Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

1.3. Vérification de la réalité historique du fait chrétien. Caractéristique des principaux systèmes adoptés par les négateurs du fait chrétien

L’historicité des faits constitutifs de la religion chrétienne a été niée à deux points de vue différents, représentés de préférence l’un dans le siècle passé, l’autre dans celui-ci. L’une et l’autre de ces négations tendaient sinon à effacer du sol de l’histoire universelle toute trace de l’avènement du christianisme, tout au moins à en éliminer tout élément surnaturel, ou, par un procédé de critique historique, à ramener tous ces faits aux proportions de simples produits de la nature générale. Le rationalisme déiste et le panthéisme, l’un consistant à écarter le surnaturel chrétien, l’autre aboutissant à l’absorber, répondent aux désignations que nous venons de faire.

Pour éliminer l’élément surnaturel des origines du christianisme, le rationalisme lui-même eut recours à deux procédés de critique à l’égard des documents qui nous les ont transmis : l’un consistait ou à accuser avec Reymarus les premiers témoins du christianisme et ses premiers historiens de supercherie intentionnelle, ou à imputer avec Semler à Jésus et aux apôtres la pratique de l’accommodation, par laquelle, à bonne intention, ils auraient agi et parlé souvent contrairement à leur conviction personnelle, mais en faisant les concessions nécessaires aux opinions et aux mœurs courantes. Et comme, par exemple, les Juifs croyaient aux esprits et réclamaient des miracles, il fallut leur procurer des miracles et des guérisons de possédés par des procédés occultes qui surprenaient l’intelligence des spectateurs, ou par de simples supercheriesa.

a – M. Renan a renouvelé cette tentative dans les premières éditions de la Vie de Jésus au chapitre de la résurrection de Lazare. Ce dernier miracle aurait été le résultat d’un petit complot tramé entre Jésus et la confrérie de Béthanie en vue d’en imposer au public. Cette explication qui n’avait pas eu de succès, même en France, a été remplacée dans la 13me édition par une combinaison où la parabole de Lazare joue son petit rôle.

Le second moyen employé par les anciens rationalistes, s’il n’attaquait pas la bonne foi des acteurs et témoins, ne laissait rien subsister de leur perspicacité, ceux-ci rapportaient à la naïveté ce que les autres avaient attribué à la fraude. Les premiers disciples auraient donc interprété comme des miracles des événements tout ordinaires et parfaitement explicables par des voies naturelles ; et il n’était pas jusqu’aux résurrections de morts qui ne s’expliquassent naturellement comme des réveils de léthargie survenus au bon moment.

Le théologien Paulus de Heidelberg, mort vers 1840, s’est acquis une certaine notoriété dans l’histoire de l’exégèse et a égayé ses contemporains par ses ingénieuses manipulations des récits des miracles de Jésus-Christ, mais tout en contribuant à discréditer le système dont il fut un des derniers représentantsb.

b – Le miracle de la multiplication des pains, par exemple, s’expliquait, selon lui, par les provisions que chaque famille avait apportées pour elle-même, et qui suffirent, après que tous eurent été rassasiés, à remplir les douze corbeilles, etc.

Une des interprétations de miracles qui a eu le plus de succès, et qui a compté parmi ses adhérents Ammon, Herder et Schleiermacherc, est celle qui transforme la résurrection de Christ elle-même en un réveil providentiel de léthargie. On faisait valoir que dans un corps comme celui de Christ, que les passions n’avaient jamais touché, les mauvais traitements et le supplice même de la croix n’avaient pas suffi à éteindre le dernier flambeau de la vie, bientôt ranimé par le repos et la fraîcheur du sépulcre, le secours des aromates et des bandelettes, et même par la secousse du tremblement de terre. La pierre qui fermait l’entrée du sépulcre aurait été enlevée par des disciples habillés de blanc, peut-être des Esséniens, et Jésus, couvert des vêtements du jardinier, se serait échappé de l’enclos pour mener dès lors — car c’est ici que les difficultés de l’hypothèse commencent — une existence errante, incertaine et mystérieuse, dont un critique nommé Brennecke a fixé sans sourciller la durée à vingt-sept ans. La disparition de Moïse et d’Elie offrirait des analogues de celle qui dut terminer cette seconde carrière de Jésus-Christ.

c – Dans sa Vie de Jésus, p. 449 et sq.

L’ancienne apologétique opposait aux arguments du rationalisme le dilemme que les apôtres n’avaient pu ni voulu nous tromper.

« Que répondez-vous, demande-t-on dans le Grand catéchisme d’Osterwald, à ce que les Juifs dirent que les disciples de notre Seigneur ôtèrent son corps du tombeau, afin de faire croire qu’il était ressuscité ?

— R. Les disciples n’avaient ni le pouvoir ni la volonté de faire cela, et quand même ils l’auraient fait, cette tromperie ne leur eût servi de rien, et ils ne pouvaient en espérer aucun fruitd. »

dCatéchisme ou Instruction dans In Religion chrétienne. Art. IV.

Un point réputé capital dans l’ancienne apologétique était la question de savoir si les gardes postés à l’entrée du sépulcre de Jésus-Christ, d’après Matthieu 28.4, ont dormi ou n’ont pas dormi. Voici une partie — car ce n’en est qu’une partie — de l’argumentation d’Abbadie, qui a dès lors beaucoup servi : « Les gardes ne purent empêcher que ce corps ne sorte de son tombeau. Est-ce que ces gardes ont eu peur ou est-ce qu’on les a obligés à se taire à force d’argent ? Si les gardes ont été gagnés, on peut croire que ce n’est point en faveur des disciples ; ils risquaient de perdre la tête pour expier le crime de leur négligence ou de leur trahison. Sont-ils timides ? Mais comment les gardes deviendront-ils timides lorsque les disciples deviennent courageux et lorsqu’ils ont la hardiesse d’entreprendre d’enlever le corps de celui dont ils avaient abandonné la personne vivante ? D’ailleurs comment des gardes peuvent-ils faire le rapport qu’ils font sans se contredire manifestement ? Car s’ils dormaient, comment savent-ils que ce sont des disciples de Jésus-Christ qui ont enlevé son corps… ?e  »

eTraité de la vérité de la religion chrétienne.

On frémit à la pensée que la foi de l’Eglise et le salut du monde aient pu dépendre de l’issue de cette série de dilemmes. Et que serait-ce s’il n’y avait pas eu de gardes !

A côté des alternatives indiquées que les disciples n’avaient ni pu ni voulu nous tromper, on en oubliait une troisième : celle qu’ils se fussent trompés eux-mêmes, qu’ils eussent été les premières victimes d’une vaste hallucination, et c’est sur cette dernière piste que s’est jetée l’incrédulité moderne.

La critique moderne a compris que le soupçon de supercherie jeté sur le fondateur de la religion chrétienne et ses premiers témoins ne tenait pas debout et offusquait toute conscience droite ; elle a compris également l’inutilité de la tentative de ramener les récits de faits si évidemment donnés pour surnaturels à de vulgaires mystifications, dont il était d’ailleurs bien difficile d’éloigner tout mélange de fraude ou d’intention coupable.

On préfère aujourd’hui mettre au compte collectif les fictions que l’on avait jusqu’alors imputées à des artifices individuels, et à la supposition des accommodations et des fraudes intentionnelles a été substituée, aux origines de la religion et de l’Eglise chrétiennes, l’hypothèse beaucoup plus plausible du mythe ou de la fiction inconsciente.

Cette théorie déjà produite par Celse dans le second siècle de notre èref, reprise par Spinosa, a rencontré de nos jours en Baur, Strauss, Renan, Réville, Scholten, Pfleiderer, Holsten, et sous des variantes diverses, des champions que l’apologétique ne saurait dédaigner, soit que la formation du mythe chrétien eût été attribuée à un travail collectif de réflexion sur les oracles de l’Ancien Testament qui auraient donné l’excitation à la croyance que Jésus était ressuscité, soit que les regrets personnels qu’avait laissés le Maître disparu fussent supposés être la cause suffisante de ces fictions d’imaginations exaltées.

f – « Celui qui vivant n’a pas au se secourir lui-même, s’est relevé de la mort en montrant les marques de son supplice et ses mains percées. Qui a vu cela ? Une femme possédée, γυνὴ πάροιστρος, à ce que vous dites, et d’autres rêveurs de son espèce. » Contra Celsum, II, 55.

C’est Strauss qui a tiré le plus de parti de cette arme nouvelle devenue si redoutable entre ses mains, et qui n’était d’ailleurs qu’une application aux origines du christianisme de la prémisse hégélienne : l’évolution de l’idée dans le fait.

Voici en quels termes il expose sa méthode en matière d’interprétation des prétendus mythes :

« J’ai cherché l’explication des récits de miracles et de tant d’autres morceaux des évangiles qui heurtent le bon sens historique, dans la notion du mythe. Il est inutile de vouloir concevoir comme des événements naturels des histoires comme celles de l’étoile des Mages, de la transfiguration ou de la multiplication des pains ; mais comme il est également impossible de supposer réelles des choses aussi contre nature, il ne reste plus qu’à voir dans ces récits des fictions poétiques. A la question de savoir comment à l’origine de nos évangiles on en vint à produire des fictions sur Jésus, je répondis en rappelant les espérances messianiques de son temps. Lorsque quelques-uns, puis d’autres, en furent venus à saluer en Jésus le Messie, ils crurent aussi que tout ce que, d’après les anciens oracles et les types interprétés par la pensée populaire, on attendait du Messie, avait dû se réaliser aussi en lui…, la naissance à Bethléem, la puissance miraculeuse… De là vint que l’on put ou plutôt que l’on dut dans l’Eglise primitive produire des fictions sans se douter que c’étaient des fictions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Par exemple : les documents rapportant la résurrection de Jésus font l’effet au premier abord d’être ou bien des récits historiques, ou des mensonges volontaires ; et pourtant ce n’est ni l’un ni l’autre, si nous nous représentons l’état des choses. Dans la discussion sur ce point, un Juif disait, par exemple : Il n’est pas étonnant que vous ayez trouvé le tombeau vide, puisque vous avez enlevé le cadavre. — Nous l’avons enlevé ! répondait le chrétien ; comment l’aurions-nous pu, puisque vous aviez mis des gardes à l’entour. Il le croyait parce qu’il le supposait. Un autre venant après donnait pour un fait positif que le tombeau avait été gardé, et l’on en trouvait la garantie dans Daniel, dont la fosse s’offrait d’elle-même pour type du tombeau de Jésus. Ou bien, un Juif aura dit : — Oui, Jésus peut vous être apparu, mais comme un fantôme sans corps de l’autre monde. — Comme un fantôme sans corps ! répondait le chrétien, mais il avait encore (et cela se comprenait de soi pour le chrétien) et il a montré la marque des clous. Un nouveau rédacteur a pu ajouter à cette exhibition un toucher, et c’est ainsi que des récits de cette nature ont pu se répandre de bonne foi, quoique entièrement fictifs. »

Les origines du christianisme, d’après Strauss, seraient une des répétitions de la fable des cent œufs.

La cause excitatrice supposée par le critique à l’arrière-fond de la formation mythique aurait donc été le fait de l’attente messianique, reconnue très vivace dans le sein du peuple juif à l’époque de l’avènement du christianisme. Que de difficultés accumulées, que d’explications ultérieures nécessitées par cette explication. D’où provenait cette attente messianique si vivace dans la conscience juive à l’époque de Jésus-Christ ? — De l’Ancien Testament. — Et d’où provenait cette idée messianique dans l’Ancien Testament ? — D’une idiosyncrasie de race ou de climat. — Et comment s’est-il fait que, malgré les divergences profondes qui existaient entre l’idéal messianique formé au cours des siècles dans l’âme juive et la figure réelle de Jésus de Nazareth, l’un ait été sans hésitation rapporté à l’autre par les disciples de Jésus, et cela à l’encontre de l’opinion devenue dès lors régnante dans la masse de la nation juive ?

Sur ce point, écoutons Pfleiderer :

« Il ne s’agissait pas tant de rechercher le but des souffrances et de la mort du Christ que de prouver que ces souffrances étaient de nécessité divine et n’étaient pas dès lors en contradiction avec l’idéal messianique. Plusieurs passages pouvaient servir à cet effet, entre autres les chapitres 52 et 53 d’Esaïe, mentionnant le Serviteur de l’Eternel, l’homme de douleurs, qui a porté nos maladies et qui a été navré pour nos péchés afin que nous obtinssions la guérison. Il est vrai que le prophète avait désigné par là sans doute moins un personnage individuel que l’Israël idéal, l’élite du peuple qui, par ses souffrances, expie les péchés des autres ; et la théologie juive s’était la plupart du temps rattachée à cette interprétation ; et là où elle donnait au Serviteur de l’Eternel une signification messianique, elle cherchait par des procédés allégoriques à éloigner l’idée du Messie souffrant. »

Mais s’il est prouvé que l’idée d’un Messie soutirant, devenue de plus en plus odieuse à la théologie juive, était étrangère même aux oracles de l’Ancien Testament, nous comprenons de moins en moins l’application qui en fut faite à Jésus de Nazareth, crucifié et ressuscité. Aussi ne reste-t-il au critique, aux prises avec la difficulté qu’il s’est créée à lui-même, que de remplacer dans la phrase suivante les raisons attendues par un point d’exclamation final :

« La position des disciples de Jésus était plus facile. Combien il leur était plus naturel, combien plus accessible à l’intelligence populaire de reporter cette image du Serviteur souffrant sur une personne déterminée, et combien l’application aux souffrances et à la mort de Jésus leur était clairement indiquée ! »

La difficulté que nous signalons ici à la critique, de rendre compte de l’application qui fut faite de l’idéal messianique par les premiers témoins de Jésus à sa personne et à nulle autre, n’a point échappé à la sagacité de M. Renan, et dans ses Etudes d’histoire religieuse, il nous propose de substituer la légende, c’est-à-dire la surcharge d’un fait vrai, au mythe ou à la fiction pure, dans l’interprétation des récits évangéliques :

« Le peuple juif a toujours eu une puissance d’imagination bien différente de celle des peuples indo-européens, et à l’époque du Christ, il était entouré et comme pénétré par l’esprit historique. Je persiste à croire que pour les époques et les pays qui ne sont pas tout à fait mythologiques, le merveilleux est moins souvent une pure création de l’esprit humain qu’une manière fantastique de se représenter des faits réels… La réaction contre l’évhémérisme (ancien rationalisme) a évidemment entraîné Strauss trop loin. Les contradictions des évangélistes sur les circonstances d’un récit lui paraissent une objection contre la réalité historique de ce récit. Or, il y a des faits pour lesquels cette divergence suppose au contraire un fond de réalité…

Un reproche non moins grave qui atteint dans son principe même le livre de Strauss, est d’avoir trop méconnu l’importance personnelle du rôle de Jésus. Il semble en le lisant que la révolution religieuse qui porte le nom de Christ se soit faite sans le Christ. Certes, on ne saurait nier que le procédé par lequel il explique la formation de presque tous les récits évangéliques n’ait en effet une certaine importance, et que quelques-uns des traits de la vie de Jésus ne doivent le jour à des raisonnements comme ceux-ci : Le Messie doit être Fils de David ; or, Jésus est le Messie ; donc Jésus est le Fils de David ; donc il faut une généalogie par laquelle il se rattache à une race royale. — Le Messie doit naître à Bethléem. Or, Jésus est le Messie ; il faut donc des circonstances telles que lui, qui passa presque toute sa vie en Galilée et probablement y naquit, soit né à Bethléem. — L’idéal messianique, dans ses traits principaux, était calqué sur la vie et le caractère des prophètes et des grands hommes de l’ancienne loi ; il était donc inévitable que la vie de Jésus reproduisît en beaucoup de points ces types consacrés… Mais ce serait bien mal comprendre la richesse de l’esprit humain que d’expliquer la création de toute la légende évangélique par cet unique moyen. Souvent, au contraire, ce furent ces particularités individuelles de Jésus qui modifièrent l’idéal du Messie… A la distance où nous sommes et privés de monuments historiques, nous devons renoncer à distinguer nettement l’action et la réaction réciproque du caractère personnel de Jésus et du portrait idéal qui était tracé de lui à l’avance. En supposant même que tout se soit fait par le balancement non réfléchi de ces deux syllogismes : Le Messie doit faire cela, or Jésus est le Messie, donc Jésus a fait cela ; — Jésus a fait cela, or Jésus est le Messie, donc le Messie devait le faire, — syllogismes fondés sur la mineure constante : Jésus est le Messie — il n’en resterait pas moins à expliquer cette mineure elle-même.

Sans doute, a dit très bien M. Colani, une fois que les apôtres ont cru à la messianité de Jésus, ils ont pu ajouter à son image réelle quelques traits empruntés à la prophétie ; mais comment en sont-ils venus à croire à la messianité ? Strauss ne l’a nullement expliqué. Ce qu’il laisse subsister des Evangiles est insuffisant pour motiver la foi des apôtres, et l’on a beau admettre chez eux la disposition à se contenter d’un minimum de preuves, il faut que ces preuves aient été bien fortes pour vaincre les doutes navrants occasionnés par la mort sur la croix. Il faut, en un mot, que la personne de Jésus ait singulièrement dépassé les proportions ordinaires ; il faut qu’une grande partie des récits évangéliques soit vraieg. »

gEtudes d’histoire religieuse, page 163.

On ne pouvait exposer avec plus d’impartialité les difficultés du dilemme où s’enferme l’hypothèse des mythes en se transportant sur le sol brûlant des origines du christianisme. A peine l’a-t-elle touché que je la vois se dévorer elle-même. A peine appelé à la rescousse, le mythe se retourne contre la main qui le manie et s’enfuit devant l’objet qu’il devait remplacer. Car devant supposer derrière ce produit de la fantaisie une cause assez considérable pour avoir excité l’imagination d’une communauté tout entière, plus vous grossissez l’effet, savoir le mythe, plus vous êtes tenu de grossir la cause, savoir l’idée ou le fait inconnu caché derrière cet effet ; et plus vous grossissez cette cause quelconque, moins vous m’en faites comprendre le premier avènement, à moins d’avoir une bonne fois changé le vieil adage : E nihilo nihil fit !

Il est même arrivé à un des critiques précédemment cités, Pfleiderer, dans l’embarras visible et, allais-je dire, risible que lui cause le fait indéniable de la croyance de l’Eglise primitive à la divinité de Jésus, d’expliquer tour à tour cette croyance par les souvenirs de la vie terrestre du Maître, et la légende de ses miracles terrestres par cette croyance une fois formée. C’est ici un nouvel exemple des mieux réussis de ce que nous avons déjà appelé l’argumentation circulaire :

« Il est certain que les origines de la légende évangélique remontent aux premiers commencements de l’Eglise et se rattachent étroitement aux événements qui les marquèrent. Depuis qu’on avait contemplé Jésus dans la gloire du Messie céleste, il devint inévitable que cette gloire céleste rejetât son reflet sur son existence terrestre, qui devait recevoir de cette illumination une couleur et un contenu de plus en plus surnaturels. Déjà les visions du Christ reçues par les apôtres contenaient le germe de tout le dogme christologique de l’Eglise. »

Ou bien la cause excitatrice du mythe de la résurrection de Christ serait-elle la croyance courante alors à la fréquence des résurrections de morts ? C’est ce qu’ont aussi pensé Pfleiderer et Weitzsäcker, en rappelant l’un et l’autre à l’appui de cette opinion la supposition faite un jour par Hérode, à propos de quelques miracles de Jésus, que Jean-Baptiste qu’il avait fait décapiter était ressuscité des morts. Mais cet exemple même nous fournit un argument décisif contre l’explication précitée ; car si l’attente des résurrections était dans l’air, comment se fait-il que les apparitions de Jésus soient seules mentionnées, et pourquoi ne s’est-il jamais montré après sa mort en compagnie d’anciens grands personnages ? Pourquoi le Précurseur, entre autres, mort lui aussi martyr de la sainte cause, n’est-il jamais apparu à l’un ou l’autre de ses disciples devenus membres de la nouvelle communauté chrétienne ? Il est vrai que le supplice qui avait terminé sa vie avait mutilé son corps. Mais comme le disait Mme du Deffant à propos de la légende de Saint-Denis portant sa tête sous son bras : « En ces choses-là, ce n’est que le premier pas qui coûte ! »

Nous concluons que le simple fait de l’apparition d’un personnage comme Jésus, dépouillé même des attributs divins que la foi et la reconnaissance de l’Eglise rattache à sa personne, comme d’ailleurs toute apparition originale et créatrice dans l’histoire, est contradictoire à la prémisse panthéiste qui exclut toute réalisation ou condensation de l’idée dans un être ou un fait particulier. Et cependant Jésus a existé, ce que nie aujourd’hui, il est vrai, un théologien hollandais qu’il suffira de nommer, le Dr Loman ; et, de plus, de l’aveu même de MM. Renan et Strauss, il reste une personnalité unique dans l’histoire.

« La christologie hégélienne, écrit le premier de ces auteurs, en plaçant son idéal au-dessus de Jésus, en tant que personne historique, essaie de faire sa part au divin fondateur. A la tête de tous les grands actes de l’humanité se trouvent des individus doués de hautes facultés, que l’on désigne ordinairement par le titre de génies, mais qui, lorsqu’il s’agit de créations religieuses, méritent un nom plus saint. Jésus fut de ce nombre. Nul homme n’ayant eu et nul homme ne devant avoir un sentiment plus vif de son identité avec le Père céleste, il ne sera jamais possible de s’élever au-dessus de lui en matière de religion, quelques progrès que l’on fasse dans les autres branches de la culture intellectuelle. La foi religieuse a pu sans doute se perfectionner après lui, en se débarrassant de bien des superstitions et de la foi au surnaturel, mais ces progrès ne peuvent être comparés au pas gigantesque que Jésus a fait faire à l’humanité dans la carrière de son évolution religieuse. Jamais l’unité de Dieu et de l’homme ne s’est manifestée dans le passé, ni ne se manifestera dans l’avenir avec une puissance capable de transfigurer ainsi toute une vie. »

Et Strauss a écrit à son tour : « Ecartant les notions d’impeccabilité et de perfection morale auxquelles nulle réalité ne peut satisfaire, nous concevons le Christ comme l’être dans la conscience duquel l’unité du divin et de l’humain s’est montrée pour la première fois avec énergie, et qui, en ce sens, est unique et sans égal dans l’histoire du monde. »

Nous demandons encore une fois si l’on a fait autre chose en expliquant la foi chrétienne par une formation mythique, que de reculer la difficulté.

M. Renan lui-même qui ne veut ni de l’évhémérisme, ni de l’hypothèse des mythes telle que Strauss l’avait présentée, s’est arrêté à un système mixte où l’hallucination, la supercherie et la bonne foi vivent dans un touchant accord, sous cette réserve d’ailleurs qu’un peu de supercherie ne nuit jamais en ces choses-là et se justifie pleinement sous le ciel de l’Orient :

« Le XVIIIe siècle, écrit-il dans sa Vie de Jésus, expliquait toute l’histoire religieuse par l’imposture. La critique de notre temps a totalement écarté cette explication. Le mot est impropre assurément. Mais dans quelle mesure les plus belles âmes du passé ont-elles cédé à leurs propres illusions, ou à celles qu’on se faisait à leur sujet, c’est ce que notre âge réfléchi (et qui assurément ne sait plus mentir) ne peut plus comprendre. Pour bien saisir cela, il faut avoir été en Orient. En Orient, la passion est l’âme de toutes choses, et la crédulité n’a pas de bornes. On ne voit jamais le fond de la pensée d’un Oriental, car souvent ce fond n’existe pas pour lui-même. La passion, d’une part, la crédulité, de l’autre, font l’imposture. Aussi aucun grand mouvement ne se produit dans ce pays sans quelque supercherie. »

On sait quel emploi l’auteur a fait de ces données ethnologiques dans la critique des origines du christianisme. Ce n’est ni l’imagination pure, ni la supercherie pure qui a enfanté ce grand événement ; c’est un composé de l’une et de l’autre.

« La vie de Jésus pour l’historien finit avec son dernier soupir ; mais telle était la trace qu’il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quelques âmes dévouées que pour quelques années encore il fut vivant et consolateur… Disons que la forte imagination de Marie-Madeleine joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l’amour ! moment sacré où la passion d’une hallucinée donna au monde un Dieu ressuscité ! »

La flèche ailée du critique français paraîtra-t-elle plus victorieuse que la pesante armure du philosophe allemand ? nous ne le pensons pas.

La difficulté d’expliquer comme une formation mythique la fondation de l’Eglise chrétienne a poussé plusieurs auteurs (Keim, Schenkel, Al. Schweizer, Lotze et, semble-t-il, M. Sabatier) vers une conception moyenne que l’on pourrait appeler ultra-spiritualiste, consistant à admettre des interventions surnaturelles mais purement spirituelles du Christ glorifié. C’était remplacer les visions d’un fantôme par les visites d’un revenant.

C’est ainsi qu’après avoir exposé le fort et le faible des diverses tentatives de rendre compte de la fondation de l’Eglise primitive en dehors de la croyance à la résurrection corporelle du Christ, et s’être arrêté en dernier lieu à l’hypothèse des visions, comme préférable aux explications de l’ancien rationalisme, Keim continue :

« Mais la foi chrétienne doit faire un pas de plus. Elle doit franchir les limites du visible et de l’ordre naturel, non seulement avec la certitude que Jésus, ayant quitté pour toujours la terre, est entré dans le monde supérieur de Dieu et des esprits, mais aussi dans la conviction que c’est lui et nul autre, qui étant mort et ayant repris vie, sinon comme ressuscité, du moins comme glorifié dans le ciel, a donné des visions à ses disciples, s’est révélé à la communauté qui se réclamait de lui…

Il faut sans doute nous attendre, continue-t-il, à ce que cette explication déplaise à plusieurs de droite et de gauche, suscite des railleries, et qu’invoquant Lessing et Strauss, on déclare préférer pour expliquer la foi chrétienne une fiction pure et simple à cette éphémère apparition d’un esprit. Que l’on raille, que l’on distingue et que l’on trouve mieux ! A la question : Etait-ce possible ? était-ce nécessaire ? il y a à répondre : l’un et l’autre. »

*

Pour atteindre notre but, qui est la démonstration historique des faits constitutifs de la révélation chrétienne, nous suivrons une marche régressive, allant du connu à l’inconnu. Nous remonterons d’abord des faits qui se passent sous nos yeux à la première origine de ces faits ; de l’existence actuelle de l’Eglise à sa fondation, qui sera notre première étape. Nous rétrograderons ensuite de celle-ci au fait de la résurrection de Christ, que nous avons défini comme l’événement fondamental du christianisme, et qui sera notre seconde étape. De cette résurrection, enfin, nous rétrograderons à l’existence terrestre de Christ qui nous révélera sa parfaite humanité, et qui sera le sol d’où nous pourrons nous élancer vers sa préexistence éternelle et divine, qui marquera pour nous le terme de la tâche de l’apologétique.

Une fois vérifiée par les procédés ordinaires de la critique historique, l’histoire de la révélation se présentera à nous comme l’exposé d’un vaste drame à la fois naturel et surnaturel, terrestre et divin ; et avant même qu’il nous ait révélé sa dernière origine, et toute présomption religieuse ou dogmatique à part, digne de fixer l’attention et les efforts studieux de tout homme consciencieux et intelligent. Que l’on accorde ou que l’on rejette la réalité historique des miracles particuliers, qu’on les tienne ou non pour des faits surnaturels, qu’on admette on non le caractère prophétique de tous les oracles bibliques, l’apparition de la personne de Christ dans l’histoire et sa disparition de la scène visible du monde demeurent les problèmes les plus considérables de l’histoire universelle.

L’importance souveraine et unique que nous attribuons à la personne de Christ aux origines et dans la fondation du christianisme nous sépare d’avance, et avant toute démonstration de la vérité des traditions concernant son œuvre et sa personne, de l’Ecole de Tubingue et de ses affiliés, qui font de Paul le véritable fondateur du christianisme, ou plutôt de la forme du christianisme qui a fini par prévaloir dans le monde. Ce serait de la naissance de Paul et non de celle de Christ qu’il faudrait dater l’ère chrétienne. Ce serait paulinisme et non christianisme qu’il faudrait dire. Le personnage de Christ disparaîtrait dans une sorte de nimbe vaporeux derrière son puissant porte-parole, qui le premier aurait dégagé la religion nouvelle des enveloppes judaïques où elle serait restée ensevelie sans lui, et lui aurait communiqué sa formule, sa vitalité, sa consistance.

Il nous suffit de constater que l’honneur qu’on voudrait faire à l’Apôtre des gentils d’être le véritable fondateur du christianisme, aurait été rejeté avec horreur par Paul, comme la tentation de se faire appeler le Messie l’avait été par Jean-Baptiste. La devise commune de tous ces hommes, même des plus grands, qui défie tout essai d’explication naturaliste, est : Il faut qu’il croisse et que je diminue.

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