Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

3.2. Critique du dynamisme

Le dynamisme, qui est une résurrection de la monadologie de Leibnitz, et une des réactions provoquées par les excès du matérialisme contemporain, l’antithèse absolue du matérialisme lui-même, compte au nombre de ses modernes représentants MM. Ch. de Rémusat, Magy. Ch. Lévêque, Vacherot, Bouvier, Ebrard, etc.

Le dynamisme consiste à substituer à l’atome à la fois étendu et indivisible, dont le matérialisme fait le principe de toutes choses, l’atome de force, la monade purement spirituelle.

Voici comment M. F. Papillon établit la thèse du dynamisme :

« Il y a donc des atomes dans la matière, et l’atomisme est une vérité du moment où il se contente d’affirmer l’existence des atomes ; mais ceux-ci ne sont pas les vrais principes, les ingrédients simples et irréductibles du monde. Après avoir décomposé la matière sensible en atomes, il faut soumettre ces derniers à une analyse du même ordre. Considérons donc deux atomes hétérogènes quelconques, un atome d’hydrogène et un atome de fer, par exemple, et recherchons en quoi ils peuvent réellement, essentiellement différer l’un de l’autre. Qu’est-ce qui au fond distingue vraiment ces deux atomes en tant qu’atomes ? Ce ne sont ni les propriétés de figure, de solidité, de liquidité, de dureté, de sonorité, d’éclat, puisque ces propriétés dépendent manifestement de l’arrangement et de la disposition des atomes entre eux ; c’est-à-dire puisqu’elles sont relatives non pas à l’individualité de chacun des atomes, mais à celle de l’ensemble qu’ils forment en s’agglomérant. Ce ne sont pas non plus les propriétés calorifiques, optiques, électriques, magnétiques, puisque ces propriétés résultent des mouvements de l’éther au sein du groupement plus ou moins compliqué des atomes respectifs de ces deux substances. Or si ces atomes pris individuellement ne diffèrent l’un de l’autre par aucune des propriétés qui viennent d’être énumérées, ils ne peuvent être dissemblables que sous le rapport de deux attributs : la dimension et le poids ; mais la différence de poids résulte de la différence de dimension, et celle-ci est non pas qualitative, mais simplement quantitative. Par conséquent, deux atomes hétérogènes quelconques comparés l’un à l’autre, comme atomes, n’ont presque aucun des attributs différentiels propres aux groupements qu’ils constituent en s’agrégeant, et ne représentent que deux fonctions distinctes, deux valeurs différentes d’une même matière initiale, d’une même qualité ou énergie primitive. Cette démonstration simple établit l’unité de substance, non comme une hypothèse physique plus ou moins plausible, mais comme une certitude métaphysique aussi indéniable que nécessaire. Si maintenant nous ajoutons, quitte à en donner plus tard la démonstration, que la dimension, l’étendue corporelle elle-même, ainsi que l’avait dit Leibnitz, et que l’a récemment démontré M. Magy, n’est qu’une résultante de la force, il sera évident que la matière se réduit en dernière analyse à de la force. Que savons-nous de l’atome en dehors de la force, s’écrie Faraday : Vous imaginez un noyau qu’on peut appeler a, et vous l’environnez de forces qu’on peut appeler m ; pour mon esprit, votre a ou noyau s’évanouit et la substance consiste dans l’énergie de m. En effet, quelle idée pouvons-nous nous former du noyau indépendant de son origine ? Le terme de l’analyse rigoureuse des phénomènes est en définitive la conception d’une infinité de centres de forces similaires et inétendus, d’énergies sans figures, simples et éternellesp. »

pRevue des Deux-Mondes. 1873, no du 1er juin. A la lumière des connaissances acquises par la physique du 20me siècle, toute cette dissertation sur le dynamisme fait penser aux savants du 18me s. qui discouraient sur le phlogistique  ; les physiciens contemporains de Gretillat décrivent avec force détails la nature de l’éther, avant qu’il soit prouvé, quelques décennies plus tard, que l’éther n’existe pas plus que le phlogistique. Toutefois, à travers cet épanchement inutile de mots, se retrouve l’intuition vraie que la matière peut être considérée comme de l’énergie condensée. Après quoi il faut bien avouer qu’on ne sait pas plus ce qu’est l’énergie que la matière : l’essence du monde matériel nous échappe, les gigantesques progrès de la science moderne n’ont fait que rendre plus certaine la limitation fondamentale de notre connaissance. (ThéoTEX)

Après avoir réduit tout atome à un centre de forces, l’auteur résout l’étendue à son tour en une apparence :

« Que l’étendue soit une apparence et une image plutôt qu’une propriété essentielle et constitutive des corps, c’est ce qui ne fait plus aujourd’hui l’objet d’aucun doute pour les savants qui sont sortis de l’empirisme. L’étendue de corps est un phénomène qui naît du conflit de la force avec notre esprit. M. Charles de Rémusat en a donné dès 1842 une première et remarquable démonstration. D’après lui, la force est la cause de l’étendue, c’est-à-dire la sensation de l’étendue est une modification de notre sensibilité, déterminée par des forces analogues à celles qui produisent des sensations d’un ordre plus complet… Dans ces dernières années, un profond métaphysicien, M. Magy, a fait voir par des arguments nouveaux que l’étendue corporelle n’est qu’une image qui naît de la réaction interne de l’âme contre l’impression sensorielle, et que l’âme transfère aux corps extérieurs par une loi analogue à celle qui lui fait localiser dans chaque organe des sens l’impression que cependant elle n’a pu percevoir que dans le cerveau… La subjectivité de l’étendue est du même ordre que celle de la lumière. »

L’existence et la réalité des phénomènes s’expliquent, selon la même théorie, par les différentiations survenues au sein de l’énergie universelle de la matière primitive qui est le terme de l’analyse du monde. La force en sa plus pure essence est l’âme.

La preuve que cette conception monistique que nous appelons le dynamisme, n’a rien de particulièrement menaçant pour la foi et les mœurs, c’est qu’elle est reprise et soutenue par Ebrard dans son ouvrage d’apologétique :

« La matière, dit-il, serait le résidu de l’objet après l’ablation des forces actives. Mais nous ne connaissons des objets absolument rien que leurs effets, et nous ne pouvons dès lors déterminer autrement la notion de l’être objectif qu’en le désignant comme un composé de forces. Toute autre existence que celle des forces nous est parfaitement inconnue. Mais dire que derrière ces agents, ces forces, se cache encore une substance abstraite, sans activité, sans qualité, c’est énoncer tout à la fois un non-sens logique et une erreur physique. Les forces existent. Admettre une matière serait affirmer que les composés de forces ne seraient que suspendus à un être sans qualité, comme à une cheville : Die Kräftekomplexe wären einem eigenschaftlosen Sein nur angehängt wie einem Haubenstock. »

Nous pourrions répondre à l’apologète qu’une croyance aussi innée et aussi universelle que celle dont la matière est l’objet, et dont on peut dire, plus encore que de la foi en Dieu et au devoir, qu’elle est depuis le commencement du monde l’objet du consensus generis humani, ne se laisse pas évincer par une simple image. Mais il est si vrai que les catégories de la matière et de l’espace sont inséparables de toutes les opérations de notre esprit, que l’écrivain de la Revue des Deux-Mondes n’a su faire mieux que de leur emprunter ses termes et ses points de repère à l’instant mémo où il prétend nous en démontrer l’inanité :

« Imaginons cet univers rempli d’un nombre aussi grand que l’on voudra de principes actifs, identiques les uns aux autres, uniformément répandus dans l’immensité …

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Le mouvement à lui seul suffit à expliquer un premier attribut de cette énergie, à savoir la résistance et l’impénétrabilité, mais à la condition que ce mouvement se fera dans des directions variées. Deux énergies dirigées en sens contraire, et qui viennent a se rencontrer, résistent évidemment l’une à l’autre. Il est probable que ce sont des rencontres de ce genre qui ont déterminé les condensations variables de la matière et les agglomérations hétérogènes dont le monde nous offre le spectacle. »

Si les expressions que nous avons soulignées ne sont pas de simples inadvertances échappées à l’habitude invétérée de localiser tous les objets de nos conceptions, l’idée que la force pure réside et se meut effectivement dans l’espace, et que c’est dans l’espace aussi que se font les rencontres de ces forces, équivaut à celle que ces forces sont étendues, affectées de certaines formes, et accorder la possibilité de l’espace, c’est accorder la possibilité de la matière.

M. J. Janet a résumé comme suit les principes du dynamisme dans un article de la Revue des Deux-Mondes où il rend compte du livre de M. Magy : La science et la nature :

« Si nous cherchons à caractériser les traits essentiels de ce que nous appelons l’école dynamiste, nous pouvons dire qu’ils se ramènent à trois principaux :

Cette école fait prévaloir l’idée de force sur l’idée de substance, et même avec Leibnitz, elle ramène en général la substance à la force. En second lieu, elle ne voit dans l’étendue que le mode d’apparition de la force, et elle compose les corps d’éléments simples et inétendus, plus ou moins analogues, sauf le degré, à ce qu’on appelle l’âme. Enfin, elle voit dans les forces non pas seulement, comme les savants, des agents généraux, ou les modes d’action d’un agent universel, mais des principes individuels, à la fois substances et causes, qui sont inséparables de la matière, qui constituent la matière même. Le dynamisme ainsi entendu n’est que le spiritualisme universelq. »

qRevue des Deux-Mondes, 1874, 1er mai, p. 88. L’idée de force et la philosophie dynamiste.

Ce qui, à vrai dire, fait la force du dynamisme, c’est la difficulté même de raisonner sur des matières aussi étrangères à toute expérience, et la nécessité, plus grave pour nous que pour lui, de transposer les termes et les notions sur lesquels on opère en dehors des catégories élémentaires et inévitables de la pensée humaine : l’espace et le temps. Le moyen de débusquer un adversaire retranché sur des sommets qui semblent échapper à toute perception ! Nous croyons toutefois pouvoir tirer des données de l’expérience quotidienne deux présomptions défavorables à la réduction de l’atome étendu à l’atome purement dynamique.

Si, comme l’enseigne le dynamisme, la perception du contact matériel était toute subjective et, par conséquent, illusoire, produite par le conflit de deux forces pures, spirituelles et inétendues, il faudrait, dirons-nous d’abord, que la sensation d’opacité causée à une des parties par la résistance de l’autre fût en raison directe du degré d’énergie et de vitalité et en raison inverse du degré d’inertie ou d’inconscience de la force résistante. Or c’est manifestement le cas contraire qui se produit ; c’est-à-dire que l’effet le plus complet de percussion, la plus forte sensation d’opacité sont causés par la résistance de la force la plus manifestement inerte et inconsciente, vulgairement appelée nature ou matière, à l’effort de la cause consciente et volontaire qui se nomme le moi. Contrairement aux conséquences à attendre du système, l’expérience nous montre l’immutabilité et la périodicité des forces qui apparaissent dans l’espace particulièrement réfractaires aux actions et aux interventions de la force supérieure à l’espace et à la chose étendue.

La contre-partie de cette expérience, empruntée à l’ordre supersensible, nous fournira notre second argument. Si c’est seulement par l’addition de la conscience à l’énergie que l’âme diffère des autres monades, si c’est quantitativement plutôt que qualitativement, la perception du contact entre elle et d’autres esprits et même l’Esprit infini ne devrait pas non plus qualitativement différer du contact avec la force étendue. Or notre expérience nous révèle des contacts d’esprit à esprit, des pénétrations intellectuelles et morales absolument différentes, pour notre perception du moins, des rencontres, des résistances ou des combinaisons qui se produisent dans l’espace, et que nous rapportons à des causes dites matérielles.

S’il n’y a pas incompatibilité absolue entre le principe du dynamisme et ceux de la révélation naturelle, nous n’irons pas jusqu’à dire que l’affirmation ou la négation de l’existence de la matière soit absolument indifférente à la cause morale, et spécialement à la cause de la liberté humaine.

Si, comme nous le pensons, l’espace est la limite projetée entre l’Etre infini et l’existence finie, la matière, si ténue qu’on la conçoive, et fût-elle même réduite à l’état de simple force étendue, sera la limite séparant les êtres finis les uns des autres ; et le corps, la partie du non-moi la plus adhérente au moi, sera la sauvegarde de l’intégrité et de l’autonomie de l’esprit qui l’habite, soit dans son activité expansive, en l’empêchant de se répandre, de s’épuiser, de s’égarer dans le non-moi, soit dans la phase intensive et réceptive de son existence. La substance étendue est donnée à la substance pensante comme un médium neutre, nous allions dire une salle d’attente, où les impressions du dehors, au lieu d’affecter et de modifier immédiatement et directement le moi, sont arrêtées pour l’instant nécessaire, demeurent objectivées en face du moi sujet, soumises à une revue et à un contrôle encore impartial, en attendant d’être sciemment et délibérément ou expulsées ou définitivement accueillies.

S’il en est ainsi, l’ultra-spiritualisme, qui nie le droit de la matière, le dynamisme, qui en nie la réalité, favorisent le déterminisme, l’identification des êtres particuliers avec l’être universel et des uns avec les autres. Nous disons que si le dynamisme n’amène pas directement et inévitablement au panthéisme, il ébranle ou supprime quelques-unes des puissantes barrières qui nous en séparent.

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