Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 2. Des substances constitutives de la nature humaine dans l’état de péché.

Les trois substances constitutives de la nature humaine étant, comme nous l’avons dit, l’âme, l’esprit et le corps, nous aurons, pour répondre au titre de ce chapitre, à considérer successivement la condition de ces trois substances dans l’état de péché.

L’âme, ψυχή est comme telle le siège de la personnalité intelligente, sentante et voulante ; elle est le siège du moi.

Que devient donc tout d’abord le moi au sein de cette âme affectée de la contagion du péché, le moi attaché à la chair, déjà viciée d’avance, et avant même qu’il ait eu le temps de se reconnaître et de se vouloir ? Le moi, aussitôt qu’il s’est éveillé au contact de la conscience morale, entre en lutte avec ses propres affections et ses propres volitions ; il se partage en moi supérieur et moi inférieur, en moi voulant et ne voulant pas, désirant et incapable de faire, en moi-volonté et moi-nature, soit qu’il acquiesce et incline aux sollicitations de la chair et de la nature, soit qu’il y résiste ou proteste, incapable toutefois de leur opposer une résolution efficace et définitive, et il devient alors plus ou moins le complice de son propre adversaire.

C’est ce drame, ce schisme douloureux, qui se passe d’ailleurs en quelque manière dans toute âme humaine, que l’apôtre saint Paul nous décrit d’après ses propres expériences (Romains 7.13-23) ; tantôt il paraît identifier le moi avec la nature ou avec la chair pécheresse, tantôt il l’en distingue, selon que le moi inférieur s’est allié à cette nature contre le moi supérieur, ou que le moi supérieur, le moi-volonté, a pour un moment gagné à sa cause le moi inférieur, le moi-nature, la chair (v. 18-20). Le moi inférieur, identifié au v. 18 avec la σάρξ, l’est au v. 20 avec le péché, et ici il est opposé au moi supérieur, désigné par les mots ἐν ἐμοί (en moi).

C’est aussi là l’expérience désespérée du poète exprimée dans des vers fameux, inspirés par les paroles mêmes de l’apôtre :

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi ;
L’un veut que, plein d’amour pour toi,
Mon cœur te soit toujours fidèle ;
L’autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.

D’autres passages du N. T. mentionnent cette lutte qui est engagée au dedans de nous et qui, d’après l’apôtre saint Paul, intéresse les êtres supersensibles. C’est la lutte du πνεῦμα contre « la chair et le sang » (Éphésiens 6.12), d’autant plus critique que la nature viciée du moi, déjà si puissante par elle-même, est encore secondée par des puissances surnaturelles prenant fait et cause contre le bien du moi et prêtant ainsi une force mystérieuse et presque fatale aux entraînements de sa nature propre. La chair et le sang désignent ici sans doute la nature humaine tout entière, tant physique que psychique. — Ailleurs, la chair seule est opposée à l’esprit (Romains 8.1-11 ; Galates 5.16-17), ou encore le vieil homme au nouvel homme (Éphésiens 4.22, 24). Remarquons toutefois que ces deux dernières oppositions sortent déjà des limites de notre sujet actuel, en ce qu’elles visent les conditions morales du régénéré, tandis que nous n’avons affaire pour le moment qu’à celles de la nature humaine en général, où nous ne rencontrons encore que l’opposition de la chair et du νοῦς.

Le passage classique touchant les facteurs du drame lui-même qui s’accomplit dans l’intérieur de l’homme, Romains 7.22-23, mentionne quatre lois différentes et opposées dans l’état de nature :

  1. la loi de Dieu (ὁ νόμος τοῦ θεοῦ, v. 22), objective et supérieure à moi, planant au-dessus de moi comme un idéal à atteindre et toutefois présente en moi (κατὰ τὸν ἔσω ἄνθρωπον : l’homme intérieur, différent du nouvel homme, en ce que l’un désigne la nature interne chez tout homme, l’autre, la nature nouvelle chez le régénéré) ;
  2. la loi de l’entendement, ὁ νόμος τοῦ νοός, v. 23 (non pas τοῦ πνεύματος), qui me rattache, au moins idéalement, par mes sympathies et mes aspirations, à la loi de Dieu ;
  3. à l’opposite de la loi objective de Dieu, la loi, objective aussi, du péché (νόμος τῆς ἁμαρτίας, v. 23), expression objective de la puissance et du système du mal organisé dans le monde et de ses ramifications diverses ;
  4. comme contre-partie enfin de la loi du νοῦς, et remplissant le même rôle dans le mal, la loi qui est dans mes membres, le νόμος ἐν τοῖς μέλεσιν (v. 23), qui tend sans cesse à entraîner le moi sous la loi du péché.

Toutefois la lutte entre ces quatre principes contraires n’est pas égale, en ce que seules la loi du péché et la loi des membres sont efficaces et déploient leurs effets dans l’activité du sujet, tandis que la loi du νοῦς reste à l’état d’aspiration impuissante au dedans du sujet et n’arrive pas à l’exécution du bien qu’elle proclame (v. 18 b)a.

a – Comparez le commentaire de M. Godet sur Romains 7.22-23. — Nous faisons cependant nos réserves sur la loi du péché qui nous paraît être la loi qui régit le péché dans l’humanité, plutôt que « l’instinct égoïste », ce qui serait un fait subjectif et non objectif. Nous faisons remarquer ensuite que l’expression loi des membres n’est pas la traduction littérale du νόμος ἐν τοῖς μέλεσιν ; celle-ci nous paraît être la nécessité spécifique du péché qui s’attache au moi et dont les membres ou le corps sont, sinon le principe, du moins l’organe de transmission.

D’après l’expérience de Saul, ratifiée par la nôtre, le péché n’est ni un simple accident de la nature, ni consubstantiel au moi. Il n’est pas un simple accident de la nature, comme le serait par exemple une erreur ou un système d’erreurs, affectant l’intelligence, et qu’il serait toujours aisé d’en détacher. Ce n’est pas non plus une simple faculté du moi pouvant s’exercer ou ne pas s’exercer ; c’est une loi, une puissance, un organisme, ou, comme saint Paul s’exprime dans plus d’un passage, un corps (σῶμα τῆς ἀμαρτίας, Romains 6.6 ; comp. Colossiens 3.5). Car, avec Julius Müller, nous entendons cette expression au figuré, de l’organisme du péché dont les péchés particuliers sont les membres, et non du corps où règne le péché. Ce corps du péché circonvient et domine le moi de toutes parts, mais ne s’identifie pourtant pas avec le moi, du moins pas de nature. Le péché n’est pas consubstantiel au moi ; il reste un accident, universel et inévitable, mais non absolument fatal, ni complètement absorbant, si ce n’est au terme du développement du mal, où le moi humain, comme le moi diabolique, en vient à pécher « de son propre fonds » (ἐκ τῶν ἰδίων, Jean 8.44).

Comment maintenant se comportent les organes principaux de l’âme au sein de ce conflit qui déchire l’âme elle-même ? Quel est l’effet du péché sur le cœur et l’intelligence de l’homme dans la période moyenne que nous décrivons ?

Si le cœur est bien, comme nous l’avons établi dans notre IIme section, l’organe central de la personnalité tout entière, ce sera aussi le centre et le siège d’où le péché, devenu transgression personnelle, rayonnera dans tous les sens, infectant tous les organes de la vie psychique, physique et spirituelle (Jérémie 17.9 ; Marc 7.21). Le cœur commence par devenir le siège de la convoitise (Matthieu 5.28 ; Romains 1.24), qui est le produit du premier acquiescement conscient et volontaire du moi à la sollicitation ou à l’instinct de la nature, le signal de la première défaite causée au moi-volonté par le moi-nature. Tant que cet acquiescement n’a pas encore eu lieu, la sollicitation mauvaise ou l’instinct perverti reste encore latent et inerte au fond de ma nature. La convoitise n’existe encore au début pour le moi qu’à l’état de sollicitation naturelle physique ou psychique (πειρασμός, Jacques 1.15), mais elle n’a pas encore conçu, elle ne s’est pas encore transformée en transgression positive ; elle est déjà pécheresse, sans doute, et affectée d’une coulpe, mais seulement d’une coulpe spécifique. Mais, aussitôt que cette affection de la chair prend corps et consistance en face de la loi de Dieu, et que le moi, ne fût-ce que par un concours fugitif, y cède ou y acquiesce, cette affection, jusqu’ici passive, de la nature se transforme dans l’activité dévorante et funeste de là passion, πάθημα ou πάθος, qui est, à ce qu’il nous paraît, d’après Romains 1.26 ; 7.5, la convoitise poussée à l’état de vice. Le πάθημα (passion) sera donc le terme extrême du vice naturel : l’un n’est pas encore actif, l’autre ne l’est déjà plus ; la passivité qui caractérise l’un est innée, celle de l’autre est acquise. La transition de l’un à l’autre, c’est l’ἐπιθυμία, la convoitise, c’est-à-dire le péché réveillé et surexcité par le commandement (Romains 7.7-9). D’affection inerte qu’elle était, la voilà devenue active, enfantant à son tour la conséquence extrême de tout désordre moral, la mort physique et morale, ou la décomposition de toutes les parties de l’être.

Les convoitises sont souvent rapportées à la chair comme à leur principe, et en effet elles résident dans notre nature humaine viciée ; mais elles n’acquièrent vitalité et consistance morale que par leur rencontre avec l’organe central du moi, le cœur et la volonté, d’où elles attaquent toutes les parties spirituelles et physiques de l’êtreb. Il s’opère donc un mouvement continuel d’action et de réaction, de progression et de régression, de la périphérie au centre et du centre à la périphérie, de la nature au moi et du moi à la nature, d’influences délétères et corruptrices portées de l’une à l’autre et dans toutes les parties de l’être avec le mouvement même du sang et de la vie (Matthieu 12.35) ; le cœur produit de mauvaises pensées, de mauvaises paroles et de mauvaises actions, qui, manifestées au dehors par les organes corporels, portées par les membres devenus les réceptacles de ces influences mauvaises, réagissent à leur tour du dehors sur le dedans (Romains 6.19 ; 7.5-23). Mais c’est le cœur corrompu et vicié par le contact continuel de la chair, dont le concours prête au vice naturel son empreinte individuelle et morale, et en fait l’acte du moi et non pas le fait de la nature ; c’est le cœur, l’organe de la volonté du moi, qui, par son acquiescement à la sollicitation charnelle, suivie d’une résolution positive pour le mal et enfin d’une détermination morale dans le mal, est dans l’âme le principe du péché individuel ; c’est l’acte du cœur qui rend l’individu moralement coupable.

b – Il faut d’ailleurs soigneusement distinguer cette sollicitation exercée sur le moi par la chair pécheresse, avant même l’éclosion de la convoitise, de la tentation se présentant à l’intelligence et à la volonté de l’être saint. La pensée du péché n’est point encore pécheresse ; elle n’est que l’alternative posée devant le moi, demeuré intact en face d’elle, jusqu’à ce qu’il y acquiesce, ne fût-ce que par sa sympathie.

La convoitise se transformant en nature, c’est l’état d’endurcissement mentionné plus d’une fois dans l’Ecriture, sous le nom d’endurcissement du cœur (Marc 3.5 ; Éphésiens 4.18 ; comp. Jean 12.40).

La preuve que le cœur est bien le foyer central de la puissance du péché, dans l’intuition scripturaire, se tire d’ailleurs indirectement de tous les textes où il nous est représenté comme le siège de l’action régénératrice de la grâce par le Saint-Esprit, passages qui seront examinés dans notre troisième partie.

Mais, outre cette action toute morale qui se produit du cœur corrompu jusqu’aux organes divers de l’homme, l’Écriture mentionne en divers passages une action intellectuelle du cœur sur le νοῦς, qui ne doit pas être méconnue. Nous avons déjà signalé et décrit dans notre Ire section l’influence immense de la volonté sur la connaissance en général ; cette influence ne pouvait disparaître dans l’état de péché et devait se produire suivant la direction pécheresse de la volonté. Elle est déjà reconnue dans l’Ancien Testament, Genèse 8.21, et dans le fameux passage d’Ésaïe 6.10, où nous apprenons que l’incrédulité et l’ignorance future d’Israël seront les conséquences de l’endurcissement de son cœur. La même loi est appliquée par saint Paul aux païens dans deux passages principaux. Le premier, Romains 1.21, attribue l’inanité de leurs raisonnements et de leurs pensées au vice moral comme sa conséquence : le cœur, détourné de Dieu qui est la seule source de la vérité et de la vie, ne trouve plus en lui et autour de lui que ténèbres ; l’intelligence spirituelle s’obscurcit en même temps que le moi se corrompt. Le second passage, Éphésiens 4.17-18, a été parfaitement commenté comme suit par Adolphe Monod : « L’intelligence, cette noble faculté par laquelle l’esprit de l’homme se rapproche de Dieu et devrait s’élever à Dieu, s’est laissé gagner elle-même à cette vanité (ματαιότης) à laquelle toute la création a été assujettie (Romains 8.20). Privée de la vraie force et de la vraie lumière, elle se consume, même dans ses plus nobles recherches, en efforts impuissants et en spéculations creuses, et ne recueille que des illusions au lieu de la vérité qu’elle poursuit (Romains 1.21). L’intelligence travaille toujours en vain, quand elle pense pouvoir trouver le vrai et le bien en dehors du Dieu vivant. Ces deux traits : « ayant leurs pensées obscurcies, » et : « séparés de la vie de Dieu, » sont les deux faces par lesquelles se découvre la vanité de leur intelligence. Ils diffèrent l’un de l’autre en ce que le premier appartient plus spécialement à la conception, le second au sentiment. Comme cause de l’égarement des Gentils, l’apôtre indique d’abord leur ignorance ; puis, comme cause de cette ignorance même, leur endurcissement ; de telle sorte que l’endurcissement du cœur est la cause de la cause et le principe de tout le mal. L’homme s’égare dans la vanité de son intelligence parce qu’il ignore Dieu ; mais il l’ignore parce qu’il a endurci son cœur contre les premières lumières qu’il avait reçues de lui. Cet ordre rejette sur l’homme la responsabilité de son égarement et le laisse sans excuse. Le Seigneur explique d’une manière toute semblable le développement de l’incrédulité dans le cœur, et c’est par là qu’il la condamne : « C’est ici la condamnation de celui qui ne croit pas, que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (Jean 3.19-20). Ils sont incrédules parce qu’ils ignorent la lumière, mais ils ignorent la lumière parce qu’ils ont endurci leurs cœurs.

Il y a donc entre la volonté pervertie et l’intelligence faussée la même combinaison de mouvements et d’influences que nous avons constatée déjà dans l’état normal. Le cœur commence par prendre une fausse position vis-à-vis de Dieu ; de faux principes en sont la conséquence directe ; le cœur se crée des doctrines conformes à ses inclinations ; la raison est faussée, parce que la volonté est pervertie ; puis ces doctrines et ces mauvais raisonnements influent à leur tour sur l’état moral du cœur et fortifient sa disposition dans la direction déjà prise, la consolident dans le mal, et l’aveuglement coupable de l’intelligence finit par rendre incurable l’endurcissement du cœur.

C’est ainsi que l’harmonie des facultés de la nature troublée par le péché tend à se rétablir dans le mal par les progrès même du péché. Le cœur perverti cherche toujours son excuse et sa justification dans la raison et l’y trouve pour un temps, en attendant qu’il fasse le mal pour le mal même.

Cette action de la volonté humaine sur toutes les facultés de l’homme, et en particulier sur la production de ses pensées, est encore signalée Romains 8.5-6 ; 1 Corinthiens 2.14 ; 3.20 ; 2 Corinthiens 3.5 ; Colossiens 2.18, où l’incapacité morale nous est représentée comme produisant l’incapacité intellectuelle elle-même.

Nous surprenons ici l’opposition absolue du point de vue scripturaire avec les conceptions de la sagesse et de la philosophie vulgaires. Nous voulons dire que, dans l’intuition scripturaire, il y a interversion du rapport du mal à l’erreur, tel qu’il est conçu d’ordinaire. Ici l’erreur est la première cause du mal et il n’y a d’ailleurs pas d’autre mal que l’erreur ; le redressement toujours possible de l’erreur intellectuelle, l’éducation bien dirigée de la raison suffit immanquablement à la réforme morale. Dans le point de vue scripturaire, qui nous paraît le plus profond et le seul vrai, l’erreur est déjà elle-même la conséquence de la détermination morale mauvaise, et voilà pourquoi la raison peut être éclairée, sans que le cœur soit réformé et transformé, tout comme nous devons conclure de l’état moral de l’humanité actuelle que la raison elle-même est égarée et faussée. C’est ici que nous touchons en effet au πρῶτον ψεῦδος de tout rationalisme, qui prétend attribuer à la faculté subordonnée de la raison ou de l’intelligence la priorité sur toutes les autres et le droit d’arbitrage sur ce que le cœur doit accepter ou repousser, croire ou ne pas croire ; la vérité scripturaire s’oppose à ce mensonge en ce qu’elle assigne en toutes choses, soit dans le bien, soit dans le mal, la primauté à l’ordre moral, et dans l’homme à la volonté, même asservie et enchaînée, sur la raison, même éclairée et cultivée.

Nous venons de décrire la lutte morale qui est engagée dans l’âme humaine entre les affections physiques de sa nature et les volontés du moi supérieur. Cette lutte a pour résultat soit le triomphe du moi sur la nature perverse, soit son asservissement définitif au mal. Dans un cas comme dans l’autre, le moi finit par agir individuellement et franc de toute détermination spécifique. Son action, bonne ou mauvaise, devient alors purement spirituelle de sa nature, parfaitement consciente et volontaire, soit dans le bien, soit dans le mal. L’effet du péché sur le πνεῦμα, sur l’organe supérieur de l’homme, destiné à mettre l’homme en rapport avec Dieu et le monde supersensible, c’est d’associer à l’absolu pervertissement de la volonté la clarté absolue de l’intelligence, sans aucun mélange d’illusion ou d’erreur. C’est, nous l’avons dit déjà, le péché que l’Ecriture appelle le blasphème contre le Saint-Esprit et qui consiste dans l’opposition absolue, consciente et volontaire de l’esprit de l’homme à l’Esprit de Dieu.

Le corps est uni à l’âme par des liens si étroits et par une solidarité si vivante que le désordre introduit dans la vie spirituelle et morale de l’homme devait se propager dans le corps, comme dans la nature entière. Les effets en sont connus : la désorganisation, la souffrance et enfin la mort, c’est-à-dire la décomposition des parties essentielles de la nature humaine. L’action du péché sur le corps n’étant pas de nature morale, mais physique, a été traitée dans la Dogmatique. Mais, comme nous l’avons vu, il y a une action régressive de la corporalité viciée sur la nature humaine, psychique et morale, qui doit être exposée ici.

Le corps, d’abord, sert d’organe au péché et lui prête ses membres comme instruments (Romains 6.19). Mais là ne s’arrête pas le rôle du corps. Il résulte de tout ce que nous avons dit que, s’il est impossible d’expliquer le péché par l’opposition essentielle de la matière et de l’esprit, il faut reconnaître cependant que, par les excitations de la nature sensible, le corps devient l’agent principal de certains péchés et vices, tenus pour plus particulièrement grossiers, comme l’intempérance et l’incontinence. L’apôtre reconnaît ce rôle actif de la nature sensible dans l’activité pécheresse, tout en y associant des influences supérieures et mystérieuses (Éphésiens 6.12 ; comp. Romains 1.26). Ici se vérifie la loi générale de la liberté, en vertu de laquelle elle tend à se convertir en nature ; nulle part plus promptement que dans les vices sensuels, le péché ne dégénère en esclavage, l’acte en état.

Nous devons aller plus loin encore, en disant que, bien que le corps ne soit pas le principe de tout péché, pas même chez l’enfant, il n’en est pas moins le porteur mystérieux de l’espèce et de la vie de l’espèce en chaque individu. Il n’est pas seulement l’organe et l’agent d’excitation de certains péchés, il est le siège du péché, parce qu’étant l’organe de transmission de la vie de l’espèce, il est et demeure le siège et le domicile de l’âme ; c’est par la cohabitation du corps avec l’âme que chaque individu humain tient à l’espèce et participe à la vie spécifique. Il faut cependant faire ici une distinction importante, dont l’omission constitue toute la force du matérialisme. De ce que le corps et ses membres sont les instruments nécessaires de toute activité de l’âme dans l’économie actuelle, même de la pensée et de la volonté, le matérialisme tire la conclusion que ces activités ne sont que la résultante des forces physiques et corporelles. Nous n’admettons point cette conclusion et nous dirons que le corps actuel est le porteur du péché, comme il est le porteur de toute activité psychique, mais qu’il n’en est pas le principe ; il est le porteur de la chair pécheresse, il n’est pas cette chair elle-même.

Nous rencontrons ici le mystère des rapports de l’âme et du corps, s’ajoutant à celui des rapports de l’espèce à l’individu ; car, lors même que l’âme et le corps sont deux substances opposées d’essence, l’existence et le fonctionnement de l’âme n’en sont pas moins subordonnés à la présence et au fonctionnement des organes corporels, et la présence d’une partie sensible est même une condition indispensable de l’existence de l’être fini. S’il en est ainsi de la vie psychique, de l’âme en général, le même rapport et la même solidarité existeront entre les deux substances principales de notre nature dans tout ce qui lient à la vie morale. Car, de même que l’infirmité corporelle réagit aussitôt sur le fonctionnement des facultés intellectuelles et sensitives, l’infirmité, la désorganisation du corps ne sera pas sans avoir un effet débilitant et délétère sur l’âme elle-même, dans les activités qui paraissent appartenir en propre à l’ordre spirituel. C’est donc toujours l’âme qui agit, la volonté qui est le principe de l’œuvre morale, puisque c’est un acte de volonté libre qui, chez le premier auteur de l’espèce, a causé la désorganisation et l’altération de la nature sensible, et que d’ailleurs, chez l’individu actuel lui-même, la volonté arrive souvent, quand elle s’actualise avec énergie, à s’émanciper plus ou moins complètement des déterminations de la nature physique. Mais on ne peut nier que cette activité de l’âme elle-même ne subisse, dans la première période de son développement et chez tous les individus, membres de l’espèce, les réactions de cette nature sensible, altérée et désorganisée, et elle ne pourrait retrouver sa simplicité primitive et normale que lorsqu’elle serait affranchie des liens de l’espèce par la rupture des liens du corps ; l’âme enfin ne pourra se livrer à une activité vraiment féconde dans l’économie à venir que pourvue d’un corps racheté.

Toutefois la cohabitation du corps et de l’âme, dans l’état de péché, n’a pas seulement cet effet funeste sur l’âme ; et ici nous avons à rappeler la thèse que nous avons déjà posée sur le rôle général du corps dans la vie morale. Il est, avons-nous dit, le gardien et le garant de notre liberté. Cette proposition, que nous ne développerons pas de nouveau, retrouve ici encore son application. Si le corps est le porteur de la vie de l’espèce et, pour ainsi dire, le domicile de l’espèce et, quand celle-ci est déchue, le porteur et l’organe de propagation de cette déchéance, cet état de choses présente cette compensation que le contact du péché essentiel et absolu n’est jamais immédiat pour l’individu, en tant que son activité est encore dépendante des lois et de la solidarité de l’espèce. Le péché et ses tentations se présentent au moi dans la partie spécifique de sa nature comme dans un milieu qui est encore relativement neutre, externe pour lui ; la transmission du péché par la voie de l’espèce à l’individu, tout en le rendant universel chez tous les membres de l’espèce, en neutralise les effets immédiats, atténue par conséquent la responsabilité individuelle, et empêche que, par un contact immédiat d’esprit à esprit, l’individu ou le moi ne se détermine d’une manière absolue et définitive soit dans le bien, soit dans le mal. Si le corps propage le vice originel, s’il est l’agent de transmission de la nature spécifique désorganisée, on peut dire qu’il retient en revanche provisoirement la puissance du mal dans un domaine et dans des conditions où elle ne peut être que moins malfaisante. Le corps, qui est devenu le domicile du mal spécifique, forme aussi l’enceinte du sanctuaire du moi et empêche que, dès la première défaite, le moi ne soit tout entier livré à l’adversaire.

Nous dirons en résumé que la part du corps dans le péché est triple :

  1. Il sert d’organe à certains vices.
  2. Il est lui-même agent d’excitation de ces vices.
  3. Il est l’organe de transmission du vice originel, ou le porteur de la nature spécifique désorganisée et déchue.

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