La société juive à l’époque de Jésus-Christ

II
Mépris des Gentils pour les Juifs

Le mépris avec lequel les Juifs traitaient les Gentils leur était rendu par ceux-ci avec usure. Si la position du Judaïsme vis-à-vis du Paganisme n’avait rien d’amical, les idées du monde idolâtre à l’égard de la nation Israélite étaient imprégnées d’une haine plus violente encore.

Ils étaient peu nombreux parmi les païens ceux qui portaient sur Israël un jugement aussi bienveillant que Strabon. Cet auteur compare Moïse aux autres grands fondateurs de religion, dans les temps antiques, et il résume ainsi sa doctrine : « Les Egyptiens étaient dans l’erreur quand ils assimilaient la divinité aux animaux. Les Lybiens et les Grecs se trompaient également quand ils la représentaient sous une forme humaine. En effet, cela seul est Dieu qui nous embrasse tous ainsi que la mer et la terre. Il est donc bien plus convenable de renoncer à la reproduire par des signes, et, en lui consacrant un temple digne de sa majesté, de l’honorer sans aucune image. » Sans doute Strabon avoue que, plus tard, la religion s’est altérée, en accueillant dans son sein des idées superstitieuses, mais il parle du fondateur lui-même avec une sympathie visible. De semblables jugements constituaient une rare exception dans le monde Grec et Romain.

Pour le plus grand nombre des lettrés de cette époque, la religion Juive était une barbara superstitio (Cicero pro Flacco c. 28. ). On ne craignait pas de redire, en y ajoutant foi, les contes les plus ridicules et les plus odieux, imaginés par la populace et les érudits d’Alexandrie. Plusieurs de ces assertions provenaient sans doute de l’ignorance, et non de mauvais sentiments. Ainsi, par exemple, lorsqu’on concluait du nom de Judæi qu’ils étaient originaires de Crète et qu’ils avaient tiré leur nom de la montagne de l’Ida (Tacite, hist. V : 2) ; ou bien lorsque à cause de la célèbre vigne d’or du Temple (Tacite) et de certaines coutumes observées à la fête des Tabernacles, on avançait cette erreur grossière que les Juifs honoraient Bacchus ; idée longuement débattue dans Plutarque (Simpos. IV : 5). Aussi la plupart des reproches qu’on leur adressait ne sont-ils que de méchantes calomnies nées sur le sol fécond de la ville d’Alexandrie.

Tout d’abord on avait ourdi un roman complet sur la sortie des Juifs de la terre d’Egypte. Manéthon en avait jeté la base ; les littérateurs postérieurs, Charemon, Lysimaque, Apion, l’avaient développé ; et Justin et Tacite l’avaient redit avec des modifications ou des additions. En voici la substance. Un grand nombre de lépreux avaient été expulsés du pays par un roi Egyptien nommé tantôt Aménophis, tantôt Bocchoris, et relégués dans des carrières ou dans le désert. Parmi eux, se trouvait un prêtre d’Héliopolis nommé Moïse (D’après Manéthon son nom véritable était Osarsiph), qui les poussa à se détourner des dieux de l’Egypte, et à accepter une religion nouvelle.

Sous sa conduite, ils abandonnèrent le pays, et arrivèrent, après bien des épreuves et des actes odieux, au environs de la cité de Jérusalem, qu’ils prirent d’assaut et où ils s’établirent. C’est des circonstances mêmes qui présidèrent à cet exode que Tacite fait dériver toutes les coutumes et tous les usages Juifs, inventés ou réels. Déjà, le grammairien Apion avait prétendu qu’Israël rendait les honneurs divins à une tête d’âne (Joseph. Cont. Apion. II : 7). Tacite répète avec confiance, quoiqu’il n’ignore pas, puisqu’il mentionne presque aussitôt que le même Israël adora la divinité dépouillée de toute image. L’historien Romain rattache l’origine de ce culte à ce fait que, dans le désert un troupeau d’ânes sauvages avait fait découvrir au Juifs des sources abondantes (Tacite Hist. V :3-4). S’ils s’abstiennent de la viande de porc, la raison en est que cet animal est particulièrement exposé à la ladrerie, et, par conséquent, ; la maladie qui avait autrefois causé la persécution de Juifs. S’ils s’imposent des jeûnes nombreux, c’est en souvenir de la faim qu’ils ont soufferte dans le passage ; travers le désert. L’usage des pains sans levain est une preuve du vol de froment qu’ils commirent au moment de leur exode. Le septième jour est célébré comme une fête parce qu’il amena la fin de leurs peines ; et comme la paresse a, pour eux, un charme extrême, ils lui vouèrent aussi la septième année (blandiente inertia).

Il y avait surtout trois choses que la raillerie des hommes lettrés poursuivait de ses aiguillons, l’abstention de la chair de porc, la fête rigoureuse du Sabbat, et l’adoration d’une divinité sans aucune image. Plutarque discute sérieusement la question de savoir si cette abstention de la chair de porc n’a pas pour cause la vénération divine qu’ils témoignent à cet animal (Sympos. IV : 5). Juvénal se raille du pays dans lequel « conformément à la coutume des temps passés, on use d’indulgence pour les vieux porcs » et où « l’on estime que la chair de cet animal immonde a la même valeur que la chair humaine ». Le satirique ne voit aussi d’autre cause à la célébration du Sabbat que la paresse et l’inertie, et, dans le culte divin des Juifs, il ne discerne qu’une simple adoration des images et du ciel (Sat. VI : 160, XIV : 98, 103, 106, 97).

« Les Juifs, dit Tacite, avec plus de sagesse, ne conçoivent qu’une divinité unique. Ils considèrent comme des profanes ceux qui veulent figurer les images des dieux au moyen de matériaux périssables et leur donnent la ressemblance des hommes. Pour eux, cette divinité suprême et éternelle ne peut être imitée par le ciseau de l’artiste. Elle n’est pas périssable. Aussi ne placent-ils aucun simulacre dans leurs villes, ni dans leurs temples mêmes ; ils ne portent point aux rois leurs hommages, et ne rendent point l’honneur à César. » Pline, enfin, nomme les Juifs une nation remarquable par le mépris des dieux (Hist. Nat. XIII : 4).

C’était surtout le mur de séparation que le Juif élevait entre lui et les autres hommes, qui excitait le plus la colère du monde Gréco-Romain. A une époque où, grâce à la monarchie universelle de Rome, et à l’hellénisme qui nivelait toutes choses, les anciennes barrières qui séparaient les peuples s’abaissaient partout, il devait sembler révoltant que, seuls, les Juifs refusassent d’entrer dans l’amalgame de cet univers nouveau. « A l’égard des membres de leur nation, ils pratiquaient une fidélité absolue, une compassion prompte ; mais vis-à-vis de tous les autres hommes, ils ne professent qu’une haine implacable » dit Tacite (Hist. V : 5). Juvénal, à son tour, les accuse, sans aucun fondement, de montrer le chemin à ceux-là seuls qui partagent leur foi, et de guider uniquement les circoncis vers les sources qu’ils recherchent (Sat. XIV : 103-104). Lorsqu’on prétendait, à Alexandrie, que les Juifs prêtent serment de n’avoir aucune bienveillance pour les étrangers, ou d’offrir chaque année un Grec en sacrifice, ce ne sont là, sans aucun doute, que des calomnies ridicules. Mais il y a un élément de vérité, au fond de cette parole de Tacite, d’après laquelle ils ne reçoivent personne dans leur société, à moins que le récipiendaire ne méprise les dieux, ne renonce à sa patrie et à ses parents, à ses enfants ou à ses frères. C’était ici le côté lumineux et sombre du Judaïsme. Comme communion religieuse, il se concentrait en lui-même avec une énergie indomptable.

Au reste, le sentiment général qui régnait à l’égard du Judaïsme dans le monde Gréco-Romain était moins encore celui de la haine que celui du mépris. Dans tout le tableau que Tacite nous trace de cette religion, on sent que le sentiment qui pénètre toutes ces paroles est celui du dédain le plus profond que le Romain de haute race éprouve pour cette nation d’esclaves. Ce dédain a trouvé son expression la plus vive dans les paroles qu’Ammien Marcellin nous rapporte de Marc Aurèle : « Lorsqu’il traversait la Palestine pour se rendre en Egypte, irrité par l’ennui que lui causaient les Juifs, toujours remuants, toujours portés aux révoltes, il s’écria, dit-on, avec tristesse : « O Marcomans, ô Quades, ô Sarmates, j’ai trouvé enfin un peuple plus paresseux que vous ! »

Si, d’après ces détails, on concluait que les relations entre le Paganisme et le Judaïsme se bornaient à de pures oppositions, on serait dans une profonde erreur.

Les prosélytes venus de la Gentilité étaient nombreux. Souvent la foi d’Israël trouvait accès parmi les païens. Peu d’entre eux, il est vrai, se décidaient à se soumettre à la circoncision pour devenir, par ce rite, complètement membres du peuple Juif. Mais un grand nombre d’idolâtres, surtout parmi les femmes, se rattachaient à la religion Mosaïque. Celles-ci honoraient Jéhovah comme le seul vrai Dieu, sans observer du reste la loi Juive. Ainsi, à Damas, presque toutes les femmes appartenaient au peuple des prosélytes. A Rome, au temps de Tibère, la famille Fulvia en faisait partie.

Les préceptes auxquels on les soumettait étaient ceux qui, donnés à Noé, avaient été, selon les Rabbins, imposés à toute la famille humaine (Gen.9.41). Ils étaient au nombre de sept, selon les docteurs du Judaïsme. 1° La défense de l’idolâtrie ; 2° du blasphème ; 3° de l’effusion du sang de l’homme ; 4° de l’inceste ; 5° du vol ; 6° l’obligation de pratiquer la justice ; 7° l’interdiction de manger le sang, ou aucun animal dont le sang n’a pas été répandu. Dans le Nouveau-Testament, ces prosélytes s’appellent les hommes craignant Dieu.

Selon l’école des docteurs de la loi les plus modérés, ces prescriptions étaient suffisantes pour ceux qui n’appartenaient pas au peuple Juif par la naissance. Mais tandis que l’école de Hillel à laquelle appartenait Gamaliel, le maître de St Paul, donnait à ces prosélytes le droit de participer au royaume du Messie, l’école de Schammaï les en excluait absolument ; les uns et les autres en appelaient à Psa.9.18. Quelques-uns, au contraire, particulièrement dans la ville de Rome, enthousiastes pour les cultes étrangers, se sentaient attirés moins par la religion que par les cérémonies religieuses des Juifs. Sans briser avec les cultes païens, ceux-ci observaient les cérémonies et les fêtes judaïques. Ils avaient confiance aux exorcismes Juifs. Mais tandis que les Pharisiens se donnaient une peine extrême pour obtenir de tels prosélytes (Mat.23.15) les Talmudistes employaient à leur sujet des paroles remplies de haine : « Les prosélytes empêchent la venue du Messie, c’est la lèpre d’Israël. »

Le paganisme de cette époque n’était, du reste, pas assez exclusif pour refuser précisément au Temple de Jérusalem la vénération qu’il accordait si volontiers à d’autres sanctuaires. Les Ptolémées avaient déjà, maintes fois, enrichi le temple de leurs dons. Il en était de même à l’époque de la domination Romaine. Quand Sosius, de concert avec Hérode, eut pris d’assaut Jérusalem, il consacra à Jéhovah une guirlande d’or. Parmi les ustensiles du temple que Jean de Gischala fit fondre pendant le siège, se trouvaient des amphores, don de l’Empereur et de son épouse. Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que les Romains fissent legs de certains présents qui devaient être consacrés dans le temple. Il en était de même des sacrifices. Après la conquête de la ville Sainte, l’un des premiers soins de Pompée fut d’offrir les victimes habituelles. Agrippa, l’ami et le protecteur d’Hérode le Grand, fit sacrifier une hécatombe dans sa visite à Jérusalem, en l’an 15 avant Jésus-Christ (Joseph. Ant. X. V1 : 2, 1). Cet exemple fut suivi par Vitellius, qui, au temps de la Pâque de l’an 37, vint à Jérusalem pour faire un sacrifice à Dieu. Auguste s’était, du reste, signalé aussi à cet égard. Il avait ordonné toutes choses, pour que, dans tous les temps, des victimes fussent offertes tous les jours au Dieu tout-puissant. Ces offrandes, dit Philon, « ont été présentées jusqu’à présenta l’Éternel, et le seront éternellement » (Leg. ad. Caj. § 23). Si cette dernière espérance ne s’est pas, il est vrai, réalisée, le sacrifice fut néanmoins offert pour l’Empereur jusqu’au début de la guerre de l’an 66, et son abolition fut précisément le premier acte de la révolte ouverte contre l’autorité de César. Lorsque Auguste, lui-même, qui certes n’était pas très ami des Juifs et qui louait son petit-fils C. César, de ce que, dans sa marche de l’Egypte vers la Syrie, il n’avait pas touché à Jérusalem, faisait de telles concessions au sentiment des Israélites, on comprend d’autant mieux que ces témoignages d’honneur s’imposaient à tous, même à ceux qui, intérieurement, étaient le plus éloignés du Judaïsme. En fait, les sacrifices des païens à Jérusalem étaient, comme nous le voyons dans Josèphe, chose habituelle ; et c’est avec raison que cet historien déclare que l’autel de Jérusalem « est vénéré de tous les Hellènes et de tous les Barbares ». Le témoignage de Tertullien confirme celui de Josèphe. Il nous dit que les Romains honoraient autrefois le Dieu des Juifs par des sacrifices, et son temple par des présents. (V. Schürer : Neutestamentliche Zeitgeschichte, p. 385 s. — Gieseler : Kirchengeschichte I : p. 53-55.) (G.R.)

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