Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

D. De la Réformation au XVIIIe siècle

L’époque de la Réformation, qui fut l’âge de la polémique, se montra moins féconde pour l’apologie du christianisme. Elle n’offre guère à citer dans ce domaine que les écrits de Luther contre les Juifs : Wie mit den Juden, sie zu bekehren, zu handeln (1523) ; Wider die Sabbatter (1538) ; Von den Juden und ihren Lügen (1543).

Déjà vers la fin du XVIe siècle cependant et dans le cours du XVIIe, se manifeste en France et dans les Pays-Ras une opposition religieuse portant plus loin et plus haut que les différences confessionnelles, et tendant au scepticisme, à l’indifférentisme et même à un athéisme dissimulé plus ou moins par des précautions ou des apparences de dévotion (Rabelais, Montaigne, La Rochefoucauld, Saint-Evremond).

Sous les sévères décors du règne de Louis XIV, le courant d’incrédulité qui fit irruption sous la Régence, se frayait déjà sa voie.

Les principales productions apologétiques de la fin du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, sont dues à trois protestants : Duplessis-Mornay, Amyraut et Hugo Grotius.

L’ouvrage de Duplessis-Mornay, dédié à Henri de Navarre, est intitulé : De la vérité de la religion chrétienne contre les Athées, Epicuriens, Payens, Juifs, Mahumédistes et autres infidèles (1579-1581 ). Le but qu’il annonce est de « repeindre au vif devant les yeux la vraie religion, et la joie, l’heur et la gloire qui la suit, afin que les voluptueux y cherchent leur joie, les avares leur bien, les ambitieux leur gloire, s’adressant de tout leur cœur à celle seule qui peut remplir leur cœur et saouler leur désir ».

L’Ecole de Saumur, fondée par Duplessis-Mornay, représenta au XVIIe siècle la tendance libérale contre Montauban et Sedan, en continuant dans la personne d’Amyraut la réaction contre le calvinisme absolu, entreprise déjà et d’ailleurs poussée à l’excès par l’arminianisme.

Amyraut composa un Traité des religions contre ceux qui les estiment indifférentes (1631-1652). Cet ouvrage comprend trois parties, dont la première s’adresse à ceux qui admettent un Dieu, mais nient la Providence ; la seconde, à ceux qui admettent la Providence, mais nient la Révélation ; et la troisième, à ceux qui admettent la Révélation, mais « n’estiment pas que cela oblige à suivre une forme de religion certaine et déterminée : secte de gens inconnue des anciens et née de nos temps ».

M. Viguié nous avoue que la lecture de cet ouvrage lui a causé une déception. Il s’attendait « à être ébloui par les aperçus, les éclairs, les illuminations sortant de ces pages », qui ne lui ont procuré qu’une jouissance honnête. Il en conclut sagement que la théologie d’Amyraut n’a été « ni au-dessus ni au-dessous de l’idéal qu’il s’en était fait, qu’elle a été autren », œuvre de transition et de conciliation, non de création.

nHistoire de l’apologétique réformée, page 98.

Au premier rang des apologètes de l’époque figura Hugo Grotius, auteur de l’écrit intitulé : De veritate religionis christianæ (1627). Cet ouvrage, composé en vue des marins hollandais appelés par leur profession à entrer en contact avec des mahométans et des païens, et exposés ainsi au danger de déchoir de leurs croyances chrétiennes, eut un succès immense, et fut traduit non seulement dans toutes les langues européennes, mais en arabe, en indou, en chinois. Il comprend six livres ; les trois premiers traitent de la religion générale, de la vérité de l’Evangile, de la crédibilité des Ecritures ; le quatrième réfute le paganisme ; le cinquième, le judaïsme ; le sixième, le mahométisme. Le seul énoncé de ce plan en montre l’incohérence. Toute gradation y fait défaut. Mais ce qui était un vice de fond, d’ailleurs bien fréquent et presque constant dans l’histoire de la pensée chrétienne, le christianisme est conçu ici plutôt comme une doctrine rationnelle divinement accréditée ; et Christ était ramené au rang d’un fondateur de religion, supérieur à Moïse et à Mahomet, divin sans doute, mais non pas l’objet même de la foi.

Le plus grand nom de cette époque et un des plus grands de tous les temps dans le domaine de l’apologétique est Pascal, l’auteur des Pensées († 1662 ; première édition en 1669).

Entre le doute élégant ou scientifique de Montaigne et de Descartes et l’autorité hiérarchique, Port-Royal représenta et défendit à la fois les droits de la vérité objective et ceux de l’individu. L’apologétique de Pascal qui commence par établir la concordance du christianisme avec les besoins de la nature humaine, et part de l’état actuel de l’homme, composé de grandeur et de misère, pour rencontrer Jésus-Christ, ne néglige point les preuves dites externes ou historiques, tirées de la considération des miracles et des prophéties. C’est ce dont fait foi le plan formulé par Pascal lui-même, et qui nous a été conservé sous la forme suivante : 1° La religion chrétienne par son établissement ; 2° La sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne ; 3° Les merveilles de l’Ecriture sainte ; 4° Jésus-Christ en particulier ; 5° Les apôtres en particulier ; 6° Moïse et les prophètes en particulier ; 7° Le peuple juif ; 8° Les prophéties ; 9° La perpétuité ; 10° La doctrine qui rend raison de tout ; 11° La sainteté de cette loi ; 12° Par la conduite du monde.

Il serait injuste de préjuger la valeur de l’œuvre complète de Pascal d’après ce fragment qui n’était peut-être qu’une expression provisoire de sa pensée, et ne présente pas non plus à notre esprit une gradation suffisamment ordonnée.

Dans la première partie elle-même où l’auteur des Pensées s’est complu à faire saillir en traits étincelants les contrastes et les contradictions intimes de la nature humaine, afin d’établir sur l’aveu de ce désordre la nécessité d’un secours supérieur et divin, dans ce tableau des multiples misères humaines, ce qui apparaît au premier plan, ce ne sont pas, comme dans le ch. 7 de l’épître aux Romains, les luttes morales de la conscience avec la loi divine qui commande, juge et condamne, mais les oppositions de toute nature qui surgissent entre l’homme et cette nature désorganisée, ou entre les facultés et penchants divers de l’homme lui-même. Nous l’avons écrit ailleurs : Les angoisses de Paul furent celles de l’Israélite en quête de la véritable justice ; les causes apparentes qui troublèrent l’âme de Pascal furent les anxiétés du géomètre en conflit avec les mystères de l’espace et du tempso.

oChrétien évangélique, 1890, numéro d’août. Pascal et Montaigne.

La donnée véritablement originale et créatrice de l’œuvre de Pascal se dégage de la partie qui en a été exécutée, et elle réside essentiellement dans une théorie de la connaissance, non pas nouvelle, puisqu’elle était biblique, mais étrangère à la conception philosophique depuis Socrate jusqu’à Descartes : c’est que la certitude en matière religieuse et morale n’est le fait ni de l’autorité extérieure ni de la raison pure, mais de l’organe de l’homme qui est congénère aux vérités supersensibles, que Pascal appelle le cœur, que nous appellerions aujourd’hui la conscience ou le sens intime.

S’agit-il de prouver mathématiquement les réalités de l’ordre supérieur, inaccessibles par leur nature à la raison comme au sens externe, Pascal redevient le disciple de Montaigne et de Descartes, le précurseur de Kant. Réduit à la ressource de la raison pure, l’auteur des Pensées ne voit plus que motifs de doute et contradictions en lui-même, dans la nature et dans l’univers ; et il se fera accuser de scepticisme par les esprits superficiels, philosophes cartésiens ou éclectiques, qui tout ensemble cherchent l’évidence morale où elle n’est pas, et la méconnaissent où elle se trouve rayonnante et triomphante, dans la personne de Jésus-Christ.

Huet, évêque d’Avranches, que son immense érudition a rendu célèbre et presque légendairep, entra aussi en lice contre le scepticisme de son temps dans sa Demonstratio evangelica (1679). Ce que le mathématicien avait jugé impossible, démontrer mathématiquement la vérité religieuse et chrétienne, l’évêque crut pouvoir le tenter. Plus tard, lui-même dut convenir dans son livre sur la Faiblesse de l’esprit humain, de l’insuffisance de la méthode dialectique pour établir les vérités de la foi.

p – C’est Huet qui est le héros de l’anecdote souvent racontée, où un paysan qui était venu voir plusieurs fois son évoque, et avait toujours été éconduit avec cette réponse invariable : Monseigneur étudie, s’écria enfin : Quand Dieu nous donnera-t-il un évêque qui ait fini ses études !

Le protestantisme français, qui avait déjà produit deux apologies du christianisme dans la première moitié du XVIIe siècle, en vit naître une troisième, écrite sur le sol hollandais et dédiée à l’électeur de Brandebourg, celle de Jacques Abbadie, intitulée : Traité de la vérité de la religion chrétienne (1684). Tout en étant affranchi de l’abus de l’érudition qui appesantissait la forme dans les apologies de Du-plessis et d’Amyraut, l’ouvrage d’Abbadie restait tributaire de la méthode qui plaçait la force de la démonstration dans l’accumulation des preuves subsidiaires et des appuis réciproques que se prêtaient les arguments.

Le succès de l’apologétique d’Abbadie fut prodigieux de son temps :

« Les savants dans leurs recueils, écrit M. Viguié, ne trouvent pas de mots pour exprimer leur admiration, et les esprits éclairés, dans l’Eglise protestante, manifestèrent une joie bien légitime à l’apparition d’un ouvrage qui était une gloire pour eux tous. Mais c’est dans l’Eglise romaine que l’enthousiasme aussi est au comble ; les catholiques les plus fervents et les plus fanatiques prodiguent les éloges à Abbadie ; oui, Mme de Sévigné elle-même. On connaît son mot souvent répété : « C’est le plus divin de tous les livres ; cette estime est générale. Je ne crois pas qu’on ait jamais parlé de la religion comme cet homme-là, » et tous ces esprits cultivés rivalisent de louanges. Nous recueillons tous ces témoignages, nous les savons sincères et bien sentis, mais nous demeurons confondus au souvenir d’une date : nous sommes en 1685. »

Le même critique a fait entre les deux plus célèbres apologies de l’époque, celle du protestant réformé et celle du catholique janséniste, une comparaison qui laisse avec raison les avantages à cette dernière. Après avoir constaté qu’Abbadie, qui avait connu les Pensées de Pascal, ne s’en est pas inspiré autant qu’il eût été désirable, il se demande la raison des fortunes si diverses de ces deux ouvrages et de l’oubli dans lequel est aujourd’hui tombé celui qui avait obtenu de son temps le succès le plus éclatant.

« Dirons-nous que des fragments sans ordre, comme étaient les Pensées, n’ont pu soutenir la comparaison avec la belle structure du Traité ? Nous voulons bien croire que cette circonstance n’a pas été sans influence sur les esprits ; mais quelque fanatique de la forme que nous estimions le XVIIe siècle, nous ne pouvons attribuer à une pareille cause ces différences d’appréciations. C’est dans le fond même des deux apologétiques qu’il faut chercher la raison de ces différences. Abbadie s’adresse aux hommes de sa génération, Pascal à l’homme de toutes les générations. Abbadie s’émeut à la vue de l’incrédulité de son siècle ; Pascal se trouble, en découvrant, au fond de son âme, le germe caché de toutes les incrédulités. Abbadie recherche au dehors, et avec tristesse, les faux docteurs pour les combattre ; Pascal trouve en lui-même le véritable auteur de tous les mensonges. Voilà pourquoi Abbadie fut surtout d’une époque et a pu vieillir, et que Pascal est de tous les temps, et sera éternellement jeune. »

Ce fut à cette époque aussi qu’apparut le pajonisme, tendance qui reçut son nom de Claude Pajon, un disciple déjà extrême d’Amyraut, dont le principal ouvrage, dirigé contre Nicole, fut intitulé : Examen du livre qui porte pour titre : Préjugés contre les Calvinistes (1673). Le pajonisme fut le pendant en terre française de ce supranaturalisme intellectualiste et teinté de pélagianisme qui substituera en Angleterre et en Allemagne, dans l’apologétique comme dans la dogmatique, le rôle de l’intelligence dialectique à celui du sens moral, et suppose que la connaissance doctrinale de la vérité suffit pour faire reconnaître cette dernière en l’homme.

Le scepticisme de Bayle marqua la transition du XVIIe au XVIIIe siècle. Dans son Dictionnaire philosophique, si fort vanté par Voltaire, il poussa jusqu’à la scission complète la distinction de la foi et du savoir.

Ses principaux contradicteurs se trouvèrent dans le camp des Réfugiés huguenots, Jurieu, Le Clerc, Jaquelot. Ce dernier fut auteur de plusieurs ouvrages : Dissertations sur l’existence de Dieu, Dissertations sur le Messie, Conformité de la foi et de la raison. Traité de la vérité et de l’inspiration des livres du Vieux et du Nouveau Testament, qui lui assurent une place honorable parmi les apologètes († 1708).

Bayle ne fut que faiblement réfuté par Leibnitz (1646-1716), dans sa Théodicée, dont la prémisse déterministe et optimiste ne pouvait, nonobstant les meilleures intentions de l’auteur, que compromettre à la fois la cause du véritable christianisme et de la philosophie.

Les principes de la philosophie de Leibnitz, assez dispersés dans l’œuvre du maître, furent soumis par Wolff (1679-1754) à une élaboration rigoureusement systématique, qui leur valut un accroissement et une extension considérables d’influence ; mais la prétention propre à cette école et la tentative faite par elle de démontrer mathématiquement la vérité chrétienne, devait apporter à la cause de l’orthodoxie un appui aussi précaire que fragile en lui-même. Soumettre la révélation au contrôle de la raison, fût-ce pour en établir la possibilité et la nécessité, c’était se condamner à ne plus retrouver que des idées abstraites et des lois mécaniques à la place occupée jadis par des faits divins de grâce et de liberté.

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