Marie Durand (prisonnière à la tour de Constance)

V.
Anne Durand (1748-1759)

Déception

La paix d’Aix-la-Chapelle, signée en 1748, n’apporta rien aux protestants français. Leur déception dut être grande. A la Tour il apparaissait une fois de plus que la sévérité des Pouvoirs n’était pas prête à se laisser fléchir.

Au mois de septembre Marie Durand envoyait, de nouveau, une liste des prisonnières au pasteur Paul Rabaut dont l’influence devenait prépondérante en Languedoc. Il devait faire parvenir la pièce à Court, dont il paraissait reprendre de plus en plus le rôle de jadis alors que le réfugié de Lausanne était encore présent sur le champ de bataille, avant sa retraite de 1729.

La sœur du martyr de Montpellier demandait en même temps qu’on lui donnât des nouvelles de sa nièce Anne, toujours en Suisse à cette époque.

La famille de Pierre Durand

Lorsque le prédicant Lapra eut rendu les deux enfants à leur mère, à la fin de 1732, celle-ci avait obtenu de la chambre des réfugiés de Berne une pension qui lui permettait enfin de subsister sans véritable inquiétude pour le lendemain. Mais le petit Jacques-Etienne ne vécut sans doute pas longtemps. Diverses lettres nous apprennent qu’il était mort en 1740. La veuve resta seule avec Anne, de santé fragile et dont le caractère nonchalant inquiétait déjà ceux qui s’intéressaient à son sort. En 1745, Lapra, qui avait pris lui aussi le chemin du refuge et se trouvait maître d’école à Carlshaven, en Hesse, proposa aux deux femmes de venir s’y fixer, car, disait-il, la vie y était moins chère qu’à Lausanne. Mais elles avaient dans cette ville de fidèles amitiés et elles y restèrent. Anne était maintenant une jeune fille.

Sa mère traînait une pauvre vie de valétudinaire. En 1741 elle avait failli mourir. Elle disparut six années après, le 8 septembre 1747, laissant une dette de 251 livres 17 sols. Court s’efforça d’en obtenir le paiement et il fit parvenir à cet effet une requête à Leurs Excellences de Berne. Qu’allait désormais devenir Anne ? Mais quelques amis fidèles veillaient sur elle, parmi lesquels Etienne Chiron.

Un ami des Eglises persécutées.

Celui-ci était né en 1709 d’une famille de réfugiés originaire de Châteauneuf-d’Isère, en Dauphiné. Il n’exerça jamais le ministère évangélique, mais il avait sans doute reçu la consécration. Il ouvrit en 1742 à Genève une classe « de religion », d’histoire et de géographie, qui eut du succès. Parmi ses élèves et pensionnaires on peut citer les trois fils de Paul Rabaut et celui de Pradel, pasteur à Uzès. Il s’intéressa toujours à ses frères de France. Membre du Comité français de Genève, peut-être son secrétaire, il entretint avec plusieurs pasteurs du désert une importante correspondance qui nous a été conservée.

Il pria donc la jeune fille de lui exposer sa situation. « Je vais vous en instruire mot à mot, répondit-elle, je suis auprès d’une demoiselle de mérite qui a pour moi des égards que je n’aurais jamais espérés. Elle me tient le lit et la soupe et je fournis le reste. Les souverains seigneurs de Berne, par un effet de leur grande charité, ont bien voulu me continuer la pension qu’ils m’accordaient du vivant de ma mère, qui consiste à 5 livres par mois. Cela ne peut pas suffire pour m’entretenir, d’autant plus que ma chère mère ayant été obligée d’assister ma grand’mère (Isabeau Sautel-Rouvier), qui est à la Tour de Constance, paralytique, et de payer des dettes que mon oncle (Pierre Rouvier) avait contractées du temps qu’il était aux galères, m’a laissée dans des embarras, puisque je suis obligée de vendre jusqu’à mes nippes pour satisfaire les gens à qui nous devons. Elle a été malade cinq semaines, pendant lesquelles nous avons fait beaucoup de dépenses ; de sorte, Monsieur, que je me trouve rien qu’avec la pension que le souverain me donne. Cependant, ce n’est pas là ma plus grande inquiétude. Je mets toute ma confiance en Dieu. J’espère qu’il ne m’abandonnera pas ; je m’attacherai à mon ouvrage, ce qui m’aidera à me soutenir. Mais lorsque, je fais réflexion que je n’ai plus de mère, c’est une idée qui me désespère, et je puis m’écrier, avec le prophète Jérémie « Y a-t-il une douleur semblable à la mienne ? »

Ces lignes, datées du 5 octobre 1747, étaient accompagnées d’un post-scriptum : « Je vous demande la grâce d’assurer de mes respects mes chères cousines Chajac. Je les remercie très humblement de la part qu’elles prennent à mes afflictions. Si elles me voulaient faire la grâce de m’écrire, ce serait un nouveau sujet de consolation pour moi. Je n’oserais prendre la liberté de leur écrire la première. Je vous supplie, Monsieur, d’avoir la bonté de le leur dire. »

Enfin, la jeune fille, faisant allusion à des bruits défavorables qui couraient sur elle, terminait par ces mots : « Monsieur, j’ai encore une grâce à vous demander. Je sais qu’on vous a écrit des choses désavantageuses sur mon compte. Je vous supplie, au nom de Dieu, de m’écrire au plus tôt et de me dire qui est celui qui vous l’a écrit. J’aurai toute la discrétion possible. J’espère que vous aurez la bonté de me pardonner mes ratures. Ce n’est, en vérité, pas sans verser bien des larmes que je vous écris ce barbouillage. Au nom de Dieu, Monsieur, excusez-moi, d’abord que vous le pourrez, je vous en conjure. »

Court, mis en possession de ces renseignements, intervint aussitôt auprès de ses protecteurs. « Nous tenterons, répondit-il à Chiron, s’il y aurait lieu de lui faire augmenter un peu sa pension ; mais nous n’oserions nous promettre de réussir. Il est fâcheux que la fille d’un ministre martyr, qui sacrifia tout pour les Eglises sous la Croix, jusqu’à sa vie même, et dont la mémoire doit être si précieuse, se trouve vis-à-vis de rien, et qu’il faille mettre tous ses effets à l’encan pour avoir de quoi satisfaire les créanciers. »

L’orpheline resta à Genève où se poursuivit sa jeunesse. Sa correspondance avec Marie dut probablement commencer à cette époque, s’il faut en croire la lettre adressée par la prisonnière à Rabaut en septembre 1748, et que nous venons de mentionner.

Quels incidents se produisirent à la Tour et au dehors, dans les années qui suivirent ?

Au Bouchet-de-Pranles

Le 13 novembre 1748 Etienne Durand fit établir son testament par le notaire Barruel. Il y louait ses terres à son voisin le cultivateur Bevengut, puis il léguait une somme de 600 livres à sa petite-fille, ainsi qu’une rente annuelle de 20 livres à sa fille. Comme il ne pouvait instituer celle-ci, toujours en prison, sa légatrice universelle, ainsi que le rendait possible la disparition de Pierre, il nomma pour héritier son petit-neveu Pierre Astruc, « à charge de restituer les biens fons de valleur ». Nous verrons quelles contestations s’élevèrent quand il fallut obtenir leur retour à Marie.

Etienne Durand meurt

Ayant ainsi réglé ses affaires, il mourut solitaire le 19 janvier 1749. Il avait 92 ans.

Le 11 mai suivant Pierre Astruc fit « insinuer » à Privas le testament de son oncle et déclara que les « biens fons » étaient d’une valeur de 1.000 livres.

Isabeau Menet perd la raison

La prisonnière devait connaître, bientôt après ces faits dont nous ne savons si et quand elle fut informée, un nouveau déchirement. Isabeau Menet, son amie, devint folle. Au cours de l’année une note du major signifiait sans doute que « sa croyance était toujours la même » ; mais elle ne devait plus garder longtemps sa raison. Le lieutenant du Roi constata que sa présence devenait dangereuse pour ses compagnes et fit auprès de l’intendant les démarches qu’imposait une telle situation. Le 3 mars 1750 elle fut « rendue à son père ». Son frère vint la chercher à la Tour et se porta caution pour elle. Décédée en 1758 dans son village natal, elle fut enterrée « hors l’église », c’est-à-dire hors du cimetière catholique et sans l’assistance du prêtre, par les soins de son fils que nous avons vu passer sa petite enfance à la Tour.

Matthieu Serres est libéré

En 1750 encore Matthieu Serres obtenait sa grâce par une lettre du chancelier Saint-Florentin. Mais on lui interdisait, avons-nous dit, l’accès du royaume, et sans doute ne revit-il jamais celle qui avait été sa femme pendant quelques jours rapides, au printemps de 1730.

Nouvelles rigueurs

Bien que les pouvoirs eussent semblé faire preuve en ces circonstances d’une relative mansuétude, ils ne s’en préoccupaient pas moins en réalité de tenir étroitement serré l’étau des ordonnances qui pesaient sur les populations protestantes. Les vieilles instructions étaient sans cesse remises en vigueur par la Cour. On le vit bien à la fin de l’année : le 22 novembre 1750, Pradel, le pasteur d’Uzès, avait convoqué une assemblée aux environs d’Arpaillargues. Comme elle ne se dispersait pas assez vite, les soldats survenus firent une centaine de prisonniers. La plupart cependant furent relâchés, parmi lesquels les enfants, les infirmes et les femmes enceintes. On ne pouvait faire que les usages ne devinssent peu à peu distincts des principes. Pourtant deux prisonnières de plus entrèrent à la Tour, quelques jours à peine avant Noël : Clarisse Domergue et Françoise Barre. La première avait quarante-quatre ans. Libérée vers la fin de 1754 elle se retira à Genève où Marie Durand, qui l’appelait « sa meilleure amie », la fit saluer plusieurs fois par sa nièce.

Le Nain mourut sur ces entrefaites et ce fut son successeur, le rigoureux Saint-Priest, qui fit leur procès à d’autres « religionnaires » qu’il trouva emprisonnés en prenant ses fonctions. On les avait arrêtés presque aussitôt après cette première affaire, mais cette fois au Mas de Ponge, au moment où Paul Rabaut qui avait prêché donnait la bénédiction. Sept personnes furent conduites au fort de Nîmes. Le 16 mars 1751 trois hommes partaient pour les galères, et peu après Gabrielle Guigue, âgée de 63 ans et mariée à l’un d’eux, gagna Aigues-Mortes, accompagnée par trente soldats, deux sergents et deux capitaines : on craignait en haut lieu un soulèvement. Mais de telles appréhensions étaient superflues, autant que l’importance de l’escorte.

La conduite d’Anne Durand donne des inquiétudes

En Suisse, Court s’inquiétait de la conduite d’Anne Durand. Deux lettres de l’illustre pasteur en date du 5 novembre 1750 et du 12 février 1751 le mentionnent expressément. La jeune fille était très habile de ses doigts, mais de caractère indolent. En outre elle ne jouissait pas d’une santé florissante, et elle boitait même légèrement.

Sa tante que nous avons vu s’intéresser à son sort dès 1748 lui écrivit le 22 juin 1751 la première des lettres qui nous aient été gardées de ce long échange de correspondance. Malgré les souffrances accumulées par une interminable détention, son caractère n’y apparaît nullement aigri, mais au contraire débordant de tendresse pour l’exilée qu’elle aime comme sa fille. Ainsi peut maintenir la foi, même dans une prison, d’admirables et surnaturels mouvements d’amour.

Marie Durand écrit à sa nièce

« Tu es sans doute surprise, ma chère fille — disait Marie — de ce que j’ai tant tardé à te faire réponse ; mais comme j’ai voulu travailler pour toi, c’est ce qui a causé cette interruption ; car sois persuadée que je t’aime autant comme si tu étais ma propre enfant ; et, pourvu que tu sois bien sage, tu trouveras en moi toutes les tendresses d’une véritable mère. J’ai des vues pour toi que tu n’y penses pas. J’espère, avec le secours de Dieu, de te rendre un jour heureuse. Prie le Seigneur qu’Il bénisse les soins de ceux qui s’emploient pour ma liberté car je te ferai venir près de moi et je ferai tout mon possible pour que rien ne te manque. »

Anne Durand venait d’être malade. Sa tante la félicitait de son rétablissement :

« Ta lettre me fit un grand plaisir, car je craignais que tu n’existasses plus. Le Seigneur t’a remis ta première santé, à ce qu’on m’a dit ; je lui en rends des actions de grâces et le prie de te la continuer. » Puis, après lui avoir énuméré divers objets de toilette qu’elle lui envoie, elle ajoute : « Je te donnerai, ma chère enfant, tous les secours qui dépendront de moi. Si je pouvais tirer quelque argent de mes biens, je t’assure qu’il ne serait que pour toi, car je m’en priverais de tout mon cœur pour te soulager. Mais, ma chère fille, il faut laisser payer les dettes ; en attendant, Dieu y pourvoira. Je ferai en sorte de te mander une robe, un jupon et une matelote, et des bas pour l’hiver. Tu me diras si la robe que je t’envoie te va bien, et si tu la veux modeste ou comme il te fera plaisir. Je me priverai de bien des choses pour cela ; mais n’importe, je te le ferai, mon cher enfant. »

Puis, après avoir fait allusion à quelques créances que sa nièce avait dans le Vivarais, avec lesquelles, si on ne les laissait pas se perdre, « on pourrait l’établir assez honnêtement », elle poursuit :

« Dis-moi, en réponse, ce que coûterait le fil qu’il faudrait pour une pièce de dentelle et ce qu’il te faudrait pour ta façon, parce qu’une personne de mes amies, fort de distinction, m’en a priée. On veut la dentelle assez fine, de deux doigts de large. Combine là-dessus et marque-le moi. Cela pourrait produire quelque bon effet pour moi. Les amis sont toujours bons…

« On m’a dit que tu t’étais mariée ; je n’en crois rien et je ne te le conseille pas encore. Dieu y pourvoira. Sois seulement sage et je ne t’abandonnerai jamais ; sois-en bien convaincue, mon cher enfant, car je me ferai toute ma vie un devoir inviolable d’être ta bonne et sincère tante. »

A ces lignes elle joignait les deux post-scriptum suivants :

« Toutes mes compagnes te font mille compliments. Elles te plaignent de tout leur cœur. Fais les miens à tous tes amis et amies. Ta grand’mère (Isabeau Sautel) te fait ses compliments. Cela est fort léger. Elle est toujours la même. Ta réponse, d’abord avoir reçu le paquet, et fais attention à tout ce que je te dis.

« Ne pense pas que ta grand’mère te soit favorable d’un denier. Elle est de la dernière ingratitude, mais n’en fais pas semblant. Fais-lui tes compliments comme tu as accoutumé dans celle que tu m’écriras. Fais-lui sentir ta misère. Dis-lui qu’elle me remette chaque mois ce qu’elle pourra. Brûle cette lettre. »

Ces lignes étaient adressées : « A Monsieur Chiron, à la Traconnerie, à Genève, pour lui faire tenir, s’il lui plaît, à Mlle Durand, à Onez, à Genève, avec un paquet. » Comme toutes les lettres de cette époque, elle consistait en un papier plié, sans enveloppe, dont une face portait l’adresse. La fermeture était assurée par un cachet de cire noire représentant un cœur enflammé, avec une couronne. Peut-être faut-il penser que ce signe n’avait pas été choisi au hasard ?

L’orage revient

La persécution bientôt redoubla. Le proposant François Bénézet, arrêté au Vigan, fut pendu sur l’esplanade de Montpellier le 27 mars, après avoir fait preuve d’un admirable courage. Dix jours plus tôt Saint-Priest avait condamné deux hommes aux galères et cinq femmes à la prison perpétuelle, à la Tour. Ils s’étaient laissé surprendre aux environs de Clarensac, où ils avaient participé à une assemblée.

Nouvelles entrées à la Tour

Deux d’entre les nouvelles venues, Jeanne Augier-Bastide et Suzanne Seguin-Vedel étaient veuves et âgées de plus de soixante-quinze ans. Une autre était infirme.

Une petite troupe de quinze soldats les escorta jusqu’au donjon.

Marie rédigea sur ces entrefaites une nouvelle missive pour l’orpheline de Genève. Elle est datée du 27 avril 1752. Nous en citons les principaux passages, qui laissent apparaître les craintes secrètes de la prisonnière.

Marie Durand exhorte sa nièce

« Le temps doit te paraître bien long, ma chère fille, et sans doute que tu penses que je t’ai entièrement mise dans l’oubli ; mais si cela est, efface cette pensée qui me fait outrage, car je m’oublierais plutôt moi-même, et sois persuadée que je t’ai gravée dans le fond de mon cœur. Sois toujours bien sage, ma chère fille ; que l’amour de Dieu et sa crainte fassent la règle de ta conduite. Sois assidute (sic) à travailler, car « ceux qui ne travaillent pas ne doivent point manger », dit saint Paul.

« D’ailleurs, la fainéantise est la mère de tout vice.

« Je ne t’ai pas pu faire encore ce que je t’avais promis ; mais, Dieu aidant, je le ferai et je me priverai de mon nécessaire même pour toi. A l’égard de ce qui t’est dû, les affaires sont accommodées. On doit te compter cent pistoles. Je parlai à ton oncle Brunel ; il me dit que si tu voulais, il me remettrait ton argent et que je te le placerais pour t’en faire toucher l’intérêt… Puisque Dieu t’a bien voulu favoriser de ce petit bien, ne le perds pas par ta faute.

« J’étais bien en peine pour t’écrire, car de t’affranchir les lettres, elles ne te seraient pas rendues. Une personne m’a promis de te faire rendre celle-ci. Fais-moi réponse d’abord ma lettre reçue, car je suis en peine d’avoir de tes nouvelles. Tu peux m’écrire par la poste. Ta grand’mère est toujours de même. Elle te fait des compliments. Toutes mes pauvres compagnes t’embrassent. Je te le répète encore, mon cher enfant, aime la vertu, sois douce, patiente et humble, affable à tout le monde. Modère cette vivacité qui fait quelquefois tort au corps et au salut et je te jure que je t’aimerai plus que moi-même. Fais bien attention à tout ce que je te dis. Adieu, ma tendre enfant, je te souhaite une santé des plus fermes avec les grâces du ciel et toutes sortes de faveurs. »

Puis, elle ajoutait encore en post-scriptum, comme si elle n’avait pu se résoudre à se séparer de sa nièce : « Fais bien attention à tout ce que je te dis, et fais-moi réponse au plus ; et apprends-moi ton état. Tu me fis bien plaisir de m’apprendre que tu n’avais point d’empressement pour le mariage. Conduis-toi toujours de même. Dieu nous fera la grâce de changer le temps et nous pourrons nous voir ensemble encore, moyennant son secours. Adieu, mon cher enfant, adieu, aime-moi toujours. »

Une apostasie

Le 18 mars 1752 le pasteur Jean Molines, dit Fléchier, avait été arrêté à Marsillargues. Condamné à mort, il abjura, entra dans un séminaire, puis il se réfugia en Hollande où il acheva une misérable vie de remords.

Il s’était marié avec Madeleine Pilet, veuve du capitaine d’infanterie Jean-Louis de Saint-Sens, dans la maison duquel il fut surpris. Sa femme se montra plus ferme que lui et Saint-Priest la condamna le 15 juillet suivant à être « rasée et enfermée pour le reste de ses jours dans la Tour de Constance ». La maison devait être détruite. Après avoir hésité, en considération de la qualité de la malheureuse, l’Intendant l’envoya rejoindre les autres captives d’origine beaucoup plus modeste qu’elle. Mais on lui versa une pension mensuelle de 30 livres prélevée sur ses biens confisqués. Ajoutons qu’elle sortit le 30 septembre 1766 et que le 30 janvier suivant elle rentra en possession de ceux-ci. Sa fille qui avait elle aussi abjuré n’avait pas craint auparavant d’en réclamer la régie.

Marie Durand se lia bientôt avec cette femme instruite et distinguée : Mme de Saint-Sens envoya plus d’une fois ses amitiés à la fille du martyr dont l’avait si souvent entretenue sa compagne de captivité.

Violences en Languedoc

Dans la province d’autres événements dramatiques se produisirent. Saint-Priest avait imposé l’année précédente la rebaptisation des enfants protestants. Comme la mesure s’effectuait trop lentement au gré du clergé, on eut recours aux dragons. Au début de 1752, en maints endroits, les nouveaux convertis durent porter leurs enfants à l’église, quand ils ne laissèrent pas ce soin aux soldats tandis qu’eux-mêmes s’enfuyaient dans la campagne. Or, aux environs de Ledignan, trois prêtres rendus responsables de ces horreurs furent massacrés à coup de fusil. L’Intendant crut à un soulèvement généralisé, et il arrêta tout aussitôt les rebaptisations.

Puis apaisement imprévu

Ainsi constatons-nous une fois de plus chez les pouvoirs, ces alternances de sévérité et de reculs si caractéristiques d’une époque où les principes d’autorité despotique se heurtaient à une opinion publique sans cesse plus éveillée. Il n’est pas sans intérêt de souligner à ce propos une des affirmations de la dernière lettre de Marie Durand que nous avons citée, à savoir que la prisonnière avait reçu la visite d’un oncle d’Anne, le religionnaire Brunel qui s’occupait de mettre en valeur les biens de celle-ci, et qui apportait à Marie quelque argent prélevé sur leur gestion. Ainsi la rigueur fléchissait là encore par moments, et l’on tolérait des entrevues jusque dans la tour.

Une nouvelle preuve de cette évolution allait être bientôt donnée aux captives. La Cour, inquiète, avait envoyé en Languedoc le marquis de Paulmy d’Argenson. Il était le neveu du Ministre de la Guerre dont il portait le nom, mais qu’il surpassait par la distinction de son esprit. Il devait poursuivre une enquête sur les sentiments patriotiques des « nouveaux convertis », et il ne craignit pas de se mettre en relations avec Paul Rabaut. Celui-ci prépara un long mémoire où les plaintes de ses coreligionnaires étaient exprimées avec précision, mais sans qu’il y mentionnât cependant le triste sort des recluses d’Aigues-Mortes. Il eut le courage d’arrêter lui-même près de Codognan le carrosse du marquis, auquel il remit le placet ; un mot du grand seigneur pouvait l’envoyer à la potence !

Un visiteur de marque à la Tour

Alors Paulmy avait déjà reçu une requête directement envoyée par les martyres, et fort habilement rédigée. Qui donc avait tenu la plume ? Les prisonnières faisaient état de la visite qu’elles venaient de recevoir de l’illustre délégué. En effet il s’était rendu à la Tour. Son émotion fut profonde, et il ne put s’empêcher de marquer sa sympathie aux victimes d’une intolérance déjà condamnée. Par trois fois il leur demanda de prier Dieu pour lui, puis il leur remit deux louis. Il voulut savoir si elles étaient toutes arrêtées pour crime d’assemblée : « Oui, Monseigneur, approuva l’une d’elles ; et nous ne croyons pas que le Roi trouve mauvais qu’on s’assemble pour prier Dieu. » — « Non, mon enfant », répondit-il simplement.

Comme il sortait, dit Paul Rabaut, deux jeunes filles coururent après lui, dont l’une était la petite Catherine Falguière-Goutés entrée avec sa mère en juin 1742 ; « et s’étant jetées à ses pieds, en lui demandant avec larmes la délivrance de leurs mères, il en fut si attendri qu’il ne put retenir ses larmes. Il leur donna six livres et leur promit qu’il se souviendrait de leurs mères ». « Les prisonnières ont tout lieu d’être satisfaites de ce seigneur », concluait le pasteur, « que ne peut-on pas attendre d’un homme de ce caractère ? »

Mais les bonnes volontés personnelles ne pouvaient rien contre les résistances obstinées de la Cour et du Clergé. Si Paulmy avait pleuré, les évêques veillaient et Saint-Florentin aussi. Les prisonnières durent attendre encore quatorze ans avant qu’un autre grand dignitaire, le Prince de Beauvau, fît enfin tomber leurs chaînes.

Une année nouvelle s’écoula sur laquelle nous ne possédons aucun renseignement. Marie Durand travaillait et préparait des vêtements pour sa nièce. L’existence des martyres se déroulait ainsi dans le retour des mille petits détails journaliers qui n’en pouvaient atténuer l’affreuse monotonie. Les abjurations avaient cessé. On espérait maintenant la délivrance, mais il fallait après chaque visite ou chaque bonne nouvelle s’armer de courage pour lutter encore, désespérément, parce que le but, une fois de plus, reculait au moment où on avait cru le saisir.

Le 9 décembre 1753 l’héroïne fit parvenir un nouvel envoi à Genève, mais cette fois par l’intermédiaire de Chiron, à qui elle recommandait Anne en des termes chaleureux.

Nouvelle lettre à Anne Durand

Quelques jours après elle s’adressait directement à la jeune fille :

« Tu ne te plaindras pas toujours de ta tante, ma chère fille. Elle t’écrit assez souvent à présent. J’ai écrit à M. Chiron, il y a quelques jours, quoi qu’il n’ait pas voulu se donner la peine de m’écrire un mot dans ta lettre. Peut-être ne fut-il pas satisfait de celle que je me fis l’honneur de lui écrire. Quoi qu’il en soit, présente-lui mes compliments les plus empressés, de même qu’à Mme son épouse. Je leur souhaite une santé des plus solides et les plus exquises bénédictions du ciel en haut et de la terre en bas. Je sens vivement toutes les bontés qu’ils ont pour toi. Je te recommande de leur être obéissante et de ne leur manquer jamais. »

Puis elle fait à sa nièce le détail des objets de toilette qu’elle vient de lui envoyer, et continue par des conseils pleins d’affection et de sagesse :

« Sois assurée, ma chère enfant, que je t’aime plus que moi-même, que je ne t’abandonnerai jamais et te regarderai toujours comme une tendre fille. Mais je veux que tu fasses attention à mes avis ; je veux que tu sois modeste dans tes manières et dans tes discours. Sois aussi modérée et docile. Aie la patience envers tout le monde, soit bons, soit mauvais. Souviens-toi de ce que dit saint Jacques : « Si quelqu’un pense être religieux et qu’il ne tienne pas en bride sa langue, la religion d’un tel personnage est vaine. » Il n’y a que les violents qui ravissent le ciel. Ceux qui sont violents dans leurs discours ne sont pas les violents que Dieu demande, ni ceux qui souffrent les tortures. Ce sont ceux qui se font violence à eux-mêmes, qui sont modérés, doux et pacifiques. Il faut toujours céder, fût-ce à un enfant de deux ans. Si tu en agis ainsi, ma chère fille, tu seras louée de tout le monde et Dieu te bénira. Je sais bien qu’il en coûte, mais il vaut infiniment mieux souffrir et passer pour être sage, modeste, doux et modéré. Dis-moi si l’on t’a jamais dit que je fusse une immodeste, une violente ni une emportée, je m’en corrigerai. Je me comporte avec tout le monde, et je souffre tout, à l’exemple de mon Sauveur. »

Puis, faisant allusion aux relations étroites qui l’unissent à Anne Goutés et à son enfant, elle poursuit :

« J’ai une petite avec moi, de l’âge de douze ans, fille d’un martyr. Sa mère mange avec moi. Cet enfant est l’admiration de tout le monde par sa modestie et sa sagesse et j’entends très souvent qu’on dit : « Ah ! le brave enfant ! Ce sont les soins de Mlle Durand. » Je peux bien dire qu’il m’aime autant que sa propre mère, par l’éducation que je lui donne. Je voudrais bien pouvoir t’en faire autant. Je te donnerais quelque souffleton, mon ange, et tu me sauterais au cou, comme cette pauvre petite, pour m’embrasser. Je cacherais tes petits défauts et je te corrigerais. J’espère que Dieu nous accordera cette grâce par sa miséricorde. Ainsi prends tes maux en patience et tiens-toi reprise de tout le monde. Qu’on ne puisse pas dire de toi : « Tu as en haine la correction », comme dit un prophète. Lis souvent l’Ecriture et instruis-toi de ton salut. Ne prends pas en mauvaise part mes corrections, mon cher enfant. Imite les vertus de ton cher père, qui se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.

« Je voudrais un présent de toi, mon cher ange, c’est-à-dire une pointe brodée, entourée de dentelle, si tu peux le faire, et je te la rembourserai avec usure. Je voudrais voir ton travail ; mais cependant ne te gêne pas, mon cher enfant, mon tout. Je ne t’aimerai pas moins, sois-en persuadée, mon ange. »

Puis elle termine ainsi :

« Cette petite, sa mère et toutes mes compagnes te font mille brassades. Nous parlons de toi cent fois le jour, et surtout cette enfant. Elle t’aime beaucoup. Ta grand’mère t’embrasse ; elle me donne beaucoup de soin. Fais-moi réponse, d’abord que tu auras reçu ton paquet et dis-moi si tu es contente. J’ai reçu la lettre que tu m’écrivis par cet homme de Lassalle. Ecris-moi, comme tu me disais par elle. Adieu, ma chère petite. »

On sourit à certains traits de cette lettre : Anne Durand avait, lorsqu’elle la reçut, plus de vingt-quatre ans. Mais que de tendresse dans ces lignes naïves ! La longue épreuve n’avait, dans ce cœur sincère et fort, rien dessèché.

Catherine Goutès devait sortir de sa prison vers 1758, pour se retirer dans son village de Bréau. Elle épousa dans la suite Pierre Causse, fabricant de bas à Ganges, où elle alla résider. Nous verrons plus tard qu’elle n’oublia pas celle qui, avec tant de sollicitude, avait veillé sur ses premières années ; et lorsque survint en 1815 la Terreur Blanche, elle donna une dernière preuve de son énergie en tenant tête, seule, aux émeutiers, tandis qu’elle avait invité sa famille à rester paisiblement à la maison. On connaissait son histoire, et son sang-froid eut finalement raison des plus exaltés : peut-être s’était-elle souvenue de l’admirable exemple de constance que, bien longtemps auparavant, Marie Durand lui avait donné dans le donjon d’Aigues-Mortes.

Des relations s’établissent entre les captives et Paul Rabaut.

Les prisonnières avaient besoin dans leur dénuement de compter sur la libéralité des fidèles. Au début de 1754 Rabaut put leur faire parvenir vingt livres.

L’envoi était modeste, mais les amendes pesaient fort lourdement sur la vie matérielle de nos communautés protestantes et leur rendaient difficile de mieux faire.

Marie remercia le pasteur au nom de ses compagnes, en s’exprimant ainsi :

« Nos très chers frères et sœurs en J.-C. N.-S., nous avons reçu les 20 livres argent que vous avez eu la bonté de nous envoyer. Nous avons l’honneur de vous les remercier et prions le Seigneur qu’il lui plaise vous en rendre la récompense en ce siècle, en vous comblant des faveurs de la nature et des trésors de la grâce. Dieu veuille vous protéger contre tous les traits de l’adversaire et vous couvrir de l’ombre de ses ailes, et après que vous aurez servi au conseil de l’Etre de votre existence, il vous introduise dans son éternelle félicité, où vous puissiez savourer le fruit de la justice dû à votre persévérance et à vos biens répandus. Ce sont les vœux et les souhaits de celles qui s’en font un devoir particulier, et d’être, avec l’amitié la plus chrétienne, nos très chers frères et sœurs en J.-C. N.-S., vos très humbles et très obéissantes, servantes les prisonnières.
« LA DURAND. »

Marie Durand est malade

Ainsi, entre les pasteurs et les obscurs otages d’Aigues-Mortes, des relations de plus en plus étroites s’étaient établies. Au cours de l’année elles permirent aux malheureuses de solliciter le pasteur Pradel, afin qu’il adressât en leur nom trois placets à de grands seigneurs de Versailles.

Marie Durand était alors atteinte par une crise de rhumatismes extrêmement violente et douloureuse, conséquence du climat insalubre et de l’humidité constante qui régnait dans sa prison.

Vers la fin de l’année, une nouvelle femme y fut amenée de Bédarieux : Françoise Sarrut, mariée à l’huissier Jean Caldié. Tous deux étaient convaincus de « crime d’assemblée », ainsi que trois autres de leurs coreligionnaires : Jean Bonnafous, Galzy et Jean Raymond, de Faugères. On conduisit les inculpés depuis Béziers jusqu’à Montpellier en utilisant un carrosse, mais il y avait peu de place, et Jean Bonnafous et Caldié furent attachés derrière la voiture. Paul Rabaut qui les vit au départ adressa, sous pseudonyme, une lettre de supplication en leur faveur au Maréchal de Richelieu. Les prévenus n’en furent pas moins condamnés le 9 octobre, les hommes aux galères perpétuelles, et Françoise Sarrut à l’emprisonnement perpétuel dans la Tour. Les frais de son transfert à Aigues-Mortes, bateau, monture, nourriture et escorte s’élevèrent à 30 livres 19 sols.

Juste retour des choses d’ici-bas

L’infortunée ne pouvait pas penser que, un siècle et demi après ces horreurs, l’un de ses descendants allait occuper, comme premier président de la Cour de Cassation, l’une des plus hautes magistratures du pays.

Isabeau Sautel meurt à la Tour

Le 27 novembre Isabeau Sautel mourait à la Tour. Depuis 9 ans elle était paralysée. Marie Durand l’avait entourée, dans sa misère, de toute sa sollicitude. Et cependant l’aïeule au caractère aigri ne lui avait point pardonné, non plus qu’à sa nièce, d’être les parentes du martyr dont elle n’avait jamais accepté l’alliance, source de toutes les épreuves qui s’étaient abattues si nombreuses sur sa famille. Les lettres que nous avons déjà citées ne laissent aucun doute sur les sentiments de la vieille prisonnière.

Quand son état s’aggrava, Marie se remettait lentement de ses propres maux. Elle soigna l’infirme avec tout le dévouement d’une fille, et elle put, après que la veuve du notaire de Craux eut « passé de ce monde au Père des Esprits », se rendre à elle-même le témoignage suivant :

« Tu penses sans doute — écrivit-elle à sa nièce — ma chère enfant, que je n’existe plus ou que je t’ai mise dans un total oubli. Mais, supposé que tu eusses cette idée, détrompe-toi, car je m’oublierais plutôt moi-même. Je t’ai toujours gravée dans mon cœur en ongle de diamant ; et rien ne sera jamais capable de t’en effacer, sois-en bien convaincue ma chère fille. Il est vrai que tu aurais juste sujet de te plaindre, car ma cruauté serait à son comble, d’avoir passé presque un an sans te donner de vives marques de la tendresse que j’ai toujours pour toi, ma pauvre petite. Mais tu es trop raisonnable pour ne te bien persuader que de fortes raisons m’ont empêché de t’écrire…

Le dévouement de Marie Durand

« Il y a six mois, je me sentis prise de violentes douleurs par tout mon corps, que je n’avais presque point de repos ; et lorsque je reçus ta dernière du 20 octobre dernier, je me trouvais doublement embarrassée à servir ta grand’mère d’une violente maladie, qu’elle ne m’a donné repos ni nuit, ni jour ; et, sans le secours de mon amie et quelques autres de mes compagnes, il m’aurait été impossible de pouvoir soutenir, et je t’assure, ma chère fille, que je me suis épuisée. Il y a autour de quatorze mois que je ne mange rien d’appétit. Il faut se soumettre à la volonté du divin Maître et baiser la verge qui nous frappe, sans murmurer contre le souverain Juge qui dispose de nous comme bon lui semble. Enfin, ma chère fille, tu as bien raison de me dire que tu n’as que moi pour appui. Car de quelque façon que j’aie agi, on m’a toujours payée d’ingratitude. Il n’y a point de soins que je ne me sois donnés pour servir ta grand’mère pendant neuf ans ; et, bien loin que ta tante Brunel me remerciât de mes peines, elle ne me l’a jamais recommandée. Cependant, je peux me vanter, et mes compagnes me rendent témoignage, que personne n’a été mieux servie tant pour son corps que pour les consolations de son âme. Elle passa de ce monde au Père des esprits, le vingt-sept du mois dernier. Elle avait extrêmement souffert. Dieu lui a fait bien de grâce de la retirer de ce lieu de combat pour la faire jouir du triomphe de la gloire. »

Puis la prisonnière adresse des conseils à sa nièce et provoque ses confidences :

« Tu me dis, ma chère fille, qu’il ne faut point compter sur les hommes. Je le sais, mon cher enfant. Tu restes retirée sans voir beaucoup le monde. Tu me fais grand plaisir. Console-toi dans la sainte Ecriture. Il me semble que tu as ton cœur en amertume. Tu me ferais bien de grâce de m’apprendre toutes tes inquiétudes et toutes tes affaires… Sois assurée que je te servirai de véritable mère. Je t’aime autant que si je t’avais sortie de mon sein. »

Anne souffrait alors de la goutte et de rhumatismes. Peut-être faut-il chercher ici la raison de « l’amertume de son mur » ?

Les prisonnières en 1754

A la Tour, et malgré ses souffrances, Marie dressa vers la même époque (début de décembre 1754) une nouvelle liste des captives qu’elle fit parvenir à Paul Rabaut. Elles étaient alors 25. Neuf étaient mortes depuis le début de 1746. De celles qui subsistaient, Marie Beraud, l’aveugle, était octogénaire. Elle avait subi 29 ans de réclusion. Jeanne Auquier avait 76 ans, Suzanne Seguin 78. Anne Gaussent-Cros était détenue depuis 31 ans, Marie Frizol depuis 27, Anne Saliège depuis 35. Plusieurs de celles-ci et de leurs compagnes avaient oublié leur âge. Onze prisonnières en tout avaient atteint ou dépassé la soixantaine.

Hiver rude

L’hiver qui commençait fut particulièrement rude. Dans quelles misérables conditions de confort les pauvres femmes l’affrontèrent-elles ? Une nouvelle lettre de Marie Durand, en date du 3 mars 1755 et faisant suite à la réponse de l’orpheline reçue entre temps, nous fixe là-dessus :

« Tu as donc été malade, ma chère enfant, et tu l’es encore par cette cruelle maladie (de la goutte et d’un rhumatisme)… Que tu dois avoir souffert, ma chère fille ! car je sais combien on souffre des douleurs. J’y ai passé à mon tour ; car cette année, j’en ai senti l’amertume, surtout dans ma tête, que je criai pendant huit jours, et, après ce temps-là, il me descendait des eaux si mauvaises de ma tête dans mon estomac, avec une senteur si insupportable que je me sentais mourir chaque moment. C’était dans les grands froids, et notre prison regorgeait l’eau de partout, et je ne peux pas me faire aucun remède ; mais à présent je suis mieux, grâce au Seigneur. J’étais dans cette situation lorsque je reçus tes lettres. Je ne plaignais que toi, ma chère petite. Je disais chaque moment à mon amie : « Au moins, si j’avais ici ma pauvre enfant ! » Elle me répondit : « Mon Dieu oui, nous en aurions soin. » Elle me parle souvent de toi, tellement que notre complot est fait de ne nous quitter jamais. Elle me dit : « Si ce grand Dieu nous accordait notre chère liberté, tu ferais venir ta chère fille et nous aurions soin de nos deux enfants. » Il y a douze ans que nous sommes ensemble. Elle s’appelle Goutés. Sa fille court sa quatorzième année ; mais c’est bien la plus brave enfant qu’on puisse voir. Elle a perdu son mari dans les galères, il y a longtemps. Elles t’embrassent l’une et l’autre de toutes leurs tendres affections.

« … Je reviens à ton mal. Consulte les médecins si les bains de Balaruc (1) ou de sable te sont bons. J’agirais pour que tu puisses venir pour les prendre et la fille de mon amie irait avec toi pour te servir. Si je pouvais te donner quelque soulagement, tant pour ton mal que pour ton nécessaire, hélas ! que je le ferais du fond de mon cœur ! car je t’aime plus, ma chère fille, que moi-même et je voudrais pouvoir te délivrer de tes douleurs, quand même il me les faudrait souffrir ; sois-en persuadée, mon cher ange. Mais, comme tu me dis, il faut se soumettre à la volonté de Dieu, baiser sa verge avec une humble soumission. Tu as éprouvé bien des faveurs des bonnes âmes de ton endroit. Je suis bien sensible à toutes leurs bontés. Dieu veuille les protéger toutes et leur accorder une longue et heureuse prospérité. Je remercie très humblement M. Chiron et Mme son épouse, de même que les personnes chez qui tu es logée. Fais mes compliments bien empressés à tous. Je fais des vœux bien sincères pour la conservation des uns et des autres. Je voudrais de tout mon cœur pouvoir leur témoigner ma juste reconnaissance. Je m’acquitterais avec affection de ce devoir. Toutes mes compagnes te font mille compliments. Elles te plaignent beaucoup. »

(1) Balaruc, près de Sète, sur l’étang de Thau. Ses eaux thermales sont utilisées pour le traitement des maladies rhumatismales.

Vient ensuite le détail navrant de leurs privations :

« Nous avons été dans une terrible souffrance cet hiver. Nous étions sans aucune provision, excepté d’un peu de bois vert. Le plus que nous avions, c’était de la neige sur notre terrasse, sans aucun secours de personne. Dans tout le cours de l’hiver, nous n’avons reçu que quarante-cinq sols chacune. Les gens de ce pays sont tellement affligés que nous en sentons l’amertume. Juge de notre état. Cependant, ma chère fille, il nous faut toujours dire, avec le modèle de la patience : « Quand tu me tuerais, Seigneur, j’espérerai toujours en toi. » Confions-nous en Lui et il ne nous abandonnera pas… Fais mes plus tendres compliments à Mme Martin. Elle était ma meilleure amie. Mes compagnes l’assurent de leurs respects. Fais réponse à lettre vue, au nom de Dieu. Je suis très en peine de ta santé. »

Compassion…

« Les gens de ce pays sont tellement affligés que nous en sentons l’amertume ! » La prisonnière trouvait encore la force de compatir aux épreuves des autres…

Cependant on luttait vigoureusement pour arracher à la Cour une tolérance de fait, sinon encore de droit, en faveur des « Religionnaires ». Paul Rabaut avait fait le voyage de Paris, où il avait été reçu par le Prince de Conti. L’espérance était grande dans tout le Languedoc et les provinces huguenotes méridionales. Elle apparaît dans les lignes que Marie Durand, sans doute informée de ces événements, adressait le 12 juin 1755 à sa nièce. Celle-ci lui avait écrit, dès la fin de l’hiver, et la prisonnière répondit ainsi :

« Tu dois sans doute languir, ma chère fille, de recevoir réponse à ta lettre du 21 mars, puisque tu m’aimes. Au moins, je m’en flatte. Mais tu peux dire :

« De quoi vous flattez-vous, ma chère tante ? Je ne vous ai jamais vue, voulez-vous que je vous aime ?

« Peut-être n’êtes-vous en rien digne d’être aimée ? » Mais je change mon raisonnement badin pour un plus sérieux. Ta lettre me consola beaucoup, en me disant que tu étais beaucoup mieux. J’en louais l’Auteur de mon être et je le supplie toujours, de toutes les puissances de mon âme, qu’il te redonne une santé des plus solides et que ma lettre te trouve en un état le plus ferme.

« Ne sois pas fâchée, ma chère enfant, de ce que je tarde de te faire réponse. Je suis toujours dans l’attente de te donner quelque nouvelle qui puisse te faire plaisir et qui te console. Nos affaires sont longues, mais cependant, j’espère que Dieu y pourvoira et qu’Il donnera quelque dénouement à nos malheurs pour les faire finir. Demande à ce souverain Arbitre des événements, dans toutes tes prières, qu’il veuille, par sa puissance infinie, mettre fin à tous nos maux ; car si sa grande miséricorde voulait bien nous accorder cette grâce, tu serais bientôt entre mes bras.

« Ma santé est assez bonne, béni soit le nom de Dieu ! Je le prie avec ardeur que ma lettre te trouve dans un état parfait et qu’il lui plaise de te couronner de faveurs de la nature et des trésors de la grâce, de te remplir de toutes les vertus chrétiennes, afin que tu glorifies son saint nom et que tu édifies ton prochain. Poursuis toujours le principe de la sagesse. Que la crainte du Seigneur et sa Parole fassent la règle de ta conduite et fais-toi une telle violence, selon l’Evangile, qu’on ne puisse trouver rien à dire sur ton compte. C’est toute la grâce que je te demande, ma chère fille. »

La prisonnière engageait ensuite Anne à rendre visite au marchand Garrigues. Sous le toit de ce dernier, à Genève, vivait une nièce, une jeune fille, elle aussi originaire du Languedoc. Elle portait le nom et elle était sans doute parente d’Anne Gaussent, toujours détenue à la Tour. Par celle-ci, Marie avait eu de bonnes nouvelles de la mère de la jeune réfugiée, à laquelle Anne ne manquerait pas, pensait-elle, d’en faire part, lorsqu’elle se rendrait chez Garrigues.

Le frère de la jeune fille était venu à Aigues-Mortes où il avait des parents, l’année précédente : l’héroïne l’avait vu : « J’examinai cet enfant et je remarquai en lui de grands sentiments pour l’étude. Du depuis, je l’ai appris par d’autres personnes, ce jeune enfant aurait un désir extrême de se rendre près de ce cher oncle, mais il n’oserait y paraître sans ses ordres. »

Pour bien disposer le marchand, la prisonnière recommandait à Anne de solliciter Chiron afin que celui-ci fît lui-même cette démarche : « Ce serait la plus grande œuvre de piété, disait-elle, que M. Garrigues pourrait faire en faveur de sa famille. Je l’en conjure par l’intérêt de son salut et par les entrailles de Christ. »

C’est ainsi que la vaillante femme étendait le cercle de ses sympathies et s’intéressait, du fond de sa douloureuse retraite, au sort d’êtres qui lui étaient étrangers.

Elle resta quelque temps sans écrire, puis le 9 octobre elle reprit la correspondance pour signaler à sa nièce les nouvelles misères dont elle avait été victime : « Depuis ta lettre reçue, lui confiait-elle, j’ai eu une fluxion très violente au visage ; mes yeux s’en ressentent encore ; mais tout cela ne sera rien s’il plaît à Dieu. »

Et, comme si elle avait eu le remords d’avoir paru se plaindre, elle revenait aussitôt vers sa correspondante, et ajoutait : « Conserve-toi, le mieux que tu pourras, de cette cruelle maladie dont tu fus attaquée et apprends-moi l’état de ta santé, le plus tôt possible, car je languis extrêmement. »

Elle lui envoyait encore les salutations de ses compagnes, particulièrement de Mme de Saint-Sens, femme du pasteur Molines, et d’Anne Goutes : « Mon amie t’embrasse tendrement, de même que sa fille. Elles sont beaucoup portées pour toi. Toutes mes compagnes te font mille compliments et te souhaitent une santé des plus parfaites et que Dieu te mette auprès de moi. Nous parlons souvent de toi avec mon amie. Sois toujours bien sage, ma chère enfant. Que l’amour de Dieu et sa crainte fassent toujours la règle de ta conduite. Console-toi dans sa divine Parole. Adieu, mon ange, aime-moi et crois que tu es gravée dans mon cœur en ongle de diamant. »

Dans cette lettre, Marie disait à sa nièce : « Je t’aime autant qu’on est capable d’aimer. Si tu m’aimais autant, tu m’écrirais deux lettres pour une, car je te plains ton argent ; mais, pour me marquer ton amitié, tu ne plaindrais pas le mien. Fais-le, ma chère fille, tu m’obligeras infiniment (1). »

(1) On se souviendra, pour la bonne intelligence de ces derniers mots, qu’à l’époque où ils furent écrits ce n’était point l’expéditeur qui payait les frais de transport de sa lettre, mais le destinataire.

Anne Durand répond

Pour répondre au vœu de sa tante, Anne écrivit deux lettres l’une après l’autre. Elle lui donnait d’assez médiocres nouvelles de sa santé et lui parlait de quelques personnes dont elle avait à se plaindre. Puis elle disait encore combien la séparation lui paraissait longue, et qu’elle réclamait encouragements et conseils.

Quand Marie reprit la plume, on avait dans toute la province de grands espoirs : les premières libérations des forçats pour la foi allaient avoir lieu. Rabaut en donna le 12 novembre 1755 la nouvelle à Chiron : « Les chaînes de nos captifs commencent à tomber. On espère que peu à peu ils seront tous libérés. J’en attends trois aujourd’hui ou demain. »

Cette même note de confiance se retrouve dans la missive de l’héroïne, datée du 25 novembre suivant :

« Je t’aurais fait réponse de tes deux lettres, d’abord les avoir reçues, ce qui fut trois jours l’une après l’autre, ma chère petite, n’eût été certaines nouvelles qui se sont répandues sur le sujet de la liberté des pauvres captifs affligés, et j’ai voulu, avant de t’écrire, examiner si ces nouvelles seraient solides. On a commencé à libérer des prisonniers qu’il y avait aux citadelles de Montpellier et de Nîmes, mais ces gens-là n’étaient pas jugés. Ce qui nous donne meilleur augure, c’est huit forçats qui ont été délivrés de leurs chaînes tout récemment et on nous assure que nous, misérables Maras (2), aurons part à ce bonheur. Mais c’est un bruit public.

(2) Allusion à Ruth 1.20.

Espoirs

« Cependant, la liberté des dits forçats nous donne de grandes espérances, d’autant mieux que nos frères libres se donnent d’émulation à invoquer le saint nom de Dieu dans des assemblées nombreuses et fréquentes et personne ne dit mot. Ainsi, mon cher ange, ne t’afflige point. Le temps nous semble long et, en effet, il l’est ; parce que nous sommes naturellement impatients ; notre chair murmure toujours ; mais, ma chère fille, mortifions nos mauvaises passions. Soyons de ces violents qui ravissent le ciel. Cherchons le règne de Dieu et sa justice et toutes choses nous seront données par-dessus. Délaissons nos voies et retournons à l’Eternel ; car, dans sa plus grande colère, il se souvient d’avoir compassion. Il aura pitié de sa désolée Sion et la remettra dans un état renommé sur la terre. Prions pour sa paix, car Dieu promet que ceux qui l’aiment auront prospérité. Ah, ma chère Miette, confions-nous en ce Père de miséricorde, en l’invoquant de toutes les puissances de nos âmes, et il aura pitié de nous ; il nous fera éprouver des jours calmes et sereins. Nous aurons encore la douce satisfaction de nous voir et de nous embrasser. Je serais au comble de mes désirs, et ma félicité serait parfaite dans ce monde, de me voir auprès d’un enfant que je chéris et que j’aime plus que moi-même. »

Anne Durand, avec naïveté, avait confié à sa tante le plaisir qu’elle avait à lire ses lettres, dont l’expression souvent était si heureuse. Marie répondit :

« Tu trouves mes lettres à ta fantaisie, ma chère petite ; c’est l’amitié que tu as pour moi qui fait que tu n’y découvres pas les défauts, car pour le style ni les termes, je n’y fais guère d’attention quand il est question de t’écrire, et, pour te dire vrai, je n’en recopie jamais aucune, si ce n’est que j’écrive à des grands. Mais, hélas ! quel encens me donnes-tu ! Quels éloges fais-tu de moi ! Tu me jettes dans la confusion ! Il est vrai que j’ai le bonheur d’être aimée et que personne ne me hait que par l’esprit de jalousie que, bien souvent, il provient d’un trop grand amour ; mais cela n’est pas un mérite dont je sois digne ; c’est la grâce de mon Dieu qui veut adoucir mes amertumes. Cependant, ma tendre petite, soi, toujours sage, douce, patiente, modérée. Aie toujours confiance en notre divin Sauveur, et il ne t’abandonnera point. Tu es malade, ma chère enfant ! Que je te regrette ! Le Seigneur veuille, par sa pure grâce, te donner la santé la plus solide et te remettre bientôt entre mes mains ! Dieu nous accordera cette faveur, au moment que nous y penserons le moins. Ma santé serait assez bonne, mais j’ai un dégoût pareil au tien. Ton état triste n’y contribue pas peu. Si je pouvais te donner tout le soulagement qui te serait nécessaire, je serais encore tranquille dans ma situation. Il faut pourtant se soumettre à la volonté du Seigneur et baiser la verge qui nous frappe.

« Je te dirai que ton oncle Brunel a gagné ton procès. Toutes mes compagnes te font mille compliments, principalement Mme de Saint-Sens. Présente les miens bien empressés à M. et à Mme Chiron, et à tous tes amis et amies. Adieu mon cher ange, adieu mon tout ; crois-moi non une bonne tante, mais une tendre mère. Aime-moi toujours comme je t’aime, et sois persuadée que rien ne mettra de borne à mon amour, que la mort. »

La prisonnière espérait sa prochaine libération. A vrai dire, bien des signes en paraissaient avant-coureurs. Les pasteurs osaient à présent adresser des placets à l’Intendant, et même au Roi. Au début de 1756, Marie écrivit à l’un d’eux, Pierre Peirot, qui continuait l’œuvre magistrale poursuivie jusqu’en 1732 par son frère, et qui s’affirmait comme le chef véritable des églises vivaroises.

Elle lui exposa la situation de la fille du martyr, orpheline et mal portante, afin qu’il intéressât à son sort les fidèles de la région : « Je me suis servie pour cela de la bonne encre », disait la prisonnière à sa nièce ; et « je suis persuadée que ledit Monsieur déférera à ma demande en ta faveur. Cependant, si, en attendant, tu as besoin de quelque soulagement, marque-le moi et je te donnerai du mien jusques au dernier. Tu peux en être assurée, ma pauvre enfant… »

Nouvelles méthodes

Peirot recourut aux méthodes nouvelles dont nous venons de faire mention, et il envoya peu de temps après une longue supplique à Versailles : il y exposait avec précision les souffrances des femmes retenues à Aigues-Mortes ; et ce paragraphe n’est pas sans lien, pensons-nous, avec la lettre qu’il venait précisément de recevoir de notre héroïne : « Que ne pouvons-nous, disait-il, représenter à vos yeux, Sire, le spectacle touchant, et en même temps bien singulier, d’une troupe de femmes enfermées pour le reste de leurs jours dans une affreuse prison, où quelques-unes ont croupi des trente années de suite, où l’on les laisse périr de misère ; cela pour avoir été trouvées occupées à prier Dieu. On associe au supplice des scélérats, on traîne sur les galères, on charge de chaînes, sans distinction d’âge ni de condition, plusieurs de nos frères. On les y laisse gémir dans le besoin de toutes choses, livrés à la férocité des comites. Quelle rigueur, Sire, quel contraste ne forme-t-elle point avec la douceur de votre gouvernement ! Comment se peut-il que, sous le meilleur des rois, des hommes faibles, innocents et vertueux, soient livrés aux supplices destinés aux plus grands scélérats ? »

On comprend que Marie Durand, dès le mois de février 1756, se soit laissée aller à l’espoir. La fin de sa lettre, de peu antérieure à la démarche de Peirot, le prouve indiscutablement. Aussi bien la prisonnière avait-elle apporté quelque retard dans sa correspondance avec Anne parce qu’elle « attendait de pouvoir lui communiquer quelque chose de certain à propos de sa délivrance ». Elle continuait, après avoir dît s’avouer pourtant que « rien ne transpirait encore », en ces termes : « Nous avons pourtant de grandes espérances. Dieu, par sa divine grâce, veuille les confirmer ! Il faut l’attendre de sa toute-Puissance. Ainsi, mon cher ange, ne te laisse pas gagner à l’inquiétude. Ce tendre Père ne nous abandonnera point. Il nous fera goûter des jours plus calmes et plus sereins. »

Les lignes suivantes semblent faire allusion à une demande en mariage dont Anne aurait été l’objet :

« A l’égard de la personne dont vous m’avez parlé, vous avez fort bien fait de rejeter ses offres. Elles ne vous auraient été que très pernicieuses. Résiste toujours, ma chère fille, à ces tentations et regarde les personnes qui te feront de telles propositions comme tes plus cruels ennemis. N’aie en vue que la parole de Dieu et sa crainte et qu’elle fasse la règle de ta conduite. Ce grand et commun Maître me donnera la consolation de te rappeler près de moi plus tôt que nous ne pensons. Demandons-lui son secours, avec une ferme foi, et il nous l’accordera. Aie toujours ce principe de sagesse qui est nécessaire à une fille chrétienne et de ton état. Fais en sorte qu’on ne puisse pas te mordre sur ta conduite, car le monde trompe toujours quand on s’y confie. Et nous ne devons pas compter sur les amis, vu qu’il n’y a nulle sincérité. Ne manque pas de m’écrire, d’abord ma lettre reçue, car il me tarde infiniment de recevoir de tes nouvelles, et je ne serai point tranquille que lorsque j’en aurai. Apprends-moi l’état de ta santé et compte sur la sincérité de mon amitié, puisqu’elle t’est inviolable. »

Avant que Marie n’eût écrit de nouveau à Genève, un synode national s’était réuni du 4 au 10 mai 1756. Entre autres décisions on y prit celle-ci, qui paraît concerner les recluses de la Tour, bien qu’elles n’y soient pas expressément désignées : « Le synode, touché des souffrances de nos chers frères confesseurs sur les galères et de celles des autres captifs pour cause de religion, et très édifié de leur constance, les recommande instamment aux prières et à la charité des fidèles. » Ainsi donc on n’oubliait pas celles dont la résistance obscure et douloureuse se poursuivait là-bas, derrière les pierres de la vieille forteresse. A la sympathie de l’opinion publique qui s’éveillait de plus en plus en leur faveur s’ajoutait celle des populations protestantes et de leurs organismes dirigeants.

Un audacieux projet

Aussi, le 17 mai, l’héroïne s’ouvrit-elle à sa nièce d’un projet singulièrement audacieux : il ne s’agissait de rien moins pour la jeune fille que de venir en Languedoc, aux bains de Balaruc. Le voyage lui serait l’occasion de se rendre à Aigues-Mortes, où les deux femmes pourraient enfin se rencontrer et resserrer dans des conversations directes les liens d’affection depuis si longtemps établis par leur correspondance.

Marie Durand se mit donc en quête de « faire compter ses deniers » à Anne, en même temps qu’elle sollicitait « une personne de considération, pour que sa nièce fut gratifiée de quelque secours ». « Je ne sais pas, ajoutait-elle dans sa lettre du 17 mai, si mes instantes supplications réussiront. Tu me feras grand plaisir de me l’apprendre pour me tranquilliser. …Si j’avais pu t’envoyer d’argent, je l’aurais fait de grand cœur, ma chère petite. Ne t’afflige pas, mon cher ange, confie-toi à notre grand Dieu. Il mettra fin à nos maux dans le temps que nous y penserons le moins. Il nous frappe de ses verges, mais il se souviendra d’avoir compassion de nous. Ainsi soumettons-nous à sa sainte volonté, et sois bien persuadée, ma chère Miette, de ma tendre amitié, qui ne finira, je t’assure, qu’avec ma vie. Tu me trouveras toujours disposée à te prouver la sincérité de mon amour dans toutes les occasions que tu me fourniras. Adieu, mon cher enfant, mon cœur et mes entrailles t’embrassent. »

Tout à la joie d’une réunion qui lui semblait prochaine, elle engageait, en ces termes, l’orpheline à ne pas différer son départ :

« Ta lettre, ma chère petite, m’a tirée d’une grande inquiétude. Je craignais que tu fusses plus malade. Tu tressailles de joie, ma chère enfant, dans l’idée que tu me verras bientôt. Eh bien, ma petite Miette, donne l’arrangement à tes affaires du mieux qu’il te sera possible et puis vole entre mes bras. Tu y trouveras tout l’asile qu’un enfant bien né peut trouver entre les bras d’une bonne et tendre mère. Mais, avant de partir, fais-toi faire un certificat qui fasse foi de ta sage conduite et de ton salut (3), et cela par les excellents principaux de la ville et les vénérables pasteurs et, en ce cas, tu pourras venir prendre les bains, sans aucun risque, et rester tant qu’il te plaira. Ces généreux et célèbres bienfaiteurs ne refuseront pas cette faveur à l’enfant d’un martyr et d’une misérable captive, depuis vingt-six ans, pour les intérêts du divin Crucifié ! J’ose espérer cette douce consolation de leur incomparable piété. J’ai parlé à deux habiles médecins qui m’ont assuré que les bains de sable seront ta guérison. Ainsi, je te les ferais prendre aisément ; mais il faut que tu fasses en sorte d’être ici dans tout le mois prochain. Ainsi, ma chère enfant, diligente-toi à mettre ordre à tes affaires, pour ne pas manquer le temps favorable. Tu pourras rester avec moi tant que tu voudras. S’il t’est possible, tu porteras deux paires de mitaines à jour de soie blanche, à petit dessin et beau, une paire large et l’autre plus étroite. Elles sont pour nos deux commandantes (4). Tu porteras ce qui te sert à faire tes ouvrages, parce que je t’aurai du travail autant que tu en pourras faire, soit en dentelle ou autre chose. Fais bien attention à tout ce que je te dis. Si tu pouvais trouver une calèche de retour, jusques à Nîmes, tu ferais bien de t’y mettre et, si le ciel favorise ton voyage comme je le lui demande, tu iras débarquer chez Mlle de Durand, à la Belle-Croix, à Nîmes. De là tu m’écriras par la poste et je te manderai prendre. Ne néglige pas ton voyage pour te procurer la santé. Ton mal et ton état me donnent plus de chagrin que ma prison. N’oublie rien de tes hardes parce qu’elles te feront besoin. En conséquence, sois exacte de tout porter. Si tu as des bas vieux, je les enterai.

« Je suis charmée que tu m’aies donné des nouvelles de la chère Mme Martin. Fais-lui un million de brassades de ma part. Assure-là que je l’ai toujours comprise dans mes vœux les plus sincères, en reconnaissance des bontés qu’elle a eues pour moi. J’ai été vivement pénétrée de la perte qu’elle a fait de son époux. Je lui souhaite toutes les faveurs du ciel et la supplie de m’aimer toujours. Mes compagnes l’assurent de leurs respects, mais surtout mon amie Goutés, du Vigan (de Bréau). Tu feras mes tendres compliments à M. et Mme Chiron et à tous tes amis et amies. Je les remercie tous de toutes les bontés qu’ils ont pour toi. Tu diras à la petite Gaussent que sa mère se porte bien. Je lui écrirai cette semaine.

« Quand tu seras à Nîmes, tu demanderas à voir Mlle Fabrot, Mlle Guireaud et Mlle Tourain. Sois toujours bien sage, ma chère fille, et hâte-toi de me consoler par le plaisir satisfaisant que j’aurai de t’embrasser. Mon amie, qui t’embrasse tendrement, languit beaucoup de te voir. »

(3) Allusion à la fréquentation, alors de règle en Suisse, des services périodiques de Sainte Cène.

(4) Les femmes du major Combelles et du lieutenant du Roi Roqualte de Sorbs.

Hésitations d’Anne Durand

Il semblerait que la correspondance de la tante et de la nièce eût dû s’arrêter là, et leur réunion suivre bientôt ces vœux et ces recommandations. Mais certains obstacles s’opposaient encore au retour en France d’Anne Durand. On lui devait en Vivarais cent pistoles qu’elle ne parvenait pas à toucher intégralement. Peut-être son état de santé l’effrayait-elle à la veille d’un voyage encore long à cette époque ; ou savait-elle que les mesures de répression prises à l’égard des « nouveaux convertis » n’étaient point encore absolument abandonnées. Elle tarda. Marie souffrait de ces incertitudes : « Tes lettres m’ont été rendues, ma chère petite, écrivit-elle le 5 août. Ma joie a été traversée, sur ce que je m’étais flattée de t’avoir à présent entre mes bras. Le Sage a dit fort à propos que l’espérance différée fait languir le cœur (5), car je t’assure que je serai toujours dans l’inquiétude jusqu’à ce que je me rassasierai de ta présence ; et quand sera, ô mon Dieu, cet heureux moment ? Une fois que tu puisses venir à bout de tes affaires, ne retarde pas ton voyage. Satisfais un cœur qui ne respire que pour toi, après ce que je dois à mon Créateur. Je ne prétends pas que tu t’arrêtes dans nos quartiers (6), ni même que tu y passes. Fais en sorte de prendre une voiture qui prenne sa route pour Nîmes et tu iras débarquer à la maison que je t’ai désignée. Et tout de suite étant arrivée, donne-m’en avis et je te manderai prendre. » Puis elle ajoutait tristement : « Mais je ne m’aperçois pas que je t’écrirai encore. Le grand désir que j’ai de t’embrasser fait que je m’oublie. »

(5) Proverbes 13.12.

(6) Au Bouchet de Pranles

A l’exemple d’Isabeau Menet, qui demandait jadis à sa sœur un fichu qui fût beau et deux peignes d’ivoire, Marie disait à l’orpheline : « Si tu peux, tu porteras deux peignes fins, un pour moi et un pour mon amie. Elle t’embrasse bien tendrement et languit fort de te voir. »

Dignité féminine

Héroïque détail ! La dignité féminine subsiste chez ces prisonnières qui, resserrées dans leur dure prison depuis plus de vingt ans, savent garder encore au milieu de leur dénuement ce mince et légitime souci de toilette.

Marie revient encore sur la santé de sa nièce :

« Un habile chirurgien d’ici fait des remèdes pour ton mal. Il m’a dit qu’il se promettait, avec la grâce de Dieu, de te guérir. Il en a guéri plusieurs dans cette ville, et cela en toute saison. Il voulait me donner la recette des drogues ; mais j’ai dit que tu pourrais la faire ici et il m’a répondu qu’il serait encore mieux. Il vient de Paris où il a travaillé longtemps. » Puis elle ajoute : « Je n’ai pas parlé à M. Peirot de ton voyage. Il convient même qu’il l’ignore. Quand tu seras arrivée à la maison que je te dis, tu peux faire le détail de ton état à cette demoiselle, de même qu’à Mlle Fabrot ; ce sont des personnes d’une rare piété. Tu les prieras aussi de te faire procurer du travail. Elles s’emploieront à te faire plaisir. Donne-moi de tes nouvelles le plus tôt possible et dis-nous quelque chose sur le bruit sourd qui court sur notre sujet dont tu me parles. »

Sur un morceau de papier détaché, elle posait encore cette question : « Tu me feras grand plaisir de me dire si tu es en pension ou en chambre, et, par conséquent, si tu es meublée. » Rien de ce qui touchait les conditions de vie de la jeune fille ne la laissait indifférente.

L’été passa, puis l’automne et l’hiver. Le voyage ne se décidait toujours pas. Le 26 avril 1757, Marie reprenait la plume en ces termes :

« Si tu fus longue à me répondre, ma chère fille, je t’ai imitée. Ton retardement fut occasionné par un mauvais coup à une de tes jambes, me dis-tu, et le mien par une fort mauvaise fluxion aux yeux, qui m’a aussi fait beaucoup souffrir. Dieu juge à propos de nous affliger par bien des endroits : c’est un effet de son amour, puisqu’il châtie avec plus de sévérité ceux qu’il aime avec plus de tendresse. Ainsi, ma chère enfant, baisons la main qui nous frappe, en nous soumettant à cette volonté divine. »

Cependant, les démarches de Marie avaient abouti ; on avait accordé des secours à sa nièce, et elle lui en exprima sa satisfaction :

« Tu as donc reçu du secours ; cela m’a extrêmement rendue tranquille sur ton compte, car j’étais d’une grande inquiétude sur ton état. A présent, je te prie de faire un bon usage de ton argent, car j’ai eu bien des soins pour te le faire avoir… Je languis fort de savoir à quoi tu dois te déterminer sur ton voyage, puisque je ne suis pas moins inquiète que toi de te savoir toujours éloignée de moi. Sois toujours plus réservée et plus sage. En cela, tu m’obligeras fort, ma chère petite. Une amie à mon amie lui manda une belle paire de bas de coton. La fille de mon amie les ôta de sa mère pour t’en faire présent ; cela nous fut un motif à rire, quoiqu’elles y fussent très portées toutes deux. Tu les auras un jour, si Dieu me fait la grâce de te conserver et de te voir. »

Marie Durand demande des livres de piété

Dans cette lettre, Marie Durand demandait un psautier en gros caractères : peut-être sa vue avait-elle subi les effets d’un séjour prolongé dans une salle où la lumière était très mesurée par l’étroitesse des ouvertures latérales, lesquelles se trouvaient au surplus en partie masquées par les écrans tendus dans leurs embrasures afin d’atténuer la violence des courants d’air.

Elle désirait que cette édition comportât « les cinquante-quatre cantiques et la musique bien réglée ». Il faut entendre par là les « Cantiques sacrés pour les principales solennités », que l’on commençait à adjoindre aux psaumes, auxquels ils empruntaient leur musique. Le professeur Pictet en était le principal auteur.

Les volumes ainsi composés, dont nos recueils de cantiques actuels sont les descendants, comportaient un certain nombre de prières pour tous les jours de la semaine et les fêtes chrétiennes ; la liturgie, et la confession de foi des églises réformées. Il est piquant de penser qu’on les laissait maintenant parvenir jusque dans la Tour.

Marie Durand priait en outre qu’on lui envoyât deux sermons publiés à Genève en 1737 : « Le vrai et le faux jubilé, en deux sermons, sur Lévitique XXV, 12, par M. Renoult. » Ainsi, on lisait et l’on chantait, dans le sinistre donjon.

Nous ignorons si Anne répondit à ce vœu. Des semaines et des mois s’écoulèrent, et elle ne quittait toujours pas Genève. Après avoir laissé espérer à sa tante sa venue prochaine elle tardait encore. La prisonnière la reprit en ces mots le 22 août 1757 :

« Tes deux lettres m’ont été rendues en leur temps, ma chère petite. Par la première, je vis que tu as été en assez bonne santé, ce qui me fit un très grand plaisir. Tu faisais semblant de me laisser entendre que je recevrais dans moins de six semaines des nouvelles plus positives ; ce qui me faisait anticiper la joie que je pensais de savourer, il y a déjà un très long temps. Et cependant, bien loin d’expérimenter ce doux plaisir, je reçois ta seconde lettre qui m’assure qu’on t’a manqué de parole et que tu as mal aux dents. Je te plains de tout mon cœur, car c’est un mal cruel. Dieu veuille te donner tout le soulagement nécessaire. L’été s’enfuit à grand pas, nous entrerons bientôt dans l’automne et après l’hiver s’ensuit. Cependant, je te laisse libre sous ta sage conduite. La longueur de l’avant-goût que tu m’as donné, il y a assez du temps, me fait juger que tu crains quelque chose ou que certain motif te retient. Pour ce qui est de mon côté, je suis toujours disposée à t’ouvrir mes entrailles et il n’y aura que la mort qui t’arrache à mon cœur mes affections les plus tendres. Mais que je ne t’oblige point de rien faire à l’étourdie. Agis avec prudence ; je t’aime toujours également, ma chère enfant. Du moins, donne-moi de tes nouvelles qui me sont extrêmement chères ; car je te crois malade ou morte, d’abord que tu me manques. Ainsi, écris-moi souvent. Ma santé est fort bonne, loué soit Dieu ! Je le prie de tout mon cœur que ma lettre trouve la tienne très solide et qu’il plaise à ce tendre Père de te conserver et de te mettre sous sa divine protection. Sois toujours bien sage et conserve le peu que tu as, afin de t’en servir quand il sera question. Mon amie, qui t’embrasse bien tendrement, te regrette de toutes ses affections de ton mal de dents. Elle sait ce qu’en vaut l’aune. Je ne manquerais pas, au sujet des petits, Gaussent, j’ai écrit à leur mère. Elle se porte bien et les embrasse un million de fois. Le travail pour la récolte l’a sans doute occupée à ne pouvoir lui écrire encore ; mais ils peuvent être persuadés de l’amitié de leur mère. Ne néglige pas un moment à me donner de tes nouvelles ; je te le réitère ; et cela pour calmer mes inquiétudes. Sois toujours bien assurée de ma plus tendre, de ma plus constante affection.

« Toutes mes compagnes te font mille compliments. Si tu sais quelques nouvelles, fais-m’en part. Je t’exhorte encore une fois à être prudente, principalement sur ce que tu dois m’envoyer. »

Anne resta plus longtemps que de coutume sans répondre à sa tante. Celle-ci en conçut de nouvelles et vives alarmes. Redoutant quelque accident, elle lui écrivit cette lettre émue, en date du 10 novembre 1757 :

Reproches

« Que penses-tu, ma chère petite, de garder à mon égard un silence si cruel ? Crois-tu que je sois tranquille, ne recevant aucune de tes nouvelles ? Tu te trompes, je suis dans la plus triste inquiétude. Je pense parfois que tu es malade et, parfois, qu’il t’est arrivé quelque catastrophe et que tu n’existes plus. Je t’ai écrit il y a assez de temps. Si l’indolence retarde ta réponse, tu as grand tort de laisser une tante, qui ne respire que pour toi, dans un chagrin aussi amer ; et si tu es malade, que ne pries-tu M. Chiron de m’apprendre ton état ? S’il te reste un brin d’amitié pour une tante qui t’aime infiniment plus qu’elle-même, fais-lui donner de tes nouvelles par quelqu’un de qui elle puisse s’en procurer sans t’incommoder. Que si est elle forcée de cesser de t’écrire, elle ne cessera jamais de t’aimer. Et il n’y aura que la mort qui éteigne son amour pour toi dans cette vie, sois-en bien convaincue, ma chère fille. Sois assurée de ma santé. Elle est assez bonne, loué soit le bon Dieu. Rien ne la traverse que ton silence. Romps-le ma chère enfant, et il n’y aura point de satisfaction plus douce pour moi. »

Une fois de plus revinrent les jours de fin d’année. La vie se poursuivait toujours pareille. Mais une aube plus claire paraissait se lever : les mois nouveaux allaient-ils enfin apporter la délivrance ?

Rabaut intervient toujours en faveur des prisonnières



Paul Rabaut

Rabaut ne perdait aucune occasion de se rendre utile aux prisonnières et d’intercéder en leur faveur. En juin 1758 il rédigea un placet au Roi, qu’il remit à une dame noble, Mme Savine de Coulet. Celle-ci se rendait à la Cour. Mais laissons le pasteur nous fixer lui-même sur le sort de son entreprise : « Cette dame le remit à la reine, la reine le remit à NI. de Saint-Florentin qui le reçut mal, alléguant que nous étions moins dans le cas que jamais qu’on nous accordât des grâces. C’est ce que m’a écrit cette dame, et elle ajoute qu’on fait courir à la cour des bruits qui ne nous sont pas avantageux. J’ai répondu à cette lettre et me suis plaint avec force, mais avec modestie, de ce qu’on nous condamnait sur l’étiquette et sans nous entendre. »

Contre l’opinion publique, l’obstination cruelle du ministre se dressait encore. On redoutait à Versailles quelque action de la flotte anglaise sur les côtes méditerranéennes, car la guerre de Sept Ans avait éclaté, depuis 1756, et l’on persistait à voir dans les populations protestantes les auxiliaires possibles d’une telle tentative. Des troupes furent envoyées à Aigues-Mortes en prévision d’un débarquement.

Pourtant Marie rassurait sa nièce. Une lettre qu’elle composa le 13 juillet 1758, la dernière avant le retour en France de l’exilée, nous en est la preuve :

« Tu veux, ma chère fille, y disait la prisonnière, que je t’écrive une longue lettre. Tu goûtes donc quelque plaisir en me lisant. Je sens, à cette demande que tu me fais, que tu m’aimes un petit peu. Mais lorsque tu me dis que tu veux venir te jeter entre mes bras, ton aveu me convainc de ta sincère amitié. Eh bien, ma chère enfant, viens, le plus tôt qu’il te sera possible, et sois assurée que tu trouveras en moi la mère la plus tendre. Je crois que tu n’as pas besoin de plus grandes protestations que celles que je t’ai faites dans toutes mes lettres…

Marie Durand prépare le voyage de sa nièce

« Viens en faire l’épreuve pour te convaincre de mon amour et ta démarche me convaincra de la tienne. Si tes affaires te le permettent, tu devrais venir du temps de la foire de Beaucaire, parce qu’alors tu pourrais venir en compagnie et tu ne ferais pas tant de frais… Que ton salut ne retarde pas — ajoutait Marie en faisant allusion, selon toute vraisemblance, à la communion de septembre. — Tu auras dans ce pays des occasions, chaque fois que tu voudras y participer. Ainsi n’attends pas au mois de septembre parce que le temps est fort inconstant dans cette saison…

« … A l’égard de l’ouvrage, il ne t’en manquera pas, soit à faire de dentelle, soit de broderie de toutes les façons. Ainsi tu peux te régler là-dessus de porter des patrons des deux ouvrages. Du reste, tu seras égale à moi de tout ce que j’ai et de toutes mes tendres affections. Tu ne me seras donc pas à charge ; de mille façons, au contraire, tu allégeras ma chaîne que je porte depuis vingt-huit ans et adouciras mes amertumes. Vole donc, je te prie, vers ta misérable tante captive, qui soupire après cette douce satisfaction depuis tant d’années. Je serai toujours dans la langueur jusques à ce que je te tiendrai entre mes bras. Tu n’as rien à craindre dans ce pays. Les affaires ont fort changé… Mon amie te fait mille brassades bien serrées, de même que toutes mes compagnes. Elles languissent de te voir ; mais pour moi je me calcine tous les jours. »

Une enfant sort de la Tour

Lorsque cette missive fut envoyée, la jeune Catherine Falguière-Goutès était probablement sortie de la prison où elle avait grandi depuis 16 ans. Son départ dut être fort sensible à Marie qui avait veillé sur son enfance avec tant d’affection.

Nouvelle visite officielle à la Tour

Mais les événements se succédaient avec rapidité. Un délégué du Gouvernement, de Fitte, visita la Tour les 22 et 23 septembre. Il parut touché par l’état des prisonnières. Pourtant il mentionnait sur son rapport que « toutes les femmes qui sont renfermées dans les deux salles où l’on pouvait mettre quinze lits dans chacune, sont bien entretenues et ne paraissent manquer de rien. Il y a lieu de croire qu’elles ne sont nullement gênées. Elles n’ont aucune plainte à formuler. »

Elles étaient alors vingt et une. Depuis 1754, cinq avaient succombé. Parmi elles, Marie Béraud, l’aveugle, était enfermée depuis 1725 et Anne Saliège depuis 1719.

L’automne glissa une fois de plus sur les marais aux eaux grises, et l’hiver envoya dans la Tour sa bise glacée. L’inquiétude était vive parmi les emmurées.

Elles redoutaient un coup de main des Anglais contre la petite ville et l’idée d’une guerre venant jusqu’à elles « bouleversait leur imagination ».

Une étrange démarche

On intercédait en leur faveur. La même dame qui avait porté quelques mois plus tôt le placet rédigé par Marie Durand alla même jusqu’à suggérer à cette dernière de s’adresser cette fois à Mme de Pompadour. La prisonnière fit composer une supplique par un personnage inconnu. Les termes choisis dans le goût du temps faisaient de la marquise une nouvelle Esther, à laquelle « ses vertus » avaient ouvert « les avenues les plus secrètes du cœur royal ». Mais nous ignorons quel sort eut cette lettre pour le moins imprévue.

Depuis longtemps la persécution s’était ralentie, presque éteinte. Pourquoi le commandant militaire Thomond fit-il alors enfermer dans un sursaut imprévu de rigueur, Marguerite Vincent, de Valerargues, coupable de s’être mariée au désert ? Elle fut condamnée en juin 1759. Cet acte de brutalité déconcertait.

Anne Durand revient en France

Anne Durand avait quitté Genève et s’était placée comme gouvernante dans une famille nîmoise ; mais elle côtoyait des personnes de caractère difficile, et peut-être restait-elle aussi victime de son tempérament faible et paresseux. Des difficultés surgirent ; puis les nouvelles devinrent meilleures. Paul Rabaut, qui veillait sur elle et qui, très probablement, lui avait trouvé sa situation, put donc écrire le 8 juin 1759 à Chiron : « On est plus content de Mlle Durand qu’on ne l’était. Il faudrait qu’elle fût bien parfaite pour satisfaire tous les parents de la petite. Tout ira bien, j’espère ; ce qu’il y a de bien sûr, c’est que je me montrerai pour elle dans toutes les occasions. »

Anne Durand va voir sa tante à la Tour de Constante

La dernière étape était sur le point d’être franchie. Anne quitta bientôt ses maîtres et s’en fut à Aigues-Mortes où elle passa un mois — le mois le juillet 1759, — sans qu’on puisse savoir si elle logea ou non à la Tour. La fille du martyr renouait les liens de famille déchirés trente années auparavant par la persécution. Marie pouvait voir enfin cette nièce si chère devenue, de par la cruauté des circonstances et des hommes, presque sa propre enfant et pour laquelle son cœur dans la longue misère de sa réclusion avait si souvent — et si fortement — battu.

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