Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

Article II
Des moyens de l’apologie du christianisme, ou : Des critères apologétiques

Nous demandons par quels moyens la révélation chrétienne se fera reconnaître de moi comme étant d’origine divine, et par conséquent, comme ayant sur moi une autorité absolue devant laquelle devront abdiquer, le cas échéant, ma raison et même ma conscience.

Car voici la difficulté qui se présente, avons-nous écrit ailleurs : « Ou bien, j’accepte sans examen les autorités diverses qui se présentent à moi pour m’instruire des plus hauts mystères ; et alors, qui me garantira que ces autorités soient les vraies, et qu’en croyant recevoir une vérité toute faite, je ne me trouve pas quelque jour avoir été la victime d’une colossale imposture, en tout cas, d’une erreur irréparable touchant la question la plus vitale de toutes, celle de mon salut ? Ou bien, je me réserve d’examiner cette autorité ; je lui demande ses titres ; je prétends vérifier ses affirmations en les soumettant au contrôle de mes facultés ; et je conclus alors que l’examinateur étant supérieur à l’examiné, une autorité examinée n’est plus une autoritél ».

l – Voir notre article : L’autorité en matière religieuse. Chrétien évangélique, 1881, n° 8.

Si donc il y a individualité, il y a liberté d’examen, ne fût-ce qu’un instant ; et alors, que devient l’autorité ? Et s’il y a autorité, il y a foi aveugle et implicite, interdiction de discuter, ne fût-ce qu’un instant ; et alors, où est l’individualité ?

Cette rivalité de l’autorité et de l’individualité, qui a travaillé les siècles de l’ère chrétienne et ébranlé le XVIe jusque dans ses fondements, pèse encore de tout son poids, on a le droit de le dire, sur la pensée contemporaine. Il y a cinquante ans déjà que Vinet exposait l’antinomie des deux principes dans les lignes suivantes :

« Entre les hommes de la liberté et ceux de l’autorité, il y a un fossé que la plus grande spiritualité des deux partis à peine à combler. Le mysticisme l’a pu quelquefois ; mais dans le mysticisme arrivé à un certain degré, il n’y a plus de place pour les distinctions ni même pour l’idée d’Eglise. Mais quand deux hommes ont un attachement de foi, l’un pour le principe d’autorité, l’autre pour les devoirs de l’examen individuel, ils sont téméraires aux yeux l’un de l’autre ; chacun, au point de vue de son antagoniste, est placé sur le terrain d’une opposition également gratuite et énorme. Ces deux principes se font peur l’un à l’autre, et l’huile d’onction et de sympathie qui commençait à couler se fige à la pensée, pour le catholique, que le protestant est dans les liens d’une erreur damnable ; pour le protestant, que le catholique a mis sa religion personnelle et le Saint-Esprit, pour ce qui le concerne, à la merci d’une autorité humainem. »

m – Lettre du 24 décembre 1840, citée par M. Astié dans Evangile et Liberté, n° du 26 décembre 1890.

Quelques années plus tard, au cours d’une polémique avec M. Charles Secrétan, M. le professeur Jalaguier formulait assez heureusement à son tour l’opposition mutuelle de ces deux principes et les difficultés de leur conciliation, au sein même de la théologie protestante, dans les lignes suivantes :

« Prises dans les traits généraux qui les caractérisent, dans l’élément intégrant de leurs principes respectifs, dans les points prédominants de leur opposition, les deux directions se tranchent bien nettement. L’une parle de conscience et d’autonomie, l’autre, d’écriture et d’autorité ; l’une veut la perception directe de la vérité divine ; l’autre regarde surtout aux signes du ciel qui l’attestent ; l’une fait de la révélation intérieure le garant et le critère de la révélation extérieure ; elle s’appuie sur une sorte d’Évangile inné, pierre d’attente et pierre de touche tout ensemble de l’Évangile historique ; l’autre, après avoir constaté par la démonstration d’esprit et de puissance la Parole de Dieu dans les Livres saints, demande que l’homme y soumette sa pensée comme sa volonté propre ; dans l’une, la foi est essentiellement une intuition rationnelle ou expérimentation morale, ou une divination mystique ; dans l’autre, elle est avant tout une confiance religieuse ; dans l’une, le vrai et le saint, immédiatement perçu par la conscience religieuse et morale, fonde le divin proprement dit ; dans l’autre, le divin, reconnu à ses titres directs de créance, fonde la loi suprême de la vérité et de la sainteté. Dans l’une, le miracle se retire sur l’arrière-plan au point de vue dogmatique de même qu’au point de vue apologétique, et tend à disparaître en entier ; dans l’autre, il se montre et se maintient au centre de la doctrine comme de la preuve ; l’une préconise une seconde réformation qui, changeant le vieux principe protestant comme la première réformation changea le principe catholique, renouvelant à leur source la science et la foi, la vérité et la vie, prépare à l’Eglise et au monde d’incalculables résultats ; l’autre ne voit guère, dans cet espoir, qu’une illusion, et dans le progrès célébré d’avance, qu’un renversement ou un périln. »

nRevue chrétienne, Supplément théologique. 1861, n° 3. p. 139. « De l’ancienne et du la nouvelle théologie »

La plupart, il est vrai, ont cru sortir sains et saufs de l’impasse en retranchant purement et simplement un des termes de l’antithèse.

On a commencé par la suppression de l’individualité, faite tour à tour au profit d’une Eglise, d’un homme ou d’un texte, dispensés tous trois de produire leurs lettres de crédit au moment de s’imposer à la créance universelle. Le catholicisme romain, par exemple, que nous pouvons citer ici comme l’incarnation la plus authentique du principe d’autorité, ne reconnaît pas de terme moyen entre la licence la plus effrénée et la soumission la plus absolue. Une autorité t’est nécessaire, me dit-il ; mais tu n’es pas plus en état de la choisir toi-même que de t’en passer ; car si tu étais à même de la choisir, tu serais pour cette raison même en état de t’en passer. Il te faut une autorité ; donc il y en a une ; donc la voilà ! Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est. Elle se charge de ton salut en même temps que de ton instruction ; elle prend sous sa tutelle ton âme et ton intelligence ; elle va te dire ce que tu dois croire sans effort, sans souci, sans examen, sans discussion ; car examiner, c’est douter, et discuter, c’est s’insurger.

Et voici vingt ans déjà que le dernier concile œcuménique a tenu à la chrétienté et au monde le langage suivant : « C’est pourquoi, Nous attachant fidèlement à la tradition reçue dès l’origine de la foi chrétienne pour la gloire de Dieu notre Sauveur, pour l’exaltation de la religion catholique et pour le salut des peuples chrétiens, avec l’approbation du saint concile, nous enseignons que c’est une dogme révélé par Dieu :lorsque le pontife romain parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine en matière de foi ou de morale doit être tenue par toute 1’Église, il jouit, en vertu de1’assistance divine qui lui a été promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi ou la morale ; par conséquent, ces définitions du pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. Si quelqu’un, ce qu’à Dieu ne plaise, avait la présomption de contredire notre définition : qu’il soit anathème.o »

o – Extrait du Magistère de Vatican I, où l’infaillibilité papale fut proclamée le 18 juillet 1870. Gretillat cite en latin. (ThéoTEX)

Le principe d’autorité a été formulé aussi crûment qu’il est possible par l’abbé Genoude dans le discours préliminaire de sa traduction des Pères de l’Eglise :

« Il ne s’élève plus d’hérésie nouvelle parce que, dans ses progrès actuels, l’esprit humain ne connaît point d’autre alternative que d’embrasser ou de rejeter la religion tout entière, et que tout le monde comprend qu’il faut être tout à fait catholique ou tout à fait incrédule.

Et, dans la vérité, il n’y a pas de milieu entre l’un et l’autre pour qui raisonne. Si vous adoptez le principe catholique, il y a pour vous la nécessité de croire sans exception, ni restriction, ni examen, tout ce qu’enseigne une Eglise que vous reconnaissez pour infaillible. Si vous rejetez le principe, il y a pour vous impossibilité de rien croire de ce qu’enseigne cette même Eglise que vous supposez sujette à l’erreur, car sa faillibilité fait naître le doute, le rend légitime et raisonnable. Or le doute exclut la foi. Il n’y a donc point de milieu entre tout croire et ne rien croire ».

Plus loin :

« Les opinions individuelles et isolées, quelle que soit la gravité de leurs auteurs, n’ont pas d’autorité dans une Eglise qui a pour règle de foi ce qui a été cru toujours, partout et par tout le monde ».

Plus loin encore :

« Dieu qui appelle tous les hommes, ignorants ou savants, à la connaissance de la vérité, ad agnitionem veritatis, a donné à l’artisan, à l’ouvrier, un moyen court et sûr de discerner la vraie Eglise au milieu de tant de sectes opposées ; ce moyen est bien simple, c’est de sentir son impuissance et le besoin d’une autorité visible et infaillible qui décide toutes les questions, sans s’engager dans une discussion dont il est évidemment incapable ».

L’avantage prétendu de la méthode d’autorité est de m’épargner les embarras, les angoisses, les mécomptes et les périls inhérents à toute recherche personnelle, inhérents à l’exercice même de la liberté. Supprimer le doute en supprimant la question, procurer à mon esprit la certitude dans le silence de la pensée, conclure la paix dans l’écrasement d’une des parties qui est moi-même, annuler l’individualité pour la sauver, tel est, ramené à ses termes les plus simples, le programme de cette école.

Cet avantage qui ne saurait guère toucher les hommes appelés par état aux travaux et aux luttes de la pensée, paraîtra valoir tout son prix à l’égard des intelligences simples, qui sont d’ailleurs les plus nombreuses. S’il est prouvé, en effet, que la vérité qui sauve, inaccessible de sa nature aux simples, ne puisse être mise à leur portée que par des intermédiaires, et que cet intermédiaire nécessaire soit l’autorité qui la certifie et qui l’interprète, la prétention de la méthode d’autorité ne sera pas loin d’être justifiée par l’analogie qu’elle présenterait avec l’Evangile lui-même, accommodé à la fois aux savants et aux simples. Nous-même avons reconnu que la foi implicite au témoignage, c’est-à-dire à une autorité suffisamment accréditée, est le facteur le plus fréquent de nos connaissances et de nos aptitudes, et cela, de plus en plus, à mesure que nous descendons de la classe de ceux qui enseignent vers ceux qui sont enseignés. La méthode d’autorité va plus loin, et affirme être à l’égard de ces derniers la seule applicable et par conséquent la seule légitime.

C’est là, en particulier, un des arguments que M. l’abbé de Broglie, dans la série d’articles qu’il a bien voulu nous consacrer, et dont nous nous plaisons à reconnaître le ton bienveillant et sympathique, a fait valoir contre ce qu’il a appelé, avec raison, notre « individualisme dogmatique » :

« La règle de foi que M. Gretillat propose, écrit-il, est dépourvue d’une condition essentielle : elle n’est pas accessible à toutes les intelligences.

La règle de foi catholique remplit cette condition ; l’Eglise étant une société actuellement vivante que l’on peut toujours consulter, chacun peut facilement connaître si telle ou telle doctrine est révélée…

Or, les catholiques les moins instruits, même les moins développés comme intelligence, les enfants même ont, pour admettre l’enseignement de l’Eglise, un motif qui leur est propre. Ce motif est tout autre que l’aveugle coutume qui maintient les païens et les musulmans dans la pratique religieuse ; c’est, d’autre part, un motif que les protestants ne possèdent pas et qu’ils ne pourraient employer qu’en contredisant leur principe.

Les catholiques croient à l’enseignement de Jésus-Christ comme les premiers témoins y croyaient. Ils croient sur un témoignage. Ils ont pour appuyer leur foi le témoignage de l’Eglise, comme les premiers chrétiens appuyaient la leur sur le témoignage des apôtres.

Il est évident pour tous, même pour les plus ignorants, que l’Eglise n’est pas née d’hier ; on ne saurait la confondre avec les sectes éphémères que nous voyons naître et qui meurent chaque jour. Quand elle nous dit : J’étais présente au Calvaire, au Cénacle, au mont des Oliviers, on peut croire sa parole…

L’Eglise qui, pour les simples, est considérée légitimement comme un seul témoin, devient pour ceux qui ont acquis une science plus étendue, la chaîne de la tradition. La personne morale unique de l’Eglise se décompose par l’analyse de l’histoire en une série de générations qui se transmettent la vérité. Cette tradition est bien différente des vaines traditions des religions fausses ou des traditions inconséquentes des sectes séparées. C’est une tradition garantie par un organe indestructible chargé de la conserver par la sainte hiérarchie, une tradition dont les anneaux se joignent sans lacune, qui remonte d’évêque en évêque sur chaque siège, jusqu’aux apôtres et au Christ, comme l’antique tradition remontait de patriarche en patriarche jusqu’à Adamp. »

pCorrespondant, n° du 28 octobre 1890.

Notre éminent contradicteur est, comme nous, antinominaliste : il est partisan des universalia ante rem ; mais il nous paraît, dans l’espèce, faire de ce principe une application excessive et quelque peu oratoire. Il se représente et nous représente l’Eglise catholique romaine comme formant un tout organique et indivisible non seulement avec l’ensemble des communautés apostoliques, mais même avec le collège des Douze réunis dans la Chambre haute la veille de la mort du Maitre. Selon M. l’abbé de Broglie, l’Eglise catholique préexistait à la Pentecôte, qui marque pour nous la fondation effective de l’Eglise ; elle préexistait à la résurrection ; que dis-je ? dans la personne de saint Jean et des trois femmes, et malgré l’absence de saint Pierre lui-même, elle était présente au Calvaire !

Mais comment notre critique lui-même s’y prend-il pour soumettre à l’autorité catholique la foule des simples censés incapables de s’assurer par eux-mêmes de la vérité du témoignage apostolique ? Il raisonne ; il raisonne abondamment ; il raisonne autant que nous ; il fait appel à la logique des lecteurs du Correspondant, qui ne sont pas tous sans doute des théologiens ; partant, à leur droit de réplique ; et il lui faut un sorite à quatre chaînons pour nous prouver que l’Eglise catholique romaine, étant seule infaillible, est aussi seule capable de nous certifier et de nous interpréter la vérité :

« Cette doctrine est logique ; ses diverses parties tiennent ensemble. Si Jésus-Christ est Dieu, il faut croire à sa parole. S’il est ressuscité, c’est qu’il est Dieu. S’il est venu enseigner les hommes, il est venu établir une Eglise pour transmettre son enseignement. S’il a établi une Eglise, ce ne peut être que l’Eglise catholique, la seule qui se déclare infaillible. »

Et ici nous proposons un dilemme à M. l’abbé de Broglie : ou les difficultés qui s’attachent à la reconnaissance et à la constatation de la vérité, résident non dans la chose elle-même, mais dans l’emploi de telle ou telle méthode d’information, ou elles sont inhérentes à la chose et dès lors dirons-nous, communes aux simples et aux savants. Dans le premier cas, la seule conclusion à tirer est la nécessité de corriger cette méthode vicieuse, sans en rendre responsable le protestantisme qui n’est assujetti à aucune ; dans le second cas qui, si nous ne nous trompons, est concédé par notre critique, la méthode d’autorité ne peut servir aux simples qu’à la condition de leur laisser ignorer les éléments les plus importants de la matière en question. Qu’une seule fois — car enfin il faut tout prévoir — ils s’en enquièrent, et les voilà aussi à plaindre que nous !

Je dis d’abord que la méthode d’autorité est enfermée dans un dilemme dont les deux termes seront pour elle aussi embarrassants l’un que l’autre. Elle est condamnée à commettre ou une pétition de principe ou une inconséquence.

Ou bien, en effet, l’autorité se montrera absolue et parfaitement conséquente avec elle-même. Elle interdira simultanément et réciproquement à elle de raisonner avec moi, à moi de raisonner avec elle ; elle affirmera infailliblement son infaillibilité : « L’Eglise, a dit à tort ou à raison J.-J. Rousseau parlant de l’Eglise romaine, décide qu’elle a droit de décider. »

Or il ne faut pas être un grand clerc pour avoir appris qu’il n’est pas une des fractions de la chrétienté qui ne soit actuellement excommuniée par l’une ou par plusieurs des autres : l’Eglise catholique romaine par l’Eglise catholique grecque, et réciproquement ; les Eglises protestantes ensemble par l’Eglise catholique romaine, et plusieurs d’entre elles l’une par l’autre ; tout récemment, l’Eglise Vieille-catholique par l’Eglise catholique romaine, et réciproquement. Et je demande de quel droit autre que la raison du plus fort l’une ou l’autre de ces excommuniées, comptât-elle cent millions d’adhérents sur trois cent millions de chrétiens, affirmerait avant tout raisonnement avoir raison contre toutes les autres. Je dis que si l’infaillibilité veut être conséquente avec elle-même, elle ne le peut qu’en supposant acquis le point même qui est en question. Elle commet une pétition de principe.

Il est vrai que ce cas, s’il s’est jamais produit dans cette brutale simplicité, ne serait plus présentable aujourd’hui. Il n’est plus ni Eglise ni pape prétendus si infaillibles qu’ils n’aient tenté une fois ou l’autre de faire valoir, devant les adversaires ou les indifférents, les raisons qui établissent leur infaillibilité ; et d’un autre côté, la foi la plus implicite et la plus passive ne laisse pas de garder par devers elle la raison quelconque au nom de laquelle elle se soumet à une Eglise ou à un pape de préférence à tout autre, quand ce serait l’unique raison d’être exemptée le plus promptement et le plus complètement possible de l’ennui de raisonner.

Irréparable inconséquence ! l’infaillibilité qui a discuté une fois s’est démentie à tout jamais ! Tel que la tache de lady Macbeth, le point d’interrogation placé une fois à côté de l’écriteau : Ici, plus d’erreur ! ne s’effacera plus ! Une fois éveillés, les perfides échos ne cesseront plus de renvoyer aux oreilles virginales des simples, comme aux miennes, le redoutable refrain : Chi lo sa ? Les outres d’Eole sont percées ! Et voilà l’unique ou le principal mérite de la méthode de l’autorité absolue perdu sans retour.

J’avais donc dormi tranquille, mais grâce à un narcotique. J’étais rassuré contre le doute et l’erreur, mais non pas absolument sûr d’avoir raison de l’être. L’enchaînement continu et ininterrompu de ces traditions, garanti par une hiérarchie dix-neuf fois séculaire, me frappait et m’imposait ; mais vous aviez négligé d’accrocher cette chaîne séculaire au véhicule qui me portait. Vous m’apportez la certitude parfaite, mais qui me certifiera cette certitude elle-même ? Vous vous déclarez infaillible ! et si cette déclaration même était votre première erreur !

C’est ainsi que la proclamation définitive de l’infaillibilité de l’évêque de Rome a dû être précédée de la convocation d’un concile où ce dogme devait être débattu, et l’a été longuement et passionnément. Et s’il fallait une preuve de plus de la contradiction, inhérente au principe d’autorité, entre la nécessité de s’imposer sans raison et l’impossibilité de se faire reconnaître dans la rigueur et la plénitude de ses prétentions autrement que par des raisons, je la trouverais dans ces assises solennelles convoquées pour condamner à tout jamais le libre examen, après lui avoir accordé une dernière fois la parole.

Et que sera-ce s’il m’est prouvé que cette autorité infaillible, contestée et contestable, a plus d’une fois, a une seule fois failli.

Passons sur la plupart des points de divergence, si graves d’ailleurs et si fréquemment discutés, entre les docteurs protestants et les catholiques, concernant les matières de la dogmatique et de la morale chrétiennes. Nous ne rechercherons pas ici tous les cas où, sous couleur de « développement »q, la donnée chrétienne authentique a pu être altérée dans le sein de l’Eglise chrétienne, comme jadis dans le sein du judaïsme, par les surcharges des traditions humaines.

q – Voir Correspondant, 1890, page 670.

Il nous suffit, disons-nous, d’un seul exemple prouvé où la doctrine catholique se contredirait elle-même, pour que ce magnifique échafaudage d’une tradition ecclésiastique ininterrompue durant dix-neuf siècles soit secoué jusque dans ses fondements.

Or cet exempte existe à double, dans le domaine de l’enseignement et dans celui de la hiérarchie.

Parmi les additions successives faites par l’Eglise à la donnée originelle du christianisme, et que ses apologètes mettront au compte du « développement », celles qui ont le plus agité notre génération sont les dogmes de l’Immaculée conception et de l’Infaillibilité papale, que nul ne désavouera comme objets de foi dorénavant obligatoires pour tous les catholiques.

Or qu’apprenons-nous quant au premier ? C’est que le dogme proclamé par Pie IX a été combattu et rejeté par quelques-uns des plus grands docteurs du moyen âge, saint Anselme, saint Bernard de Clairvaux, Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d’Aquin lui-même, que Léon XIII vient de proclamer le docteur officiel de l’Eglise catholique : « Videtur, écrit saint Thomas, quod beata Virgo non fuerit sanctificata antequam ex utero nasceretur.r »

rSwmma, Pars III, xxvii, art 1.

Et quant au dogme de l’infaillibilité papale, proclamé par le dernier concile, il suffit également qu’il soit historiquement établi qu’au milieu de la longue série des papes décrétés infaillibles, un nommé Ho-norius a encouru l’excommunication du sixième concile pour livrer aux serres de la critique l’infaillibilité de tous les prédécesseurs de Pie IX et celle de Pie IX lui-même.

« Je vous ferai ressouvenir, écrivait Pascal au R. P. Annat, des exemples que vous-même rapportiez dans votre livre, de papes que des hérétiques ont surpris. Car vous dites qu’Apollinaire surprit le pape Damase, de même que Célestus surprit Zozime, et qu’enfin Sergius obtint d’Honorius ce décret qui fut brûlé au sixième Concile, en faisant, dites-vous, le bon valet auprès de ce papes. »

sXVIIIe Provinciale.

Ce ne sont heureusement ni Luther ni Calvin ni quelque hérétique du même acabit qui ont découvert le cas du pape Honorius. Il avait déjà servi au XVIIe siècle dans la polémique entre les Jansénistes et les Jésuites, avant de devenir l’argument favori des Döllinger, des Häfelé et des Gratryt, dans les discussions du dernier concile.

t – Je n’ignore pas que le dogme de l’infaillibilité une fois proclamé, Mgr Häfelé s’est rétracté, et que le vénérable P. Gratry a dit avant de mourir : « Ce que j’ai écrit, je l’efface ». Tristes exemples des effets de la méthode d’autorité sur les plus nobles âmes ! Mais ce que le P. Gratry a cru pouvoir effacer, nous avons le droit de le faire revivre.

Et nous posons pour la seconde fois le dilemme : ou l’Eglise dissimule aux simples les points faibles du système, leur cache les objections très graves faites à l’infaillibilité du pape par des docteurs catholiques eux-mêmes ; et, dans ce cas, elle n’a pas le droit de traiter de rebelles ceux qui les ont connues et reconnues fondées ; ou elle instruit ses ouailles de ce qui se dit et de ce qui se passe, et je demande s’il ne leur sera pas plus facile de vérifier directement elles-mêmes, par l’organe de leur propre conscience éclairée par le Saint-Esprit, l’autorité de la parole de Jésus-Christ et des apôtres, que celle des organes qui la leur attestent.

Nous venons de contester, en en appelant à elle-même et à sa propre pratique, le principal mérite que la méthode en question s’attribue. Nous avons constaté les graves périls qui naissent de son application. Nous avons des objections positives à lui faire.

La première est qu’appliquant aux choses invisibles et divines des critères empruntés aux objets visibles et terrestres, attachant à la vérité des caractères qui peuvent être communs à elle et à l’erreur, comme l’antiquité (semper), l’universalité (ab omnibus), la visibilité (ubique), elle s’expose à chercher la vérité où elle n’est pas, à ne pas la reconnaître où elle est, et à la traiter en définitive comme un simple objet d’opportunité.

« Si l’antiquité à elle seule, a dit Pascal, est critère de vérité, il n’y avait donc pas de vérité pour les anciens ! »

Si c’est le nombre, ajoutons-nous, qui donne la mesure du vrai, il faut croire que les plus fréquentes et les plus graves chances d’erreur ont été du côté du petit nombre des élus.

Si c’est à la surface occupée par elle que la vérité se mesure, cela prouverait que le royaume des cieux n’a jamais été pareil à la plus petite de toutes les semences.

Un des arguments favoris des partisans de la méthode d’autorité est la raison a priori que Dieu n’a pas pu permettre que l’Eglise fondée par sa volonté et pour son service fût exposée ou livrée à l’erreur ; que, selon la promesse de Jésus-Christ, les portes des enfers ne sauraient prévaloir contre elle (Matthieu 16.18). On prescrit ainsi à Dieu les conditions, les moyens, les instruments qui doivent réaliser le triomphe de sa cause sur la terre ; et de ces conditions, on retranche les morales ; parmi ces instruments, on exige qu’il emploie indifféremment les dignes et les indignes. Or ce que Jésus a promis à ses premiers apôtres, c’est que le flambeau de la vérité ne sera jamais éteint dans le sein de l’Eglise et de l’humanité christianisée, et non pas qu’il ne sera jamais déplacé.

Si la garantie d’infaillibilité accordée par Jésus à son Eglise était inconditionnelle, ou soumise seulement à la condition toute matérielle de la succession apostolique ou à la condition toute locale d’une résidence, il semble qu’elle eût dû couvrir en premier lieu les Eglises apostoliques elles-mêmes ; que le voisinage immédiat des apôtres eût dû mettre ces dernières, avec plus de raison que toutes celles qui devaient leur succéder, à l’abri de toute défaillance doctrinale ou morale.

Or, j’apprends que plusieurs d’entre elles furent l’objet des censures et des menaces les plus sévères : l’Eglise de Laodicée est menacée par l’apôtre saint Jean d’être « vomie de la bouche du Seigneur » (Apocalypse 3.16) ; celle de Sardes est avertie de la visite prochaine du Juge suprême (Apocalypse 3.3). Remontant le siècle apostolique, je rencontre l’Eglise de Galatie, à laquelle son fondateur reproche de s’être laissé fasciner par des intrus pour cesser d’obéir à la vérité (Galates 3.1) ; celle de Corinthe, travaillée par de faux docteurs qui niaient la résurrection des corps (1 Corinthiens 15.). Aux unes et aux autres, la repentance et la vigilance sont recommandées comme le seul moyen de recouvrer ou de conserver ce qu’elles ont reçu (Apocalypse 2.5-16 ; 3.2-19 ; 1 Corinthiens 15.58, etc.).

Mais sans doute que la première Eglise de Rome jouira de cette immunité d’erreur qu’elle doit à la présence personnelle du Prince des apôtres. J’ouvre l’épître aux Romains, et, chose bien étonnante, le nom de Pierre y brille par son absence. Ni dans l’adresse de la lettre (Romains 1.1-7), où il eut été d’une convenance élémentaire de faire mention d’un pasteur aussi éminentu, ni dans les salutations (ch. 16), ni enfin dans les épîtres écrites à Rome même pendant la première captivité, Ephésiens, Philippiens, Colossiens, Philémon, l’on ne pourrait citer un traître mot qui trahisse la présence, le rôle, l’épiscopat de saint Pierre dans l’Eglise de la capitale. Bien plus, cette Eglise elle-même est menacée, comme toute autre, de la même réprobation qui a frappé le peuple d’Israël, si elle venait un jour à suivre son exemple (Romains 11.17-22) ; et si elle est louée, ce n’est pas de posséder dans son sein un signe visible d’infaillibilité, c’est d’être restée fidèle à la doctrine qui lui avait été donnée pour règle, condition unique pour elle, comme pour toutes les autres, de sa prospérité et de sa durée (Romains 6.17).

u – Saint Paul ne néglige pas de faire la part du ministère d’Epaphras dans l’état réjouissant de l’Eglise de Colosses (Colossiens 1.7).

Remontant plus haut encore, des Eglises à l’apostolat, je constate que la primauté réelle dans la communauté nouvelle est refusée à l’ambition qui revendique le premier rang et assurée à l’humilité qui recherche le dernier (Marc 9.35), et j’en conclus tout de suite, avec quelque apparence de raison, qu’au jugement du Seigneur, il ne suffit pas qu’une Eglise ou qu’un homme se proclame seul infaillible pour l’être en effet. De plus, l’histoire évangélique m’apprend que des douze apôtres eux-mêmes, élus directement par Jésus-Christ, l’un fut interpellé, au moment même où il venait de recevoir le titre glorieux de « fondateur de l’Eglise » (Matthieu 16.18-19), comme un organe inconscient de Satan (Marc 8.33) ; un autre fut désigné directement, un an déjà avant la catastrophe finale, comme un démon (Jean 6.70). L’un a trahi, l’autre a renié ; et ce dernier, dès longtemps réhabilité par le Maître, ne dut pas moins encourir un jour, dans une heure de défaillance, la censure du plus jeune de ses collègues (Galates 2.11).

Et quand Paul osa prononcer l’anathème contre toute personne, tout apôtre, tout ange du ciel et contre lui-même pour le cas ou l’un ou l’autre annoncerait un autre évangile que celui qui avait fondé tant d’Eglises (Galates 1.8) il ne paraît pas avoir songé à excepter de cette redoutable éventualité ni saint Pierre ni aucun de ses successeurs.

Soyez donc, frères catholiques, plus indulgents à notre « individualisme », et modérez aussi les témoignages de votre compassion envers vos « frères séparés » ! Pour faire reconnaître à Léon XIII la qualité d’homme infaillible, vous nous donnez trois sauts périlleux à faire de suite : reconnaître à l’apôtre saint Pierre l’infaillibilité ex cathedra ; reconnaître à ce même apôtre la qualité de premier pape de Rome ; et reconnaître la transmission de la prétendue infaillibilité de l’apôtre saint Pierre à ses prétendus successeurs.

Nous tenons donc qu’attacher le caractère de l’autorité morale à des accidents de l’ordre matériel, comme une date, une majorité, une succession hiérarchique, la présence d’une cathedra ou d’un volume ; conférer au parti le plus ancien, le plus nombreux, le plus fort, le plus proche, les droits et l’autorité de la vérité, supersensible de sa nature, sainte et divine par ses origines, c’est faire pis que de profaner la vérité, c’est la retrancher du nombre des êtres.

Le catholique pieux ne se contente pas sans doute de ces critères tout matériels en faveur de l’autorité de son Eglise. Il se plaît à voir cette autorité sanctionnée par les œuvres de ses saints, par les martyres de ses missionnaires.

« L’Eglise répand sur l’univers, écrit M. l’abbé de Broglie, ses missionnaires qui vont chercher le martyre, ses sœurs de charité, ses petites-sœurs des pauvres, qui soulagent les misères les plus rebutantes ; le dévouement héroïque, la manifestation éclatante d’un amour immense pour le Sauveur fleurissent avec abondance, sous des formes variées et sans cesse renaissantes, dans toutes les régions de l’Eglise. Elle peut dire comme le Sauveur : « Croyez à mes œuvresv ».

vCorrespondant du 25 octobre 1890, p. 268.

Et ce n’est certes pas nous qui songeons à suspecter ou à amoindrir les grands exemples de l’amour chrétien, répétitions à travers les siècles de l’amour et des compassions de Jésus-Christ. Nous voulons seulement dire que ces admirables exemples de dévouement et de charité chrétienne, étant communs à l’Eglise catholique et à toutes les autres communautés chrétiennes, puisque toutes en peuvent citer de pareils, ne parlent pas plus en faveur du droit exclusif de la première à l’infaillibilité que les critères qu’elle invoquait tout à l’heure, et qui sont communs à elle et à l’erreur, ne pouvaient servir à établir sa crédibilité.

Partout donc où le nom de Christ est invoqué et sa croix contemplée, partout où la foi chrétienne se manifeste par de saintes œuvres, dans toutes les communions et sous tous les costumes, sous la blouse de l’ouvrier et même sous la pourpre cardinalice, sur le lit de souffrance où Dieu est glorifié par la patience d’un de ses enfants comme dans la chaire occupée par la grande éloquence chrétienne, dans le champ et l’atelier où le disciple de Jésus-Christ gagne son pain quotidien à la sueur de son front comme sur l’échafaud où le confesseur de Jésus-Christ expire pour sa cause, il y a un témoin authentique et autorisé de la croix, de la passion et de l’amour de Jésus-Christ ; là est l’onction du Saint ; là le témoignage d’en haut ; là est un temple du Saint-Esprit.

Et je conclus de la présence et de la fréquence d’exemples de charité et de sainteté dans toutes les communions chrétiennes que la vérité qui sauve n’est pas renfermée dans un lieu de la terre, dans une ville, dans un palais ; et du mélange de l’ivraie et du bon grain, de la vérité et de l’erreur, qui s’est manifesté dès les premiers temps de l’Eglise, que, sur cette terre, hormis l’âme du saint parfait, l’infaillibilité n’est nulle part.

*

Pour éviter les excès et les périls de la méthode d’autorité, d’autres ont préféré abolir le premier terme de l’antithèse, l’autorité, pour ne laisser subsister que le second, l’individualité, qui, représentée par l’un ou l’autre de ses organes ou facultés propres, raison, sentiment, expérience, constituerait l’instance suprême de la vérité, et exercerait, pour ainsi dire, un droit de veto souverain en matière religieuse et morale. Ou, si l’on a consenti à nommer encore une autorité extérieure, ce fut à la condition de la voir soumise au contrôle des facultés subjectives, de ne lui accorder d’autres titres et d’autres rôles que ceux que le sujet lui-même avait bien voulu lui reconnaître. On me somme de n’admettre et de ne croire que ce que je me suis « assimilé » — c’est ou c’était le mot consacré — et au fur et à mesure de cette assimilation.

L’homme qui ayant été lui-même, dans la première phase de son développement religieux et scientifique, disciple de l’autorité absolue, a su le mieux faire ressortir l’opposition des deux principes signalée plus haut, mais en en accusant les termes jusqu’à rendre leur conciliation impossible, et qui sacrifia successivement chacun d’eux à l’autre, fut Edmond Schérer.

Voici le fragment d’un sermon inédit qu’il avait prêché en Alsace, et qui appartenait à sa première phase :

« Pour qu’il nous fût possible d’admettre que la morale a son principe et son siège dans la conscience, il faudrait que cette dernière put se suffire à elle-même et fût toujours indépendante de ce qui n’est pas elle. Nous connaissons la conscience comme une voix intérieure qui nous fait discerner le bien du mal, mais cette voix ne s’est-elle pas formée sous l’influence de la société dans laquelle nous vivonsw ? La conscience, en effet, varie de peuple à peuple. Une morale révélée est la seule qui s’accorde avec l’idée de Dieu ; à Dieu seul il appartenait de nous donner une tâche. Sans révélation, les idées morales ne seraient autre chose que des opinions plus ou moins individuelles. La morale sans l’idée d’une rémunération serait sans force. La morale ne peut nous venir que de Dieu et n’a parlé que par le Christ, son Fils éternel. Tout en revient, on le voit, à la révélation extérieurex ».

w – C’est nous qui soulignons.

x – Voir l’article de M. de Pressensé : Développement de la pensée de Vinet, Revue chrétienne. 1er novembre 1890.

C’était un bien dangereux argument pour la foi d’autorité que ce dénigrement de la conscience. Le jour viendra où il sera mis au service du scepticisme absolu.

Voici comment le même auteur s’exprimait quelques années plus tard. Après une réfutation, victorieuse sur la plupart des points, du principe de l’autorité exclusive, il continuait ainsi :

« Le système de l’autorité part d’une opposition entre la révélation et les facultés spirituelles de l’homme. A quoi bon, en effet, le secours de l’autorité pour faire recevoir une vérité à laquelle la conscience s’unirait spontanément ? Mais supposer cette opposition, c’est tout simplement déclarer que le christianisme n’est pas fait pour l’homme et supprimer tout point de contact entre la conscience et la révélation. Vous admettez un conflit entre la morale révélée et mon sentiment moral. Voulez-vous donc que je renie un sentiment qui est la parole de Dieu en mon cœur, la base sacrée de toute certitude spirituelle, et, en quelque sorte, le fond même de ma vie ? Vous admettez un conflit entre la vérité révélée et ma conscience religieuse. Oserez-vous peut-être exiger que j’abdique la conviction que je porte en moi de la justice et de l’amour divins ? Vous admettez un conflit entre la vérité révélée et les lois de mon intelligence ou les données de ma science ; est-ce à dire que je dois douter de ces données et de ces lois, lorsque vous êtes obligé de vous y conformer vous-même pour parler à mon esprit, d’y faire appel pour appuyer vos démonstrations apologétiques ? Renoncer à ces fondements de la certitude, c’est renoncer à toute conviction. Me défier de ma raison ou de ma conscience, c’est, en ce qui me concerne, abolir la distinction du vrai et du faux, puisque le critère de la vérité est l’harmonie des choses avec les facultés au moyen desquelles je les perçois. En un mot, prétendre faire recevoir, à titre de révélées et au nom d’une autorité quelconque, une histoire naturelle, une herméneutique, une logique, une dogmatique même qui se trouvent en contradiction avec l’expérience et la raison…, c’est’la foi élevée sur la base du scepticisme. Si l’homme doit douter de ses facultés et réduire toute certitude à la seule certitude de l’autorité, comment parviendra-t-il à reconnaître cette dernière ?y »

yMélanges. La crise de la foi.

Les termes du problème ne pouvaient être mieux posés. Nous lisons plus loin :

« La théologie moderne est partie de ce principe que la révélation étant adressée à l’homme doit être faite pour lui, et par conséquent doit lui être accessible ; en d’autres termes, qu’elle n’est vraie qu’autant qu’elle répond à notre nature religieuse. C’est ainsi que la raison et le sentiment religieux de l’homme sont devenus la règle et le juge souverain de l’appréciation en matière de foi. »

Dans son traité de la Méthode, M. Secrétan aborde le même problème des rapports de l’autorité prétendue de la révélation extérieure et des droits de l’individualité relativement à elle, et il arrive à peu près à la même conclusion que M. Schérer sur ce point.

Voici en quels termes non moins absolus le philosophe de Lausanne posait la question il y a quarante ans :

« La méthode d’autorité, prise à la rigueur, détruirait l’homme. La même méthode tempérée, mais non transformée, succombe infailliblement dans les collisions qu’elle éternise. Comment en effet maintenir l’empire de la conscience et la subordonner en même temps ? Après l’avoir faite juge de la divinité de l’Evangile et de l’autorité de l’Eglise, comment lui fermer la bouche, lorsqu’un texte viendrait à la scandaliser ? Si les principes qui d’abord ont déterminé ma foi implicite se trouvent contredits par l’objet même de ma foi, ils n’ont jamais été solides ; ainsi le fondement de ma croyance s’écroule. Il y aurait contradiction à partir de la conscience pour établir un résultat qu’elle viendrait à condamner. Il vaudrait mieux ne jamais l’avoir introduite au conseil… C’est que réellement il ne faut subordonner la conscience à quoi que ce soit. En essayant de la plier, on s’aperçoit qu’elle est inflexible, incompressible. Une révélation sensible de Dieu, disons-nous, ne se comprend pas sans une connaissance de Dieu antérieure. Nous trouvons celle-ci dans la conscience. Organe de la vérité religieuse, la supprimer, c’est supprimer la religion ; la blesser, c’est obscurcir la vérité en paralysant la vie. Ainsi la conscience ne doit pas abdiquer. Elle ne doit pas se soumettrez. »

zMéthode, page 32.

Dans un de ses derniers ouvrages, M. Secrétan a répété ce principe, en en renforçant encore, si possible, l’expression :

« Si libre-penseur signifie un homme qui ne croit à rien sinon pour des raisons intrinsèques dont sa propre conscience est le juge en dernier ressort, j’estime avoir incomparablement plus de titres à ce beau nom profané que la foule qui s’en décore. Au fond du cœur, je me sens attaché, plus exactement peut-être, je voudrais me rattacher à l’Eglise chrétienne dans son ensemble, dans une généralité supérieure à ses évolutions comme à ses divisions permanentes ; mais si je mérite le nom de chrétien, et de penseur chrétien, je laisse à d’autres le soin d’en juger. Ce qui est certain, c’est que je n’admets quoi que ce soit parce que c’est écrit. Je tiens que toutes les idées données pour chrétiennes, sans excepter celles qui sont le plus distinctement et le plus uniformément énoncées dans les Evangiles et dans les Epîtres, doivent être librement examinées et ne sauraient être justement reçues autrement qu’en raison de leur valeur propre ! Je jette dans le même sac ceux qui prennent une chose pour établie et ceux qui l’estiment réfutée parce qu’elle est écrite quelque part ; ce sac, je le ferme et je le cachète. Quant aux récits, quel qu’en soit l’objet, j’entends qu’ils soient appréciés suivant les règles de la critique sans parti-pris d’aucun genre, de sorte que les événements qui paraissent surnaturels, c’est-à-dire contraires à l’ordre du monde, ne peuvent être tenus pour réels qu’en vertu d’une conception du monde qui les réclame et les fasse entrer dans son ordre. Rien, suivant moi, ne saurait être admis d’autorité, non seulement parce qu’il faudrait toujours en appeler à la raison pour examiner les titres de l’autorité, mais surtout parce qu’une doctrine reçue de cette façon resterait en nous comme une substance étrangère, parce que nous ne pouvons composer un tout que d’éléments homogènes, parce que la vérité nous est indispensable et que la vérité doit nous affranchira. »

aCivilisation et croyance, pages 262 et sq.

Il m’en coûte d’avouer que je ne saurais partager l’admiration de M. Secrétan pour le « beau nom » de libre-penseur, qui, dans cette fin de siècle et dans notre Europe occidentale, me paraît, à moi, ou suranné ou vide de sens. Signifie-t-il que vous êtes libre de penser que c’est la terre qui tourne, sans courir la chance d’être brûlé vif, je crois savoir que nous, Européens d’Occident, sommes tous des libres-penseurs en l’an de grâce 1891. Entendez-vous par là que vous êtes libre de penser que le Mont-Blanc n’existe pas, sans passer pour fou, c’est trop demander à vos semblables. Rien, a dit un sage philosophe, n’est bête comme un fait ; c’est-à-dire sans doute que la liberté que vous possédez de nier certains faits laisse intacte la liberté que possèdent ces mêmes faits de continuer à exister en dehors de votre pensée. On raconte qu’un Mossouto libre-penseur (il paraît qu’il y en a), ayant déclaré à M. Arbousset qu’il prétendait ne croire que ce qu’il avait vu, le missionnaire lui tapa sur le dos en lui disant : « As-tu vu ton dos ? » Il est clair que je ne me permettrais ni cette question, ni ce geste à l’égard d’un libre-penseur de l’Europe occidentale. Je lui demande : trouvez-vous le mouvement de votre petit doigt beaucoup plus compréhensible que la doctrine biblique de la substitution ?

L’homme qui a apporté le plus de candeur à l’affirmation de la toute-puissance de la pensée humaine, à la négation de tout mystère et à l’abolition de toute autorité, est peut-être M. le professeur Bouvier, de Genève, auteur des Paroles de foi et de liberté :

« A l’esprit qui réclame, on oppose le mystère. Mais l’esprit, surtout dans l’âge moderne, ne se peut arrêter devant cette porte fermée, il veut pénétrer dans tous les secrets, déchiffrer toutes les écritures inconnues, retrouver toutes les origines… Il étudie donc, et le mot solennel de mystère ne saurait le faire reculer, décourager sa recherche. Le mystère, là où il le rencontre dans la réalité, n’est plus pour lui qu’une inconnue à dégager, une ignorance provisoire à subir, qui doit aiguiser la curiosité et faire imaginer de meilleurs instruments ou de plus sûres méthodes de connaissance. D’accord avec le génie de notre temps, la piété moderne se rappelle que l’apôtre ne parle du mystère que pour dire qu’il n’existe plus, depuis que la volonté divine, longtemps cachée, est arrivée au jour ; elle se souvient que Dieu habite la lumière, qu’il est lumière, que toute son œuvre est lumière, et que nous sommes des enfants de lumière.

Et quant à l’autorité, conséquence qui se tire du miracle et du mystère, et que la piété moderne doit accepter sans la discuter, autorité du prêtre et de la hiérarchie, ou autorité du livre et de ses commentateurs, mais autorité toujours infaillible en soi, la piété moderne trouve cette notion-là incompatible avec la vraie religion, déplacée, dangereuse ; elle ne veut plus se laisser asservir, paralyser ; elle entend se plonger librement dans le divin, dans l’esprit qui est libertéb. »

bParoles de foi et de liberté, n° 1, page 23.

Cependant le subjectivisme lui-même, aussi ancien que l’autoritarisme, a traversé comme lui des phases diverses. A l’ancien rationalisme qui opposait à l’autorité dogmatique les droits de la raison, a succédé, sous les inspirations successives de Schleiermacher et de Ritschl, la méthode dite expérimentale, devenue promptement un des mots d’ordre du jour, qui, sous les appellations diverses de piété moderne, piété pratique, vie et expérience intimes, substitue à toute certification du fait par la voie du témoignage externe, la sensation immédiate causée en moi, avant toute idée, toute formule et tout dogme, par l’objet quelconque de ma foi particulière.

Une fois la révélation, objet de la foi chrétienne, réduite au fait historique, simple et brut, dépouillée de toute idée primordiale et normative ; une fois que tout élément doctrinal ou dogmatique relatif à ce fait eut été abandonné aux interprétations individuelles, diverses et successives, le fait historique lui-même, pareil à un tronc ébranché, ne tarda pas à être emporté à son tour dans la perpétuelle muance des raisons, des consciences et des expériences individuelles ; et il ne devait plus laisser après lui d’autre réalité chrétienne, valable et vérifiable, que l’écho de la conscience du Christ se répercutant à travers les âges jusqu’à ma propre conscience. Ainsi devait disparaître le fait après les dogmes ; ainsi devait le courant toujours ondoyant et divers de la vérité chrétienne entraîner tour à tour avec lui et les rives et le lit et la source.

La méthode dite expérimentale a été présentée et recommandée dans une séance de la Société théologique du canton de Vaud, dont le journal Evangile et Liberté a rendu compte.

« Plus je me rends compte, a dit M. le professeur Dandiran, de l’état des choses, plus j’arrive à cette conviction que le dogme, tel qu’il a été formulé, est fini et qu’il faut renoncer à notre dogmatique… L’idée d’autorité, qui est à la base de l’ancienne dogmatique, est ruinée…

Ce que j’admets comme révélation surnaturelle, immuable, comme l’objet essentiel de la foi, ce sont les faits. Les vérités sont la manière de comprendre les faits ; elles sont pour moi quelque chose de tout à fait muable et humain. »

M. le professeur Astié, interpellé, reprit :

« J’adhère entièrement à ce qu’a dit M. Dandiran. Le point de départ, c’est la vie chrétienne. On ne connaît la vie chrétienne que dans la mesure où on en fait l’expérience… En chaire, il faut prêcher tout simplement au point de vue de sa vie chrétienne, non notre dogmatique, mais la vie qui a donné naissance à cette dogmatiquec. »

cEvangile et Liberté. n° du 20 juin 1890.

Prêcher son expérience personnelle, intime, immédiate, antérieure à l’idée et à la formule, pendant dix ans peut-être et à raison de cinquante-deux prédications par année, cela est bientôt dit. N’est-il pas à craindre cependant que cette Eglise de deux mille âmes, nourrie de cette unique manne : l’expérience personnelle de son pasteur, laquelle se composera pour une bonne part de ses moments de luttes, de doutes, de défaillance, de stérilité, ne finisse par s’écrier comme Israël dans le désert : Notre âme est ennuyée de ce pain si léger… ou si indigeste ! Il n’y a, croyons-nous, qu’un homme qui ait eu le droit de donner sa chair à manger.

Un des plus importants et des plus récents manifestes de la méthode subjectiviste, poussée d’ailleurs à ses dernières conséquences, est le discours tenu par M. le professeur Sabatier dans la séance de rentrée des cours de la Faculté de théologie de Paris en 1889, sur le sujet : De la vie intime des dogmes et de leur puissance d’évolution.

Le malheur est que, selon la définition que l’on donne du mot dogme et l’extension qu’on lui prête, la thèse qui vient d’être énoncée sera évidente jusqu’à la banalité, ou subversive des fondements même de la croyance chrétienne.

Si l’on entend par dogme le développement de la doctrine ecclésiastique élaborée à travers les siècles sur la donnée originelle et normative de la révélation chrétienne, la puissance d’évolution des dogmes frappe en effet tous les yeux. Qu’il nous suffise de rappeler le dogme christologique oscillant pendant quinze cents ans du dualisme au docétisme, sans cesse rejeté de l’un de ces termes vers l’autre, et n’atteignant de temps à autre une fixité relative que grâce à des compromis et à des équivoques destinées à être percées à jour aussitôt que formulées. Preuve de fécondité, dira-t-on ; mais aussi d’indigence et d’impuissance !

Mais si l’on prétend faire commencer ce mouvement d’évolution et d’oscillation du dogme aux origines mêmes de la révélation chrétienne, dans l’âme, la pensée et la conscience de ses premiers interprètes, on a prononcé la déchéance de toute autorité et avec elle de toute certitude dans le domaine du christianisme.

« Le dogme, nous dit M. Sabatier, est la langue que parle la foid. »

dDe la vie intime des dogmes, page 20.

Mais qu’y a-t-il à l’origine de cette foi et de ce langage ? Voici :

« Une certaine expérience religieuse d’où ensuite par réflexion le dogme est sorti. Ce qui constitue donc la révélation, ce qui doit être la norme de notre vie, c’est l’expérience religieuse créatrice et féconde faite tout d’abord dans l’âme des prophètes, du Christ et des apôtres. Nous pouvons être tranquilles. Aussi longtemps que cette expérience rédemptrice et rénovatrice se continuera et se renouvellera dans les âmes chrétiennes, les dogmes chrétiens pourront bien se modifier, ils ne courent pas le risque de mourir. »

Nous sommes de ceux qui ne sont pas tranquilles, et auxquels la note même insérée au bas de la page 25 n’a pas rendu la sécuritée. Déjà l’on nous assure que l’expérience religieuse, source de la doctrine des premiers témoins de Jésus-Christ, des saint Pierre, des saint Paul et des saint Jean, se trouve, dans ce mouvement d’évolution qui emporte le dogme vers une épuration toujours plus complète, dépassée sur plusieurs points importants : la doctrine de la préexistence personnelle du Fils de Dieuf, de sa naissance surnaturelleg, de la valeur propitiatoire de sa morth, par les déterminations de la conscience moderne. On nous assure sans doute que, dans l’Evangile primitif, la part de « la fécule hébraïque est réduite au minimum ». Mais que la conscience moderne en ait découvert si haut, fût ce un minimum, c’en est déjà trop pour la mienne. Et puis, si hardie que paraisse l’affirmation rapportée plus haut, elle ne l’est point encore assez, puisqu’elle s’arrête devant la conscience individuelle du Christ, à laquelle on semble prêter encore un rôle normatif, en attendant que cette conscience et cette expérience primordiales soient ressaisies à leur tour par la loi de l’évolution avec la même nécessité que toutes les autres et que les nôtres.

e – « On voit bien ici comment subsistent et demeurent les faits rédempteurs et rénovateurs de l’Evangile ; par cela seul qu’ils ont précédé l’évolution dogmatique, ils restent nécessairement hors d’elle. »

f – Lobstein, La notion de la préexistence du Fils de Dieu. Fragment de théologie expérimentale.

g – Article du même : Revue de théologien de philosophie, 1890, n° 3 : « Nos recherches sur la genèse du mythe de la « nativité » nous ont prouvé que la conception de la naissance miraculeuse de Christ est le point d’un sentiment religieux, l’écho d’une expérience, « expression poétique et populaire d’une affirmation de la foi » (p. 240 et sq.).

h – Opinion de M. le professeur Dandiran : « Nous pouvons posséder sur certains points une conception supérieure à celle de Paul ; avoir, par exemple, une autre théorie que lui sur la mort de Christ » (Evangile et Liberté, n° du 5 septembre 1890). Sur la détermination générale de la méthode expérimentale, voir les articles de M. Lobstein : « Etudes sur la méthode de la dogmatique protestante ». Revue de théologie et de philosophie. 1885, n° » 4, 5 et 6.

Sous les différentes appellations que nous avons citées, c’est donc l’individualité qui est proclamée ici la seule autorité en matière religieuse et morale, puisque, après s’être attribué le premier rôle en sanctionnant auprès du sujet la révélation extérieure et historique, elle réclame tout du long le droit de contrôle sur cette autorité externe ; que le mystère, en tant que donnée supérieure aux facultés et aux moyens individuels, n’existe pas, n’existe plus ou n’existera bientôt plus ; et la donnée prétendue révélée, fait et doctrine, se trouve n’être plus que l’expression de l’individualité du sujet, la satisfaction de ses propres postulats, le réfléchissement extérieur des accidents qui se passent dans sa raison, dans sa conscience ou dans sa vie.

Nous reprochons à cette méthode, d’une part, la méconnaissance des limites de l’individualité particulière, et, de l’autre, une notion erronée des conditions de la connaissance.

Quelle est en effet cette raison, cette conscience ou cette expérience à laquelle on en appelle contre toute révélation objective, comme à une instance suprême ? Cette « raison impersonnelle », rêvée par Victor Cousin, cette conscience collective rendant des arrêts identiques et perceptibles dans tous les temps, dans tous les lieux et pour tous les hommes, cette « piété moderne » dont on nous rapporte les oracles infaillibles, existe-t-elle quelque part à l’état concret et sous une forme immédiatement, universellement reconnaissable ? Vous avouez vous-même que non. C’est donc encore et toujours, en fin de compte, la raison, la conscience ou la piété particulière de M. X… ou de M. Z… qui est en cause, qui s’érige ou qu’on érige en arbitre souverain du vrai et du bien. Mais qu’arrivera-t-il s’il est constaté — et cela est constaté — que ces raisons, ces consciences, ces piétés particulières donnent des conclusions contradictoires ? Qui décidera ? Qui départagera les voix de cet invisible concile ? Dites plutôt que votre raison, votre conscience, votre piété particulière décideront pour vous comme les miennes pour moi-même ; et voilà la vérité qui, comme la Divinité elle-même, est une ou n’est pas, fractionnée comme l’idole païenne, répartie en autant d’unités qu’il y a de têtes : Quot capita, tot vera ! autant vaut dire : abolie et niée.

Mais allons-nous oublier que mes facultés et mes organes sont ceux d’un homme pécheur ? Eh ! si ce que j’appelle voix de ma raison ou de ma conscience n’était pas autre chose que la tentative de mon orgueil de diviniser mes propres théories ou mes propres penchants ? Et qui m’assurera que parmi les voix multiples qui résonnent en moi, j’ai toujours su discerner le langage d’en haut d’avec celui des passions de mon cœur ? Serait-il donc si improbable que j’aie pu prendre les unes pour l’autre et revêtir d’une autorité inconditionnelle et sacrée ce qui n’était que les préférences ou les préjugés de ma nature égarée et viciée ? Il ne m’est pas permis de douter du bien et du vrai ; mais il m’est permis, il m’est commandé de douter de moi-même, surtout de surveiller l’organe destiné à percevoir le bien et le vrai au-dedans de moi, et qui ne m’en rend si souvent, et par ma faute d’ailleurs, que des images soit incomplètes, soit troublées : « Car, a dit l’homme qui a eu le plus de droit de parler de la conscience et au nom de la conscience humaine, si la lumière qui est en toi n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes ! »

Ce qui est surprenant dans l’attitude de ceux qui font de la conscience individuelle l’arbitre suprême, de l’expérience individuelle la mesure unique du vrai, c’est leur intolérance. Car enfin, s’il est reconnu que toute opinion individuelle est infaillible, on trouvera apparemment injuste d’excepter l’une ou l’autre, la mienne, par exemple, de ce bénéfice ; et ce ne serait pas la peine d’annoncer « la fin des dogmes », pour transformer en nouveau dogme cette absence de dogmes. Or on dirait que la souveraineté de toute conscience, la légitimité de toute expérience individuelle ne sont proclamées avec tant d’éclat qu’en faveur des consciences et des expériences bien notées ; que la méthode dite expérimentale ou historique a été découverte pour rendre autant de services que de sentences. En vérité, le lot des adversaires actuels de ce qu’on appelle « la métaphysique » leur est échu dans des lieux agréables ; car ils ont la permission et la mission d’attaquer les dogmes, que, sous peine de métaphysique, ils nous refusent la permission de défendre. Comme nous nous sommes permis de l’insinuer un jour à notre éminent contradicteur, M. Lobstein, on voudrait que l’horreur professée par l’Ecole pour la métaphysique fût moins intermittente.

Puis donc que toute expérience est légitime et toute conscience souveraine, voici ce que me révèle mon expérience ; voici ce que dit ma conscience : si jamais il m’était prouvé que vous avez raison contre la croyance de l’Eglise universelle, que Jésus-Christ n’est pas le Fils unique et éternel donné par le Père au monde, qu’il n’a pas porté mes péchés en son corps sur le bois, que, selon l’opinion de quelques-uns d’entre vous, son corps n’est jamais sorti du tombeau, j’en éprouverais une douleur amère et un découragement sans remède. Tel est, en ce qui me concerne, le résultat de l’application de votre méthode, qui n’est pas la mienne.

La seconde objection que soulève chez nous la méthode subjectiviste, c’est qu’elle suppose que ma raison ne peut tenir pour certain que l’objet qu’elle s’est assimilé au point d’être à même, s’il en était besoin, de le recréer a priori, et sans le secours de l’observation empirique. Nous l’accordons, si c’est de vérités logiquement nécessaires, d’idées pures qu’il s’agit. En matière de mathématiques, par exemple, il est constant que je ne me suis approprié une proposition que pour autant que je suis capable de la reproduire en moi-même par la voie de la dialectique ; et si l’objet de la révélation était lui-même une idée pure, ce principe de méthode lui serait également applicable.

Mais les révélations qui sont l’objet de la connaissance religieuse et morale et de la certitude chrétienne ne sont pas essentiellement et ne veulent pas être des idées pures, mais des faits. Or, le fait est un composé de raison et de liberté, de nécessité et d’accident ; la réalisation concrète, contingente, anormale souvent, partant irrationnelle, d’une éventualité extraite du milieu de plusieurs autres qui avaient des chances égales ou peut-être supérieures d’arriver à l’existence. La certitude qui s’attache à un fait ne saurait donc reposer sur la nécessité logique qui l’aurait engendré. C’est assez pour qu’un fait, incendie, naufrage, bataille ou victoire, compris ou incompris, assimilé ou non dans la totalité de ses éléments à mon intelligence, rationnel ou irrationnel, acquière le caractère de la certitude chez moi, et fasse autorité pour ma croyance, que sa simple présence me soit certifiée soit par le témoignage de mes sens, s’il s’est produit dans mon rayon visuel, soit par le témoignage de personnes m’inspirant une confiance suffisante.

Or, l’objet de la révélation chrétienne est un fait aussi, un fait de liberté et, qui plus est, d’absolue liberté, de liberté divine ; que l’œil n’avait point vu, que l’oreille n’avait point entendu ; dont, jusqu’à son apparition, la pensée n’était point montée à l’esprit de l’homme, et qui, en apparaissant, nous a révélé sa grandeur, sa beauté, sa sainteté, mais point sa nécessité.

La variante moderne du subjectivisme qui érige l’expérience, à la place de la raison, en facteur unique et en critère suffisant et infaillible de la connaissance religieuse et morale, se heurte à son tour à deux difficultés qui lui sont propres, et que ne connaissait pas l’ancien rationalisme.

J’accorde que l’expérience intime, si expérience il y a — car cette chose est plus rare peut-être qu’on ne paraît le croire aujourd’hui — apportera à ma connaissance, issue du témoignage externe, des éléments qui pouvaient lui manquer jusqu’alors : la chaleur, la plénitude, la fermeté, l’intensité, la puissance d’expansion, la vie en un mot. L’expérience sera, disons-nous, le condiment de la connaissance religieuse et morale. Elle ne saurait à elle seule ni la remplacer ni la produire. Aussi la méthode expérimentale, qui fait dériver toute connaissance de l’expérience intime, ne nous rend-elle pas compte des origines nébuleuses et chaotiques de cette expérience elle-même. Cette dernière se présente, comme Melchisédec, sans père, sans mère, sans généalogie. C’est notre première critique.

En second lieu, la méthode subjectiviste expérimentale me dispense de rechercher tout ce qui me dépasse, c’est-à-dire la presque totalité de l’existence universelle, et elle nous refuse toute connaissance et toute certitude des faits futurs, objets des promesses divines et des espérances, non des expériences du chrétien.

Dans les notes critiques que M. le professeur C. Bois avait consacrées à notre théorie de la connaissance contenue dans le premier tome de notre Exposé, se trouvait cette réflexion :

« Quelqu’un pourrait dire qu’à côté du témoignage, et fort distinct de lui, il y a le sens intime, le vrai, c’est-à-dire l’intuition immédiate ou l’expérience immédiate de la véritéi. »

iRevue théologique, 1887, n° 3, page 259, note.

Nous avons répondu :

« M. Bois oppose un quatrième facteur de connaissance à ceux que j’ai indiqués, savoir l’intuition immédiate ou l’expérience immédiate de la vérité. Mais ou bien cette expérience immédiate se résoudra tout entière en sentiments de plaisir ou de douleur, pour employer les termes de Schleiermacher, et, dans ce cas, je dis qu’elle est facteur de jouissance, non de connaissance, étant susceptible sous cette forme des interprétations les plus diverses ; ou elle se traduira en connaissances distinctes de cette jouissance elle-même, et alors ces connaissances acquises supposent témoignage, révélation, parole, d’un côté, et, de l’autre, acte de foi. »

En publiant ces lignes dans le numéro de juillet 1891, la Rédaction de la Nouvelle Revue de théologie de Montauban les a fait suivre de la note suivante : « . Cette réponse ne satisferait sans doute qu’imparfaitement M. C. Bois s’il pouvait la lire » (page 136). Qu’il me soit permis de répondre à la Rédaction que non seulement M. C. Bois a pu lire cette réponse, contenue dans la Préface du tome III de mon Exposé, mais qu’il l’avait lue et mentionnée dans le compte-rendu qu’il a bien voulu faire de ce volume. Etant hors de chez moi au moment où j’écris ces lignes, je n’ai pas le texte à ma portée, mais je me souviens que, sans me donner définitivement raison, M. Bois a reconnu que les explications données dans cette Préface atténuaient sa critique.

Il me sera permis également de relever dans l’objection qui m’était faite l’incorrection logique consistant à comparer un objet de connaissance : « un témoignage », et un organe de connaissance : « le sens intime », identifié à son tour avec « l’expérience immédiate », qui ne peut être elle-même, selon moi, qu’objet et non organe de connaissance.

La Rédaction pose ensuite la question : « Les réalités spirituelles que nous connaissons par intuition, non point parce que nous avons raisonné, ni parce que nos sens les ont perçues, ni parce qu’on nous les a dites, mais uniquement parce que nous les avons expérimentées dans notre âme, où les rangerons-nous ? »

Je répète que pour autant que ces expériences dont on parle sortent de la catégorie des sensations pures et simples, et se traduisent pour moi en connaissances religieuses et morales, étant dans ce cas les témoignages ou les révélations en moi de réalités et de vérités supérieures à moi, nous les rangeons parmi les objets de foi, dans la même catégorie que les réalités spirituelles externes, dont elles ne différent que par la résidence et non par l’essence, et auxquelles elles doivent d’ailleurs leur origine et leur valeur morale. Prenons pour exemple l’expérience de la réconciliation de l’âme avec Dieu, ou chez l’homme naturel lui-même, celle de la liberté morale ; je dis que ces expériences, si intimes et immédiates qu’elles soient, ne tarderaient pas à s’évanouir ou à se confondre avec les sensations et illusions diverses qui traversent mon âme, si elles ne se rattachaient pas à un ensemble plus vaste de témoignages ou de révélations objectives concernant Dieu, l’homme et le salut.

L’antinomie signalée entre l’autorité et l’individualité est donc destinée à se relever de toute sa force, puisque aucun des deux principes en présence ne peut consentir à abdiquer, tandis que supprimer l’un ou l’autre, c’est proclamer par des raisons diverses qu’il n’y a pas de vérité en soi ; car, dans un cas, le critère de la vérité serait une chose matérielle ; dans l’autre, un accident individuel, et la conséquence de la suppression soit de l’un soit de l’autre des termes en présence paraît être le scepticisme.

Mais ce n’est pas dans les débats de la pensée moderne seulement que s’est produite l’antithèse des deux principes ; nous la rencontrons déjà dans la bouche de Jésus-Christ et sous la plume de saint Paul.

D’une part, en effet, on aura quelque raison de dire que le christianisme a procédé lors de son apparition dans le monde par autorité ; la religion chrétienne a paru vouloir s’imposer à l’homme comme révélation divine sans lui laisser le temps de se reconnaître ni de discuter avec lui. C’est aux pauvres en esprit que Jésus s’adresse en premier lieu, c’est-à-dire apparemment à ceux qui ne discutent pas et qui à peine raisonnent ; et il rendra grâces un jour de ce que les mystères qu’il apporte soient cachés aux uns et révélés aux autres (Matthieu 11.25). Cette pensée qu’il y a révélation divine, d’un côté, à certains individus, aveuglement, endurcissement divin, de l’autre, revient trop fréquemment dans la bouche de Jésus-Christ pour qu’il soit permis de douter que, selon lui, sa personne, sa parole et son œuvre étaient revêtus d’un caractère d’autorité qu’on ne pouvait méconnaître impunément. La foi est, selon Jésus-Christ, un acte d’obéissance, et l’incrédulité, le refus d’écouter soit lui-même, soit ses disciples, équivaut à ses yeux à une révolte contre Dieu même (Jean 3.36 ; Luc 10.16).

Mais ce n’est pas seulement la raison humaine que le christianisme a bravée dès sa première apparition ; c’est aussi, osons le dire, la conscience. Jésus-Christ s’est justifié d’avoir en plusieurs occasions révolté la conscience juive, en énonçant cette sentence : Toute plante que le Père céleste n’a pas plantée sera déracinée (Matthieu 15.13) ; et saint Paul semble même faire honneur à la prédication de la croix, qui était une folie pour les uns, d’être un scandale pour les autres ; d’être un achoppement à la fois pour la conscience et pour la raison. Lui-même déclare être venu aux Corinthiens non pas avec les paroles persuasives de la sagesse humaine, mais avec des démonstrations d’esprit et de puissance (1 Corinthiens 2.4), et d’une puissance qui s’était faite parfois palpable (2 Corinthiens 12.12) ; il menace les récalcitrants de la verge (1 Corinthiens 4.21), et livre les hérétiques à l’anathème (Galates 1.8).

Tout cela ressemble à une autorité qui renferme le libre examen dans d’assez étroites limites. Nous laissons à M. Astié le soin de concilier ces expressions bibliques avec la déclaration suivante faite dans le sein de la Société théologique du canton de Vaud : « La Bible raconte simplement les faits sans prétendre à la moindre ombre d’autorité » (Evangile et Liberté, n° du 26 décembre 1890). L’exégèse complaisante de la Semaine religieuse de Genève nous renvoie aux mots qui suivent pour nous apprendre qu’il s’agirait dans tout ceci non de l’autorité « interne » qui subsiste, mais de l’autorité « externe ». Soit, mais la menace de l’anathème faite aux faux docteurs de Galatie et l’image de la « verge » levée sur les adversaires de Corinthe ne laissent pas de faire l’effet de moyens passablement « externes ».

En d’autres moments cependant, Jésus et les apôtres ne font point mine de fuir la discussion, et ne craignent pas d’en appeler de la logique vulgaire à une raison supérieure qui décide en dernier appel. L’instrument du Maître d’ailleurs, sinon unique, du moins préféré, fut la parole (Jean 14.11). L’Evangile a été une parole ; Christ lui-même a été appelé la Parole. Or dire que la révélation a parlé et a parlé par des organes extérieurs dans la personne de Jésus-Christ et de ses premiers témoins, c’est dire qu’elle s’est offerte à l’homme, avec insistance peut-être, mais sans s’imposer ni à ses sens ni à sa volonté.

Jésus n’a fait aucun cas des doctrines toutes faites, si correctes et si élevées qu’elles pussent être, qui, appliquées de haut à des natures inertes ou insuffisamment préparées, n’auraient pas eu de correspondance dans le for intime de l’homme, dans son cœur. Le dogmatisme, au sens moderne et fâcheux du mot, consistant dans la prétention d’évaluer un homme ou une institution à tant la doctrine, n’était pas sa manière. C’est sur la base morale que lui fournit la nature de l’interlocuteur que s’édifie le témoignage qu’il se rend à lui-même et à son œuvre ; c’est à elle qu’il proportionne et ses communications et ses réticences. Aussi, tandis que les scribes de tous les temps règnent par la peur, triomphent dans le silence et préparent la révolte, l’autorité intrinsèque de l’enseignement de Jésus se doublait de l’assentiment qu’il obtenait des consciences (Matthieu 7.29 ; cf. Jean 7.46), et de la confirmation que lui donnait sa propre pratique (cf. Matthieu 23.8).

Saint Paul de même, tout apôtre qu’il était, ne laisse pas d’en appeler, touchant ses propres enseignements, au jugement de ses lecteurs (1 Corinthiens 10.15), et les fidèles de Bérée sont loués d’avoir soumis la prédication de Paul et de Silas au contrôle des Ecritures (Actes 17.11). Lui-même d’ailleurs n’inviterait pas si pressamment ses lecteurs à croître en intelligence spirituelle (Éphésiens 1.17), pour les livrer à un système de servitude.

Mais encore une fois, y a-t-il quelque part, dans la révélation elle-même ou en dehors d’elle, une solution de cette cruelle antinomie ?

Nous croyons qu’ici encore, comme dans le débat entre la science et la foi, le vice premier est dans la position même de la question. On a eu le tort de nous présenter opposées l’une à l’autre deux quantités abstraites, intactes et entières, qui, dans la réalité, ne se produisent jamais que dans des combinaisons diverses de l’une avec l’autre. Dans ce cas comme dans tant d’autres, l’erreur s’est produite faute d’avoir… distingué.

« Vous me dites, avons-nous écrit ailleurs : Examinez indéfiniment ou soumettez-vous aveuglément ! Je réponds : ni l’un ni l’autre, mais tous les deux. C’est-à-dire que j’examinerai d’abord pour me soumettre ensuite ; que j’examinerai librement pour me soumettre absolument et définitivement. Ma raison abdiquera ses droits pour de bonnes raisons, et ma conscience, consciencieusement interrogée, reconnaîtra librement l’autorité supérieure à ellej. »

jChrétien évangélique 1881, no 8. page 371. L’autorité en matière religieuse et morale.

L’objection faite par MM. Schérer et Secrétan se résoudrait déjà par l’observation des cas les plus fréquents de la vie ordinaire qui nous présentent à tout propos ce partage de liberté et de soumission sans lequel, à vrai dire, l’existence humaine ne serait ni tenable, ni même concevable.

Vous allez faire l’ascension de la Jungfrauk. Pour cela, il vous faut deux guides, et c’est à vous de les choisir dans la foule de ceux qui se présentent. Vous allez apporter à cette opération préliminaire toute la prudence et la sagacité dont la nature vous a doué. La mine de ces hommes, leur langage, l’accent de leur voix, leur regard, les références qu’ils vous présentent, tout sera mis à contribution pour diriger votre choix. Voilà la part du libre examen. Cela fait et bien fait, vous allez vous livrer pour vingt-quatre heures et aveuglément à la conduite de ces deux hommes que vous ne connaissez que de la veille, qui vous attacheront à la même corde qu’eux-mêmes pour vous faire traverser champs de neige et crevasses jusqu’au sommet, et cela sans que l’idée vous vienne jamais, à moins que vous ne soyez le pareil du milord du col d’Anterne, de soumettre leurs avis au moindre contrôle. Car, à prendre un guide pour discuter avec lui à chaque tournant de la montagne, autant valait n’en pas prendre.

k – Je m’empresse d’avertir que cet exemple est pris en dehors de mes propres souvenirs.

Il y a de même dans tous les domaines ouverts à l’intelligence et au génie humains, les hommes dont l’autorité est reconnue, et qui, dans l’art ou dans la science, sont appelés eux-mêmes des autorités. Serait-ce que tous ceux qui se soumettent ainsi à l’opinion d’un de leurs semblables, soient en état de vérifier ses calculs ou ses raisons sur toutes les hauteurs où s’est porté l’effort de son génie ou de son étude ? Point, car ni les uns n’en auraient le temps, ni les autres la capacité, et la plupart, ni l’un ni l’autre. Et j’en suis réduit, pour ma part, à en croire Le Verrier sur le poids de la planète qui porte son nom. Qu’est-ce que cela prouve ? Ceci seulement que la compétence transcendante de ces génies s’est donnée à connaître au vulgaire lui-même, s’est soumise à son contrôle dans les parties accessibles aux facultés communes à tous, et qu’une fois le préjugé créé en leur faveur et créé librement sur le terrain commun entre eux et moi, dans les parties de leur savoir ou de leurs découvertes offertes à mes prises, je puis m’en rapporter à eux pour celles qui me dépassent.

Cette modestie en présence de l’autorité, sous quelque forme qu’elle se présente, est de rigueur entre autres dans l’interprétation des produits de l’art. Supposez que me trouvant en présence d’un des chefs-d’œuvre de la poésie ou de la peinture, je croie y remarquer un trait qui choque mon sentiment personnel, ou dont je ne saisisse pas l’intention, il ne me siéra pas sans doute d’émettre un blâme sous cette première impression qui, m’étant propre, ne doit m’inspirer qu’une confiance limitée, et pourra d’ailleurs être rectifiée par une étude ultérieure. Je commencerai donc par douter de moi et de mon sentiment plutôt que du génie de l’auteur, et cela, pour être fidèle à mes propres prémisses, et selon la force du préjugé favorable créé en moi et chez les autres par l’ensemble de l’œuvre et par les parties dont je suis à même d’apprécier le mérite.

Il y a donc dans toute autorité deux parties, à ce qu’il me paraît : celle que j’appellerai basse, qui s’incline vers moi, qui est mise à ma portée, placée sous le contrôle de mes facultés, et que je pourrais comparer à l’anse du vase que je saisis pour me mettre en possession de tout son contenu en une fois ; et il y a la partie haute, transcendante, inaccessible pour le moment à mon action, à mon effort, à mon examen ; supérieure à mes facultés, même les plus éminentes, sinon, elle ne serait pas autorité. Et nous disons que le crédit que cette autorité se sera acquis chez vous ensuite de l’examen de la partie basse, vous garantit celui qu’elle mérite et que vous lui devez dans les régions même que vous n’aborderez jamais.

Si donc la révélation chrétienne s’adresse à des hommes et à des hommes libres et responsables, elle doit être par quelque point accessible aux facultés humaines ; il y aura au moins un point de contact entre cette autorité extérieure et mon individualité ; une phase d’assimilation entre la révélation se disant surnaturelle et ma nature. C’est un vase qu’on dit rempli d’une liqueur mystérieuse, mais qui ne se dérobe pas de toutes parts à ma faculté de préhension. Quelle est cette anse ? Quel est ce point de rapprochement ou de contact entre les deux parties ? Quelle est celle de mes facultés à laquelle sont dévolus le soin et le droit d’appliquer le critère de la crédibilité à la révélation au nom de mon individualité tout entière ? et quel est l’élément de la révélation qui s’est soumis à ce contrôle, à l’effet d’engager ma foi pour les parties même qui me dépassent ?

Avant de répondre à cette question, nous avons à écarter deux méthodes opposées et excessives l’une et l’autre, qui consistent dans l’emploi exclusif, l’une des critères externes, l’autre des critères internes dans l’apologétique.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant