Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 2. Détermination des rapports mutuels du fait moral et du fait religieux.

Après nous être efforcé d’établir les affinités qui rattachent la morale à la religion et à raison desquelles la première est impuissante à se soutenir sans la seconde, nous avons à montrer que ces affinités ne vont pas jusqu’à l’identité absolue ; que les deux termes morale et religion, qui s’appellent, ne se couvrent pas l’un l’autre ; qu’ils se rapportent à deux activités de l’âme humaine, distinctes, mais indispensables l’une à l’autre ; indispensables l’une à l’autre, mais distinctes.

Avant de déterminer les rapports du fait moral et du fait religieux, nous avons d’abord à déterminer quels sont les caractères distinctifs de la morale et de la religion.

Cette question difficile a reçu des solutions différentes, selon que l’on a cherché les caractères distinctifs de la morale et de la religion dans leur essence ou dans leur objet.

Martensen cherche à établir comme suit d’après leur essence les caractères distinctifs de la morale et de la religion.

« Le rapport religieux est celui de la dépendance de l’homme à l’égard de son Dieu ; le rapport moral, au contraire, est celui de la liberté qui, dès le début, encore tout absorbée et enfermée dans le rapport de dépendance, s’en dégage pour atteindre une certaine autonomie (Selbständigkeit). Le premier moment dans le rapport religieux est la passivité de l’homme à l’égard de son Créateur, impuissant à se soustraire à l’action de Dieu qui s’approche de lui et le visite, et obligé d’expérimenter les effets de la révélation et de la proximité de l’Être divin, qui l’appelle, l’illumine, l’excite. Mais ce rapport de passivité doit se transformer en un fait d’acceptation et d’appropriation. Car, comme il dépend de l’homme d’accepter volontairement la communion avec Dieu qui lui est offerte, le facteur moral se fait valoir déjà dans la religion, dans le rapport de dépendancep. »

pChristliche Ethik, § 5. Sittlichkeit und Religion.

Nous ne saurions souscrire à cette tentative de chercher la distinction de la morale et de la religion dans l’essence de l’une et de l’autre. Il résulte de nos déterminations précédentes que la morale n’est pas plus activité pure que la religion n’est passivité pure. Il n’y a, selon nous, aucun moment de l’état moral où l’homme soit exclusivement agissant, sans aucune détermination subie du dehors ; ni aucun moment de l’état religieux où l’homme soit exclusivement passif, sans aucune réaction possible ou réelle de sa part. Nous maintenons que le caractère commun à la morale et à la religion est la réceptivité.

La conception de la religion comme d’un fait de passivité, était sans doute chez Martensen un emprunt conscient ou inconscient fait à Schleiermacher, ou du moins avons-nous le droit de retrouver ici encore la trace de son influence. Dans son deuxième Discours sur la religion, Schleiermacher oppose en effet la religion à la morale comme le sentiment pur et simple à l’activité (das Handeln) ; le sentiment, comme l’effet du non-moi sur le moi ; l’activité, comme la manifestation du moi dans le non-moi. La différence fondamentale avec Martensen, c’est que pour Schleiermacher l’activité morale était aussi bien déterminée que le sentiment religieux, et que, par conséquent, la distinction entre religion et morale ne pouvait qu’être artificielle et illusoire.

On a prétendu établir d’après leur objet la distinction du fait religieux et du fait moral en réunissant dans la religion tous les rapports de l’homme à Dieu, et dans la morale tous les rapports de l’homme au monde et à lui-même ; ou, pour nous expliquer en termes populaires, l’accomplissement des devoirs envers Dieu ressortirait à la religion, l’accomplissement de ceux envers le monde et soi-même ressortirait à la morale.

Mais qui ne voit qu’un pareil principe de distinction de la morale et de la religion est tout extérieur et empirique, et que l’on ne réussit par là qu’à isoler l’une d’avec l’autre deux choses que Dieu a voulu unies ? Comment admettre que les devoirs envers Dieu, superposés aux autres devoirs, ne soient pas compris dans la morale, et qu’en même temps, si nous croyons en Dieu, les devoirs envers le monde et envers nous-même puissent subsister, à moins d’être dominés et par conséquent consacrés par les devoirs envers Dieu ? La vie humaine serait ainsi scindée en deux parts, celle dévolue à la religion et celle dévolue à la morale, et l’agent libre devrait poursuivre par son activité deux fins distinctes, ce qui est anormal en droit et impraticable en fait.

Nous admettons, nous aussi, que la distinction de la morale et de la religion doit être cherchée dans leur objet, plutôt que dans leur essence, mais en déterminant autrement cet objet lui-même, qui est idéel pour la morale et personnel pour la religion.

Nous avons posé dans la Dogmatique et laissé irrésolue, parce qu’elle nous a paru insoluble, la question transcendante des rapports de la volonté de Dieu au bien, qui se formule dans ce dilemme : Le bien est-il le bien en soi et par son essence intrinsèque, ou ne l’est-il, comme l’ont voulu Duns Scott, Descartes et Charles Secrétan, qu’en vertu de la volonté divine qui le pose ? Et nous avons reconnu que, chacune des deux affirmations opposées, isolée de l’autre, impliquant des difficultés logiques et morales insurmontables, il valait mieux se contenter de les conjoindre en renonçant à les synthétiserq.

qExposé, tome III, p. 150 et suiv.

Heureusement que la solution de cette question spéculative, dont le souvenir pouvait se présenter ici, n’intéresse pas la recherche morale. Que le bien n’émane que de la volonté divine ou qu’il ait en Dieu même une essence autonome et une valeur intrinsèque, il importe peu à la pratique de l’homme, auquel la loi du bien a été révélée, et, par conséquent, à la science qui s’en occupe. Le bien existe ; c’est une entité reconnue, qui, dès le début de mon existence, déjà avant toute détermination concrète, avant l’avènement et parfois même en l’absence du fait religieux, est apparue à ma conscience comme l’opposé du mal, comme ce qui doit être en opposition à ce qui ne doit pas être.

Cela étant, et la distinction de la morale et de la religion devant être cherchée, selon nous, dans leur objet, et de plus, l’objet reconnu de l’activité morale étant le bien, nous disons que l’objet de l’activité religieuse est la personnification suprême du bien, celle dont toutes les actualisations et déterminations particulières du bien moral ne sont que des émanations, des réfractions, des irradiations, celle qui est en Dieu et qui est Dieu. Pour autant donc que l’activité libre rencontre et réalise le bien, nous l’appelons morale ; et pour autant qu’elle rencontre, reconnaît et sert Dieu dans le bien, nous l’appelons religieuse.

Il résulte de ce qui précède que la notion de morale se trouve être plus ample que celle de religion. Toute religion doit être morale, mais il ne s’ensuit pas que toute morale soit en tout cas et en tout temps religieuse. La vraie religion suppose la morale et nous avons montré, dans la critique de la morale indépendante, que toute vraie morale aboutit inévitablement à la religion. A quiconque donc tenterait de séparer la morale de la religion, nous rappellerions l’inutilité de la tentative ; et devant celui qui prétendrait les confondre, nous invoquerions l’usage des langues les plus cultivées de l’humanité qui, en maintenant depuis des siècles et des milliers d’années la dualité des deux termes, suppose la distinction des deux choses signifiées.

Nous avons accordé à la religion la supériorité d’essence, la priorité réelle sur la morale ; il n’en résulte pas qu’elle ait sur celle-ci chez l’individu la priorité temporelle, et pour se convaincre du contraire, il suffit d’observer l’enfant. La première notion que nous découvrons chez lui n’est pas celle d’une personne supérieure et invisible à adorer, mais d’un mal à éviter, d’un bien à faire, notion accompagnée de la conscience d’une responsabilité, qui s’exprime tour à tour par un témoignage intérieur d’approbation et, en cas d’offense, par un trouble dans son for intime. Ignorant encore du contenu réel et concret de la catégorie du bien moral, dont sa conscience lui révèle le caractère obligatoire, et avant même qu’il se soit élevé à l’idée d’un législateur invisible et suprême, il perçoit l’existence et l’autorité d’une loi. Le témoignage moral s’est donc déjà fait entendre, alors que le fait religieux ne s’était pas encore traduit chez l’enfant que sous la forme de la piété envers ses parents, qui resteront pour un temps auprès de lui les dépositaires uniques de l’autorité morale, les garants suprêmes de l’obligation qu’il perçoit en lui. On aura même le droit de dire que l’enfant est moral de nature, dans ce sens que l’éveil du sens moral et la révélation du bien auraient précédé ou du moins accompagné et peut-être secondé l’éveil de la conscience claire du moi.

A mesure que le développement moral avance, que l’éducation morale se poursuit, le sujet prend une position de plus en plus décidée à l’égard des êtres qui sont pour lui les représentants et les garants provisoires de l’autorité morale, et il ne tarde pas à affirmer tour à tour son indépendance ou sa déférence personnelle à leur égard : c’est là une nouvelle actualisation de sa liberté ; un stage dépassant déjà d’un degré l’état moral pur et simple, un premier acheminement vers le point de bifurcation de la religion ou de l’irréligion.

Le moment ne tarde pas cependant où l’Être suprême se fait connaître au sujet, tout ensemble par le moyen de la tradition et par le témoignage de la nature, et où le moi, rapprochant instinctivement ces témoignages externes de celui qu’il perçoit dans sa conscience, confond sans effort dans sa pensée et dans son hommage l’auteur du monde et l’auteur de la loi. Sa conscience, qui tout d’abord ne proclamait chez lui que l’existence de la loi, lui atteste maintenant, au-dessus de toute autorité humaine jusqu’ici connue et reconnue, au-dessus de la loi elle-même, la présence de l’Être unique et souverainement bon. Le fait moral prête au fait religieux tout d’abord son caractère d’obligation absolue.

C’est dire que le droit de la religion, dérivé de celui de la morale, n’est ni celui de la contrainte matérielle, ni celui de l’évidence logique, ni celui du caprice. La religion n’est ni fatale, puisqu’elle n’est pas un fait naturel ; ni facultative, puisqu’elle n’est pas un fait de jouissance ; elle est, comme le fait moral lui-même, un acte de foi, libre et obligatoire, dont la méconnaissance rend l’homme inexcusable (Romains 1.20).

Nous ajoutons que la morale prête à la religion son critère. C’est dire que si le rapport du sujet à Dieu était jamais séparé du rapport du sujet au bien, ou mentait au critère moral inscrit dans la conscience humaine, si le Dieu, objet de la religion, cessait d’être l’Être souverainement bon ; si la religion renonçait à se présenter à l’homme comme le souverain bien à réaliser par l’homme, elle serait descendue au rang d’une superstition plus ou moins grossière ; et dans le cas aussi où elle prétendrait s’imposer à l’homme par la contrainte matérielle ou logique ou par la surprise, elle se rangerait parmi les cas d’usurpation violente ou dolosive.

Ce que nous disons de la religion en général, s’applique à toute forme religieuse particulière, issue du contact des révélations successives et progressives de Dieu à l’homme. Toute manifestation authentique de l’idée religieuse, depuis la religion naturelle qui en est le degré inférieur jusqu’au christianisme dans lequel nous avons reconnu le degré supérieur et indépassable du développement religieux de l’humanité, ne peut s’accréditer que devant la conscience de l’homme, comme une manifestation du vrai Dieu sans doute, mais du bien qui est en Dieur.

r – Voir tome II, p. 168 et suiv.

Nous croyons avoir établi, dans notre critique de la morale indépendante, l’impuissance définitive de la morale à demeurer sans la religion. A ceux qui affirment que l’indépendance de la morale à l’égard de la religion en est le caractère distinctif et normal, ou qui, à l’instar de Kant et de Rothe, réduisent la religion à être un simple postulat de sa rivale, nous avons déjà répondu que la religion est au terme de la morale, parce qu’elle en est le principe et qu’elle en forme le contenu. Et de même que le reflet de l’astre ne se serait pas produit si l’astre lui-même n’avait jamais existé, il n’y aurait jamais eu de révélation du bien chez l’individu, ni de manifestation de l’ordre moral dans l’univers, si Dieu eût été absent du ciel. Si Dieu n’existait pas, il n’y aurait plus ni bien, ni loi, ni morale, parce qu’il n’y aurait plus rien.

Il nous reste à illustrer ces considérations générales en énumérant les apports que la religion fait à la morale et dont la morale ne saurait définitivement se passer : ses motifs, son objet, son mobile et sa sanction.

Nous distinguons les motifs du mobile en ce que le second terme désigne la force ajoutée au motif qui me détermine à agir, mais qui, à lui seul, me laisserait dans bien des cas impuissant à le faire. Les motifs d’ailleurs peuvent être multiples ; le mobile de l’action vraiment morale est unique.

Ses motifs. La critique que nous avons faite des principes irréligieux de la morale nous a suffisamment montré que tous les motifs d’action puisés en dehors de la religion, ou se dissolvent dans l’abstraction, n’étant que des répétitions de la formule même de l’obligation, ou retournent à l’intérêt : nuls ou immoraux, telle est l’alternative. Les principaux motifs religieux au contraire sont tirés soit du passé, soit de l’avenir, et à plus forte raison du présent ; ce sont la reconnaissance envers Dieu qui m’a fait et me conserve, l’espoir d’une rémunération future et l’appréhension de ses jugements. Quoi qu’on en dise, ces motifs sont dignes de la morale, parce qu’ils sont puisés dans un ordre de choses supérieur à l’homme, et qu’ils se rattachent à la personnalité suprême qui, si elle existe, ne peut être, comme nous l’avons vu, que la personnification du bien.

Son objet. C’est la religion qui présente à l’activité morale de l’homme son objet suprême, le devoir primordial auquel tous les autres sont subordonnés et dont ils dérivent. Aussi vrai Dieu est le Créateur et le Maître suprême de toutes choses et de tous les êtres, aussi vrai le bien que nous sommes capables de faire à ces êtres et à nous-même n’a de valeur morale que pour autant qu’il est fait au nom de Dieu et consacré par le rapport à Dieu.

Son mobile. Que l’homme soit impuissant à réaliser le bien que lui-même voudrait faire, c’est un fait d’expérience universelle. Si donc il y a quelque part une force capable de suppléer à celle qui lui manque, ce ne peut être qu’en Dieu. Or la religion tout à la fois m’enseigne cette force comme doctrine et me l’apporte comme vie.

Sa sanction. La religion seule assure à l’homme une rémunération finale et absolument juste de ses œuvres, et, à ce titre, elle procure à la morale et à la cause du bien sa seule sanction efficace parce qu’elle est supérieure aux vicissitudes individuelles.

Nous résumons les deux développements qui précèdent en disant : La religion sans la morale se dégrade ; la morale sans la religion s’annule.

La religion venant d’être définie comme le rapport libre et volontaire du sujet au Dieu personnel, nous demandons quel sera et quel devra être ce rapport. En répondant à cette question, nous aurons par là même résolu le problème de la fin normale de l’homme.

Mais ici encore, comme sous le chef des principes irréligieux de la morale, plusieurs alternatives extrêmes se posent et doivent être préalablement écartées, pour que nous soyons en état de formuler la conclusion de la première section de notre première partie.

Nous avons d’abord à faire la critique du principe de la religion dite intéressée ; puis de celui de la religion prétendue désintéressée ; et enfin, en opposition à l’une et à l’autre, nous exposerons quelle est la religion normale de l’homme.

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