autre, d'En haut, ne peut s'acquérir que par la seule connaissance. Un chrétien gnostique est-il encore chrétien ? Il le croit mais ne voit en Jésus que la représentation allégorique du salut auquel peuvent accéder ceux qui savent. Le lecteur ressentira-t-il, comme moi, l'impression de tourner en rond ? Il faut croire que les gnostiques se sont sentis, eux, parfaitement à leur aide puisque le gnosticisme s'est perpétué, au sein et en marge de l'Eglise, entre le IIe et le IVe siècle[4].

[4] Philippe-Jean Catinchi et Maurice Sartre, « Procès en révision », Le Monde, 11 août 2006.

L'un des événements de l'année 2006 fut assurément la publication de l'Evangile de Judas, d'évidence apocryphe puisque rédigé plus d'un siècle après la mort de ce Judas. Le texte, attaqué par Irénée de Lyon mais perdu depuis lors, a été retrouvé en Moyenne-Egypte, dans la région de Minieh, au cours de fouilles pratiquées dans les années 1970 et publié, après une infinité d'aventures insensées, sous les auspices de la National Geographic Society.

Il ne peut échapper aux lecteurs de l'Evangile de Judas que son auteur inconnu était gnostique. Il propose un long dialogue au cours duquel Jésus enseigne à Judas, son disciple bien-aimé, la vérité sur la hiérarchie des mondes : « Les douze éons de douze luminaires constituent leur père, avec six cieux pour chaque éon, de sorte qu'il y a soixante-douze cieux pour les soixante-douze luminaires... » Judas n'est autre que l'instrument privilégié destiné à délivrer Jésus de son corps humain. Le ciel recèle beaucoup d'étoiles mais celle de Judas est unique. Jésus lui déclare : « L'étoile qui est en tête de leur cortège est ton étoile[5]. »

[5] Introduction par Marvin Meyer à l'Evangile de Judas.

C'est par suite du foisonnement des textes apocryphes que l'Eglise du IIe siècle a renforcé son organisation interne. N'a-t-on pas vu, entre 100 et 200, surgir des évangiles attribués aussi bien à Marie — mais oui ! —, à Pierre, à Philippe, Jacques, Marcion ou Basilite ? S'y ajoutent des Actes prêtés à Pierre, Jacques, Jean, Paul, André, quelques épîtres — dont l'une ayant pour auteur Ponce Pilate ! — et un certain nombre d'Apocalypses tout aussi fausses — celles de Jacques, de Pierre et de Paul — tendant à servir de pendant au chef-d'œuvre de saint Jean.

Dès le IIe siècle, pour désigner les textes dont la vérité est admise, on emploie le mot grec kanon, devenu canon, emprunté à l'hébreu guaney — roseau servant à mesurer. Le mot « canonique » qui en dérive mettra longtemps à s'imposer. Origène l'applique le premier aux Livres saints. Les Pères de l'Eglise se sont résolus à opérer un choix. En 382, sous le pontificat de Damase, le mot s'appliquera à la liste des livres bibliques officiellement reconnus : il existe donc des écrits canoniques et d'autres qui ne le sont pas.

L'ensemble des canoniques compose le Nouveau Testament, les autres sont rejetés sans appel ni même discussion. Il faudra attendre le XXe siècle pour que l'on se penche sur ces textes auxquels leur antiquité accorde le mérite, au moins, d'être étudiés. Ainsi, parmi beaucoup d'autres, peut-on citer les Actes de Paul, datés du IIe siècle : ils n'en contiennent pas moins des données utiles à l'historien.

Justin nous a transmis une lettre de l'empereur Hadrien (117-138), fils adoptif de Trajan et fort peu acharné contre les chrétiens. Elle est adressée à Minucius Fundanus, proconsul d'Asie. L'empereur rappelle qu'il ne faut pas condamner les chrétiens sur une simple délation mais instruire, à l'occasion de chaque cas, un procès en règle. On sanctionnera gravement ceux qui auraient accusé à tort.

Antonin (138-161), fils adoptif et successeur d'Hadrien, professe des idées identiques. Pour les chrétiens, le danger ne viendra plus des autorités mais des critiques féroces formulées par des écrivains de talent. Entre autres, Fronton se porte garant que les fidèles du Christ adorent une tête d'âne, immolent un enfant dans les cérémonies d'initiation et, au regard de tous, se possèdent les jours de fête entre frères et sœurs.

Si le philosophe cynique Crescens admet le courage des chrétiens devant la mort et les voit même capables — quel éloge sous son stylet ! — de philosopher convenablement, il s'attriste aussi de leur crédulité. Avec Celse, on revient aux injures, et quelles injures ! Y compris leur Christ et ses apôtres, les chrétiens sont des gens sans scrupules habiles à tromper leur monde, du vrai gibier de potence. Leur doctrine est faite d'emprunts effrontés et mal compris aux religions traditionnelles. Leur existence est en soi un péril pour la cité.

Pour connaître le règne, inauguré en 161 par Marc Aurèle, il faut lire au moins l'une de ses célèbres Pensées : « C'est le propre de l'homme d'aimer même ceux qui l'ont offensé. L'hostilité des hommes entre eux est contre nature. Aime le genre humain. » Est-il chrétien ? Non pas. Le remarquable est qu'il met en pratique les principes qu'il professe : plutôt que d'élever un monument à la gloire de son épouse décédée, il crée une fondation charitable qui accueille cinq mille petites filles pauvres ; il prend à sa charge les funérailles des indigents, améliore notablement la condition des femmes, des enfants et des esclaves.

Marc Aurèle ne laisse que des regrets mais aussi un fils du nom de Commode qui, en aucun cas, ne saurait justifier son nom. Fier de sa taille et de sa force, ce colosse se livre à une débauche effrénée. Ses actes de barbarie le font comparer à Caligula. Il ne se sent heureux que dans l'arène. Plus de sept cents fois, il y descend sous l'habit de gladiateur. Il tue à coup de flèches cent ours à lui seul et, en trois jours, égorge de ses mains un tigre, un hippopotame et un éléphant. Quel sort réservera-t-il aux chrétiens ? Ils tremblent. Or ils ne l'intéressent nullement et vivront en paix sous son règne. Bien mieux : apprenant que certains de ses serviteurs venaient d'être, parce que chrétiens, condamnés aux travaux forcés, il les gracie.

A peine Commode est-il conduit au tombeau et l'Empire sombre. Les prétoriens proclament un empereur dont les armées ne veulent pas : chacune d'elles propose son propre élu. S'ensuivent quatre années de guerre civile jusqu'au moment — en 193 — où Septime Sévère, chef de l'armée du Danube, prend le pouvoir. Méprisant le Sénat, il ne gouverne qu'avec l'appui inconditionnel de l'armée qu'il comble de faveurs. Ce qui ne s'est jamais vu, il installe une légion aux portes de Rome.

Ne songeant, dans les premiers temps de son règne, qu'à affermir son pouvoir, il se préoccupe peu des chrétiens. Sûr enfin que personne n'osera plus lui chercher noise, il finit par s'inquiéter de ce qu'ils sont. Leur nombre, la force d'une foi sans cesse proclamée lui révèlent l'existence d'une opposition potentielle. Un séjour en Orient où les chrétiens abondent semble lui avoir servi de révélateur. Pour faire rentrer les fidèles de Jésus dans le rang, ses prédécesseurs se sont souvent bornés à laisser s'exprimer la haine populaire. Septime agit par une loi — les rescrit de 202 — qu'appliquera une administration logiquement à ses ordres. Interdiction de convertir quelqu'un au christianisme. Interdiction même d'accepter de se laisser convertir. Etre chrétien devient un crime. Seule sanction : la mort.

Ainsi s'engage la grande persécution de Septime Sévère. Les arrestations à domicile se doublent de rafles sur toute l'étendue de l'Empire. Les martyrs ne se comptent plus. Nombreux sont les saints du calendrier à avoir conquis leur « titre » dans un amphithéâtre au temps de Septime. Le grand Tertullien osera s'adresser en ces termes au proconsul de Carthage : « Que feras-tu de tant de milliers de personnes, de tant d'hommes et de femmes, de tout sexe, de tout âge, de tout rang, qui s'offriront à toi ? Combien te faudra-t-il de bûchers et de glaives ? Et Carthage ? Qu'aura-t-elle à souffrir ? Devras-tu donc la décimer ? Parmi les condamnés, chacun reconnaîtra des proches, des amis, des hommes de ton rang, des matrones de ta classe, peut-être des amis à toi, ou des amis de tes amis. Epargne-toi toi-même, sinon nous ; sinon toi, épargne Carthage ! »

Caracalla (211-217), fils de Septime Sévère, commence par se montrer plus sanguinaire encore. Son revirement soudain sera accueilli comme une grâce : s'il n'abroge pas le rescrit paternel, il fait connaître qu'il n'est pas nécessaire de l'appliquer. Les chrétiens respirent.

Quand l'un de ses gardes poignarde Caracalla, l'Empire plonge de nouveau dans l'anarchie : vingt-six généraux élus par leurs soldats sont tour à tour reconnus empereurs par le Sénat ; un seul échappe à une mort violente. Certains se maintiennent un peu plus longtemps que les autres : c'est le cas de Decius (248-251) qui, s'acharnant à redonner des règles aux Romains, estime que le retour au culte traditionnel s'impose. Qui refusera de s'y rallier sera un traître à Rome. L'édit de 250 met en cause tous ceux qui, par leur conduite, affichent leur mépris pour la religion de l'Empire. Origène s'écrit que l'édit vise « à exterminer partout le nom même du Christ ». L'une des premières victimes n'est autre, à Rome même, que le pape Fabien, exécuté le 20 janvier 250. Les condamnés ne le sont pas toujours à la peine capitale. Un grand nombre est promis à l'abominable travail des mines : sans répit, à peine nourris, ils y travaillent sous le fouet. Ceux qui, fers aux pieds, y descendent n'en remontent jamais.

La persécution de Decius paraît n'avoir pas survécu à sa mort. En accédant à l'Empire, Valérien — il règne de 253 à 259 — se montre si tolérant que l'on croit y voir l'influence de sa bru. Il est vrai que le palais impérial est maintenant hanté par tant de chrétiens que Denys d'Alexandrie peut s'écrier : « Le palais impérial ressemble à une église ! »

Et de nouveau tout change ! Deux édits successifs (257 et 258) aggravent les poursuites et les peines contre l'ensemble de la société chrétienne. Un tel revirement découle-t-il des dangers de toutes sortes qui frappent gravement l'Empire ? Les Goths galopent jusqu'à la mer Egée ; les Francs, les Alamans, les Germains franchissent le Rhin ou le Danube ; les Perses du roi Sapor menacent Antioche. Macrien, ministre de Valérien, aurait persuadé l'empereur que de tels malheurs étaient le fruit de sa trop grande tolérance envers une religion impie. Les édits frappent cette fois l'Eglise à la tête. Le pape Sixte II est mis à mort. Une foule d'évêques périssent. On a gardé le souvenir de Fructuosus, évêque de Tarragone, conduit devant le gouverneur et du bref dialogue qui s'est engagé :

— Tu es évêque ?

— Je le suis.

— Tu l'as été.

On le pousse au bûcher.

Revirement encore, avec Gallien, fils de Valérien. Accédant au pouvoir en 259, il annule tous les procès intentés aux chrétiens. Les biens de l'Eglise confisqués sont restitués. Tout démontre une volonté de reconnaître la religion chrétienne en tant que telle.

Quand des empereurs-soldats tels qu'Aurélien (270-275) et Dioclétien (284-305) mettent provisoirement fin à l'anarchie qui persiste dans l'Empire, les chrétiens peuvent se croire parvenus au jour où nul ne songera plus à s'en prendre à eux.

Cependant que l'Empire est confronté à plusieurs tentatives de sécession, le christianisme fortifie une organisation qui, sans pouvoir être comparée à l'administration impériale, se campe solidement face à elle. En tous points de l'Empire, les évêques incarnent la force de la foi. Quand l'importance de l'Eglise locale et l'absence de persécution le permettent, le clergé se subdivise le plus souvent en sept ordres : les évêques (épiscopes), élus par les fidèles ; les prêtres (presbytes), vivant pour la plupart en collège proche de leur évêque ; les diacres — assistés de sous-diacres quand c'est nécessaire —, chargés principalement des services liturgique et caritatif ; puis, outre ces trois ordres majeurs, selon les besoins et les possibilités de chaque Eglise locale, les acolytes, les lecteurs, les exorcistes et les portiers qui assurent des ministères secondaires. Cette harmonieuse hiérarchie ne prendra vraiment corps et ne se généralisera progressivement qu'à partir du IVe siècle, avec la paix constantinienne. Il en va de même pour les conciles ou synodes qui, au IIe et IIIe siècles, ne se tiennent qu'à l'échelon local. L'autorité de ces assemblées à visée doctrinale ou disciplinaire ne s'imposera à l'ensemble des Eglises qu'après le premier concile œcuménique convoqué, en 325, à Nicée par l'empereur Constantin pour régler la querelle de l'arianisme.

L'évêque de Rome confirme sa primauté. Après Victor (189-199) et Zéphyrin (199-217), voici Calliste (217-222) dont l'origine n'a nullement freiné l'ascension : ancien esclave, employé de banque, forçat condamné aux mines, gouverneur d'un cimetière, il a tenu tête à Septime Sévère lors de la grande persécution et combattu efficacement les hérésies développées parmi les chrétiens ; il mourra assassiné.

Après les papes Urbain (221-230), Pontien (230-235), Anteros (235-236), leur successeur Fabien (236-250), grand organisateur, divise Rome en sept régions mais subit lui aussi le martyre. Corneille (251-253) lutte contre les schismatiques et les hérétiques ; Denys de Rome (259-268) prend la suite de Lucius (253-254), d'Etienne (254-257) et de Sixte II (257-258). Il restera célèbre pour avoir collecté des fonds destinés à racheter les chrétiens prisonniers des Goths. Viennent alors Félix (270-275), Eutychianus (275-283), Gaius (283-296), Marcellin (296-304).

Est-ce à dire que l'Eglise chrétienne, génération après génération, verrait enfin couronnée la mission qu'elle a reçue des apôtres ? Triomphant de son martyrologe, est-elle devenue une force dans un Empire qui s'effrite ?

Dioclétien, nouvel empereur (245-313), est issu du tout petit peuple. Né à Salona, non loin de la ville croate aujourd'hui dénommée Split, il y fera élever, à l'apothéose de son règne, le palais dont les ruines fort bien conservées émerveillent toujours le visiteur.

A chaque rencontre on est saisi par la grandeur émanant des palais, des portiques, des colonnes — elles ont soutenu la plus audacieuse des coupoles de l'époque —, du mausolée édifié sur les ordres de celui qui, à jamais, voulait y reposer. On ne résiste pas à évoquer le jeune homme — petit-fils, disait-on, d'un esclave — engagé très tôt dans l'armée, progressivement rapidement de grade en grade. L'armée le proclame empereur. Les monnaies restituent un visage carré, massif. Chateaubriand le dépeint réglé dans les mœurs, patient dans ses entreprises, sans plaisir et sans illusions, ne croyant point aux vertus, n'attendant rien de la reconnaissance. Quand il prend le pouvoir, l'Empire est en une sorte d'agonie. Burgondes et Alamans poursuivent leurs agressions ; sur les rives de la Manche, Saxons et Francs pillent à qui mieux mieux ; en Afrique du Nord, les Kabyles se soulèvent ; les Bagaudes ravagent la Gaule, amplifiant leurs rapines par des massacres. Périodiquement, en Bretagne ou en Egypte, des anonymes se font empereurs.

Un empereur unique ne pourra faire renaître l'ordre sur un aussi vaste territoire : telle est la réflexion de Dioclétien. En 286, l'Empire se divise : l'Orient revient à Dioclétien, l'Occident au rude soldat Maximien, inculte et farouche mais dont la fidélité est exemplaire. Pour susciter un respect universel, Dioclétien exige qu'on l'appelle désormais Jupiter ; Maximien préfère Hercule. Il fallait y penser. La dyarchie est née.

Maximien réprime le soulèvement des Bagaudes et repousse les Germains. Allié en Orient au roi de Perse, Dioclétien récupère les territoires perdus de Mésopotamie et dote de son protectorat l'Arménie. Le système ayant démontré son efficacité, les deux empereurs, en 293, vont plus loin : ils s'adjoignent chacun un associé qui prend le nom d'empereur. C'est la tétrarchie.

Afin de faire face au problème de succession, Dioclétien adopte Galère, soldat dont, dit un contemporain, « l'aspect seul inspirait la crainte ». Maximien en fait autant en adoptant Constance Chlore, l'un des rares militaires cultivés de l'époque. Confirmant la restauration de l'empire, Dioclétien et Maximien se proclament Auguste ; les deux adjoints deviennent César. Non content de faire rédiger des codes et de nouvelles lois, Dioclétien ressuscite les conseils impériaux, place une armée sédentaire aux frontières et une autre, mobile, à l'intérieur. Las, comme trop d'autres avant lui, il se prend à méditer sur la place, dans une telle restauration, à donner à la religion de l'Empire.

Dès 303, les assemblées chrétiennes sont interdites. On programme la destruction des églises et des livres sacrés, on ôte aux chrétiens leurs droits civiques, leurs dignités et honneurs, voire leur liberté. Hésitant jusque-là sur l'ampleur de la persécution à entreprendre, Dioclétien décide que l'on ira jusqu'au bout. Son épouse et sa fille sont très proches des chrétiens ; elles doivent prêter serment qu'elles restent païennes. Le grand chambellan Dorothé est évêque ; on l'arrête ainsi qu'un grand nombre de prêtres ; la plupart périssent sous la torture. Dix ans : c'est la durée de la nouvelle persécution. Dix encore ! Dix de plus ! De quelle force d'âme ces hommes et ces femmes s'arment-ils pour rester chrétiens ? « En Arabie, relate Eusèbe, on tuait à coups de hache. En Cappadoce, on coupait les jambes. En Mésopotamie, certains furent pendus les pieds en haut, la tête en bas, et l'on allumait au-dessous d'eux un feu dont la fumée les étouffait. Quelquefois, on coupait le nez, les oreilles ou la langue. Dans le Pont, on enfonçait des pointes de roseau sous les ongles ou, à d'autres, on versait du plomb fondu dans les parties les plus sensibles. »

Cependant qu'en Orient Galère se déchaîne, Constance Chlore est, en Occident, pratiquement acquis aux idées chrétiennes. Il limite de son mieux la répression.

L'événement de mars 305 est sans précédent : Dioclétien et Mamimien abdiquent en même temps et se retirent dans leurs domaines respectifs.

Sur ordre de Constance Chlore, la double abdication va marquer en Occident la fin de toute persécution. A Rome, les chrétiens peuvent élire librement le pape Marcel et réorganiser leurs paroisses. Par contre, le nouveau César de l'Orient remet en vigueur les méthodes de son oncle Galère. Incroyable : la fin des horreurs viendra de Galère lui-même. Atteint d'une maladie qui déchire sa chair, il prend ses souffrances tel un châtiment. Le 10 avril 303, on affiche sur les murs de Nicomédie un édit — également promulgué en Occident — qui donne aux chrétiens le droit d'exister. S'ils respirent, Maximin Daïa, successeur fanatique de Galère, leur donne tort en ordonnant — est-ce pensable ? — de nouvelles persécutions. Condamné par l'opinion publique, il finit par baisser les bras. La voie est ouverte à un prince de trente-deux ans, fils de Constance Chlore et de son épouse Hélène, depuis longtemps chrétienne. Son nom est Constantin.

Il est né à Nis, ville de l'actuelle Serbie, alors appelée Naissus. L'ayant traversée, j'y ai vu les remparts d'une citadelle byzantine, des tombeaux byzantins et une forteresse ottomane. Dioclétien a voulu que grandisse auprès de lui le fils de ce Constance Chlore qu'il appréciait tant. A quinze ans, le jeune homme entre dans l'armée. A dix-huit, il atteint le grade de « tribun de premier rang » et se fait apprécier, au combat, pour son courage. Après l'abdication de Dioclétien, Galère l'a si vivement incité à demeurer auprès de lui que tous ont compris qu'il s'agissait d'un ordre. Il a fallu que Constantin arguât de la maladie de Constance, son père, pour que le vieux Jupiter, à contrecœur, l'autorise à se rendre à son chevet. Constance est si peu agonisant qu'il est engagé, en Angleterre, dans une nouvelle campagne à laquelle il tient à associer Constantin. En 306, quand il meurt, les légions font de Constantin un Auguste. Furieux, Galère le réduit à la dignité de César. Contre les Francs et les Alamans, Constantin remporte victoire sur victoire suscitant de la part de ses troupes un attachement décuplé.

Les événements se précipitent au point que nous avons quelque difficulté à en suivre le déroulement. Maxence s'empare de Rome, se proclame Auguste et rappelle auprès de lui son vieux père Maximien. Maîtres de l'Italie, ils jugent opportun de s'adjoindre Constantin dans l'éventualité d'une action toujours possible des héritiers de Galère. Un mariage fortifie l'alliance : Maximien donne à Constantin sa fille Fausta dont on vante la beauté. Ne doutant pas d'être toujours seul souverain, Maxence occupe, à Rome, les palais impériaux, ce que tolère de moins en moins Constantin occupé à défendre la frontière du Rhin. Au printemps de 312, voyant celle-ci assurée, il marche sur Rome avec quarante mille hommes. Maxence en réunit cent mille, presque tous venus d'Afrique. Au premier choc, le 27 octobre 312, l'armée de Maxence perd pied. Emmenant avec elle l'Auguste, elle se replie. Engagé dans un pont de bateau qui s'effondre, Maxence se noie. Quand, le lendemain, on retrouve son cadavre dans le Tibre, on le décapite et, au bout d'une pique, on promène sa tête à travers les quartiers de l'Urbs.

Le 29 octobre 312, Constantin fait une entrée triomphale dans Rome. On lui décerne les honneurs divins qu'il accepte volontiers et on lui élève une statue ayant l'éclat de l'or. En 313, pour le premier anniversaire de sa victoire, on dresse un arc de triomphe orné d'une inscription par laquelle Constantin confie que, s'il a vaincu, c'est « par une inspiration de la divinité » : profession de foi qui a le métite de s'adresser aussi bien aux païens qu'aux chrétiens. Constantin confiera plus tard à Eusèbe de Césarée qu'il a vu dans le ciel une croix lumineuse et entendu une voix prononcer : « Par ce signe, tu vaincras. » La nuit suivante, nouvelle vision : les lettres grecques Ch et R, initiales supposées de Christos, lui sont apparues. Il les fera inscrire sur ses enseignes.

Constantin s'est-il, à cette époque, réellement considéré comme chrétien ? Le récit à Eusèbe — que reproduira l'historien Lactance vers 318 — reflète-t-il la vérité ? Objection souvent exprimée : Constantin n'a reçu le baptême qu'à l'article de la mort. Ses défenseurs s'empressent de rappeler que les persécutions ont appris aux chrétiens d'alors, exposés sans cesse à la mort, à retarder le baptême jusqu'au moment où ils étaient sûrs de paraître devant Dieu.

Ne serait-ce pas plutôt que Constantin, politique-né, prenant conscience du grand nombre de chrétiens dans l'Empire, a voulu se les rallier pour s'en faire un soutien ? Il serait vain de nier une telle intention, vain aussi d'omettre les prières chrétiennes entendues par lui, depuis l'enfance, de sa mère Hélène. Vain enfin de méconnaître que les plaies ouvertes par les « hérésies » ne sont pas refermées. Chacune d'entre elles a gardé ses zélateurs. La plus récente et la plus obsédante est celle d'Arius pour qui Jésus est le fils de Dieu mais seulement par adoption. Les ariens se sont tant multipliés qu'ils ont leurs évêques, lesquels réclament les églises et tous les biens à tort attribués à leurs collègues non ariens.

Au début de l'année 313, Constantin se rend à Milan pour assister au mariage de sa sœur Constantia avec Licinius, Auguste d'Orient. Cependant que les Milanais s'extasient au spectacle des cérémonies grandioses, les deux beaux-frères s'entretiennent de la politique commune à mener dans l'Empire à l'égard des chrétiens.

Deux mois plus tard, on publie un document désigné depuis sous le nom — discutable — d'édit de Milan. Même s'il ne s'agit que d'un simple procès-verbal, le résultat ne peut être méconnu : les deux Auguste reconnaissent explicitement la religion chrétienne. « Nous voulons que quiconque désire suivre la religion chrétienne puisse le faire sans crainte aucune d'être inquiété. Les chrétiens ont pleine liberté de suivre leur religion. » Suivent des décisions capitales pour ceux qui en sont l'objet : l'Etat restituera aux chrétiens leurs lieux d'assemblée, leurs cimetières et tout ce qui, avant les proscriptions, pouvait leur appartenir.

Licinius fait exécuter les mesures nouvelles dans les Etats qui viennent de lui revenir. Les deux empereurs n'en tiennent pas moins à affirmer : « Ce que nous accordons aux chrétiens l'est aussi à tous les autres. Chacun a le droit de choisir et de suivre le culte qu'il préfère, sans être lésé dans son honneur et ses convictions. » Même s'il s'inscrit dans le cadre d'une tolérance générale, l'édit de Milan, sans correspondre à une entière victoire, va dans ce sens.

Quand, en 324, Constantin prend le contrôle de l'Empire d'Orient, il fait construire la capitale à laquelle il donnera son nom — Constantinople — mais s'installera, comme tous ses prédécesseurs à Nicomédie. Qu'il y ait pris conseil de l'évêque espagnol Ossius de Cordoue, un vieil ami, le montre toujours obsédé par les divisions qui subsistent entre chrétiens. Ossius lui suggère de réunir tous les évêques de l'Empire avec pour insctruction de rédiger et de voter un texte qui aura valeur de loi universelle. L'idée neuve d'un concile œcuménique vient de surgir. En mai 325, il se réunit à Nicée, ville proche de Nicomédie : Constantin tient essentiellement à tout connaître — dans le temps le plus court — des thèmes traités.

On ne peut s'empêcher de penser à l'effort immense — parfois héroïque — accompli par ces évêques traversant des contrées peu sûres, des provinces hostiles ou affrontant sur mer des tempêtes. La plupart sont venus de très loin, « d'Europe entière, de la Libye et de l'Asie », dit Eusèbe de Césarée en précisant que « Syriens, Ciciliens, Phéniciens, Arabes, Palestiniens et gens d'Egypte et de Mésopotamie » y ont assisté. L'empereur a fait savoir qu'il réglerait tous les frais de voyage. Il tient parole. En raison de son grand âge, le pape Sylvestre n'a pu se rendre à Nicée et s'est fait représenter par deux prélats.

Est-il important qu'ils aient été deux cent cinquante, comme le veut Eusèbe de Césarée ou trois cent huit comme l'affirme Athanase ? La présence de quinze évêques ariens pèsera sur nombre de séances car le concile condamnera leur doctrine. A une énorme majorité, on affirmera que le Fils est vraiment Dieu, « consubstantiel au Père ». Leur assemblée laissera à la religion chrétienne le symbole de Nicée dont les affirmations résonnent aujourd'hui encore aux cours des offices.

L'Eglise chrétienne orthodoxe fera de Constantin un saint. Nous ne pouvons que respecter sa décision. L'empereur qui a décrété la légitimité du christianisme n'en a pas moins fait mettre à mort son beau-frère Licinius, son fils Crispus issu d'un premier mariage et trop populaire aux yeux de Fausta, son épouse. L'horreur d'un tel meurtre ayant déchaîné la colère des Romains, le chrétien Constantin y a répondu : il a fait noyer Fausta dans sa piscine. Sauveur apparent du christianisme, il est allé de palinodie en réticence, allant jusqu'à se contredire plusieurs fois en quelques mois.

Se sentant vieillir, il procède au partage de son Empire. La maladie l'accable. A Pâques 337, personne dans son entourage ne doute qu'elle l'emportera. Il n'a pas même la force de regagner Constantinople. C'est à Ancyre, près de Nicomédie, qu'il se fait porter. Il veut savoir s'il est condamné. On le lui confirme. Il veut le baptême. On y consent. Il se fait ôter ses vêtements impériaux et revêt la tenue des néophytes. Ayant reçu le baptême des mains de l'évêque Eusèbe de Nicomédie, on l'entend murmurer « En ce jour, je suis vraiment heureux. Je vois la lumière divine. »

Le soleil baignait la terrasse du palais Farnèse et nous regardions cette Rome dont les bruits familiers montaient jusqu'à nous. Elevée au XVIe siècle par le cardinal du même nom, plus tard devenu le pape Paul III, cette somptueuse demeure princière accueille, depuis 1874, l'ambassade de France. Fidèle à une habitude qui remonte à mes débuts, j'avais tenu à imprimer ma mémoire d'images qui me manquaient cruellement : le cimetière enterré sous la basilique Saint-Pierre où l'on a trouvé la tombe du prince des apôtres et cette Maison d'Or conservée, depuis vingt siècles, dans les entrailles de la ville[6]. Pour qu'existât ce livre, il fallait, durant quelques jours, que je me sente romain.

[6] Voir annexe I.

Dans le lointain, bien au-delà du Tibre, se discernait à peine la statue équestre de Garibaldi, repère idéal pour donner corps aux contrastes inouïs qui, de Romulus et Remus à Mussolini, ont présidé à l'histoire de Rome. Des cloches voisines se mettant à sonner ne sont jamais une surprise dans une ville semée d'autant d'églises. Plusieurs lui ont répondu et, progressivement, quantité d'autres.

Pourquoi ai-je repensé alors à ces chrétiens de la chambre haute, poignée de juifs ayant seuls en commun le Messie annoncé et reconnu ? Ils auraient pu renoncer. Ils ont choisi la conquête, donc l'impossible. Un instant, naïvement, je me suis dit que ces cloches leur donnaient raison. J'y reviens pourtant : les grands mouvements de l'humanité se seraient-ils engagés sans la simplicité d'esprit des initiateurs ?

Du calcul d'Etienne Trocmé, ils n'étaient que quelques dizaines. Luc parle d'une centaine. Aujourd'hui ? J'ai consulté l'Internet. Réponse à résonance publicitaire : Dans le monde, un homme sur trois est chrétien. Des chiffres : 1,09 milliard de catholiques ; 356 millions de protestants rattachés à une Eglise ; 218 millions d'orthodoxes ; 83 millions d'anglicans ; 245 millions de chrétiens indépendants, non rattachés à une Eglise.

Nous autres, en Occident, savons que beaucoup s'éloignent. On nous dit que la pratique la plus ardente se situe en Amérique du Sud, en Afrique, là où les populations sont en expansion. La probabilité, à une époque qui ne saurait longtemps tarder, d'un pape noir ou indien semble envisageable.

Toujours, malgré tout, il faudra revenir à la chambre haute et à ceux qui s'y trouvaient en l'an 30 de notre ère. Et nous rappeler que rien n'eût été possible si le fils d'un charpentier de Nazareth n'avait quitté son établi afin d'enseigner aux hommes que, pour vivre et survivre, l'essentiel, avec l'amour, était la foi.

« La foi, a dit Tolstoï, est la force de la vie. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant