La société juive à l’époque de Jésus-Christ

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La Palestine il y a dix-huit siècles

Palestine. — Situation actuelle. — Ce qu’elle était à l’époque de Jésus-Christ. — Sentiments des Rabbins Jonathan et Meir. — Climat. — Végétaux et animaux. — Enthousiasme qu’elle a excité. — Amour des Rabbins pour ce pays. — Les écoles de Babylone. — Idées superstitieuses. — Sentiment des Israélites contemporains. — Nulles reliques des âges passés. — Etendue de la Palestine à l’aube de l’ère, évangélique. — Ses habitants. — Idées que l’on se formait des dix tribus. — Son gouvernement. — Testament d’Hérode le Grand. — Disputes d’Archelaüs et d’Hérode Antipas. — Revenus d’Archelaüs, d’Hérode le Grand et d’Agrippa II. — Monnaies de Palestine. — Division du sol. — Idées que les Juifs se formaient de la Samarie.

Il y a dix-huit siècles et demi, la Palestine offrait à l’œil du voyageur un aspect bien différent du spectacle désolé qu’elle présente, de nos jours, à ses regards. Aujourd’hui ses collines grisâtres dominent des vallées presque incultes ; ses forêts sont tombées sous la hache ; ses terrasses d’oliviers et de vignes s’en vont en ruines ; ses villages remplis de souillures et habités par un peuple misérable, ses routes désertes et sans sécurité, sa population originelle presque éteinte nous disent que son industrie, sa richesse et sa puissance ont été anéanties dans une catastrophe irréparable. Mais alors le pays présentait un spectacle ravissant. Partout l’abondance, le mouvement et une activité sans exemple dans le monde connu. Les Rabbins ne tarissent jamais sur la louange de la patrie de leurs ancêtres lorsqu’ils vous parlent des privilèges que Jéhovah avait accordés à la Palestine soit dans le domaine matériel, soit dans la sphère morale.

« Il arriva, nous dit un des plus anciens commentaires des Hébreuxa, que le Rabbin Jonathan était assis sous un figuier et entouré d’étudiants. Tout-à-coup, il fit remarquer à ses auditeurs que le fruit mûri faisait plier jusqu’à terre les branches de l’arbre, sous le poids de ses richesses et distillait sur le sol ses sucs dorés, tandis qu’à une petite distance la mamelle gonflée d’une chèvre semblait impuissante à contenir plus longtemps le lait dont elle était remplie. « Regardez, s’écria le Rabbin, ne voyez-vous pas que les deux ruisseaux confondent leurs ondes ? Ne distinguez-vous pas ici l’accomplissement littéral de l’antique promesse d’une contrée découlant de lait et de miel ? — Le pays d’Israël ne manque d’aucun des biens de la terre, disait le Rabbin Meir, comme il est écrit : « C’est un pays de cours d’eau, de sources et de lacs qui jaillissent dans les vallées et dans les montagnes, pays de froment, d’orge, de vignes, de figuiers et de grenadiers, pays d’oliviers et de miel, pays où tu n’auras pas une nourriture mesquine, où tu ne manqueras de rien, pays dont les pierres sont du fer, et des montagnes duquel tu extrairas l’airain. » (Deutéronome 8.7-9) (Yoma 91 b.)

a – V. Hamburger. Real : Encyc. d. Jud. 1, p. 816 n. 37.

Ces déclarations n’avaient rien d’exagéré, car la Terre Sainte réunissait toutes les variétés de climat, depuis les neiges de l’Hermon et les fraîches vallées du Liban, jusqu’à l’air doux et fécond du lac de Galilée, jusqu’à la chaleur tropicale de la vallée du Jourdain. Aussi y recueillait-on, non seulement les fruits des arbres, les grains et les produits des jardins de nos latitudes plus froides, avec ceux des climats plus doux, mais on y trouvait encore les épices rares et les parfums des zones les plus chaudes. Les historiens nous disent que toutes les espèces de poissons abondaient dans les eaux de ses rivières et de ses lacs, tandis que les oiseaux au plumage le plus riche remplissaient les airs de leur chantb.

b – Comparez les détails que nous donne un naturaliste aussi exact et aussi compétent que le chanoine Tristram.

Dans l’étroit espace qu’il occupe, le pays offrait un charme et une variété d’aspects sans exemple. A l’Est du Jourdain c’étaient de vastes plaines ; des vallées découpaient les hauts plateaux, des forêts luxuriantes et des terres immenses couvertes de moissons et de pâturages s’étendaient devant les regards. A l’Ouest, des collines s’élevaient en terrasses pittoresques couvertes de vignes et d’oliviers. Ici on rencontrait des vallons délicieux, dans lesquels on entendait le murmure des sources, et où les points de vue les plus enchanteurs et la vie la plus active — autour du lac de Tibériade, par exemple — s’offraient aux yeux ravis des voyageurs.

Dans le lointain, c’était la vaste mer étendant, sous le ciel de l’orient, ses flots d’azur, sur lesquels se découpaient les voiles de navires innombrables. Devant nous, la richesse des anciennes possessions d’Issachar, de Manassé et d’Ephraïm. Là bas, par delà les plaines et les vallées, le spectacle des hautes montagnes de Juda, s’inclinant à travers les régions du Sud vers le désert immense, plein de mystère et d’effroi. Et par-dessus tout, tant que la bénédiction de Dieu s’étendit sur cette terre de la promesse, partout la paix et l’abondance. Aussi loin que le regard pouvait parvenir, les troupeaux broutaient sur des milliers de montagnes, les collines se ceignaient d’allégresse, les pâturages « étaient revêtus de brebis, les vallées couvertes de froment et le pays enrichi par la rivière de Dieu » semblait pousser des cris de joie (Psaumes 65). Un sol si riche, accordé par le ciel à un peuple, et gardé par une main divine, pouvait bien exciter l’enthousiasme le plus profond dans l’âme de ses habitants.

« Nous trouvons, dans un des commentateurs rabbiniques les plus instruits, R. Becchai, qui appuie chacune de ses assertions sur un témoignage de l’Écriture, que « treize choses sont la propriété exclusive du Saint ; béni soit son nom ! Ces biens sont les suivants : L’argent, l’or, la sacrificature, Israël, le premier-né, l’autel, les premiers fruits, l’huile de l’onction, le Tabernacle d’assignation, la postérité de la maison de David, les sacrifices, le pays d’Israël, et l’assemblée des anciens. » L’union de la richesse et des plus hautes bénédictions spirituelles donnait à cette terre sacrée une valeur suprême. « Ce n’est qu’en Palestine que se manifeste la Schechinah » enseignaient les Rabbins. Une telle révélation n’est pas possible au-delà de ses saintes limites. Ici, les prophètes ravis ont eu leurs visions ; ici les psalmistes ont recueilli les accords de leurs hymnes célestes. Elle avait Jérusalem pour capitale, et, sur la colline qui dominait la ville, resplendissait dans sa blancheur, pure comme celle de la neige, et tout étincelant de l’éclat de l’or dont il était revêtu, le Temple de marbre, le sanctuaire autour duquel venaient se grouper tous ces précieux souvenirs, ces pensées saintes, ces espérances glorieuses et infinies.

Il n’existe pas, en effet, de religion aussi intimement unie que celle d’Israël aux lieux où elle était professée. Le paganisme adorait, il est vrai, des divinités nationales, et le judaïsme Jéhovah, le Dieu des cieux et de la terre. Mais les dieux nationaux des païens pouvaient être transportés dans d’autres pays, et leurs rites modifiés pour les adapter aux coutumes étrangères. Il en était tout autrement en Israël. Tandis que le Christianisme avait dès sa naissance, dans ses traits particuliers et dans le but divin qu’il révélait à la pensée, un caractère universel, les institutions religieuses et le culte du Pentateuque, même les perspectives ouvertes par les prophètes étaient, en tant que visant Israël, limités à la Palestine, et destinés à cette terre sacrée. Ces institutions ne pouvaient se perpétuer avec la perte du pays. Un judaïsme hors de Palestine, sans sacrificature, sans autels, sans Temple, sans sacrifices, sans dîmes, sans prémices, sans années sabbatiques et de Jubilé, devait d’entrée mettre de côté le Pentateuque. On ne pouvait échapper à cette conclusion, à moins qu’on ne considérât, ainsi que le fait le Christianisme, toutes ces institutions vénérées pendant de longs siècles, comme des fleurs destinées à devenir, au moment de leur maturité, des fruits savoureux, comme des types préfigurant des réalités supérieures, et appelés, en se réalisant, à se perdre dans ces réalités mêmes, qui constituaient leur accomplissement.

[Ce n’est pas ici le lieu d’exposer ce que le rabbinisme voulait mettre à la place des sacrifices, etc. Je sais bien que le Judaïsme moderne s’efforce de prouver par des passages tels que les suivants :
que dans la pensée des prophètes, les sacrifices, et avec eux toutes les institutions rituelles du Pentateuque, n’avaient pas une importance permanente. Au lecteur sans préjugé il semble difficile de comprendre comment l’esprit de parti lui-même peut tirer aussi légèrement des conclusions semblables de telles promesses. Est-il possible d’imaginer jamais que par leurs enseignements, les prophètes avaient pour but non d’expliquer ou d’appliquer, mais de mettre de côté la loi donnée d’une manière aussi solennelle sur le Sinaï ? Quoi qu’il en soit, le moyen n’est pas nouveau. Une voix solitaire ne s’aventurait-elle pas, déjà dans le second siècle, à affirmer que le culte des sacrifices n’avait été organisé par Moïse que dans une pensée d’accommodation, afin de préserver Israël de tomber dans les pratiques des cultes païens.]

En dehors du pays le peuple n’était plus lui-même Israël. Pour les Gentils, ses membres étaient des Juifs ; et à leurs propres yeux « les hommes de la dispersion. »

Les Rabbins ne pouvaient manquer de faire cette observation. Aussi, lorsque après la destruction de Jérusalem par Titus, ils s’occupèrent de reconstruire leur état ruiné, ce fut, sur une base nouvelle, mais toujours dans les limites de la patrie vénérée qu’ils cherchèrent à réaliser cette pensée. La Palestine était le mont Sinaï du rabbinisme. Là jaillissait la source de la Halachah ou de la loi traditionnelle ; et c’est de là qu’elle s’écoulait en fleuves toujours plus majestueux dans leurs cours. C’est là qu’était le centre de l’instruction, de l’influence et de la puissance du Judaïsme. Et c’est là toujours qu’ils auraient voulu le perpétuer. Les premiers effets de la rivalité des écoles juives établies à Babylone furent profondément sentis et sévèrement réprimandésc. Seule la force irrésistible des circonstances fut assez puissante pour contraindre les Rabbins à chercher la sécurité et la liberté dans cet ancien séjour de leur captivité. Là le calme dont ils devaient jouir au point de vue politique, leur permettrait d’amener leur système à son développement parfait.

c – Voyez : History of the Jewish Nation par Edersheim, p. 247, 248.

Le désir de conserver en Chanaan la nation et ses écoles inspirait les pensées que nous allons citer : « L’air même de la Palestine rend sage » disaient les Docteurs. Lorsqu’ils lisaient les détails donnés par le Saint Livre sur les pays situés aux frontières du Paradis et arrosés par le fleuve Havilah, dont il est dit que « l’or de ce pays est bon », ils les appliquaient à leur Eden terrestre. Leurs paraphrases prétendaient même que ces paroles voulaient dire : « Il n’y a pas d’enseignement semblable à celui de la Palestine. » — « Vivre en Palestine, disait un axiome populaire, équivaut à l’observation de tous les commandements. » — « Celui qui a son domicile permanent en Palestine, enseignait le Talmud, est assuré de la vie à venir. » — « Trois choses, lisons-nous dans un autre livre faisant autorité, seront la propriété d’Israël, après avoir été conquises au prix de ses douleurs : La terre sacrée, la science de la tradition et le monde à venir. » Ce sentiment ne fut pas même anéanti, quand le souffle de la guerre et ses désolations eurent passé sur ce malheureux pays. Trois et quatre cents années après Jésus-Christ, les Rabbins enseignaient encore « que celui qui demeure en Palestine est sans péché ».

De longs siècles de dispersion et de changement n’ont pas arraché du cœur du peuple d’Israël cet amour passionné du sol sacré des pères. Ici même, la superstition a quelque chose de touchant. Le Talmud avait déjà exprimé ce principe : « Celui qui est enseveli dans le pays d’Israël repose dans un lieu aussi saint que si sa dépouille était déposée sous l’autel » (Cheth. III : a). Un des plus anciens commentateurs hébreux va même beaucoup plus loin. De l’ordre donné par Jacob et Joseph, et du désir des patriarches d’être ensevelis dans le sol vénéré, il tire la conclusion que ceux qui y reposent seront les premiers « à marcher devant le Seigneur dans la terre des vivants. » (Psaumes 116.9) « les premiers à se relever d’entre les morts et à jouir du bonheur des jours du Messie. » Toutefois, pour ne pas priver de leur récompense les hommes pieux qui ne jouissent pas du privilège de résider en Palestine, il ajoutait : « L’Éternel ouvrira devant eux des routes souterraines pour arriver dans la terre sainte, et lorsque leurs cendres y seront parvenues, l’Esprit du Seigneur les animera d’une vie nouvelle, ainsi qu’il est écrit : « J’ouvrirai vos sépulcres, et je vous ferai sortir de vos tombeaux, ô mon peuple, et je vous ramènerai au pays d’Israël, et vous reconnaîtrez que je suis l’Éternel, quand j’ouvrirai vos tombeaux — et je mettrai mon esprit en vous, afin que vous repreniez vie. » (Ézéchiel 37.12, 14)

Chacune des prières, chacune des hymnes du peuple de Dieu respire ce même amour. Il est en réalité impossible de faire comprendre par des extraits tout ce qu’il y a de touchant dans quelques-unes des élégies où la Synagogue pleure toujours la perte de Sion ou bien exprime l’ardent désir de son relèvementd. Quelle que soit sa désolation les descendants d’Abraham sont attachés à ses ruines, ils croient, ils espèrent. Ils appellent par leurs soupirs, avec une exprimable ardeur, dans presque toutes leurs requêtes, le temps bienheureux et attendu où, comme l’antique Sarah, le pays, à la parole du Seigneur, verra sa jeunesse, sa beauté, sa fécondité rétablies par le très Haut. Jour glorieux où une « corne de salut sera élevée pour la maison de David dans le Messie revêtu de sa dignité souveraine et de sa couronne royale. »

d – Voyez en particulier la plus belle de ces élégies, celle de Judah-Ha-Levi.

[Ce sont les paroles textuelles d’une prière empruntée aux fragments les plus anciens de la liturgie Juive, et répétée probablement depuis 2000 ans, chaque jour, par chaque Israélite.]

On l’a justement remarqué, aucune contrée ne pouvait être plus privée de reliques que la Palestine. Dans ce pays où les contrats les plus solennels ont été conclus entre le ciel et la terre, sur ce sol où tous les vestiges des siècles passés, si nous les connaissions, conservent la mémoire d’un fait auguste, où les rochers, les grottes, les sommets des montagnes rappelleraient les actes les plus saints ; nous ignorons presque entièrement la place exacte des lieux auxquels s’attache un de ces glorieux souvenirs. A Jérusalem même, les vallées, les dépressions du terrain, les collines, ont été transformées par le cours des siècles. Le sol primitif est enseveli sous les ruines accumulées des âges. Ne semble-t-il pas que le Seigneur ait voulu faire de ce pays ce qu’Ezéchias fit pour le serpent d’airain du temps de Moïse, lorsqu’il le mit en pièces, de peur que cette relique ne donnât au peuple l’occasion de célébrer les actes odieux de l’idolâtrie. La situation de la terre et des fleuves, des montagnes et des vallées est la même. Hébron, Bethléem, le mont des Oliviers, Nazareth, le lac de Tibériade, la Galilée sont toujours là ; mais leur aspect a changé, il n’y a aucun lieu auquel on puisse, avec une certitude absolue, rattacher les actes les plus augustes de l’histoire sacrée. Des événements et non des places, des réalités spirituelles et non le milieu dans lequel elles se sont déployées, voilà ce que ce pays a donné à l’humanité.

« Aussi longtemps qu’Israël habita la Palestine, dit le Talmud de Babylone, la contrée était vaste. Mais maintenant elle s’est rétrécie. » Il est facile de trouver une vérité historique sous cette expression étrange. Chaque changement apporté par les âges a diminué la superficie comprise dans ses frontières. Jamais cependant le pays n’a atteint les limites tracées par la promesse qui, à l’origine, fut faite à Abraham : « Je donne ce pays à ta postérité depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve, le fleuve Le Phrath, » (Genèse 15.18) et qui plus tard fut confirmée aux enfants d’Israël. (Exode 23.31) Les conquêtes de David réalisèrent presque les promesses prophétiques au jour où le sceptre de Judah s’étendit jusqu’à la lointaine rivière de l’Euphrate. (2 Samuel 8.3-14)

A cette heure, le sol qui porte ce nom sacré est plus petit que dans aucune des précédentes périodes. Comme dans les temps anciens, il s’étend du nord au sud « de Dan à Beersheba », de l’Est à l’ouest de Salcah (la moderne Sulkad) « jusqu’à la grande mer », la Méditerranée. Sa surface est d’environ 12 000 milles carrés, sa longueur de 140 à 180, sa largeur, au sud, d’environ 73, et au nord de 100 à 120 milles. La Palestine actuelle est à peu près deux fois aussi large que le pays de Galles ; elle est plus petite que la Hollande, et d’une dimension presque égale à celle de la Belgique. De la plus haute des montagnes qui la dominent, on peut avoir le coup d’œil de la contrée entière. Telle était l’exiguïté du pays que l’Éternel choisit pour être la scène des événements les plus merveilleux qui s’accomplirent jamais ici-bas, le foyer d’où il voulait que jaillissent la lumière et la vie pour se répandre sur le monde !

Lorsque Jésus-Christ foulait de ses pieds divins le sol de la Terre Sainte, celle-ci avait déjà passé par bien des changements. L’ancienne division des Tribus n’existait plus. Les deux royaumes de Juda et d’Israël avaient disparu ; le temps des diverses dominations étrangères et la courte période d’indépendance nationale s’étaient également évanouis. Cependant, par suite de l’obstination caractéristique de l’Orient à s’attacher au passé, les noms des anciennes tribus étaient toujours donnés à quelqu’une des provinces que ces dernières avaient précédemment occupées (Matth.4.13,15). Un nombre comparativement petit des exilés étaient revenus en Palestine avec Esdras et Néhémie. La population juive du pays se composait de ceux qui avaient d’abord été laissés dans la Terre Sainte, et des tribus de Juda et de Benjamin. Les questions controversées au sujet des dix tribus, qui attirent de nos jours si vivement l’attention, étaient au temps du Christ débattues avec une rare fureur.

[Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question. Il ne saurait y avoir de doute fondé sur ce point que les colonies de quelques-unes de ces tribus étaient dispersées dans des contrées lointaines. On peut retrouver des traces de celles-ci en Crimée où les dates gravées sur leurs tombes sont reconnues comme étant « de l’ère de l’exil, en 696 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire de l’exil des dix tribus, et non 586, lorsque Jérusalem fut prise par Nabucadnezar ». Dr Davidson dans Kitto, Cycl. of Bibl. lett. III, p. 1173. Quanta l’histoire des voyages des dix tribus, voyez History of Jewish Nation, p. 61-63, ainsi que le résultat des dernières découvertes du Dr Wolf dans ses voyages. Les Juifs instruits du Talmud étaient portés à une crédulité extrême sur ce sujet, comme on le voit dans l’appendice au livre Holy Land du Rabbi Schwartz de Jérusalem (pp. 407-422 de l’édition allemande). Les plus anciennes inscriptions Hébraïques en Crimée datent de l’an 6, 30 et 89 de notre ère. Chwolson, Mém. de l’Acad. de St-Pétersbourg IX, 1866. N° 7.]

Ira-t-il vers les tribus dispersées parmi les Gentils ? se demandaient les Juifs, lorsque Jésus leur parlait de son départ, en employant le langage vague et mystérieux dont nous enveloppons les choses que nous ignorons, mais que nous prétendons cependant exactement connaître : « Les dix tribus sont jusqu’à présent au-delà de l’Euphrate, et se composent d’une immense multitude, dont on ne peut estimer le nombre » écrit Josèphe, avec le plaisir qu’il éprouve à relever, dans un style pompeux, la grandeur de sa nation. Mais où sont-elles ? C’est ce qu’il nous dit aussi peu que tous les auteurs, ses contemporains. Nous lisons dans la plus ancienne autorité, la Mishnah (Sanh. 10.3) : « Les dix tribus ne retourneront plus dans la Terre Sainte, ainsi qu’il est écrit (Deutéronome 29.28) : « et l’Éternel les a arrachés de leur pays, avec courroux, colère et grande irritation et les a jetés dans un autre pays, comme il arrive aujourd’hui. » — « Le jour s’en va et ne revient plus ; ainsi ils s’en sont allés et ils ne reviendront pas. » Telle est l’opinion du Rabbi Akiba. Rabbi Eliezer dit : « De même que le jour s’évanouit dans l’obscurité du soir, et de nouveau se rallume vers l’Orient, ainsi en sera-t-il pour les dix tribus, sur lesquelles s’étendent les ténèbres. La lumière leur sera de nouveau donnée. »

Au moment de la naissance du Christ, la Palestine était gouvernée par Hérode le Grand. Nominalement, elle formait un royaume indépendant mais, en fait, elle était soumise à la suzeraineté de Rome. A la mort d’Hérode, c’est-à-dire presque à l’aurore de l’histoire évangélique, son empire fut divisé pour quelque temps. Les événements qui s’y passèrent illustrent admirablement la parabole du Seigneur rapportée par l’évangéliste saint Luc (Luc 19.12, 15-27). S’ils ne constituent pas la base historique de la similitude, ils étaient du moins si récents et présents d’une manière si nette à la mémoire des auditeurs du Christ que leur esprit devait naturellement se reporter sur ces faits. Hérode mourut, comme il avait vécu, cruel et dissimulé. Quelques jours avant sa fin il avait encore une fois modifié son testament, et nommé pour successeur au royaume Archelaüs ; Hérode Antipas (l’Hérode des Évangiles) tétrarque de Galilée et de Pérée ; et Philippe, tétrarque de la Gaulonite, de la Trachonite, de la Batanée et de Panias, provinces dont nous aurons plus tard à parler. Dès qu’Hérode fut déposé dans le sépulcre, et que les circonstances le permirent, Archelaüs, après avoir comprimé une révolte à Jérusalem, se rendit à Rome en toute hâte, pour obtenir de l’empereur la confirmation du testament de son père. Il fut suivi de près par son frère Hérode Antipas, auquel un précédent testament avait accordé ce qu’Archelaüs réclamait maintenant. Ils trouvèrent dans cette ville plusieurs des membres de la famille d’Hérode qui tous avaient une revendication à faire valoir. Ils étaient cependant unis pour demander qu’aucun d’eux ne fût créé roi, et que le pays fût placé sous l’autorité de Rome. Ils ajoutaient que dans le cas contraire ils préféraient hautement Hérode Antipas à Archelaüs. Du reste, chacun des frères avait un parti qui intriguait de toutes les manières pour exercer sur l’empereur une influence favorable à ses vœux. Auguste inclinait d’abord vers Archelaüs. Sa décision fut néanmoins différée à la suite d’une insurrection nouvelle en Judée, que l’on ne réprima qu’avec peine. Sur ces entrefaites, arriva une députation Juive suppliant l’empereur de ne nommer aucun des Hérodiens, les actes infâmes dont ils s’étaient rendus coupables, et qui furent alors révélés à César les en rendant indignes. Elle sollicitait du chef de l’Etat l’autorisation, pour les Juifs, de vivre sous l’empire de leurs propres lois, tout en restant soumis à sa suzeraineté. Auguste se résolut enfin à exécuter la volonté suprême d’Hérode le Grand, mais il ne laissa à Archelaüs que le titre d’ethnarque, à la place de celui de roi, lui promettant de lui donner plus tard le trône d’Hérode, s’il s’en montrait digne (Matthieu 2.22).

A son retour en Judée, Archelaüs, comme le dit la parabole, tira vengeance de ses concitoyens, et répandit le sang « de ces hommes qui le haïssaient, et qui avaient envoyé des messagers dans la capitale de l’empire pour dire à César : nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous. »

La victoire d’Archelaüs fut de courte durée. Des plaintes nouvelles et plus vives arrivèrent au palais impérial. Il fut déposé, et la Judée réunie à la province romaine de la Syrie, mais avec un procurateur chargé du gouvernement. Aussi longtemps qu’il exerça le pouvoir, les revenus d’Archelaüs s’élevèrent au chiffre considérable de 6 millions de francs par an ; et ceux de ses frères au tiers et au sixième de cette somme. Mais qu’était-ce que cela en comparaison des ressources d’Hérode le Grand, qui n’étaient pas inférieures à 17 millions de francs, et à celles d’Agrippa II que l’on estimait à plus de 12 millions ! En lisant ces chiffres, ne perdons pas de vue le bas prix, à cette époque, de toutes les choses nécessaires à la vie. On peut en juger par la faible valeur des pièces alors en circulation ; et par l’infime salaire des journées d’un ouvrier. La monnaie la plus petite, une perutah juive équivalait au seizième d’une pièce de deux sous. Les lecteurs du Nouveau-Testament n’ont certainement pas oublié qu’un ouvrier recevait un denier pour le travail du jour dans le champ ou la vigne du Maître (Matthieu 20.2), et que le bon Samaritain remit à l’hôtelier pour les soins à donner au pauvre blessé qu’il avait recueilli sur la route de Jéricho, deux deniers seulement (Luc 10.35).

Mais n’anticipons pas. Notre objet est maintenant de parler de la division de la Palestine au temps de Jésus-Christ. Au point de vue politique, elle se composait de la Judée et de la Samarie, assujetties à des procurateurs romains. La Galilée et la Pérée (de l’autre côté du Jourdain) étaient soumises à Hérode Antipas, le meurtrier de Jean-Baptiste, « ce renard » plein de ruse et de cruauté auquel le Seigneur renvoyé par Pilate ne voulut faire aucune réponse. La Batanée, la Trachonite et l’Auranite étaient placées sous la domination du Tétrarque Philippe. Nous aurions besoin de trop longs détails pour décrire d’une manière précise ces dernières provinces. Qu’il nous suffise d’observer qu’elles étaient situées au nord-est, et qu’une de leurs cités principales étaient la ville de Césarée de Philippe, — ainsi nommée en l’honneur de l’empereur Romain et de Philippe lui-même. C’est là que Pierre fit une noble confession de sa foi au « Fils du Dieu vivant », immuable base du rocher sur lequel l’Église devait être bâtie (Matthieu 16.16 ; Marc 8.29). Ajoutons que l’épouse de ce Philippe, le meilleur de tous les fils d’Hérode, fut poussée par son beau-frère Hérode Antipas à abandonner son mari. Et n’est-ce pas pour plaire à cette femme impudique que ce dernier fit couper la tête à Jean-Baptiste (Matthieu 14.3 ; Marc 6.17 ; Luc 3.19) ? Au reste, il est bon de le savoir, cette union adultère et incestueuse fut la cause immédiate de troubles et de malheurs nombreux pour Hérode. Elle lui coûta finalement son royaume, et le conduisit à un exil qui dura toute sa vie.

Telle était la division de la Palestine. Habituellement, on y distinguait la Galilée, la Samarie, la Judée et la Pérée. Il est a peine nécessaire d’ajouter que les Juifs ne considéraient pas la Samarie comme appartenant à la Terre Sainte. Pour eux, ce n’était qu’une bande, un lambeau d’un pays étranger, ainsi que le Talmud la désigne (Chag. 25, a) « une bande Cuthite » ou une « langue » qui séparait la Galilée de la Judée. Les Samaritains étaient non seulement mis au rang des Gentils et des étrangers (Matthieu 10.5 ; Jean.4.9, 26), mais le mot même de Samaritain était une injure cruelle (Jean 8.48). « Il y a deux sortes de nations, dit le fils de Sirach (Siracide 1.25-26) que mon cœur a en horreur, et la troisième n’est pas une nation ; celle qui est assise sur les montagnes de Samarie, et celle qui habite au milieu des Philistins, et ce peuple insensé qui demeure en Sichem. » Josèphe nous présente le récit suivant, pour nous rendre compte de l’exclusion des Samaritains du sanctuaire auguste dans lequel Israël adorait Jehovah. Il nous rapporte que dans la nuit de la Pâques, à l’heure de minuit où, selon la coutume, on ouvrait les portes du lieu saint, un Samaritain étant venu, avait jeté des ossements sous les portiques et dans le temple, pour souiller la maison de l’Éternel. Quelque invraisemblable que la chose paraisse, au moins dans ses détails, ce récit nous montre quels étaient les sentiments du peuple Juif à leur égard. Les Samaritains, à leur tour, devaient certainement répondre par une amère haine et par d’insultants mépris aux traitements dont ils étaient l’objet. Car dans toute leurs épreuves nationales, les Juifs n’eurent jamais d’ennemis plus déterminés et plus infatigables, que ceux qui se proclamaient les seuls représentants fidèles du culte et des espérances d’Israël.

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