Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 1. De l’usage du Nouveau Testament dans l’éthique chrétienne.

Il résulte de nos considérations précédentes que, dans le Nouveau Testament même, c’est l’exemple de Christ, de sa personne, de sa vie terrestre et de sa mort qui constituera pour le simple fidèle comme pour le théologien la source et la norme principale de la morale chrétienne. Contempler cette figure, chercher à pénétrer dans les secrets de cette existence, dans les motifs profonds qui l’ont dirigée, c’est là la tâche du moraliste chrétien ; et nous pourrons nous convaincre que ce qui, dans la personne et la vie de Christ, se cache dans les domaines secrets de l’âme, aux sources profondes de la vie, est encore plus grand et plus glorieux que tout ce que le monde a vu et admiré en lui ; nous retrouverons dans tous les actes de sa vie le saint amour qui glorifie le Père en se sacrifiant pour les hommes.

C’est en ramenant les manifestations de cette existence, unique dans l’humanité, à leur principe intérieur, qu’il sera possible à la science morale de faire le départ dans la vie de Jésus-Christ entre les éléments locaux, temporaires et individuels, et l’élément universel qui demeure typique pour nous. Jésus-Christ lui-même nous a enseigné à faire cette distinction en indiquant à tous ses disciples présents et futurs l’objet spécial proposé dans sa personne à leur imitation, et qui représentera, pour ainsi dire, l’élément de continuité entre lui et chacun de nous : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il se charge chaque jour de sa croix et qu’il me suive » (Luc 9.23)

Une fois le principe vivant de la morale posé, une fois que le modèle que Jésus-Christ nous a donné a été compris et interprété non selon la lettre, mais selon l’esprit, que la loi souveraine de la vie chrétienne a été extraite de la vie et de la personne même de Jésus-Christ, il est dans l’essence et l’esprit de la Nouvelle Alliance et de la morale chrétienne, par conséquent, de laisser au courant lui-même le soin de se frayer son lit, de nous abandonner, pour ainsi dire, à l’impulsion de cette force génératrice, en ne nous servant des préceptes et des ordonnances particulières que comme de points de repère ou de jalons à l’usage de notre faiblesse et de notre ignorance. Saint Augustin a dit : Aime Dieu et fais tout ce que tu voudras. Traduite sous une forme plus spécialement chrétienne, cette sentence s’énoncerait comme suit : Suis Jésus-Christ et fais tout ce que tu voudras.

Mais le Nouveau Testament ne contient pas une histoire seulement, mais un commentaire, tour à tour dogmatique et pratique, de la révélation historique de Dieu en Jésus-Christ. Ce commentaire a pour nous, tant dans sa partie morale que dans sa partie dogmatique, une valeur et une autorité uniques, en ce que nous y reconnaissons, pour ainsi dire, le prolongement authentique, l’écho immédiat de la parole même du Maître. Saint Paul lui-même a soin de distinguer, dans les directions qu’il adresse aux Eglises, celles qu’il puise dans sa conscience chrétienne individuelle, et qui, par conséquent, n’ont, sous sa plume même, qu’une autorité morale proportionnelle au crédit à accorder à sa personne, et celles qu’il a reçues par révélation du Seigneur, et qui sont par conséquent expressément couvertes par l’autorité de Jésus-Christ (1 Corinthiens 7.).

Les premières pourront et devront être contrôlées toujours à nouveau par la conscience chrétienne individuelle, quoique avec la déférence qui, en tout état de cause, reste due aux opinions et aux avis d’un homme qui s’appelle saint Paul.

Quant aux fragments de morale qui, dans les épîtres, sont couverts par l’autorité apostolique elle-même, nous ne saurions non plus les transporter tels quels dans un exposé scientifique de la morale, mais ils devront être soumis tout ensemble à une élaboration qui en élimine les éléments locaux et temporaires pour en extraire les principes généraux, et à un travail de systématisation et de coordination qui nous permette de placer chaque détail à son rang dans l’ensemble, et d’établir l’ensemble lui-même dans sa plénitude.

Le programme de notre science, appliqué aux documents authentiques du Nouveau Testament, comprendra donc deux opérations principales, que nous pourrions appeler régressive et progressive ; régressive, pour autant que, des circonstances particulières propres à l’auteur et aux premiers lecteurs des écrits sacrés, elle remontera au principe premier de la morale ; et progressive, pour autant que, de cette hauteur une fois conquise, elle redescendra avec persévérance et sollicitude aux applications actuelles.

Citons deux exemples tirés de la partie et de la contre-partie :

Je trouve dans le Nouveau Testament, Actes 15, la défense de manger du sang et des bêtes étouffées. C’est là un cas particulier qui recèle un principe général sur l’étendue duquel d’ailleurs on peut discuter. Est-ce l’usage général de toute viande étouffée et du sang qui nous est défendu en même temps que la fornication ? Ce précepte serait-il une reproduction d’un des commandements noachiques ou d’un des commandements mosaïques, dont le caractère obligatoire serait maintenu sous la Nouvelle Alliance ? Le contexte général de l’Evangile ne comporte pas cette interprétation. Jésus a dit que ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui souille l’homme. Je trouve donc ici, mêlé au principe général, un élément accessoire, local et temporaire que je dois éliminer : c’est la mention expresse des bêtes étouffées et du sang, motivée par les préjugés religieux des Juifs d’alors, et je ne retiens plus de cette prescription particulière que la défense générale de scandaliser le prochain, même par l’usage de choses permises.

Comme contre-partie du cas que nous venons de rappeler, nous pouvons citer entre beaucoup d’autres la question du dimanche et les questions d’Eglise, où j’aurai à dégager le cas actuel des éléments temporaires et accidentels, pour le juger d’après le principe énoncé dans le Nouveau Testament, et dans l’une et l’autre question que nous venons de mentionner je tomberai dans le littéralisme, soit que je transporte le IVe commandement tel quel dans la morale chrétienne, soit que je transforme les institutions de l’Eglise primitive en normes absolues pour la constitution de l’Eglise dans tous les temps et dans tous les lieux.

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