Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

1.3.2. Deuxième degré de la régression. De la fondation de l’Eglise chrétienne à la résurrection de Jésus-Christ

Si de l’an 50 de notre ère, qui est le point solide auquel il nous a été possible de remonter, nous franchissons d’un bond l’intervalle de vingt-cinq ans qui a précédé cette époque, et que nous nous demandions : quel était vers l’an 25 le nombre, l’état et la situation de ces foyers lumineux multipliés sur tant de points de l’empire romain ? nous ne trouvons devant nous, d’après les documents qui seuls nous restent, qu’un groupe d’hommes rassemblés en Judée autour de celui qu’ils appelaient leur Maître, qui, d’après les témoignages les plus autorisés, s’est successivement élevé de 6 à 12, à 70, à 120, à 500, tous en Palestine avant le moment où Jésus disparut de la terre. Entre le moment de la mort de Jésus-Christ, qui semblait devoir marquer la destruction complète et définitive de son œuvre, et qui occasionna, en effet, un sauve-qui-peut général parmi les restes déjà si éclaircis de ses partisans, et la date de la multiple résurrection de cette communauté, que s’est-il passé ?

Pour répondre à cette question, l’historien devra découvrir un fait intermédiaire assez considérable pour rendre raison de semblables effets, et offrant une corrélation saisissable avec ces effets eux-mêmes. Or à qui demander la raison d’un pareil changement dans l’état des esprits, si ce n’est tout d’abord à ceux qui en furent les contemporains, les témoins et les acteurs ? Qui nous livrera le plus pertinemment le secret des origines de l’Eglise, sinon les voix de l’Eglise primitive elle-même ? Nous aurons donc à établir ici deux points :

a. Que l’Eglise primitive a rapporté son existence à la résurrection de Jésus-Christ

Comme l’Eglise de tous les temps et de tous les lieux, l’Eglise primitive tout entière a admis sans aucune hésitation le fait de la résurrection de Christ comme l’objet essentiel de sa foi et la raison même de sa propre existence en même temps que le fondement inébranlable de ses espérances. Ce fut notoirement pour annoncer Christ et sa résurrection que les apôtres parcoururent le monde au péril de leur vie et au prix de leur repos ; ils annoncèrent ce fait aux grands et aux petits, aux individus et aux foules, sans prétendre le démontrer autrement que par la proclamation même de leur témoignage.

Quelle que soit l’autorité historique que l’on accorde au livre des Actes, aucun critique impartial n’admettra que les morceaux dits en nousa intercalés à plusieurs reprises dans la trame du récit, puissent être des documents fabriqués. Or nous trouvons dans deux de ces morceaux l’indication du thème principal de la prédication de Paul : le nom de Jésus-Christ seul donné aux hommes afin qu’ils soient sauvés. C’est ce nom que l’apôtre oppose aux manifestations de la puissance diabolique (Actes 16.18), et proclame en réponse à la question du pécheur désespéré : Que faut-il faire pour être sauvé ? (Actes 16.31). C’est en ce nom que, d’après son discours tenu aux pasteurs d’Ephèse, il conjurait Juifs et Grecs de chercher leur salut (Actes 20.21) ; c’est pour ce nom qu’il consent à traverser tous les périls et à souffrir la mort (Actes 21.13).

a – On appelle ainsi les morceaux où l’historien emploie tout à coup la première personne au lieu de la troisième du pluriel, soit qu’il veuille marquer par là sa propre entrée en scène, soit qu’il intercale dans son récit un document plus ancien.

Or ce Jésus vivant qu’il annonce est un Sauveur ressuscité (Actes 17.32).

Dans un rapport officiel, émanant d’un magistrat romain qui, en homme pratique qu’il était, réduit immédiatement les termes du débat entre Paul et ses adversaires au point capital, se rencontre cette phrase trop dédaigneuse pour être suspecte : ζητήματα δέ τινα περὶ τῆς ἰδίας δεισιδαιμονίας εἶχον πρὸς αὐτόν, καὶ περί τινος Ἰησοῦ τεθνηκότος, ὃν ἔφασκεν ὁ Παῦλος ζῇν. (Actes 25.19). Et c’est en effet à la suite d’une confession explicite de sa foi à Christ comme étant le premier des ressuscités que, quelques jours après, le même Festus s’écrie de l’accent le plus sincère, mais où une bienveillance instinctive envers l’homme trahit le dédain que la doctrine lui inspire : Tu déraisonnes, Paul, ton grand savoir dans les lettres tourne à la folie (Actes 26.24).

Mais ce n’est pas Paul seulement, c’est Pierre, c’est Jean, c’est l’Eglise primitive tout entière qui rattache à cet événement, réel ou fictif, sa foi, ses espérances, ses expériences, sa force, sa vertu, son existence même. Cette communauté, faible encore en nombre, en puissance matérielle, en science humaine, en considération, qui ne comptait pas beaucoup de sages, ni de puissants, ni de nobles (1 Corinthiens 1.26), déclarait puiser tous ses avantages dans une communion personnelle et constante avec ce Juif crucifié sous Ponce-Pilate à Jérusalem, invoqué dès lors comme le Maître tout-puissant et commun d’elle et du monde (1 Corinthiens 1.2). Pas un instant les chefs même de la secte ne parurent tentés de se prévaloir des succès de leur parole, des services qu’ils avaient rendus et de l’autorité qu’ils exerçaient sur les Eglises pour diriger vers leur personne une partie des regards dont le Maître était l’objet ; ils persistèrent de concert et unanimement à décorer ce nom si humble alors aux yeux du monde des titres les plus transcendants, les plus inouïs, et à tout autre point de vue que le leur, les plus extravagants, comme celui de second ou de dernier Adam (Romains 5.14 ; 1 Corinthiens 15.45) ; préexistant (Philippiens 2.6) ; de Maître et de Créateur du monde (1 Corinthiens 8.6 ; Colossiens 1.16) ; de Fils de Dieu et de Dieu même ; ils le nomment entre la première et la troisième personne divine : 2 Corinthiens 13.13 ; 1 Pierre 1.1-2 ; Hébreux 1.2-3 ; Apocalypse 1.1.4-6. Tous sont d’accord pour vivre et pour mourir pour lui (Romains 14.8 ; 1 Pierre.4.6).

La preuve historique de l’état de la croyance de l’Eglise à l’égard de la résurrection de Christ nous est fournie directement par les Epîtres dont l’authenticité n’est pas contestée, ou même par les livres du N. T. qui, sans être attribués unanimement à tel ou tel auteur, demeurent des documents incontestables du premier siècle.

Si les apôtres et les premiers témoins de Christ nous ont rapporté qu’il était ressuscité, et s’ils ont rattaché à cet événement et leur foi, et leur autorité et leur activité tout entière, c’est qu’ils croient l’avoir vu lui-même, « de leurs yeux vu, ce qui s’appelle vub. »

b – Voir sur les témoignages bibliques de la résurrection de Christ : Neuf conférences, réponse à M. Buisson et au manifeste du christianisme libéral ; Godet, Conférences apologétiques.

En tête des monuments de la foi de l’Eglise primitive en la résurrection de Christ, dont l’auteur aurait pu dire, avec plus de raison encore que le poète latin : aere perennius, au premier rang des pièces de résistance, pour ainsi dire, de toute l’apologétique, nous plaçons le morceau : 1 Corinthiens 15.3-11.

Outre le caractère indéniable d’authenticité qu’il nous présente et qui a été reconnu jusqu’ici — M. Steck toujours à part — par la critique la plus négative, il se distingue par une précision de détails, une sûreté d’informations et une sincérité d’accent qui ne laissent rien à désirer.

Or l’apôtre mentionne dans ce morceau six apparitions de Christ ressuscité, dont le souvenir faisait partie non seulement de la tradition apostolique, mais du trésor commun de l’Eglise :

1° Celle à Pierre le jour même de la résurrection (comp. Luc 24.34) ;

2° Celle dite aux Douze, qui réunit sans doute l’apparition aux Dix, le soir de la résurrection, et celle aux Onze qui eut lieu huit jours plus tard (Jean 20.19,26 ; Luc 24.36 ; Marc 16.14) ;

3° Celle aux Cinq cents, qui eut lieu probablement en Galilée et qui, dans ce cas, avait été, d’après les synoptiques, annoncée par Jésus à ses disciples avant sa mort (Matthieu 26.31-32 ; Marc 14.27-28), et de nouveau après sa résurrection (Matthieu 28.10 ; Marc 16.7).

M. Godet remarque avec raison sur cette donnée : « Nous avons ici un témoignage frappant du peu de valeur que possède en critique l’argument tiré du silence. Voici un fait de notoriété publique, cité dans un écrit dont l’authenticité est indiscutable, par un témoin dont la déclaration est hors de soupçon, et ce fait est omis dans nos quatre narrations évangéliques, ou, s’il se trouve dans l’une d’elles, c’est dépouillé des circonstances qui le rendent si frappant dans le récit qu’en fait Paulc. »

cCommentaire sur 1 Corinthiens.

Ce serait, d’après M. Godet, avec l’apparition aux Onze, Matthieu 28.16-20, qu’il faudrait identifier celle aux Cinq cents. L’évangéliste n’aurait nommé que les Onze, comme étant ceux auxquels le message qui suit est spécialement adressé.

4° L’apparition à Jacques, frère de Jésus, qui, durant la vie terrestre de Jésus, était resté, ainsi que ses autres frères, dans les rangs de ses adversaires (Marc 3.21 ; Jean 7.5), mais dont la présence signalée, tôt après l’ascension, dans la Chambre haute, Actes 1.14, suppose l’événement mentionné par Paul seul ;

5° L’apparition à tous les apôtres : εἶτα τοῖς ἀποστόλοις πᾶσιν.

Cette dernière expression désigne, suivant les uns, les principaux personnages de l’Eglise primitive joints aux Douze ; suivant les autres, auxquels nous nous joignons, le collège complet des apôtres eux-mêmes, par opposition à Jacques, à Pierre ou aux Dix, en l’absence de Thomas. Cette mention nous transporte sans doute au jour même de l’ascension, auquel tous les apôtres étaient spécialement convoqués, Luc 24.50-53 ; Actes 1.9 et sq.

6° L’apparition du Ressuscité à Paul lui-même, qui fut tout à la fois, suivant lui, le fondement de sa foi et de son apostolat (1 Corinthiens 9.1 : Οὐχὶ Ἰησοῦν χριστὸν τὸν κύριον ἡμῶν ἑώρακα ; — remarquez aussi l’adverbe σωματικῶς Colossiens 2.9, qui doit nous donner l’écho d’une réminiscence personnelle).

La mention faite ici de l’apparition de Jésus-Christ au dernier des apôtres, désigne sans doute en premier lieu celle qui eut lieu sur le chemin de Damas et dont le récit nous est fait en trois versions dans le livre des Actes (ch. 9, 22, 26), mais sans qu’il faille en exclure les subséquentes (comp. Actes 22.17-23).

De ces trois versions, la première est de l’auteur, les deux autres sont mises par lui dans la bouche du héros de la scène.

Le trait commun à ce triple récit est que la vision céleste frappa les compagnons de Saul en même temps que Saul lui-même. Les variantes, tout en attestant l’indépendance mutuelle de ces trois versions, ajoutent chacune un trait au fonds commun :

D’après Actes 9.7 : ἀκούοντες μὲν τῆς φωνῆς, (remarquez le génitif) μηδένα δὲ θεωροῦντες les compagnons de Paul perçurent un son, mais sans voir personne.

D’après Actes 22.9 (rem. l’accusatif τὴν φωνὴν), ils perçurent une lumière, mais sans entendre de voix.

Enfin Actes 26.13-14 ajoute aux deux précédentes versions le trait que tous ensemble tombèrent à terre.

Le passage 1 Corinthiens 15.3-14 a d’autant plus de portée historique comme monument de la foi de l’Eglise primitive, que la mention qui y est faite de la résurrection de Christ figure ici comme la prémisse d’un raisonnement. L’auteur, s’adressant à des chrétiens portés par leur tendance ultra-spiritualiste à nier la résurrection corporelle et future des croyants et de tous les hommes, établit la réalité de la résurrection corporelle finale sur la solidarité qu’il reconnaissait entre ce dogme et le fait de la résurrection de Christ. Il fallait que la croyance sur ce point chez les partis même qui pouvaient représenter la gauche théologique de l’Eglise de Corinthe, fût à cette époque-là bien solidement établie, et, dirons-nous, hors de toute contestation, pour que le rappel de ce miracle κατ’ ἐξοχήν ait suffi à clore le débat. L’insistance apportée par l’apôtre dans l’énumération des témoignages de cette résurrection, ne pouvait donc être motivée par des doutes régnant dans l’Eglise, qu’il aurait dû commencer par éloigner des bases de son argumentation (comp. v. 44), mais par la prévision des tentatives qui seraient faites tôt ou tard pour ébranler ce fondement de la foi chrétienne.

Dans les Evangiles sont mentionnées les apparitions suivantes :

Dans l’Evangile de Matthieu :

1° L’apparition aux femmes au malin de la résurrection, Matthieu 28.1-10 ;

2° Celle aux Onze sur une des montagnes de Galilée, Matthieu 28.16-20, annoncée par Jésus lui-même déjà avant sa mort, Matthieu 26.32 ; Marc 14.28, puis après sa résurrection, Marc 16.7, et probablement identique avec celle aux Cinq cents.

Dans l’Evangile de Marc :

1° L’apparition à Marie Madeleine, Marc 16.9 (comp. v. 1) ;

2° Celle aux deux disciples, probablement ceux d’Emmaüs, Marc 16.12 ;

3° Celle aux Onze, Marc 16.14.

Comme la mention de toutes trois se trouve dans le morceau Marc 16.9-19, dont l’authenticité est suspecte, et qu’en particulier les versions de la seconde et de la troisième trahissent leur dépendance à l’égard du texte de Luc, nous ne leur accorderons pas de valeur apologétique directe.

Dans l’Evangile de Luc :

1° L’apparition aux deux disciples d’Emmaüs, Luc 24.13-33.

Cette relation présente des traits si détaillés, si vivants et si discrets à la fois qu’il est difficile de se soustraire à l’impression que l’auteur fut le compagnon anonyme de Cléopas.

2° Celle à Pierre, Luc 24.34 ;

3° Celle aux Onze, Luc 24.36-49 ;

4° Celle du jour de l’ascension, Luc 24.50-53, qui se trouve reproduite plus au long, Actes 1.2-11.

Plusieurs critiques modernes, d’ailleurs autorisés, ont cru devoir, à l’exemple de Meyer, identifier la scène racontée Luc 24.50-53 avec la précédente, ce qui supposerait que l’auteur du IIIe Evangile a ignoré l’intervalle de quarante jours qui a séparé la résurrection de l’ascension. Mieux informé en écrivant le commencement des Actes (comp. Actes 1.3), il aurait négligé de corriger l’erreur contenue dans son premier tome. Nous répondons par le propos de M. F. Bovet : il faut être poli envers tout le monde, même envers les auteurs sacrés.

Dans le IVe Evangile :

1° L’apparition à Marie Madeleine, Jean 20.11-17.

L’identité de cette apparition avec celle racontée par Matthieu 28.1-10, ressort de la première personne du pluriel, οἴδαμεν, Jean 20.2, qui indique que d’après le IVe Evangile comme d’après le premier, Marie Madeleine était accompagnée.

2° Celle aux Dix, le soir même de la résurrection, Jean 20.19.

Le IVe Evangile est le seul qui mentionne l’absence de Thomas à ce moment-là, et qui distingue nettement cette apparition de la suivante.

3° Celle aux Onze, huit jours après, v. 24 ;

4° Celle aux Sept, au bord du lac de Tibériade, ch. 21.

Ces vingt relations ou mentions d’apparitions de Jésus ressuscité, dont six dans 1 Corinthiens 15, treize dans les Evangiles et une dans les Actes, se réduisent, selon nous, à dix, ou à onze, selon que l’on identifie ou non l’apparition aux Cinq cents avec celle aux Onze dans Matthieu. Ce sont dans leur ordre chronologique probable :

MM. Gess et Godet ont cherché et réussi, selon nous, à classer les apparitions en trois groupes entre lesquels s’établit une gradation rationnelle et facilement reconnaissable après coup, d’autant plus probante d’ailleurs pour leur réalité historique que le concert se dégage de l’étude de l’ensemble de nos documents et n’est expressément marqué par aucun en particulier.

« M. Gess, écrit M. Godet, a fait remarquer combien est naturelle la gradation morale que nous observons dans les communications de Jésus ressuscité à ses disciples dans ces neuf rencontres (l’apparition à Saul non comprise). Dans les trois premières (Marie, les deux d’Emmaüs, Pierre), il a affaire à des cœurs abattus et découragés ; il console et relève. C’est ce que nous savons pour Marie et pour les deux disciples ; nous devons le supposer pour Pierre. Dans les quatre suivantes, où il a devant lui ses futurs témoins (les Onze, Thomas, les Sept en Galilée, Jacques), il fonde chez eux d’une manière inébranlable la foi au fait de la résurrection ; car c’est l’âme de l’œuvre qu’ils vont entreprendre ; puis il reconstitue l’apostolat, qui doit être l’agent de cette mission, en lui rendant son chef. On peut même dire qu’il complète l’apostolat en faisant de Jacques son disciple, presque l’un de ses apôtres, en vue de la mission future auprès d’Israël. Enfin, dans les deux dernières (la montagne de Galilée, Béthanie), il fait ses adieux, là, à son Eglise et à ses apôtres réunis ; ici, à ses disciples en particulier. C’est alors qu’il imprime à ces derniers cette impulsion missionnaire si puissante qu’ils ont transmise à l’Eglise et qui dure encored. »

dCommentaire sur l’Evangile de Luc.

*

Le fait de la résurrection de Christ étant, d’après saint Paul, le fondement essentiel de la doctrine chrétienne, c’est contre la réalité de ce fait aussi qu’a du se porter le principal effort de l’adversaire. Christ est-il ou n’est-il pas sorti de son tombeau ? Voilà la question dont la solution rejettera le christianisme dans la perpétuelle évolution des systèmes philosophiques ou des croyances religieuses, ou lui rendra son titre et son caractère de manifestation définitive de la puissance et de la grâce divine.

En tout cas, l’issue de l’alternative : Christ est-il ou n’est-il pas ressuscité, décidait, aux yeux de saint Paul, pour le christianisme lui-même la question d’être ou de n’être pas.

Le point sur lequel les adversaires, même les plus résolus, de la réalité de la résurrection de Christ, comme Strauss, Baur, Pfleiderer, se montrent pleinement d’accord avec ses partisans, c’est le fait de la croyance absolue de l’Eglise à cette résurrection :

« Ce qui, écrit Baur, est pour l’histoire la supposition nécessaire de tout ce qui a suivi, n’est pas tant le fait de la résurrection de Jésus elle-même que la foi à cette résurrection. De quelque façon que l’on considère la résurrection de Jésus, comme un miracle accompli objectivement ou comme un fait psychologique et subjectif, nous pouvons nous en tenir à ce point que, quel qu’ait été le médium de l’événement, la résurrection de Jésus est devenue chez eux un objet de conscience, et avait toute la réalité d’un fait historiquee. »

eChristliche Kirche, page 40.

En rappelant ce passage, Strauss confirme l’opinion de Baur en ces termes :

« C’est une parole classique de Baur que la supposition historique nécessaire de tous les événements subséquents n’est pas tant le fait de la résurrection de Christ que la foi à cette résurrection. Car c’est un signe de ralliement (Denkzettel) pour les apologistes, qui voudraient bien persuader le monde que sans la connaissance du fait de la résurrection de Christ, la naissance de l’Eglise chrétienne ne serait pas explicable. Non, répond l’historien avec raison ; ceci seulement doit être accordé que les disciples ont cru fermement que Jésus était ressuscité ; mais cela suffit parfaitement (?) pour expliquer leur conduite et leur activité extérieure. Ce sur quoi cette foi reposait, ce qui était fait dans la résurrection de Christ, c’est là une question ouverte, que le savant peut résoudre dans un sens ou dans l’autre, sans que l’origine du christianisme en soit rendue plus ou moins intelligiblef. »

fLeben Jesu, page 289. Die Auferslchung.

Plus loin : « Paul nous dit qu’il lui a été rapporté que le Jésus mort et enseveli, selon les Ecritures, avait été réveillé d’entre les morts d’après les Ecritures, et qu’il était apparu à Céphas et aux Douze, puis à plus de cinq cents frères en une fois, puis à Jacques, enfin à tous les apôtres. Que l’apôtre l’eût appris de Pierre, de Jacques et d’autres encore peut-être (cf. Galates 1.18 ; 2.9), et que tous ceux-ci, y compris les cinq cents frères, aient été fermement persuadés d’avoir vu de nouveau vivant le Jésus mort, c’est ce dont nous voulons bien ne pas douter. Si nous demandons cependant (ce qui nous est bien permis lorsqu’il s’agit de la foi à quelque chose d’aussi inouï), pourquoi ces hommes ont été persuadés que leur perception prétendue ne reposait pas sur une illusion, notre répondant nous laisse en suspens (im Stiche). Il nous dit simplement que Jésus ressuscité leur est de nouveau apparu, c’est-à-dire qu’ils ont cru l’apercevoir, en forme visible encore ; mais comment ils sont arrivés à cette foi, quelle raison ils ont eue de prendre cette apparition pour quelque chose de réel, c’est ce qu’ils ne nous ont pas dit. »

Le désaccord commence donc au moment de donner une explication raisonnable de cette croyance ou même d’en donner une raison quelconque. En effet, cette croyance de l’Eglise à la résurrection de Christ a été, selon nous, l’effet des apparitions que nous venons de rapporter, tandis que, selon les critiques, nos adversaires, elle en serait la cause ; et Ton ne saurait s’étonner que cette cause, toute subjective, même accompagnée et renforcée de quelque phénomène atmosphérique, n’ait enfanté et produit sur la scène que des figures errantes et des ombres inconsistantes.

Faute de pouvoir contester l’authenticité et l’autorité des témoignages d’origine paulinienne, la critique s’est efforcée soit d’en diminuer la portée, soit de les opposer aux témoignages de l’histoire évangélique, puis d’opposer ces derniers les uns aux autres, afin de les faire évaporer en fin de compte tous ensemble.

Son procédé habituel est d’arguer du silence gardé par un auteur sur un fait, que ce fait n’existait pas pour lui, ou bien de la juxtaposition ou de la coexistence de deux récits, qu’il y a nécessairement contradiction entre eux.

Selon nos adversaires, les apparitions, rapportées par Paul, de Jésus à lui-même, se seraient, dans sa pensée, passées dans le domaine de l’esprit, et il n’aurait pas entendu nous raconter des manifestations corporelles et sensibles.

Nous accordons à Weizsäcker que dans Galates 1.16 l’apôtre ne mentionne en effet que le fait intérieur de sa conversion, sans rappeler les circonstances qui l’ont accompagnée. Le critique avoue que les deux textes 1 Corinthiens 9.1 ; 15.8 nous poussent un peu plus loin, et que même le premier dépasse la mention d’une simple apparition lumineuse : « Mais, ajoute-t-il, une apparition corporelle, au sens propre du mot, n’est pas encore prouvée par là. »

A l’appui de son assertion que l’apôtre n’entendrait nous parler que d’apparitions de l’ordre spirituel, offertes à lui-même et aux autres apôtres, le critique allègue la promesse faite aux croyants : Philippiens 3.21, du « corps de gloire », lequel sera semblable à celui que possède dès maintenant le Ressuscité. Or de ce que ce corps futur sera, d’après 1 Corinthiens 15.42-44, composé de tout autres éléments et revêtu d’autres caractères que le corps actuel, on veut nous faire conclure que le corps prêté au Ressuscité n’avait aucun rapport avec son corps terrestre. Rapprochement compromettant pour la thèse soutenue qui subsiste ou qui tombe avec les résultats de l’exégèse de l’auteur. Et comme l’intention de l’apôtre, évidente d’après 1 Corinthiens 15.35-37, était de prouver au contraire l’identité essentielle — sinon substantielle — entre le corps actuel des élus et leur corps futur, cette conclusion ne pouvait raisonnablement sortir que de l’identité — non substantielle mais essentielle — présupposée entre le corps glorifié du Ressuscité et son corps terrestre.

Cela dit, et afin de rendre de plus en plus suspectes les narrations évangéliques de ces faits, le critique relève dans l’énumération de 1 Corinthiens 15, les omissions des apparitions aux femmes et aux deux disciples d’Emmaüs, omissions suffisamment motivées, selon nous, par l’intention de ne rapporter que les témoignages des personnages officiels dans l’Eglise. L’apparition de Jésus à Pierre, à son tour, nommée en tête de la série 1 Corinthiens 15, annoncée de plus dans Marc et mentionnée explicitement dans Luc, mais passée sous silence par Matthieu est pour cette dernière raison mise également en quarantaine par Weizsäcker.

Selon la critique, un double courant de traditions concernant les apparitions de Jésus se serait formé dans le sein de la communauté primitive, dont les narrations évangéliques seraient l’expression : l’un, originel et représenté principalement par Marc, que Pfleiderer croit pouvoir résumer dans les deux propositions suivantes :

« 1° Que sous l’impression accablante de la mort du Maître, les disciples, déchus de leur foi et perdant toute contenance, se dispersèrent incontinent en se réfugiant en Galilée ;

2° Que ce fut en Galilée que les apôtres et Pierre le premier de tous — ceci en contradiction apparente avec l’opinion de Weizsäcker — revirent celui qu’ils avaient cru mort, mais en un autre corps que celui qui avait été mis au sépulcre ; et ce fut là aussi que le troupeau dispersé fut de nouveau rassemblé. »

La seconde tradition, de formation plus récente, et représentée par Luc, ignorerait cette subite dispersion et ce rassemblement en Galilée, et aurait placé les premières apparitions de Jésus en Judée, soit auprès du sépulcre soit dans son voisinage.

La mention du trouble et de l’incrédulité qui, d’après Luc ch. 24 comme d’après Marc ch. 16, succédèrent immédiatement dans le cercle des disciples à la catastrophe ; la mention d’une apparition de Jésus en Galilée dans le commencement des Actes, et surtout le fait que Paul, le maître de Luc, réunit dans une même série les apparitions en Judée et celles en Galilée, suffisent à montrer que l’opposition signalée entre les unes et les autres n’a pris naissance que sous la plume des critiques.

Rendre compte des apparitions de Jésus-Christ par la croyance des disciples à sa résurrection, ce n’était là que la partie la plus facile de la tâche de la critique ; il lui restait à nous indiquer l’origine de cette croyance elle-même ; et ici, nous n’aurons qu’à rapporter ses propres aveux d’ignorance et d’impuissance. Ne dirait-on pas qu’une Némésis supérieure s’est abattue sur ces savants qui ne se montrent si habiles à faire ressortir les contradictions prétendues des auteurs sacrés que pour finir par une défaite en présence de la question principale : D’où est venue aux premiers disciples la foi à la résurrection ?

« Si, écrit Pfleiderer, de pareils souvenirs (de paroles du Maître et de textes de l’Ecriture interprétés comme des promesses de résurrection), commencèrent à relever les courages abattus des disciples, si leur cœur brûlait au-dedans d’eux dans l’alternative du doute et de l’espérance (Luc 24.32), si leur amour passionné se replongeait dans l’image de leur Maître qui leur avait découvert les Ecritures, alors toutes les conditions psychiques étaient réunies, moyennant lesquelles un phénomène de vision de même sorte que celui qu’éprouva Paul devient absolument explicable. »

Mais il a fallu trois wenn pour en arriver là.

Aussi, après avoir mentionné les diverses tentatives de rendre compte de la fondation de l’Eglise et la plus récente, l’hypothèse des visions définies comme des produits purement fictifs de l’imagination, M. Sabatier conclut à leur commune insuffisance :

« Des visions apostoliques est sorti le triomphe de la cause de Christ, le christianisme historique tout entier. Il faut bien reconnaître qu’il y avait en elle un je ne sais quoi, une force intime qui manquait aux autres, et qui fait la triomphante assurance des premiers missionnaires chrétiens. Ou bien, il faut nier la Providence dans l’histoire, ou il faut aller jusqu’à reconnaître là quelque chose de plus haut que le hasard ; mais alors ces visions prennent elles-mêmes un caractère surnaturel, et l’on touche encore par ce bout-là au miracle qu’on veut écarter. Entre la mort de Jésus et la première prédication chrétienne au jour de la Pentecôte, il y a comme une nuit profonde dans laquelle notre œil ne sait rien saisir, mais ce n’est pas une nuit vide et stérile, c’est la nuit d’un prodigieux enfantement. Quand l’histoire recommence, nous nous trouvons sous un autre soleil, devant un autre horizon et dans un monde nouveaug. »

gEncyclopédie des sciences religieuses. Tome VII. Jésus-Christ, page 400.

b. Que la croyance de l’Eglise en la résurrection de Christ était fondée

Nous disons que la seule explication raisonnable de la croyance des premiers disciples à la résurrection corporelle de leur Maître, la seule explication aussi des apparitions qui le leur ont représenté marchant, mangeant, buvant, parlant, discourant avec eux, leur faisant des reproches et des promesses, leur donnant des ordres circonstanciés et positifs, leur montrant ses plaies et les invitant à y mettre le doigt, c’est que l’être qui leur apparaissait était présent et vivant, revêtu de ce même corps qui était descendu de la croix et sorti transformé et glorifié du tombeau, et que la supposition d’une supercherie de leur part étant aujourd’hui à peu près unanimement écartée, celle d’une hallucination n’a pas plus de fondement.

Les trois conditions reconnues par nous précédemment, et d’ailleurs généralement admises, de la formation du mythe historique, sont :

La première, la conformité entre l’idée initiale et l’image ou la fiction générée par cette idée.

Il faudrait pour que l’hypothèse du mythe se justifiât dans l’espèce, qu’il y ait eu soit dans le milieu judéo-chrétien, soit dans le milieu pagano-chrétien, ou dans tous les deux à la fois, une prédisposition, une attente, une espérance, une foi propre à prendre corps dans la fiction que Jésus était ressuscité, que cette prédisposition ait pu expliquer la naissance de cette fiction dans le sein de l’Eglise primitive et sa durée dans l’Eglise universelle.

Or cette première condition de la naissance du mythe, cette seelische Bedingung, comme s’exprime Pfleiderer, est introuvable dans les milieux où sa présence serait nécessaire.

Tous les témoignages historiques que nous possédons, qu’ils appartiennent à l’une ou à l’autre des deux traditions prétendument rivales, celle représentée par les deux premiers évangiles (Matthieu 28.17 ; cf. Marc 16.14), et celle dont Luc aurait été l’interprète (Luc 24.21-28), le témoignage du quatrième Evangile enfin (Jean 20.24-25) sont unanimes en ce point (et leur témoignage paraîtra suffisamment désintéressé), que la première impression qui suivit chez les disciples le supplice de leur Maître fut un découragement profond, complet et coupable.

Il faudrait admettre tout d’abord que l’extase qui aurait eu la propriété de créer devant eux l’image du Ressuscité, n’aurait pas eu celle de la leur faire reconnaître ; que la féconde imagination des première acteurs du drame chrétien, tout à coup surexcitée par des causes inconnues, ne se serait plus retrouvée dans ses propres productions ; que donc ces hommes plus qu’étranges auraient tout à coup cessé de croire aux projections de leur propre génie.

Il faudrait admettre ensuite que cette disposition première, si réfractaire à la formation du mythe de la résurrection, a pu être retournée en la disposition contraire par l’effet soit d’opinions antérieures des disciples eux-mêmes ou de celles qui régnaient alors, soit dans le monde juif soit plus tard dans le monde gréco-romain. Or ces différentes suppositions sont aussi inadmissibles les unes que les autres.

Quant aux opinions antérieures des disciples, l’histoire évangélique nous atteste qu’à plus d’une reprise les prédictions qui leur furent faites par le Maître de sa mort violente et de sa résurrection se heurtèrent chez eux à une inintelligence obstinée et incurable (Matthieu 16.21-23 ; Marc 8.31-33 ; 9.10). Nous ne saurions donc nous étonner que l’événement ait surpris et trouvé décontenancés ceux que la parole du Maître n’avait pas suffi à instruire et à avertir.

A nous en tenir ensuite, quant aux opinions régnantes dans le peuple juif touchant la mort et la résurrection du Messie, aux renseignements impartiaux et désintéressés que nous fournit le Nouveau Testament, une résurrection du Messie succédant à sa mort infamante était absolument antipathique au préjugé populaire (1 Corinthiens 1.23 ; Jean 12.34), dont l’indifférence ou les objections des apôtres à ce sujet n’étaient que la fidèle expression. Il faut reconnaître de plus que l’idée d’une résurrection du Messie, si elle était indiquée dans l’Ancien Testament, l’était trop indirectement pour qu’elle eût pu, issue de cette source, triompher de l’évidence ou de la brutalité des faits ; et si l’interprétation que Pierre et Paul s’accordèrent à donner du Psaumes  16 en faveur de la réalité de la résurrection de Christ, Actes 2.23-32 ; 13.35-37, se justifiait au point de vue du fait accompli, si elle se prêtait à confirmer la foi déjà formée, elle eût été impuissante à l’établir sur les ruines du doute et de l’incrédulité.

Mais si le revirement du doute en certitude chez les premiers disciples de Jésus défie déjà toutes les tentatives d’explication naturalistes, que dirons-nous de l’hostilité déclarée de tant de milliers de Juifs, encore couverts du sang du Juste, et terrassés en une fois par la nouvelle de sa résurrection (Actes ch. 2) ? Et s’il faut choisir entre l’hypothèse d’un coup de foudreh et celle d’une apparition réelle et personnelle à Saul de Tarse de celui qu’il persécutait, pour rendre raison de la révolution subite et durable opérée dans son âme sur le chemin de Damas, laquelle nous paraîtra la plus sensée en même temps que la plus scientifique ?

h – C’est celle proposée par M. C. Furrer après beaucoup d’autres dans son opuscule : Der confessionslose Religionsunterricht.

Mais s’il est constant que l’éclosion du mythe de la résurrection de Christ ne fut pas favorisée par les idées régnantes dans les milieux juifs, sa propagation si rapide dans le monde gréco-romain, par le moyen de ces quelques juifs « sentant l’ail », soulève des difficultés que la critique n’a à notre connaissance pas même tenté de résoudre. Que d’énormités, que d’impossibilités, que d’insurmontables répugnances accumulées devant l’Hellène et devant le Romain dans ces quelques phrases : Un Juif maudit par des Juifs ; mis en croix par la justice romainei ; ressuscité le troisième jour et présenté au monde comme le Sauveur et le Seigneur commun des Juifs, des Grecs, des Romains, de l’humanité tout entière, présente et future ! Aux insurrections des orgueils de race s’ajoutaient les révoltes de la raison et celles du sens commun pour renvoyer dans l’extrême Orient cette fable insolente, rejetée même par la seule nation qui eut eu quelque raison de l’admettre : Ἰουδαίοις μὲν σκάνδαλον, Ἕλλησιν δὲ μωρίαν (1 Corinthiens 1.23).

i – On connaît les termes de Cicéron concernant le supplice de la croix : « Nomen ipsum crucis absit non modo a corpore civium romanorum. sed etiam a cogitatione, oculis, auribus. » : Que le seul nom de la croix soit éloigné des citoyens romains, et même de leurs yeux, de leurs oreilles, de leurs pensées. Il nomme la crucifixion : « Supremum, crudelissimum, teterrimum que supplicium ».

Il a été déjà remarqué que dans les deux occasions où Paul, s’adressant à un auditoire païen, est interrompu par des auditeurs jusqu’alors curieux ou bienveillants, c’est au moment où il touche au sujet de la résurrection, Actes 17.32 ; 26.24. La répugnance de l’esprit grec, formé par le platonisme et porté par sa pente naturelle à l’ultra-spiritualisme, à accepter le réalisme de la religion nouvelle, nous est révélée dans le sein de l’Eglise de Corinthe par la polémique de Paul contre les négateurs de la résurrection future des corps (1 Corinthiens 15). Et pas plus les mythes des incarnations de leurs divinités n’avaient préparé les païens à croire au Dieu fait homme, pas plus ceux qui racontaient les nombreuses métamorphoses des êtres et des choses de la nature ne les avait familiarisés avec l’idée d’une victoire réelle remportée sur la mort.

Mais s’il est difficile à la critique d’expliquer par l’exaltation des milieux la fréquence des apparitions du Ressuscité dans le cercle des premiers disciples, leur cessation subite, précisément au moment de la plus grande exaltation, le jour de la Pentecôte, ou dans les milieux les plus fervents, comme l’Eglise de Corinthe, franchit décidément la limite des choses raisonnables.

Nous demandons à la critique comment il se fait que, sauf les apparitions à Etienne mourant, (Actes 7.55), celles à Saul (Actes 9) et à Paul (Actes 22.17), le Ressuscité ne se soit montré qu’en Judée, dans un intervalle restreint de quarante jours, et jamais dans les Eglises d’Asie-Mineure, de Macédoine ou de Grèce qui auraient eu le droit de réclamer le même genre de preuves que celles accordées aux chrétiens de Palestine.

Cette difficulté de l’hypothèse des mythes a paru si grave à Keim que c’est la principale raison qui l’a porté à admettre, comme nous l’avons rapporté plus haut, une réalité objective des apparitions de Christ, mais renfermée dans le domaine spirituel.

Mais si cette nouvelle tentative échappe, en effet, à quelques-unes des objections soulevées par la première hypothèse des mythes, elle se heurte à une dernière raison que nous leur opposons à toutes ensemble : c’est la question du sort ultérieur, hors l’alternative de la résurrection, du corps de Jésus.

L’argumentation de l’ancienne apologétique s’attaquait à la supposition généralement abandonnée aujourd’hui, que la fraude avait présidé à l’enlèvement du corps de Jésus. Mais dans l’hypothèse d’une fiction inconsciente se pose le dilemme suivant : ou le corps de Jésus est venu d’une manière ou de l’autre en la possession des disciples, et sa vue suffisait à dissiper leur hallucination ; ou il est resté au pouvoir des ennemis, et l’on ne comprend plus qu’ils n’aient pas songé, en le produisant au lieu et au moment voulus, à confondre l’insanité ou l’imposture de la secte naissante. Le silence absolu gardé sur l’état ultérieur du corps de Jésus s’ajoute, comme une difficulté non résolue, à toutes les précédentes, dans l’hypothèse contraire au fait de la résurrection corporelle de Jésus-Christ.

La deuxième condition de la formation mythique est l’inconscience.

Le mythe, avons-nous dit précédemment, est d’origine purement collective, anonyme et impersonnelle. Rien de semblable ici. Du sein de la collectivité qui s’est appelée l’Eglise primitive, se détachent des noms propres ; les personnages qui ont mis en cours cette prétendue fiction apparaissent dès le premier jour dans la pleine lumière de l’histoire. Le livre des Actes des Apôtres cite saint Pierre, comme le premier orateur chrétien ; Paul cite les Douze, les Cinq cents, lui-même ; M. Renan cite Marie-Madeleine. On fixe le moment précis, le jour et jusqu’à l’heure du jour où cette croyance a pris naissance dans le monde ; on la suit d’année en année ; de ville en ville ; de pays en pays ; conservant partout ses contours précis et ses formes austères. La critique est parvenue à soumettre les voyages et les écrits du principal missionnaire chrétien jusqu’à l’an 64 à une chronologie si exacte qu’elle a poussé ses déterminations jusqu’à des fractions d’années. Les principales étapes et centres de rayonnement de la prédication de la nouvelle religion sont connus ; ce sont : Jérusalem ; Antioche ; Rome ; et c’est seulement lorsque l’œuvre principale de ces fondateurs est faite que, simples instruments d’une cause plus grande qu’eux-mêmes, ils disparaissent subitement de la scène de l’histoire (Actes 12.17 ; 28.31) et abandonnent à la conjecture et à la légende les dernières années de leur carrière.

La troisième condition de la formation mythique, la présence d’un intervalle suffisant entre l’idée génératrice et la fiction, fait également manifestement défaut ici ; car, entre le moment où Jésus expirait sur une croix entre deux brigands, et celui où il est reconnu et proclamé dans un grand nombre de communautés disséminées de Jérusalem à Rome, en même temps que par la bouche des saint Pierre, des saint Jean et des saint Paul, comme le Créateur de toutes choses et le Sauveur de tous les hommes, il n’y a pas même l’intervalle d’une génération.

Nous croyons pouvoir conclure de la discussion précédente que la résurrection corporelle de Jésus-Christ est un des faits les mieux accrédités et les plus authentiques de l’histoire ancienne ; que, sans réclamer pour être reçus aucune faveur d’exception, les témoignages à l’appui de ce fait sont aussi probants que ceux qui paraissent suffisants pour élever un événement du passé au-dessus de tout soupçon ; et qu’en réalité ils n’ont contre eux que le préjugé philosophique et métaphysique qui exclut a priori le surnaturel du champ des possibles. Nous vivons du labeur et de la parole des premiers témoins de Jésus-Christ et non pas de leurs rêves.

Ce que nous reprochons principalement à la critique, sa manière propre, c’est d’attribuer les plus grands effets aux causes les plus mesquines : le plus grand déploiement qui ait jamais eu lieu de puissance, de sainteté, de sacrifice et de génie à la rêverie de quelques hallucinés ; une révolution dont les effets traversent les continents, les mers et les siècles, à la surprise d’un jour ; et c’est avec autant de bon sens que de justice que sa conclusion dernière a été résumée dans cette assertion finale : Il arriva que rien n’arriva !

*

Si le fait de la résurrection de Jésus-Christ, le miracle κατ’ ἐξοχήν, est historiquement reconnu, comme nous croyons qu’il l’est, la présence du surnaturel dans l’histoire est également un fait établi. Ce cas particulier ayant une signification universelle, emporte le principe. En revanche, la négation du fait de la résurrection de Christ implique celle de toute intervention directe de Dieu dans la nature et dans l’histoire ; c’est nier la première victoire décisive remportée par un homme sur la mort et par Dieu lui-même sur l’empire du péché ; nier que la mort soit un accident, affirmer qu’elle est la loi, la condition attachée à l’existence de l’être fini. Si Christ est ressuscité, au contraire, le monde a vu pour la première fois un homme qui avait traversé la mort revenir à la vie pour ne plus la quitter jamais, et retourner directement de la terre vers le ciel en esprit et en corps.

Nous avons entendu récemment M. le professeur Astié déclarer que le dogme de la résurrection corporelle de Christ ne lui importait pas plus que celui de sa préexistence personnellej. C’est là, paraît-il, un des corollaires de la nouvelle méthode qui a la prétention de consolider le christianisme en en éliminant tout ce que, par notre faute peut-être, nous n’avons pas expérimenté. Quant à nous, et jusqu’à plus ample informé, nous nous en tenons à la déclaration d’un homme qui, pour la cause de Jésus-Christ, avait supporté déjà « plus de travaux, plus de blessures, plus de prisons » que tous ses contradicteurs vivant de son temps ; qui avait été plusieurs fois en danger de mort, qui avait reçu des Juifs cinq fois quarante coups de fouet moins un, avait été battu de verges trois fois, avait été lapidé une fois, avait fait naufrage trois fois ; d’un homme qui avait traversé et bravé tous les dangers et toutes les fureurs de la nature et des hommes ; de l’homme auquel la chrétienté, M. Astié et moi-même sommes redevables après Dieu de porter le nom de chrétiens, et qui a écrit : « Si Christ n’est point ressuscité, votre foi est vaine et vous êtes encore dans vos péchés » (1 Corinthiens 15.17).

j – Nous garantissons la chose, non les termes.

Une fois donc ce grand miracle établi, il ne servirait plus de rien de marchander sur les autres, et j’ajoute que le retranchement de tel ou tel récit miraculeux du nombre des faits historiques, si jamais il s’imposait à une critique impartiale et suffisamment renseignée, ne saurait plus porter atteinte à l’essence de la croyance chrétienne. En face d’un mort ressuscité, d’un sépulcre qui a lâché sa proie, toutes les petites tactiques soit de l’attaque soit de la défense perdent la plus grande partie de leur prix. Un mort est un mort et un ressuscité est un ressuscité. Il ne peut plus être question de déploiement ni de dégagement de forces jusqu’ici latentes et ignorées ; il ne saurait plus y avoir non plus de moyenne à tirer entre l’affirmation et la négation. Entre la croyance évangélique et celle qui ne l’est pas, il n’y a rien de moins que le tombeau, vide ou non, de Jésus-Christ.

*

Toutefois la résurrection de Christ n’est encore qu’un fait et la foi chrétienne veut être avant tout la foi en une personne. C’est donc à cette personne même qu’il nous faut remonter. Ce personnage dont nous venons de dire qu’il est ressuscité doit avoir vécu sur la terre, y avoir parlé, agi, fait des actions miraculeuses, formé un premier collège de disciples. Quelle créance peut-on accorder aux principaux traits de la vie de ce personnage, tels que la tradition nous les a conservés ? Quelle place cette figure a-t-elle occupée à un moment donné, et quelle est celle que nous devons lui réserver au milieu de ses contemporains et dans l’humanité tout entière ?

En un mot, quelle est la réalité et l’importance historique du personnage dont nous venons d’établir la résurrection ? c’est la dernière question que nous ayons à traiter sous le chef de ce paragraphe.

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