Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

2e Section
Définition de la science morale en général

Selon que l’ordre moral est conçu comme réel ou comme idéal, que le droit est opposé ou identifié au fait, que la loi morale est distinguée de la loi physique ou assimilée à elle, la science dont l’objet est le fait moral est conçue à des points de vue opposés ; car il y a partout une corrélation intime entre une certaine conception de l’objet d’une science et la nature de cette science elle-même. Cette corrélation est plus évidente encore dans les rapports de la science morale et du fait moral.

A une conception réaliste et empirique du fait moral correspondra donc la conception de la science morale comme d’une science descriptive.

Schleiermacher va nous en fournir la preuve :

« Elle (la science morale) devra être l’exposé de la communion avec Dieu, conditionnée par la communion avec Christ le Rédempteur, pour autant que cette communion est le motif de toutes les actions du chrétien. Elle ne pourra être qu’une description de la manière d’agir qui procède de la domination de la conscience religieuse et chrétienne du moi.g »

gDie christliche Sitte. p. 32, 33.

Immédiatement après, il s’explique sur ce terme de description par lequel il caractérise la science morale, en disant qu’elle n’a pas en effet pour objet le devoir proprement dit, et que lorsque lui-même parle de règles morales, il ne désigne pas par là ce d’après quoi quelque chose doit arriver, mais ce d’après quoi quelque chose arrive.

Selon notre auteur, représentant de l’école déterministe tout entière, la science morale ne peut donc être que la description d’un état de fait, de l’acte réalisé (das Handeln), puisque, nous dit-il, ce qui n’existerait encore qu’à l’état de loi n’est point susceptible de devenir l’objet d’une intuition scientifique. Mais c’est précisément le droit de ne reconnaître le caractère de réalité qu’au fait et de le dénier à l’idée que nous contestons. Nous avons même à opposer, à l’impossibilité prétendue d’une science de la loi, l’existence de la jurisprudence dont l’objet essentiel n’est pas le fait ou le cas particulier, mais la norme qui le règle avant ou le juge après qu’il s’est produit.

Étant donné le fait moral ou l’ordre moral, tels que nous les avons conçus et définis, la science morale sera donc essentiellement impérative et subsidiairement seulement descriptive ; l’objet de cette science n’est, selon nous, le fait, que pour autant qu’il est la réalisation normale de l’idée ou de la loi ; ce qui est, en tant que manifestation de ce qui doit être.

La science morale est donc, comme son objet lui-même, à la fois réaliste et idéaliste. Elle est réaliste, en ce qu’elle part forcément de la réalité présente et actuelle, de forces réelles mises à la disposition d’agents actuels. Mais elle est idéaliste, en raison du double caractère idéal et éventuel de son objet ; car cet objet est tout ensemble la loi, l’idée ou la norme morale, et le fait auquel cette norme s’applique, et qui est en partie réel, en partie éventuel, en partie existant dans le présent ou dans le passé et en partie futur et seulement possible.

Nous irons jusqu’à dire qu’en dehors de la définition de l’ordre moral que nous avons donnée et de notre manière de le concevoir, c’est-à-dire dans les systèmes philosophiques et théologiques dont les prémisses excluent absolument la liberté humaine, soit que l’activité humaine soit absorbée dans l’acte divin, soit qu’elle soit rabaissée au niveau de l’ordre physique et naturel, on ne peut parler de morale que par abus de langage.

Si le déterminisme athée, panthéiste ou chrétien s’aventure jamais sur le terrain de l’activité humaine, des lois qui la régissent, des forces qu’elle met en œuvre et des résultats qu’elle produit, ne pouvant appliquer à la tractation de la morale que la méthode descriptive, il ne pourra faire de cette science qu’un embranchement de la physique, une physiologie ou une psychologie prolongée, une philosophie de l’histoire ou une dogmatique, suivant l’élévation du point de vue auquel il se sera placé ; et le mode impératif, essentiel à notre discipline, y fera complètement défaut. Constater, comprendre et décrire, sans réagir ni juger, sera sa tâche. Nier la liberté, identifier le possible avec le réel, définir ce qui est comme l’expression absolue de ce qui doit être, c’est nier non seulement l’ordre moral, mais la science morale.

La science morale, telle que nous la concevons, se distingue de l’histoire, d’une part, de l’esthétique, de l’autre.

La science morale et l’histoire ont toutes les deux le même objet : l’activité libre de l’homme, mais elles le traitent par deux procédés différents. Nous dirons même que le procédé de la science morale est la contre-partie de celui de la science historique. L’une expose, l’autre juge.

L’histoire, en effet, après avoir constaté les faits, les ramène si possible à leurs causes, à leurs principes ; elle en recherche la genèse, en démontre la nécessité relative ou absolue, suivant la prémisse dont elle part ; elle y ajoute très certainement, selon nous, si elle est bien inspirée, la recherche des causes finales. Élevée à ce degré où elle n’est plus narrative seulement, mais compréhensive, elle prend le nom de philosophie de l’histoire. Celle-ci suppose l’existence d’une idée ou d’un plan universel, se réalisant dans et par les faits, soit que cette idée soit rapportée à une personnalité souveraine, ou qu’elle soit conçue comme absolue.

Nous admettons, nous aussi, la légitimité de cette science dans la première de ces deux alternatives, et s’il est bien entendu que les principes généraux que l’on dit avoir découverts, ont été déduits des faits et ne les ont pas précédés ; en d’autres termes, que les facteurs historiques sont conçus comme les produits de l’activité libre, comme les facteurs humains du développement historique.

La science morale s’associe à l’histoire en appliquant à son contenu les lois de son ordre : elle juge les faits humains pour autant qu’ils s’écartent de l’idée divine ou qu’ils s’y opposent momentanément. Elle inspire la philosophie de l’histoire, partout où cette dernière est bien inspirée ; et de même que la foi religieuse transfigure à nos yeux la nature matérielle, et nous y fait lire et voir les perfections invisibles de Dieu, de même la foi morale éclaire les champs de l’activité humaine de cette lumière supérieure qu’elle puise aussi à une source supérieure qui est l’ordre invisible.

La science morale proteste entre autres contre cette soi-disant histoire philosophique qui, déduisant irrévocablement et impitoyablement tous les faits de causes identiques et naturelles, en vient à légitimer même les plus répréhensibles au nom de l’axiome hégélien, qui infecte aujourd’hui la science et la pensée contemporaines, que ce qui est doit être. Car cet axiome est la forme scientifique de la vulgaire théorie du succès, c’est l’effacement de la limite du bien et du mal dans le domaine des choses humaines, et par conséquent aussi, dans la sphère individuelle ; c’est l’anéantissement de la morale.

Heureusement que l’idée déterministe, que l’on confond si volontiers avec la cause même de la science, ne se soutient plus dans la pratique journalière et se voit à tout propos démentie par le fait vivant et palpable où l’homme et sa conscience se trouvent directement engagés.

A l’ouïe d’un grand crime, la conscience, un moment comprimée et étouffée par la fausse science, recouvre sa grande voix. L’acte, qui avait trouvé sa légitimation dans un cabinet d’études, reprend le nom qui lui convient sous l’impression immédiate produite sur ses victimes ou ses témoins. La conscience humaine ne se contente plus de constater le fait : elle dénomme le crime, elle blâme le criminel, et c’est cette contradiction entre le postulat scientifique qui annule la culpabilité des actes et des agents, et le postulat de la conscience qui la relève, qu’un auteur moderne, un des moins autorisés, il est vrai, à se poser en défenseur de la morale, a voulu faire ressortir dans le roman intitulé : Le disciple.h

h – Roman de Paul Bourget. (C.R.)

Si la science morale et l’histoire ont en commun l’objet et diffèrent l’une de l’autre par le procédé, la science morale et l’esthétique en revanche s’opposent l’une et l’autre à l’histoire par la similitude du procédé, tout en différant par leur objet, le bien pour l’une, le beau pour l’autre. L’on a le droit de dire que la confusion de ces deux objets, de l’ἀγαθόν avec le καλόν, la réduction de la catégorie des obligations à la catégorie des jouissances esthétiques, qui fut une des graves erreurs de l’hellénisme, est redevenue l’une des principales aussi de l’époque contemporaine. Elle se nomme maintenant le renanisme. Semblable d’autre part à la morale par le procédé, l’esthétique est une science impérative ou délibérative et non descriptive. Le réalisme dans l’art est la contre-partie du déterminisme en morale ; ici l’on identifie le fait avec le droit ; là, le réel avec le beau. Ici l’on dit : Le mal, c’est le bien. On est allé jusqu’à dire là : Le beau, c’est le laid.

La question des rapports de la morale et de la religion, de la dépendance ou de l’indépendance de l’une à l’égard de l’autre sera traitée dans notre première partie. Nous n’avions ici qu’à définir l’ordre moral en le replaçant dans son milieu, en en décrivant les contours et en en analysant les principaux éléments. Nous nous réservons de remonter plus tard au principe un ou multiple d’après lequel ces éléments s’ordonnent ou dont ils émanent.

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