Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 2. Des éléments essentiels de la nouvelle naissance.

La nouvelle naissance est, d’après les passages que nous venons de rappeler, dans la vie du croyant, l’acte par lequel, à un moment donné de sa carrière, réconcilié avec Dieu par Jésus-Christ et tenu pour juste à l’égal même de Jésus-Christ, il a reçu dans son cœur, d’une façon invisible et surnaturelle, la vertu régénératrice du Saint-Esprit, par laquelle il est mort à son ancienne vie et ressuscité à la vie nouvelle de Christ.

Le premier point qu’il importe d’établir, dans la doctrine de la nouvelle naissance, c’est l’opposition entre l’état nouveau inauguré par elle et l’état ancien. La nature de ces deux états est caractérisée par Jésus-Christ en ces deux termes : chair et esprit, dans lesquels se résume l’incompatibilité de principes qui existe entre eux ; et cette différence de caractère est marquée par saint Paul (Romains 8.7) en ce que « l’affection de la chair », à laquelle tout homme naturel participe, est « inimitié contre Dieu » : l’égoïsme ou l’affection de soi-même est le trait fondamental de la nature humaine irrégénérée ; la consécration de soi-même à Dieu devient, au contraire, non seulement la loi, mais l’état de nature de l’homme nouveau. Le passage de l’un de ces états à l’autre ne saurait donc se faire par une sorte de promotion insensible des forces, des facultés et des efforts de l’homme, s’exaltant même jusqu’à leur point culminant. Il y faut une intervention directe et surnaturelle, un miracle au sens propre du mot, qui ne diffère des faits que nous désignons vulgairement de ce nom que par l’ordre dans lequel il se réalise, celui de l’esprit, mais point du tout par sa nature. Comme tout miracle sans doute, celui-ci n’a rien de fatal, et il est soumis, comme tout don de grâce, à la condition subjective de la foi ; mais c’est un miracle cependant, un fait absolument surnaturel, en ce que le concours de toutes les forces humaines et naturelles eût été impuissant à le produire. C’est la contre-partie, dans l’ordre de la grâce et de l’Esprit, de la première naissance dans celui de la nature (Jean 3.1-6).

Saint Paul a marqué dans plusieurs passages inspirés par sa propre expérience le contraste entre l’ancienne vie et la nouvelle, inaugurée par la nouvelle naissance : 2 Corinthiens 5.17 ; Romains 8.1. Jusqu’alors, efforts isolés, impuissants, vers le bien ; dès maintenant, affranchissement effectif tout ensemble de la condamnation du péché et de la puissance du péché : Romains 8.1-3.

Le miracle de la nouvelle naissance, ou régénération, qui se poursuit dans les individualités croyantes, n’est que la continuation dans l’ordre invisible et spirituel de l’œuvre inaugurée avec éclat au sein de l’humanité par le Christ historique, en même temps qu’il est le type de la palingénésie finale.

Le second point est le rapport de la nouvelle naissance à la justification, l’une se passant en Dieu, l’autre en l’homme.

Un troisième point à considérer est le rapport de la nouvelle naissance à l’état qui la suit ; et nous disons que ces deux termes s’opposent l’un à l’autre en ce que la nouvelle naissance est un fait actuel, initial et historique, tandis que la sanctification du croyant est un état continu.

L’opposition que nous venons d’indiquer est exprimée dans les passages précités par les aoristes des verbes désignant la nouvelle naissance, alternant avec des parfaits qui désignent l’état qui la suit. Ainsi, συνεσταυρώθη, καταργηθῇ, Romains 6.6 ; ἀπέθανον, Galates 2.19 ; συνηγέρθητε, Colossiens 3.1-3 ; ἀπεκύησεν, Jacques 1.18 ; ἀναγεννήσας 1 Pierre 1.3 ; comp. 2 Corinthiens 5.17 : τὰ ἀρχαῖα παρῆλθεν.

Le caractère historique du fait de la nouvelle naissance ressort également du choix des deux figures déjà citées par lesquelles l’apôtre représente et définit l’entrée dans la vie nouvelle et qui sont toutes deux relatives au baptême : l’immersion et l’émersion (Romains 6.3) ; le dépouillement et le revêtement (Éphésiens 4.22-25 ; ἀπόθεσθαι, ἐνδύσασθαι, ἀποθέμενοι). Ces différents actes étant plus ou moins instantanés, il est naturel de penser que le fait qu’ils servent à figurer a également le caractère d’un acte historique et non d’un acte continu.

L’image du crucifiement, si souvent employée dans les Galates, réunit les deux phases : l’acte initial ou inchoatif de la mortification, représenté par le moment où le patient est cloué sur le bois ; de là l’aoriste (Galates 5.24 : ἐσταύρωσαν) ; — et l’état de mort lente et progressive qui succède à cet acte ; de là le parfait (Galates 2.19 : συνεσταύρωμαι ; Galates 6.14 : ἐσταύρωται). De même en effet que le crucifié n’est pas mort, n’a pas expiré, pour avoir reçu le coup de mort, mais se débat encore pendant de longues heures sur l’instrument du supplice, quoique sa mort soit certaine, de même l’ancienne nature, le παλαιὸς ἄνθρωπος et le péché qui en est le principe, est frappé à mort ; il est mort en principe et en droit, et il mourra en fait certainement à une échéance plus ou moins lointaine.

En même temps donc que l’acte de la nouvelle naissance tranche sur l’ancienne vie naturelle, il se distingue aussi du renouvellement (ἀνακαίνωσις), qui est l’affaire de toute la carrière subséquente et de la conduite chrétienne, désignée par le verbe περιπατεῖν. Cette opposition entre l’acte initial de la vie spirituelle et l’état qui en est la conséquence et le résultat, est bien marquée par le changement des temps, Romains 12.1-3, où l’aoriste παραστῆσαι s’oppose aux présents de durée συσχηματίζεσθε, μεταμορφοῦσθε dont le régime est précisément τῇ ἀνακαινώσει. Dans Éphésiens 4.23-24, le présent ἀναεοῦσθαι est de même opposé aux aoristes ἐνδύσασθαι et κτισθέντα.

De ce caractère initiateur de la nouvelle naissance résulte son caractère inchoatif et inachevé ; c’est un commencement, un point de départ ; à ce titre, elle s’oppose, en quatrième lieu, à la consommation finale de l’œuvre de la sanctification. Tout croyant a reçu l’Esprit de la Pentecôte ; son corps est l’habitation permanente, ou, selon l’expression de saint Paul, le temple de cet Esprit (1 Corinthiens 6.19) ; mais Christ seul l’a reçu sans mesure et sous la figure d’un organisme vivant et complet (Jean 3.34, οὐ ἐκ μέτρου) ; les disciples de la Pentecôte ne le reçurent chacun que partiellement, sous la forme de langues de feu qui se posèrent sur chacun d’eux, et il serait aussi contraire au bon sens qu’à l’Ecriture de prétendre qu’aucun croyant soit devenu le porteur de l’Esprit tout entier. Aussi le nouvel homme, créé chez le croyant par le Saint-Esprit, est-il comparé (1 Pierre 2.2) à un petit enfant, qui a besoin d’un aliment approprié à son âge et à ses forces (le lait), en attendant la viande qui est à l’usage des forts (Hébreux 5.13-14), et qui a devant lui une longue période de croissance, jusqu’au terme, qui est la stature parfaite de Christ (Éphésiens 4.13,16). Paul de même, se rattachant de plus près à l’image de la naissance nouvelle, compare le travail qui la précède aux douleurs de l’enfantement (Galates 4.19).

En appelant la nouvelle naissance un acte inchoatif et initiateur, nous ne prétendons point qu’il soit nécessairement soudain ou instantané. Comme la conversion, il peut s’être prolongé pendant une durée dont le sujet n’a pas eu conscience, non plus que de la date où il s’est accompli. Nous voulons dire seulement que le fait que nous appelons la nouvelle naissance ou la régénération, comme celui de la conversion elle-même, ne sont pas conçus dans l’Ecriture comme des états continus, mais comme des actes qui, même en se prolongeant, sont destinés à faire place à un état subséquent : le long procès de la sanctification.

Il résulte encore de nos données précédentes que cet acte initial renferme également deux phases ou éléments essentiels : un élément négatif et répulsif à l’égard de l’ancienne vie, et un élément positif et inauguratif en regard de la vie nouvelle, tous deux réalisés chez le croyant par l’organe du Saint-Esprit. Ces deux éléments sont également désignés par l’apôtre sous les noms de mortification du vieil homme et de création du nouvel homme (Romains 6.6 ; Éphésiens 4.22 ; Colossiens 3.9). La différence entre le ἔσω, d’une part, et le ἔξω ἄνθρωπος et le παλαιὸς ἄνθρωπος, de l’autre, a déjà été indiquée.

Nous avons déjà exposé par quelle voie ces actes fondamentaux se réalisent dans le cœur du croyant : par la transmission au croyant, par l’Esprit, de la mort et de la vie de Christ. Or ces deux éléments se produisent simultanément et concurremment dans le fait de la nouvelle naissance, précisément parce qu’ils sont intimement connexes l’un à l’autre chez le Christ historique, chez lequel la vie est à tout instant issue de la mort, et la mort à son tour passe incessamment en vie ; et comme Christ n’est mort au péché que pour renaître en nouveauté de vie, de même le croyant qui s’est approprié Christ par la foi, dans la conversion, a reçu dans son cœur la vertu surnaturelle du Saint-Esprit par laquelle, à un moment donné, il est mort au péché et né à une vie nouvelle, ces deux phases étant issues immédiatement l’une de l’autre, comme en Christ lui-même. Les caractères assignés à la nouvelle naissance qui les comprend toutes deux seront donc propres à chacune d’elles considérée isolément. L’une comme l’autre, étant d’origine surnaturelle, est par là même absolue et tranche nettement sur l’ancien état. Jusqu’ici, il y avait encore certaines tolérances, admises pour certaines fautes et certains vices, et motivées par l’insuffisance des ressources disponibles pour les combattre ; dès maintenant, le péché et tout péché est attaqué, combattu et mortifié par l’action du Saint-Esprit conditionnée par la foi ; et en même temps, toute la volonté de Dieu devient l’objet de la volonté du sujet et le principe actif de sa vie et de sa conduite. Cette mortification et cette renaissance sont les deux points de départ d’un double mouvement qui se poursuivra durant le cours entier de la vie du croyant, et nous devons dire ainsi de l’une et de l’autre que ce ne sont que des actes commencés et non parfaits : la mortification n’est pas encore la mort consommée, et la renaissance n’est pas encore la vie consommée.

C’est ainsi que les deux phases de toute vie morale, la mort et la vie, que nous avons rencontrées une première fois dans le Christ historique, puis chez le croyant lors de sa conversion à Jésus-Christ mort et ressuscité, reparaissent également dans l’acte de la nouvelle naissance, mais ici accompagnées de cette efficacité surnaturelle que leur prête l’action du Saint-Esprit, et de telle sorte que les mêmes forces qui ont agi en Christ pour le ressusciter agissent dans le croyant pour le faire mourir à lui-même et au péché et l’amener à une vie de sainteté et de consécration (Éphésiens 1.20 et Philippiens 3.10).

C’est par la présence de ce second élément, la renaissance, que la morale évangélique se distingue de toutes les morales ascétiques et pessimistes qui n’ont su trouver leur idéal définitif que dans la mort ou le néant. La morale chrétienne, qui vise à faire mourir le péché, ne vise point à faire mourir le pécheur lui-même. La souffrance, la mortification, la mort n’ont jamais ici leur fin en elles-mêmes, et ne sont considérées que comme des transitions à la vie, qui se compose de sainteté et de félicité.

C’est dès ce moment aussi que le fidèle est appelé ἅγιος, saint, non pas qu’il soit déjà accompli, πεπληρωμένος, ou qu’il ait déjà atteint le but et le terme effectif de la sainteté, car ce terme reste à venir pour tout le cours de l’existence terrestre (Philippiens 3.12 ; Colossiens 4.12) ; mais l’homme rétabli dans le rapport normal à Dieu et devenu une nouvelle créature par l’action du Saint-Esprit, a reçu par là-même les gages de l’accomplissement parfait en lui de l’œuvre du salut. Il est donc appelé déjà τέλειος en principe, en attendant de devenir τετελειωμένος (1 Corinthiens 2.6 ; Philippiens 3.15).

Nous résumons notre doctrine sur la nouvelle naissance en ces cinq points :

  1. C’est un fait surnaturel qui, comme tel, s’oppose à l’ancienne nature et tranche sur l’ancien état, caractérisé par l’affection de la chair ou l’égoïsme ;
  2. C’est un fait intérieur qui, comme tel, s’oppose à la justification ;
  3. C’est un fait historique, comme la conversion, et non continu, qui, comme tel, s’oppose à la sanctification qui le suit ;
  4. C’est un fait inchoatif ou principiel, qui inaugure un développement prolongé et progressif et, comme tel, s’oppose à la perfection terminale ;
  5. C’est un fait composé de deux phases simultanées, mortification et vivification, qui, comme tel, fait suite à la conversion, formée également de ces deux éléments, et inaugure la sanctification, qui présente la même dualité.

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