Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 2. De la loi civile.

Nous rattachant de nouveau à notre définition générale de la loi pour la déterminer dans chaque application particulière, nous définissons la loi civile : l’expression de la fin sociale de l’homme, revêtue du caractère de nécessité propre à l’ordre civil ; et, comme ce dernier se trouve placé à un degré intermédiaire entre l’ordre physique et l’ordre moral, il est à prévoir que la loi civile participera tour à tour des caractères de la loi physique et de ceux de la loi morale.

Or le fondement de l’ordre civil est le double principe de la territorialité et de l’hérédité, ou encore une combinaison de l’une et de l’autre ; il en résulte que la fin de l’ordre civil ne saurait être que temporelle et terrestre, marquée par les limites de l’économie actuelle de la société humaine et renfermée dans ces limites.

De ces premiers caractères de l’ordre civil découleront les premiers caractères de la loi civile, ceux par lesquels elle se rapproche de la loi physique et s’oppose à la loi morale.

Nous disons d’abord que, le but de la loi civile étant l’intérêt de l’ordre social, dans les limites d’un certain territoire, son principal et peut-être unique moyen d’action, le seul conforme à la nature du milieu dans lequel elle doit s’exercer, c’est la force matérielle et, le cas échéant, coercitive (Romains 13.4).

Nous disons ensuite qu’à la différence de la loi morale, l’action de la loi civile ne vise que les actes extérieurs de l’homme et, parmi ces actes eux-mêmes, ceux qui intéressent l’existence de l’ordre social, renvoyant toutes les autres manifestations de l’activité de L’homme devant une juridiction supérieure. Comment et pourquoi en effet la loi voudrait-elle pénétrer au delà des limites qui lui sont tracées par la nature des choses, soit dans le for intime de l’homme, soit dans ses relations privées, n’ayant ni le droit de s’y faire reconnaître, ni les moyens de revendiquer ses droits méconnus ? Pourquoi le ferait-elle, s’il est vrai que les intérêts qu’elle prétendrait aller protéger en dehors du domaine qui lui est assigné, c’est-à-dire sans autorité réelle et sans efficacité, sont déjà placés sous une autre sauvegarde, celle de la loi morale elle-même, avec laquelle elle ferait certainement double emploi, si même elle n’entrait pas en conflit avec elle ? Devenue superflue et par conséquent importune, ne risquerait-elle pas de compromettre sa cause dans ce qu’elle a de juste et de sacré, d’amoindrir son prestige dans le domaine même qui lui est dévolu ? La loi civile respecte donc, si elle est bien inspirée et surtout bien appliquée, le domaine tout entier de l’esprit, et elle en éloignera scrupuleusement ses moyens d’action, qui ne peuvent être que matériels et coercitifs.

Quant au mal dont elle connaît, c’est-à-dire aux violations de l’ordre social, l’action de la loi ne saurait être que prohibitive et répressive, et non préventive ; et, en ce qui concerne le bien moral, elle sera protectrice ou préservatrice, et non productive. A ces deux égards, en effet, les exécuteurs de la loi ne sauraient présenter aucune des garanties réclamées par la double fonction de prévenir le mal et de produire le bien.

A ce premier caractère de la loi civile que nous avons appelé l’extériorité, à raison duquel son action est à la fois coercitive et négative, nous joignons celui que nous appelons l’actualité, à raison duquel la loi exige une exécution immédiate, se traduisant, à l’égard de ceux qui s’y opposent, sous la forme de la peine sociale. La loi civile en effet, n’ayant pas comme la loi morale le moyen d’attendre une satisfaction dans une économie future et supérieure, est tenue d’affirmer ou de revendiquer son droit sans délai, et elle le fera dans la mesure de l’efficacité et de la régularité de son action.

Nous venons de formuler les caractères de la loi civile par lesquels elle se rapproche de la loi physique et s’oppose à la loi morale. Mais par d’autres caractères tout aussi importants, elle s’associe au contraire à la loi morale en s’opposant à la loi physique. Ces caractères résultent de la présence dans l’ordre civil et dans l’ordre moral d’un facteur absent de l’ordre physique : la liberté, d’où dérive la responsabilité soit des sujets de la loi, soit de ses agents d’exécution. Et nous devons reconnaître que la présence de ce facteur avait déjà eu pour effet de modifier secrètement et de déterminer partiellement les caractères mêmes que nous venons de déclarer communs à la loi civile et à la loi physique.

Ainsi, tandis qu’il y avait identité absolue d’action dans l’ordre physique, soit dans le temps, soit dans l’espace, entre la loi et la force, nous constatons qu’un écart est possible entre ces deux termes dans l’ordre civil, ce qu’indique déjà l’expression courante : force a été rendue à la loi.

Nous venons de dire qu’à raison de son caractère d’actualité, la loi civile s’exécute en tout temps et en tout lieu où elle est accompagnée de la force ; mais cette force n’est pas présente partout et toujours, d’où naissent des chances de délai dans l’exécution ou même d’inexécution indéfinie et finalement de prescription.

Dans le cas même où la loi reçoit satisfaction par la punition méritée du coupable, la présence du facteur de la liberté, tant chez les exécuteurs de la loi que chez ses victimes, déterminera le caractère de la répression exercée au nom de la loi. Car la société humaine n’a pas plus le droit de réduire ses membres réfractaires à la condition d’instruments, en les rendant inoffensifs par le genre de répression qui leur sera appliqué, qu’elle n’a le pouvoir et le devoir d’entreprendre leur régénération morale. Tout en accordant que le but utilitaire, c’est-à-dire la nécessité de rassurer la société, est renfermé dans la raison totale de la répression sociale, et qu’à plus forte raison tout mode de répression dont l’effet prévu serait la démoralisation du patient, serait une criminelle contrefaçon de la justice, nous disons que la répression sociale ne doit être ni essentiellement utilitaire, visant l’intérêt de la société, ni essentiellement réformatrice, visant la régénération morale du coupable, mais pénale, en tant que dispensation de justice, de cette justice suprême d’où toute justice terrestre émane, d’après l’Ecriture (Romains 13.4).

Si contestés que soient aujourd’hui ces principes, ils n’en sont pas moins demeurés jusqu’ici les inspirateurs de la loi dans tout le monde civilisé. Aucun code pénal à moi connu n’est ni déterministe ou positiviste d’une part, ni éducatif de l’autre. La preuve que la répression n’est essentiellement, aux yeux du législateur, ni une tentative de régénération morale, ni à l’extrême opposé une simple mesure de sûreté publique rentrant dans les cas de légitime défense, se tire de la proportionnalité partout établie entre la peine et le crime, à raison de laquelle la loi rend, régénéré ou non, dangereux ou inoffensif, au jour même où l’expiation est faite, le malfaiteur à la société. Le pénitencier moderne n’est ni une cage, ni un pensionnatd.

d – Sur le but de la peine sociale, voir notre opuscule : La peine de mort est-elle légitime ? p. 35 et suiv.

La loi civile reconnaît donc à tout instant et en toute occasion, ou suppose l’imputabilité et la responsabilité de ses agents et de ses sujets. Elle ordonne ou plutôt défend ; elle fait exécuter ses sentences sur des sujets libres et responsables par le moyen d’agents libres et responsables. Et de plus, œuvre d’agents libres, la loi civile, à la différence de la loi naturelle, est perfectible et se sait perfectible ; elle aspire même au progrès ; progrès consistant, il est vrai, beaucoup moins dans l’extension que dans le rétrécissement de son action, correspondant à une extension proportionnelle des droits et des initiatives individuelles, en sorte que l’individu gagne en latitude ce que la société perd en compétences ; et l’ordre civil aura pleinement réalisé sa fin, lorsque, s’étant efforcé et ayant réussi à se rendre progressivement inutile, il ne s’interposera plus entre l’individu et la loi morale.

L’action de la loi dans l’ordre civil n’est donc ni fatale, identique à la force, comme dans l’ordre physique, ni idéale, séparée de la force, comme il arrive dans l’ordre moral, mais conjointe à la force ; et la force elle-même, exécutrice de la loi, visible et inconsciente dans l’ordre physique, invisible et consciente dans l’ordre moral, est ici à la fois consciente et visible. L’ordre physique enfin étant soumis à la condition de la périodicité, l’ordre moral à celle de l’immutabilité, l’ordre civil est soumis à celle de la perfectibilité.

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