Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

§ 2. De la jouissance chrétienne, ou de l’usage chrétien des forces et des biens possédés par le moi.

Nous avons à examiner ici quels sont les moyens que le vrai amour de soi, sanctifié par l’amour de Dieu, doit mettre en œuvre pour procurer le développement de toutes les facultés et organes physiques et moraux du moi, et, par là aussi, de tous les avantages assurés au sujet ou acquis par lui.

Nous rangeons ces moyens de développement progressif pour la personnalité humaine sous deux chefs principaux, qui sont : 1° l’activité productive ou le travail ; 2° l’activité improductive ou la récréation.

A. De l’activité productive, ou du travail.

L’obligation du travail ne date pas de la chute ; elle est antérieure et se rattache à Genèse 2.15, où elle est instituée par les deux termes : cultiver le jardin et le garder. Les deux activités que nous appelons préservatrice et productrice sont donc déjà associées l’une à l’autre ; l’activité préservatrice, en regard du principe hostile à l’homme, existant déjà sinon sur la terre, du moins dans l’univers ; l’activité productrice, en regard de la fin de l’homme, qui devait être le couronnement de son activité libre dans tous les domaines ouverts à son intelligence et à sa volonté.

Nous considérerons ici successivement la valeur morale de l’activité productrice en elle-même et la valeur morale du produit de cette activité.

1. De la valeur morale du travail considéré en lui-même.

Le travail, dans les conditions actuelles, c’est-à-dire en conséquence de la chute, est affecté de trois anomalies, qui n’existaient point encore dans l’état primitif et qui seront certainement abolies dans l’état accompli :

1° Le travail, qui figure dans la sentence Genèse 3.19 comme précurseur de la mort, est délétère et accompagné d’une perturbation plus ou moins grave des fonctions réciproques des organes : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage. » Dans l’état primitif, il devait y avoir sans doute travail et alternance du travail et du repos, comme le prouvent entre autres l’institution du sabbat (Genèse 2.3) et la mention du premier sommeil de l’homme (Genèse 2.21) ; mais il ne devait pas y avoir lassitude et par conséquent, lente consomption des forces par leur activité même. Dans l’état parfait, en revanche, il y aura identité et pénétration absolue du travail et du repos, dans la créature comme en Dieu même (comp. Genèse 2.7 avec Jean 5.17 ; Apocalypse 21.4).

2° Le travail est actuellement divisé et morcelé, et cette division à l’infini, qui avilit l’homme en le livrant à la merci de son semblable, est devenue une condition inévitable de sa productivité. Les différentes activités renfermées dans la tâche primitive de l’humanité sont devenues exclusives les unes des autres, en sorte que le travailleur de la terre n’a plus la capacité et les loisirs suffisants pour se livrer au travail de l’esprit, et qu’en revanche, le travailleur de l’esprit vit séparé du sol qui le nourrit. Nous ne nous représentons pas qu’il dût en être ainsi dans le plan primitif de Dieu à l’égard de l’humanité, et nous admettons qu’il y eût eu sans doute des vocations diverses et distinctes, mais non pas exclusives les unes des autres. Dans l’état parfait, ces diversités mêmes auront disparu dans l’harmonie des existences toutes complètes, alors qu’il n’y aura plus ni ministres, parce que tous le seront (Jérémie 31.34), ni savants, parce que tous seront parfaitement enseignés de Dieu (Ésaïe 54.13), ni manœuvres, parce que tous seront convives dans l’éternelle fête (Apocalypse 22.2).

3° Le travail est rémunéré, non pas selon sa valeur intrinsèque ou selon la somme d’efforts et de temps qu’il a coûté, mais selon la loi de l’offre et de la demande qui en détermine à chaque moment la valeur vénale. La valeur d’un produit est nulle, quelle que soit d’ailleurs la dépense qu’il a pu causer à son auteur, dès qu’il n’est pas demandé, c’est-à-dire qu’il ne rend pas un service, qu’il ne répond pas à un besoin immédiat ou prévu. C’est là le principal grief du socialisme contre les conditions actuelles de la société, et c’est cette loi de l’offre et de la demande, autrement dite, de la concurrence, qu’il flétrit sous le nom de loi d’airain. Mais l’expérience et la science économique ont toujours démontré que, dans les conditions actuelles, elle est la seule applicable et la seule praticable, vu l’existence du péché dans le monde ; et c’est seulement pour l’économie future que l’Ecriture prédit et promet au travailleur un autre mode de rémunération, qui sera déterminé non par le succès, le résultat ou le service rendu, mais par la fidélité déployée (paraboles des marcs, Luc 19.11 et suiv., et des talents, Matthieu 25.14 et suiv.).

Il résulte du commandement donné déjà à l’homme innocent, Genèse 2.15, et de la sentence prononcée sur l’homme en état de chute, Genèse 3.19, que le travail terrestre, dans quelque ordre qu’il se présente, est obligatoire pour tout membre de l’humanité. Quiconque ne travaille pas, alors qu’il aurait les forces suffisantes pour le faire, occupe le dernier rang dans l’échelle sociale, puisqu’il consomme sans produire ; il n’est qu’un fardeau pour la société qui le nourrit et pour le sol qui le porte ; et, si nous nous plaçons au point de vue scripturaire, nous oserons dire de lui qu’il dérobe tout ce qu’il mange.

Mais le travail n’est pas seulement une dette de l’homme envers ses semblables et envers la nature qui le nourrit et qui le porte ; c’est une dette contractée envers lui-même, puisqu’en vivant dans l’oisiveté, il se prive d’un moyen éducatif indispensable à la santé et aux progrès de son âme. L’oisiveté, qui a été appelée par la sagesse populaire la mère de tous les vices, est elle-même un des vices les plus déshonorants ; et elle porte en elle son châtiment immédiat : l’ennui.

Cette loi du travail a été glorieusement remise en honneur par l’Evangile, d’abord par l’exemple de Christ, charpentier pendant trente ans, avant de devenir le serviteur des âmes, puis par les exhortations directes de Paul aux chrétiens qui prétextaient de la proximité du retour de Christ pour vivre dans l’oisiveté. Le droit à la nourriture est fondé d’après l’apôtre sur l’accomplissement de cette obligation première et universelle : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! » (2 Thessaloniciens 3.10).

Le chrétien cependant ne travaille pas dans le but immédiat de gagner son pain, ou d’échapper à la misère et à l’ennui. En ceci, comme en toutes choses, il se place au vrai point de vue moral, qui est consacré par sa relation à Dieu. D’après Colossiens 3.17,23, nous devons travailler pour Dieu et non pour les hommes ; et dans Éphésiens 4.28, l’apôtre, portant immédiatement sa pensée à l’extrême opposé du vice qu’il s’agit de combattre, assigne pour but au travail celui non seulement de se suffire et de ne faire de tort à personne, mais d’avoir de quoi donner à celui qui est dans le besoin.

Cet élément moral et religieux, en même temps qu’il élève l’œuvre la plus infime à la hauteur d’un acte sacré et la transforme, pour ainsi dire, en un ministère, est aussi seul capable de faire accepter les fatigues et les mécomptes inséparables de toute tâche terrestre. Le chrétien travaille comme il mange, pour la gloire de Dieu (1 Corinthiens 10.31). Aussi saint Paul nous fait-il entendre que seuls les fidèles qui travaillent véritablement pour Dieu, ont droit à la table du Maître (1 Timothée 4.3).

Le travail de l’homme étant, comme nous l’avons remarqué, divisé en un très grand nombre de professions, il ne suffit pas à l’individu de connaître l’obligation générale du travail ; il faut qu’il rencontre la profession particulière dans laquelle son travail sera le plus utile à lui-même et le plus fécond pour les autres ; en d’autres termes, qu’il cherche et qu’il trouve la place à laquelle Dieu le destine, l’œuvre qui lui est providentiellement préparée (Éphésiens 2.10). C’est que le travail doit être une vocation et non pas seulement une profession ou une occupation. S’occuper n’est pas encore travailler, ce peut n’être que passer son temps à des choses qui me sont agréables ; c’est échapper à l’ennui, ce n’est pas produire.

Ce mot vocation exprime bien, en effet, le point de vue supérieur auquel le travail doit être envisagé dans la vie de chaque individu. Il suppose une intervention supérieure et divine dans la répartition de la tâche de l’humanité à la multitude des individus qui la composent et dans le classement des individus eux-mêmes en regard de cette tâche collective. Disons plus : il suppose l’intervention directe de Dieu dans l’assignation de chaque tâche particulière à tout individu entrant dans ce monde et qui n’a, pour ainsi dire, qu’à s’y laisser conduire de jalon en jalon jusqu’à l’achèvement complet de sa carrièree.

e – Comp. le « toute ton œuvre » du quatrième commandement.

C’est ainsi que Christ a envisagé lui-même sa tâche terrestre (Jean 17.4).

Or les professions diverses entre lesquelles peut se répartir la tâche collective de l’homme, se divisent tout d’abord selon la constitution générale de l’humanité et les aptitudes innées à chaque sexe, en professions masculines et féminines ; et dans chacune de ces deux grandes subdivisions, se répartissent les professions manuelles et les professions intellectuelles. Si nous considérons non plus les moyens, mais le but poursuivi, nous opposerons aux professions que nous pouvons appeler lucratives, c’est-à-dire où l’homme cherche des moyens de subsistance pour lui et sa famille, les professions de bienfaisance ou d’utilité publique, où l’homme applique toutes ses forces et emploie tout son temps au bien temporel ou spirituel de ses semblables.

Chaque sexe a, dans l’intention providentielle, la tâche qui correspond à sa dotation naturelle : à l’un incombe le travail extérieur, l’établissement de la famille sur la terre et dans la société, la productivité dans les divers ordres de l’existence humaine, matériel, intellectuel et moral ; à l’autre convient le travail de réceptivité, l’activité préservatrice ou conservatrice dans la famille ou la société, l’occupation domestique, l’organisation et l’économie intérieure de la maison.

Cet ordre naturel, indiqué déjà Genèse 3.16-19, a été altéré dans le cours de l’histoire de l’humanité de deux manières différentes. La coutume antique et païenne assujettissait la femme à l’homme, en sorte que celui-ci chargeait la femme de sa propre tâche. Le courant moderne porte à l’émancipation de la femme, et tend à confondre les deux tâches et à supprimer l’inégalité des vocations, tandis que celle des aptitudes subsiste. Encore ici, l’Evangile a transformé en conservant : tout en maintenant à la femme son rôle providentiel et sa tâche spéciale dans l’économie actuelle (1 Timothée 2.11-15), il a élevé dans l’ordre des grandeurs spirituelles qu’il venait d’instituer les deux victimes du préjugé antique : la femme, redevenue en Christ la compagne de l’homme, et l’esclave, redevenu en Christ l’égal de son maître (Galates 3.28).

En même temps que l’Evangile réhabilitait la femme, il réhabilitait en effet le travail, même servile, en le rattachant au même principe que le travail censé le plus noble ; et il nous a appris, par les exemples de Jésus-Christ et de Paul, qu’il n’y a pas de travail profane, lorsqu’il est accompli fidèlement et pour la gloire de Dieu. Luther disait avec raison que la servante balayant sa cuisine peut être plus agréable à Dieu que le prédicateur dans sa chaire.

Mais, si le travail manuel a été réhabilité par l’Evangile, il ne faut pas que, par une exagération opposée, la valeur et la nécessité du travail de l’esprit soient méconnues par l’ouvrier. L’homme dont la profession est de penser est un travailleur à un aussi juste titre que l’agriculteur qui arrache le pain à la terre ou que l’industriel qui façonne la matière, et il n’est pas permis d’opposer ces différentes professions les unes aux autres, comme plus ou moins productives et nécessaires à l’existence commune de l’humanité. S’il est vrai que le travailleur de l’esprit attend sa subsistance du travailleur manuel, celui-ci, à son tour, ne saurait se passer, même pour son travail, des secours et des bienfaits du travail de l’esprit.

Ce que nous affirmons de toute profession, manuelle ou intellectuelle, mais poursuivant des buts terrestres, doit s’entendre à plus forte raison des professions de bienfaisance et de la plus excellente de toutes, le ministère évangélique. Nous ne dirons pas qu’il y ait une vocation surnaturelle au ministère qui n’existerait pas pour toute autre profession, même la plus humble ; mais il faut reconnaître qu’ici la responsabilité assumée, soit en entrant dans cet état sans vocation, soit en repoussant la vocation, lorsqu’elle est adressée, se mesure à l’importance même de cette fonction. La théorie complète du ministère évangélique rentre dans la doctrine de l’Église, pour laquelle nous la réservons.

Le choix d’une profession est donc pour le chrétien tout autre chose que pour l’homme du monde ; pour l’un, c’est un choix fait au gré soit de ses caprices, soit de ses intérêts ; pour l’autre, c’est un acte d’obéissance à la volonté de Dieu. L’un entreprend l’œuvre de sa vie en s’en remettant à ses seules lumières et à ses seules forces ; l’autre l’accepte de la main de Dieu. Mais, pour l’accepter, il faut la reconnaître, la discerner, et pour la reconnaître et la discerner, il faut l’avoir cherchée. C’est ici que les erreurs et les illusions individuelles sont possibles et graves.

Dans cette recherche de la vocation, et dans l’appréciation des signes qui doivent la faire reconnaître, un des éléments les plus importants sera toujours les aptitudes naturelles ou acquises ; mais cet élément ne sera pas le seul, et il peut se faire que les circonstances extérieures révèlent la volonté de Dieu dans un sens contraire même à ces aptitudes (exemple de Moïse, Exode 3). La vocation intérieure et l’inclination personnelle demandent donc encore à être contrôlées par des révélations externes de la volonté de Dieu. Le chrétien peut être appelé à sacrifier ses goûts, peut-être même ses aptitudes naturelles, pour suivre la volonté divine.

2. De la valeur morale des produits du travail.

Les deux principaux produits du travail terrestre sont : la propriété et la science. Nous avons à les apprécier au point de vue moral et à déterminer en conséquence l’usage qu’il est permis d’en faire.

L’erreur commune en cette matière est de les considérer comme des biens en soi, tandis que ce sont des moyens et des forces qui n’acquièrent un caractère moral que par l’usage qui en est fait.

A l’idée de propriété nous pouvons joindre immédiatement celle de richesse ; car toute propriété est une richesse, et la richesse n’est pour ainsi dire que l’expression du rapport de la propriété à l’individu. La richesse est en effet une notion essentiellement relative, variant d’un individu à l’autre, et d’une classe de la société à l’autre. La fortune de l’un serait la misère de l’autre. D’une manière générale, nous définissons la propriété ou la richesse : l’excès des produits du travail sur les besoins immédiats ; et en effet, la richesse, à ses degrés divers, devenue la propriété de quelqu’un, est le résultat de l’épargne, soit du travailleur lui-même, soit de ses auteurs.

La première question qui se pose ici est celle de la légitimité même de la propriété et par conséquent de l’épargne, au point de vue chrétien. Cette question a été résolue négativement de deux bords très différents. Une de ces négations est partie de la doctrine communiste, à laquelle Proudhon a donné sa formule bien connue : La propriété, c’est le vol. Bien que les doctrines communistes aient prétendu quelquefois se réclamer de l’Évangile et de l’exemple de l’Église primitive, elles ne nous occuperont pas longtemps, étant sommairement condamnées par le huitième commandement. Selon le communisme socialiste, car il y a aussi le communisme anarchiste, toute propriété est publique, et la propriété particulière n’est qu’une concession toujours révocable faite par la collectivité à l’individu. On oublie dans ce système, et Rousseau a oublié dans sa fameuse phrase : « Les fruits sont à tous, et la terre n’est à personne », que les fruits de la terre sont en même temps les produits du travail et que la valeur du sol actuel se compose de la valeur du sol primitif et de celle du travail qui s’y est ajouté pour le féconder. Dans les pays nouveaux, le sol se donne à qui s’offre pour le travailler. Aussi la conséquence logique du système est-elle le travail forcé de tous les citoyens. L’impôt progressif est la première application de ce point de vue.

Mais la légitimité de l’épargne a été attaquée au point de vue chrétien et au nom même de la foi. Il ne manque pas de chrétiens pour prétendre qu’il est contraire à l’esprit de l’Évangile de se créer un capital ou de l’augmenter et de se ménager des ressources disponibles pour des éventualités ignorées ; le disciple de Jésus-Christ, qui sait marcher par la foi et non par la vue, doit répandre chaque année en œuvres de bienfaisance le superflu de ses besoins. Par ce même principe, un grand nombre de personnes condamnent le système de l’assurance, sous quelque forme que ce soit. Outre ses ennemis passés et présents, la foi chrétienne en verrait donc surgir un nouveau dans l’économie politique, qui n’est autre chose que la science de l’épargne.

Mais des théories semblables ne sauraient se soutenir qu’en étant conséquentes jusqu’au bout. Tout capital étant le résultat d’épargnes antérieures, il s’en suivrait que le chrétien ne doit pas plus faire grâce à son capital acquis et consolidé qu’à l’épargne de l’année courante, et qu’il serait tenu de se dépouiller non seulement de ses profits actuels, mais de tout ce qu’il a.

Nous ne nions pas que l’Évangile ne semble donner raison à cette manière de voir par certains de ses préceptes et de ses récits. On sait quel parti M. Renan a cherché à tirer de ces fausses apparences pour dénaturer entièrement le caractère spirituel de l’œuvre de Jésus-Christ. Car s’il appelle heureux les pauvres (Luc 6.20-21), c’est en leur qualité de pauvres en esprit (Matthieu 5.3), et s’il dénonce la malédiction aux riches (Luc 6.26), c’est en leur qualité d’avares (Luc 16.14-15), ou lorsqu’il s’adresse à des auditeurs portés à ce vice. La parabole de l’économe infidèle (Luc 16.1-9) signifie que nous ne devons nous envisager que comme les administrateurs de richesses qui s’appellent iniques par le fait seul qu’elles cessent d’être la propriété de Dieu pour devenir la nôtre. C’est dans ce sens que l’Evangile a pu dire, avant Proudhon, que la propriété est un vol ; seulement le vol est censé fait à Dieu et non pas à la communauté. La parabole de Lazare et du mauvais riche (Luc 16.14-31) n’est évidemment pas un manifeste contre la richesse comme telle, puisque nous y voyons figurer le riche Abraham recevant Lazare dans son sein. Jésus-Christ oppose donc ici non le riche au pauvre, mais le mauvais riche au pauvre pieux, désigné dans sa qualité morale par son nom de Lazare, le protégé de Dieu. Dans Luc 12.15, enfin, Jésus-Christ ne condamne pas davantage l’héritage comme tel, mais taxe d’avarice celui qui apporte de semblables préoccupations à l’heure même où il entend les paroles de la vie éternelle, et prétend introduire en un tel moment un aussi misérable sujet. La portée tout individuelle de l’ordre donné au jeune homme riche a déjà été relevée précédemment, et la preuve que ce n’est pas le fait matériel de la richesse que Jésus-Christ condamne, mais la disposition qu’on apporte dans l’usage qu’on en fait, nous est donnée par le contexte même. Dans la version de Marc, Jésus interprète au v. 24 par les mots « ceux qui se confient dans les richesses », l’expression du v. 23, qui eût pu être comprise dans un sens trop absolu (Marc 10).

L’exemple de l’Eglise de Jérusalem ne nous est nulle part présenté comme ayant fait règle, et nous ne sachions pas qu’il ait trouvé des imitateurs parmi les nombreuses Eglises fondées par la parole apostolique. A Jérusalem même, si la communauté des biens fut réelle dans les premiers temps, elle n’y fut en tout cas ni complète, ni permanente. Elle n’y fut pas complète, puisque nous voyons le cas de Barnabas relevé spécialement (Actes 4.37) et elle n’y fut pas permanente, puisqu’au chap. 12 nous trouvons mentionnée la maison de Marie, mère de Marc, où se réunissait l’Eglise.

Les arguments tirés de l’Evangile n’ont donc qu’une portée particulière à certains individus et à certaines circonstances données, où la propriété devient un danger et un mal en soi, et où l’abandon des biens est par là même obligatoire. Mais nulle part l’Evangile n’a fait de cette règle particulière un principe général. Nous voyons au contraire plusieurs saintes femmes assister Jésus de leurs biens (Luc 8.1), la famille de Béthanie posséder une certaine aisance (Luc 10.40-42 ; Jean 11 et Jean 12) ; Simon Pierre, déjà apôtre, possède une maison (Luc 5.38), et le riche Zachée annonce (Luc 19.1-10) qu’il donne la moitié de ses biens aux pauvres, sans que le Seigneur exige de lui, comme du jeune homme riche, l’abandon du tout. On peut même dire que le précepte de l’aumône suppose et consacre la propriété. En nous avertissant que nous aurons toujours des pauvres avec nous (Jean 12.8), Jésus a de même sanctionné l’inégalité des conditions humaines, et il n’est pas jusqu’à la parabole des talents où Jésus ne paraisse, indirectement il est vrai, reconnaître la légitimité de l’intérêt (Matthieu 25.27).

Paul recommande de même aux riches de ce monde, non pas de se dépouiller de leurs biens, mais d’en faire un usage sanctifié (1 Timothée 6.17), et dans 1 Corinthiens 7.30-31, il nous exhorte à user de ce monde comme n’en usant pas, c’est-à-dire sans y attacher notre cœur, mais non pas à n’en point user du tout ; dans les chapitres qui se rapportent aux collectes, il n’exige point que celui qui donne s’appauvrisse, mais il demande qu’il y ait égalité, ἰσότης (2 Corinthiens 8.14-15) ; et c’est ainsi que le but providentiel de l’inégalité des conditions sera atteint, lequel est de solliciter tout ensemble la bienfaisance des uns et la reconnaissance des autres, et de rétablir au sein de l’inégalité naturelle elle-même l’égalité par la charité. Si l’on voulait une illustration biblique du droit et du devoir de l’épargne, on le trouverait dans le conseil que Joseph donne à Pharaon (Genèse 41.47-49).

Le chrétien use donc des biens terrestres « comme n’en usant pas » (1 Corinthiens 7.30-31), sans s’y confier (Marc 10.24) et en s’en considérant non comme le propriétaire, mais comme l’administrateur (Luc 16.1-11). Il les accepte, riche ou pauvre, de jour en jour : — « Donne-nous aujourd’hui le pain nécessaire », — il les conserve et les administre avec reconnaissance et avec sagesse, comme tout autre talent à lui confié, dont il doit faire usage à la gloire de Dieu et pour le bien du prochain. Il est content de ce qu’il a, parce qu’il sait que ce qu’il a, c’est ce que Dieu lui a donné (Hébreux 13.5). Ce contentement ou cette satisfaction de sa position, qui n’exclut que l’envie et le murmure, s’accorde donc avec l’humilité et ne se sépare point de la reconnaissance.

La propriété est donc bonne et voulue de Dieu dans l’économie actuelle ; et Jésus semble même dire qu’elle se perpétuera, quoique sous une forme exaltée et transfigurée, dans l’économie future (Luc 16.11-12).

Le tort des détenteurs et des adversaires de la propriété, c’est de la considérer comme un bien en soi, dont les uns prétendent disposer pour eux seuls, et que les autres envient.

L’avarice, ou l’idolâtrie de la richesse, commence en effet à cette limite imperceptible où l’homme se tient pour le propriétaire de ses biens, au lieu de n’en vouloir être que le dépositaire, et, prétendant en faire usage selon sa volonté propre, commence à leur attribuer une valeur intrinsèque, y voit des buts à poursuivre, et cesse de les regarder comme des moyens, utiles sans doute, mais comme des moyens en vue d’un but supérieura.

a – C’est dans ce sens que Jésus a pu dire que toute propriété est injuste et que nous pouvons reprendre le mot de Proudhon : Toute propriété est un vol, mais un vol fait à Dieu.

Le terme d’avarice, πλεονεξία (Luc 12.15 ; Éphésiens 5.3 ; Colossiens 3.5), et celui d’avare, πλεονέκτης, φιλάργυρος (1 Corinthiens 5.10-11 ; Luc 16.14 ; comp. Hébreux 13.5), reçoivent donc dans l’Ecriture des acceptions beaucoup plus étendues que les termes français avare et avarice, qui n’éveillent que le souvenir de manies ridicules et repoussantes. Nous ne dirons pas seulement que l’avarice consiste à tenir l’or et l’argent pour des fins au lieu de les traiter comme des moyens, car la plupart des honnêtes gens selon le monde en sont là. L’avarice, dans le sens scripturaire, est toute recherche ou, comme le mot grec l’indique, tout amour de l’argent. Ce vice se confond donc avec l’attachement aux biens terrestres, soit qu’il se présente sous la forme de l’accumulation de la richesse, ou de la prodigalité, ou même seulement de la jouissance modérée, mais non sanctifiée par la relation à Dieu et subordonnée à sa volonté. Ainsi le jeune homme riche, l’interrupteur de Luc 12.13, les Pharisiens, qui même faisaient des aumônes pour être vus des hommes (Luc 16.14), le riche ambitieux (Luc 12.10), aussi bien que le riche prodigue (Luc 16.19), étaient des avares selon l’Ecriture. Le type Harpagon n’est qu’un cas rare et peu dangereux, par là même peu contagieux, que la comédie semble n’avoir choisi et illustré que pour rassurer d’autant mieux la multitude de ceux qui sont avares sans en porter le nom. Pour nous mettre en garde contre cette forme du vice, déjà suffisamment flétrie par la morale et l’opinion humaines, Jésus n’eût pas eu besoin de nous dire : « Gardez-vous avec soin de l’avarice » (Luc 12.15)b.

b – Voir le sermon d’Ad. Monod sur l’Ami de l’argent.

Bien plus, comme l’avarice est opposée au contentement d’esprit et germe dans le désir des biens que Dieu ne nous a pas donnés, elle peut être le caractère même de celui qui n’a rien ou qui a peu (Hébreux 13.5) ; et Jésus-Christ semble avoir voulu condamner successivement l’avarice du riche (Luc 12.14-21) et l’avarice du pauvre (v. 22-31), ou les associer l’une à l’autre, dans la parabole du semeur, comme deux des principales épines qui étouffent la bonne semence (Luc 8.14).

C’est des avares au sens biblique du mot que Paul a dit qu’ils ne sauraient hériter le royaume de Dieu (1 Corinthiens 6) ; c’est dans ce sens encore qu’il dit que l’avarice est une idolâtrie (Colossiens 3.5), et que, comme tout vice honteux, elle ne devrait plus même être nommée parmi les chrétiens.

La fausse science a fait son apparition sur la scène du monde dès le jour de la chute (Genèse 3.5). C’est celle qui devient son but à elle-même, au lieu de demeurer à l’état de moyen et de servante de la vérité. C’est d’elle aussi que saint Paul dit « qu’elle enfle », n’ayant pas d’autre substance qu’elle-même (1 Corinthiens 8.1), d’elle qu’il parle en disant : « la science faussement ainsi nommée » (1 Timothée 6.20). L’homme créé à l’image de Dieu est appelé à tout apprendre, mais dans l’obéissance ; c’est ce que nous enseigne, dès ses premières pages, le récit de la Genèse, qui nous montre l’homme établi dominateur de la nature et dénommant les animaux qui forment son empire. Toutefois, la science ne doit pas être recherchée pour la science, mais le but scientifique être subordonné au but pratique ; et en effet, il n’y a pas une connaissance scientifique, dans aucun domaine, qui n’ait fini par avoir un intérêt pratique, peut-être même non soupçonné au début.

B. De l’activité improductive, ou de la récréation.

Il est dans l’essence de notre nature encore imparfaite de réclamer des alternatives et des modes divers dans l’existence qu’elle traverse, et de ne pouvoir supporter aucune continuité absolue, non pas même dans la jouissance, à plus forte raison dans le travail. L’activité improductive aura donc sa place dans la vie morale, en raison de l’imperfection actuelle de notre nature ; mais il est bien entendu que cette activité improductive reste un fait accessoire et subordonné dans l’existence morale, et que le jeu sous toutes ses formes ne doit être qu’une transition au travail et un auxiliaire du travail ; on le verra donc de plus en plus s’effacer dans une vie en voie de perfectionnement, vouée à une activité productive bien réglée. A ce point de vue, le jeu lui-même n’est que relativement improductif, puisqu’il doit concourir à sa manière à la meilleure exécution du travail lui même.

L’activité improductive, servant à la fin du travail, peut se ranger sous trois chefs principaux : le repos, le jeu et l’art.

1. Le repos. – Repos quotidien et repos hebdomadaire.

D’après ce qui vient d’être dit, le repos n’a pas dans la vie morale un rôle négatif seulement, mais positif et direct, à titre d’auxiliaire du travail, de facteur fécondant le travail, bien que, de tous les objets renfermés ici sous le titre d’activité improductive, ce soit celui qui fasse avec l’activité productive directe le contraste le plus marqué. Ce contraste toutefois n’est pas une opposition absolue ; le repos rentre encore sous la catégorie de l’activité, puisque le repos absolu serait la mort.

Le repos de l’homme a été sanctifié par l’analogie que l’Ecriture lui reconnaît avec le repos de Dieu. Seulement, ce dernier ne fut qu’un changement d’activité, le passage de l’activité créatrice à l’activité conservatrice. Le repos de l’homme est une interruption périodique de l’activité.

Il y a deux périodes de repos dans l’existence humaine : le repos quotidien et le repos hebdomadaire, qui tous deux datent du jour de la création de l’homme et ne sont pas des conséquences de la chute.

Les limites du repos, en tant qu’il s’agit du repos quotidien, sont fixées et arrêtées par la nature, dans le phénomène du sommeil ; tandis que ces limites sont remises à la discrétion de l’homme, comme objet d’obligation, mais non pas comme nécessité physique immédiate, dans le repos hebdomadaire. Le repos est donc tour à tour un fait de nécessité physique et d’obligation morale ; mais, même dans le premier cas, il n’échappe point absolument à la discipline morale, comme nous allons le voir. Dans le cas du repos hebdomadaire, en revanche, qui n’est pas de nécessité physique immédiate, la violation de l’obligation morale ne saurait rester impunie dans l’existence physique de l’homme.

Le sommeil est le phénomène de la vie humaine qui s’éloigne le plus du type parfait de l’activité de l’homme, et l’on peut dire qu’il n’est que le prolongement de l’existence embryonnaire et animale dans l’existence consciente et volontaire. Aussi doit-il disparaître dans l’état parfait, où il n’y aura plus de nuit (Apocalypse 21). Si infime cependant que soit ce mode d’existence, il n’est pourtant pas soustrait complètement à la détermination morale et il est, dans de certaines limites, régi par la volonté, quant à sa durée (Proverbes 6.6-9) et même quant à ses époques de retour ; car il est dans l’ordre général de la nature que le jour soit consacré à la veille et la nuit au sommeil (Ésaïe 5.20 ; Jean 9.4 ; comp. Éphésiens 5.11 ; 1 Thessaloniciens 5.7), à moins qu’une tâche supérieure ne s’impose qui intervertisse cet ordre (Luc 6.12).

Le repos quotidien revendique également sa place et et ses droits durant les heures de la veille, mais d’une façon très irrégulière et dans des proportions qui varient à l’infini avec les tempéraments individuels.

L’institution du repos hebdomadaire est également l’une des bases de l’économie actuelle où vit et se meut l’humanité, et l’une de ces bases qui ne pourraient être ébranlées sans danger pour l’existence de l’humanité elle-même. C’est ce que démontre en particulier la prompte décadence des peuples, même les plus illustres de l’antiquité, qui n’ont pas joui de cette institution, tandis que les nations chrétiennes et surtout la nation israélite ont traversé sans décadence et sans décrépitude des intervalles très étendus du champ de l’histoire.

Nous considérerons d’abord l’institution primitive du sabbat et sa signification universelle pour l’humanité, puis la légitimité de la substitution du premier jour de la semaine au dernier.

L’institution du sabbat date, comme celles du travail et de la famille, des premières origines de l’humanitéc. Aussi le commandement mosaïque n’a-t-il voulu être — quoi qu’en pensent plusieurs interprètes qui refusent au premier mot זכר le sens propre de : « Souviens-toi » — qu’une confirmation de cette double institution primitive, celle du travail : « Tu travailleras six jours », et celle du repos hebdomadaire ou du sabbat. L’essence de l’institution et l’intention principale à laquelle elle répond ne résident donc pas dans la fixation du quantième, mais dans la proportion d’un jour sur sept.

c – C’est ce qu’ont confirmé les monuments babyloniens, qui mentionnent le septième jour sous le nom de sabbat comme mis à part des autres ; mais, chose curieuse, il était déjà alors ce qu’il est devenu chez les Juifs, un jour de mauvais augure plutôt que de joie.

Le mot sabbat vient, croyons-nous, de שוב, revenir, et non de שוע, sept, qui serait plutôt un dérivé du mot sabbat lui-même. C’est un retour de l’homme en Dieu, de même que le sabbat divin (Genèse 2.4) a été une retraite en Dieu même, de son activité créatrice, à laquelle devait succéder l’activité conservatrice et sustentatrice. Nous avons établi dans la Dogmatique que l’acte créateur comprend deux actes et comme deux pôles : le mouvement centrifuge, à raison duquel Dieu pose devant lui et dans son indépendance relative l’être créé, et le mouvement centripète, par lequel il rappelle à lui cette créature posée en dehors de lui, pour que, de cette indépendance relative, elle rentre dans sa communion. Les deux destinations de l’homme, le travail des six jours et le repos du septième, semblent répondre chacune à un de ces mouvements ou phases de l’acte créateur : le travail, par lequel l’homme pose devant lui des produits, comme lui-même a été posé par Dieu, affirme et réalise l’indépendance relative dont il a été investi ; le repos sabbatique, imitation du repos de Dieu même, réalise la seconde intention du Créateur à l’égard de l’homme par le retour momentané de l’activité de ce dernier à sa source suprême qui est en Dieu. Et comme le repos de Dieu n’est pas la cessation ou l’interruption de son activité bienfaisante, mais seulement la transformation de l’œuvre créatrice en œuvre conservatrice, le sabbat de l’homme, bien loin de consacrer l’indifférence à l’égard des souffrances ou des besoins persistants de l’humanité, doit au contraire procurer plus de liberté et de temps pour leur soulagement.

Comme le repos de Dieu n’est qu’une phase préparatoire de ses activités finales et définitives, le sabbat de l’homme n’a pas non plus sa fin en lui-même, dans le repos corporel, mais dans l’éducation de l’homme en vue d’une existence supérieure, où travail et repos se pénétreront l’un l’autre.

Et comme la vie divine est une activité constante (Jean 5.19), en Dieu même d’abord, et devient le principe d’un développement constant et progressif dans le monde, le sabbat, qui est avant tout le mémorial de la première création de l’homme et répond comme tel à la première nécessité attachée à la loi du travail, celle du repos, est en même temps l’avant-coureur de l’état futur et parfait où toute activité sera entièrement et immédiatement consacrée au service de Dieu, et où l’alternance du travail et du repos cessera, parce que tout travail sera un repos et tout repos un travail. C’est dans ce sens proleptique ou typique que l’auteur de l’épître aux Hébreux a interprété l’institution du sabbat (Hébreux 4.9-10 : ἄρα ἀπολειπεται σαββαστισμὸς τῷ λαῷ τοῦ θεοῦ).

L’élément négatif du chômage ou de la cessation du travail terrestre n’est donc pas l’élément exclusif ni même principal dans l’idée de l’institution ; il n’y figure au contraire qu’à titre d’auxiliaire d’une activité supérieure au travail terrestre, et qui rend l’homme, image de Dieu déjà par ses origines, participant de la nature divine par ses destinées. On peut dire que chacun des sabbats de l’humanité terrestre est comme un jalon de la route qui du paradis terrestre doit la conduire jusqu’au séjour invisible et éternel de Dieu même.

Tel fut le sujet constant des discussions que Jésus soutint avec les pharisiens. Suivant ses adversaires, le commandement du sabbat était tout négatif et prohibitif, se réduisant à l’interdiction de toute œuvre, bonne ou mauvaise, profitable ou non au bien de l’homme ; le sabbat était donc imposé à l’homme à titre onéreux, comme une mortification et parfois comme un péril, puisque toute œuvre de relèvement physique et moral devait être remise au lendemain. Ils avaient pétrifié la loi divine dans des préceptes méticuleux et extérieurs, et dressé le catalogue des trente-neuf œuvres incompatibles, selon eux, avec l’observation du sabbat. Jésus-Christ, pour les confondre, n’a qu’à remonter au type suprême de l’institution, — l’existence divine, qui n’est point oisiveté, immobilité, mais toute activité et vie (Jean 5.17 : ὁ πατήρ μου ἕως ἅρτι ἐργάζεσται, qu’il faut traduire : « Mon Père agit jusqu’à cette heure », et non pas « continuellement », κἀγὼ ἔργάζομαι), — et à l’intention première de cette institution, l’amour, qui n’a pu attacher au sabbat qu’un but bienfaisant ; et, renversant les termes si étrangement rangés par les pharisiens, il établit que ce n’est pas le sabbat qui est la fin de l’homme, mais l’homme qui est la fin du sabbat (Marc 2.28). Il en résulte non seulement le droit, mais le devoir de faire du bien le jour du sabbat ; et, opposant une nouvelle alternative à celle de la morale faussée des scribes, il demande non plus s’il est permis de faire ou de ne pas faire du bien ce jour-là, mais s’il est permis de faire du bien ou de faire du mal le jour du sabbat (Marc 3.4), et il nous enseigne par là qu’en toute partie de la morale, l’omission d’une œuvre obligatoire est équivalente à la commission positive du mal. Ailleurs encore, il tire un argument ad hominem, en faveur de son activité sabbatique, du fait que, par une sorte d’inconséquence avec leurs principes, les Juifs ne se faisaient point scrupule de mettre un terme à la souffrance d’un animal le jour du sabbat : ce que l’on fait pour l’animal, comment ne le ferait-on pas pour l’homme ? (Luc 6.1-12)d.

d – Remarquons que le cas, cité par le Seigneur, de l’animal dans la fosse diffère de celui de récoltes exposées à la pluie, en ce que là il y a un être vivant qui souffre.

L’interprétation donnée par Jésus du commandement du sabbat n’était point l’abolition, mais l’accomplissement vrai du sabbat israélite et théocratique ; contrairement à l’opinion de ceux de ses contemporains qui l’accusaient de violer la loi, c’étaient eux qui en étaient les violateurs et lui qui en était le fidèle observateur. La loi, étant progressive et prophétique par toutes ses intentions, était (selon elle-même) un pédagogue qui devait amener l’homme à un but supérieur ; arrêter sa marche à un point particulier de ce vaste développement, c’était se mettre en révolte contre l’esprit au profit de la lettre. Les Pharisiens n’étaient pas de timides observateurs, mais des transgresseurs du quatrième commandement. Leur conception équivalait à dire que, sur la route qui mène à un but supérieur, chacun des jalons qui la bordent pourrait à bon droit être tenu pour le terme définitif ; mais celui qui s’y arrêterait, méconnaîtrait la vraie destination de chacune de ces étapes, qui ne doit être qu’un nouveau point de départ. Il est vrai que le quatrième commandement, pris à la lettre, paraissait donner raison à l’interprétation toute formaliste et prohibitive des Pharisiens ; car la cessation absolue du travail terrestre, non seulement pour l’homme, mais pour la bête, était le fondement de l’institution. Mais la preuve que l’interdiction du travail spirituel n’était point comprise dans celle du travail terrestre, est donnée dans le commandement même, par la mention du bétail, mis avec l’homme au bénéfice du repos sabbatique.

La loi mosaïque elle-même, comme l’a fait remarquer Jésus-Christ à ses adversaires, ordonnait de circoncire l’enfant le jour du sabbat, dans le cas où le huitième jour de sa vie coïnciderait avec ce jour-là, bien que l’institution de la circoncision, qui datait, non de Moïse, mais des pères, pût être jugée moins sacrée que celle du sabbat, qui datait des origines et qui avait été expressément mentionnée par le décalogue. La loi ne connaissait donc point de conflit entre le devoir de cesser l’œuvre le jour du sabbat et celui d’accomplir un rite qui avait pour but la guérison partielle de l’homme. A bien plus forte raison ne devait-elle pas réprouver la guérison de l’homme tout entier le jour du sabbat (Jean 7.22-23).

La loi théocratique indiquait également ce caractère progressif de l’institution sabbatique, en ordonnant dans ce jour une sainte convocation de l’assemblée de l’Éternel (Lévitique 23.3) : voilà la première origine, il est vrai très sommaire encore, du culte sabbatique (comp. Psaumes 92.1, psaume ou cantique pour le jour du sabbat). Les prophètes devaient développer plus tard cette donnée, car l’observation du sabbat fut un des sujets les plus fréquents de leurs discours ; et qu’il fût déjà pour eux ce qu’il est pour Jésus-Christ, c’est-à-dire un bienfait, et non pas une charge imposée à l’homme, c’est ce que prouve entre autres la parole Ésaïe 58.13-14. Comp. 2 Chroniques 36.21 : « jusqu’à ce que la terre ait pris plaisir à ses sabbats. »

Le sabbat n’était pas non plus, dans la pensée du législateur, un jour saint à l’exclusion des autres, dans ce sens que l’emploi de ce jour-là dût être consacré à Dieu et celui des autres rester profane et par conséquent indifférent à la morale et aux rapports de l’homme avec Dieu ; il n’est pas même exact de dire que ce jour dût être plus saint que les autres ; c’est là l’erreur que l’auteur du quatrième commandement a entendu écarter en insérant l’obligation du travail des six jours dans celle du repos hebdomadaire. L’emploi de ce jour devait être sanctifié selon un autre mode que tous les autres. Le sabbat ne devait pas être un jour à part dans la vie morale. Ce devait être un primus inter pares.

Les principes que nous venons d’établir peuvent se résumer dans les trois caractères suivants que nous attribuons à cette institution :

1° Le sabbat, étant une institution primitive, remontant aux premières origines de l’humanité naturelle, se démontre par là même comme donné à l’humanité tout entière, et non pas seulement à un peuple particulier. C’est là le caractère universel du sabbat, opposé au caractère particulariste.

2° L’institution du sabbat, ayant Dieu pour auteur avant même l’apparition de la chute, n’a pu avoir qu’un caractère bienfaisant, d’où il s’en suit que toute commission ou omission d’œuvre qui serait contraire au bien de l’homme est par là même contraire à l’esprit de cette institution. C’est le caractère bienfaisant du sabbat, opposé au caractère onéreux.

3° L’institution du sabbat étant préparatoire ou pédagogique, l’observation privative du sabbat n’est dans la pensée du législateur que l’auxiliaire de l’activité vouée aux intérêts éternels de l’homme, qui est dès cette économie la réalisation suprême de l’idée du sabbat, comme elle remplira l’existence tout entière de l’homme dans l’état parfait. C’est le caractère positif de l’observation du sabbat, opposé à son caractère privatif.

Ceci nous amène à notre second point, la substitution du dimanche chrétien au sabbat primitif.

En disant, Marc 2.27 : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, » et en ajoutant : « Le Fils de l’homme est maître même du sabbat, » Jésus-Christ nous paraît avoir affirmé :

  1. la perpétuité de l’obligation du sabbat pour les membres de l’Alliance nouvelle ;
  2. le droit de modifier la forme extérieure de cette institution, tout en en accomplissant l’esprit.

Ce sont là les deux points qu’il nous reste à établir.

A la perpétuité de l’obligation sabbatique pour les membres de la Nouvelle Alliance, on a objecté diverses raisons qui ne sont point sans valeur et qu’il importe d’examiner successivement :

1° Le silence du Nouveau Testament sur le caractère obligatoire du sabbat, rendu plus significatif encore par les textes de l’apôtre Paul qui semblent en prononcer l’abolition positive.

Nous venons de nous assurer que ce silence n’est pas aussi complet qu’on veut bien le dire. Jésus-Christ vient de ratifier pour l’homme, et par conséquent pour l’homme de tous les temps et pour tout le cours de l’existence de l’homme sur la terre, l’institution primitive du sabbat.

Il a ratifié également le quatrième commandement mosaïque, ainsi que tous les autres, en son esprit et son intention universelle, dans le passage Matthieu 5.17 : « non pour abolir, mais pour accomplir. » On ne prétendra pas qu’ayant donné en une fois sa sanction à la loi mosaïque tout entière, jusque dans ses moindres détails, il eût dû répéter cette sanction à l’égard de chaque commandement particulier.

Le silence relatif de Jésus et des apôtres sur la valeur permanente du sabbat s’explique suffisamment par le fait que cette thèse n’était point contestée, qu’elle était plutôt exagérée par ceux auxquels ils s’adressaient. L’argumentum e silentio demeure donc ici, comme si souvent, non probant.

Il est vrai que saint Paul, dans plusieurs passages, paraît prononcer l’abolition positive du sabbat, et considérer même comme des falsificateurs de l’Evangile ceux qui suivent d’autres pratiques. Galates 4.10 : « Vous observez les jours, les mois, les temps et les années. » Colossiens 2.16-17 : « Que personne ne vous juge au sujet d’une fête, d’une nouvelle lune ou des sabbats. »

Nous remarquons d’abord que l’apôtre énumère dans ces préceptes un certain nombre de temps fixés qui étaient ou d’institution humaine ou de tradition mosaïque, et ces derniers mêmes, aussi bien que la circoncision et les sacrifices, ne pouvaient revendiquer en effet qu’une valeur temporaire. Le mot σάββατα a ici une acception beaucoup plus générale que le sens de sabbat hebdomadaire. Mais admettant, ce qui est très probable, que les sabbats hebdomadaires y sont renfermés, tout est ici de savoir à quel point de vue ils étaient observés : si c’était au point de vue légal et pharisaïque, qui traite certains jours comme plus saints que les autres (Romains 14.5), ou qui, comme le sabbatisme d’aujourd’hui, lie l’obligation du repos hebdomadaire au quantième plutôt qu’au tantième ; ou bien si c’était au point de vue de la liberté et de la spiritualité chrétiennes, qui n’est du reste point en cause ici, puisque saint Paul condamne des judaïsants. Dans le passage même Romains 14.5, l’apôtre ne donne évidemment pas une égale sanction aux deux points de vue opposés, mais il juge inopportun d’entamer une polémique avec des frères consciencieux, mais méticuleux, sur ce point d’ailleurs secondaire ; et il tient pour plus rationnel de couvrir ces étroitesses de la tolérance de la charité chrétienne.

L’interprétation spiritualiste de l’institution sabbatique doit être rappelée encore aujourd’hui, avec les ménagements que la charité comporte, aux chrétiens, toujours moins nombreux d’ailleurs, qui seraient portés à transformer l’obligation du dimanche en un joug onéreux, ou à attacher à l’observation de ce jour un caractère de sainteté tout spécial, en faisant du repos sabbatique une fin plutôt qu’un moyen.

2° Une seconde raison qu’on allègue en faveur de l’abolition complète du sabbat dans la Nouvelle Alliance, c’est qu’elle serait désormais sans objet, le chrétien étant affranchi de toutes les servitudes terrestres et désormais libre de l’emploi de tous ses moments et de tous ses jours.

Nous contestons la validité de cet argument, soit que nous considérions les conditions d’existence du chrétien en elles-mêmes, ou que nous les considérions dans le rapport de solidarité qui l’unit aux autres hommes.

Quant au premier point, il est deux différences à signaler entre l’état présent du chrétien, même le plus accompli, et l’état futur et parfait ; et ces deux différences rendent illusoire toute anticipation que l’on voudrait faire du sabbat futur. Dans l’état parfait, tout travail terrestre sera aboli, et le corps, devenu pneumatique, sera à tout instant l’instrument absolument docile de l’esprit. Mais ces conditions ne sont encore réalisées pour personne ici-bas ; car, d’une part, le chrétien le plus accompli porte en lui une chair infirme, assujettie à toutes les vicissitudes communes à l’humanité naturelle, et, de l’autre, la plupart des chrétiens restent chargés d’un profession terrestre, exigeant l’emploi des forces physiques, condamnées sans cesse à l’épuisement. Donc, la Nouvelle Alliance n’ayant aboli ni les tâches terrestres, ni la fatigue qui s’attache à l’exercice de nos forces physiques, ne saurait non plus avoir supprimé le moyen institué par la Providence pour réparer périodiquement ces forces épuisées.

Il en résulte que, les vocations même les plus directement vouées aux intérêts éternels de l’homme, exigeant un déploiement considérable de force physique, le chrétien ne saurait impunément se dispenser de l’interruption hebdomadaire du travail.

La nécessité de l’observation spéciale du dimanche pour le chrétien le plus avancé résulte, en outre, de la nécessité du culte, établi en ce jour-là pour la communauté tout entière, dont il ne saurait se priver sans dommage pour son âme, et dont la célébration recueillie est incompatible avec les préoccupations de la vie quotidienne. C’est ainsi que Jésus a envisagé et pratiqué le sabbat pour lui-même, durant les trente ans de son séjour à Nazareth (Luc 4.16 : « selon sa coutume »).

Mais, à supposer que le chrétien n’eût pas besoin pour lui-même du repos sabbatique, le rapport de solidarité constante qui l’unit à ses semblables lui en imposerait encore l’obligation, et cela à un double point de vue. D’abord, en ce qu’il ne peut faire abstraction pour lui-même de la nécessité du repos hebdomadaire, sans imposer en quelque manière sa propre pratique à ceux qui l’entourent ; et quand ce ne serait pas à ses semblables, encore serait-ce aux animaux mêmes, le bœuf et l’âne qui l’aident dans sa tâche (IVme commandement). Ensuite, à supposer même que telle pratique relative au sabbat n’eût, ni pour lui, ni pour d’autres, aucun des effets nuisibles que nous venons d’indiquer, encore resterait-il à considérer les égards qu’il doit à la conscience d’autrui (Romains 14).

3° La troisième raison des adversaires de l’observation du dimanche s’oppose au caractère obligatoire de cette institution, qui serait en contradiction avec le caractère bienfaisant que nous lui avons attribué. Si le repos hebdomadaire, dit-on, est un privilège, il ne saurait être un objet d’obligation.

Il y a dans ce raisonnement une confusion de termes. Privilège et obligation ne s’opposent point l’un à l’autre. On peut avoir l’obligation de jouir d’un privilège, et nous avons reconnu d’ailleurs que, dans l’Ancien Testament déjà, le sabbat était à la fois obligatoire et bienfaisant. Le caractère obligatoire de l’institution demeure ; c’est la sanction seule qui a changé ; dans l’Ancienne Alliance elle est officielle, théocratique et coercitive ; dans la Nouvelle, individuelle et morale Tandis que l’ancienne législation, qui s’adressait à un peuple encore mineur et enfant, avait marqué rigoureusement la limite du travail terrestre et du repos sabbatique et punissait de mort quiconque transgressait une des dispositions fondamentales de la théocratie, la Nouvelle Alliance a remis à chaque individu le soin d’interpréter sous sa propre responsabilité et d’appliquer en ce qui le concerne le précepte du repos hebdomadaire ; et il serait oiseux et même dangereux de prétendre faire ce que le Nouveau Testament n’a pas voulu faire et de dresser un catalogue des actions licites et illicites en ce jour. Nous conclurons de cette absence d’une pénalité spéciale attachée à la violation du sabbat dans le Nouveau Testament, que la principale peine de celui qui se prive volontairement du bienfait sabbatique, c’est d’en être privé.

Le sabbat intéresse donc, à des titres divers, tous les membres de l’humanité religieuse ou irréligieuse, et tout spécialement la chrétienté, et il en est ici comme du mystère du sacrement : il procure à chacun le bienfait proportionné à sa foi et à sa fidélité.

Pour les uns, et c’est le point de vue inférieur, le sabbat n’est qu’une institution philanthropique, destinée à procurer au travailleur le repos périodique dont il a besoin ; ce point de vue a si bien pénétré dans les mœurs et la conscience populaires, qu’il est défendu ardemment aujourd’hui par un parti en général fort opposé à la religion, le parti socialiste. Mais il est certain que le sabbat, réduit à n’être qu’un jour de chômage, peut entraîner après lui autant d’abus que d’avantages, et l’on est en droit de se demander si les dissipations dont ce jour, mal employé, est l’occasion, ne sont pas encore plus nuisibles à l’homme, mais par la faute de l’homme lui-même, que le travail continu et forcé que le législateur suprême a voulu lui épargner.

A un point de vue déjà supérieur au précédent, le repos hebdomadaire peut être considéré comme la condition indispensable du maintien et de l’entretien sain et normal de la vie de famille et de société, de l’ordre des affections naturelles, constamment menacé par les nécessités de la vie matérielle. L’influence sociale du sabbat, qui réunit les rangs et rétablit pour un moment une certaine égalité entre les classes, s’ajoute à ce point de vue au bienfait du repos des forces physiques.

Le chrétien, enfin, qui seul est en état de comprendre l’institution sabbatique dans la plénitude et la totalité de ses intentions, salue le sabbat comme le jour consacré plus spécialement à l’édification de son âme et aux saintes activités du service direct du Seigneur, dont le travail de sa profession terrestre le tient forcément séparé pendant les six autres jours. La satisfaction des intérêts éternels de l’homme paraîtra au chrétien accompli seule pleinement digne de l’intention qui préside à l’institution et de son divin auteur.

Ce qui résulte, en tout cas, des principes posés, c’est que nous refusons à l’Etat le droit de déclarer une pénalité quelconque contre tel ou tel emploi particulier du jour sabbatique, et cela par cette première raison bien simple que l’Etat n’a pas le droit d’imposer à une minorité, non pas même à un seul individu, le jour férié désigné par la majorité. Le seul droit que puisse revendiquer l’Etat en cette matière, est de décréter le chômage de ses administrations un jour sur sept, et de protéger, à ce point de vue, comme à tous les autres, les faibles contre ce que l’on a appelé les nécessités sociales.

Quant au droit de modifier l’institution du sabbat, il ne saurait évidemment appartenir qu’à l’auteur de la seconde création de l’humanité, à celui que saint Paul a nommé le second Adam et qui s’est appelé lui-même le Fils de l’homme, et à la société qu’il a fondée.

Ce droit, pour le Fils de l’homme et pour l’Eglise, résulte :

1° Du fait que le choix du septième jour comme jour sabbatique, était conventionnel, et que, s’il remontait à Moïse ou aux patriarches, il n’est pas possible d’établir sa simultanéité avec la création même de l’homme ;

2° De l’essence de l’institution, résidant dans la proportion d’un jour sur sept, et non dans le quantième de la semaine ; l’intention du législateur est donc aussi bien satisfaite par la sélection du premier que par celle du septième jour de la semaine ;

3° De l’abolition de la lettre de l’ancienne législation ;

4° De l’intervention d’un fait nouveau et supérieur même à celui qui devait être commémoré par la première institution du sabbat : la résurrection de Jésus-Christ, par laquelle la seconde création est apparue au sein de la première, et plus grande que la première, en ce que la production de la vie dans la mort est une œuvre plus grande que la production de la vie dans le néant ;

5° De la nécessité d’affirmer, dans la continuité de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance, la distinction du culte de l’une et de l’autre. Aussi la substitution du premier jour au septième s’est-elle faite, non par voie de suppression violente ou de révolution, mais d’évolution et de transformation pour ainsi dire insensible. Ce n’est qu’au IVme siècle, en effet, que le sabbat juif fut définitivement supprimé dans l’Eglise chrétienne.

Le Nouveau Testament, qui ne nous raconte nulle part l’institution formelle du dimanche, nous a conservé les premiers indices et pour ainsi dire les premiers monuments du dimanche chrétien.

Ainsi, le premier et le second dimanche chrétiens nous sont racontés Jean ch. 20 ; puis ce jour, déjà désigné à l’attention des fidèles par la résurrection du Maître, le fut bientôt par un événement non moins capital : la descente du Saint-Esprit. De lui-même et par le cours naturel des choses, le premier jour de la semaine fut choisi pour les assemblées des chrétiens, et cela d’autant plus que, le sabbat juif étant encore célébré à côté de l’Eglise dans les synagogues, le culte chrétien n’eût pu acquérir une consistance, ni l’Eglise son autonomie, si elle n’eût affirmé son existence et ses nouvelles croyances dans un jour distinct du sabbat juif.

Les traces de l’emploi du dimanche dans l’Eglise primitive se rencontrent Actes 20.7 (jour de la célébration de la sainte Cène) ; 1 Corinthiens 16.2 (jour des œuvres chrétiennese) ; Apocalypse 1.10 (jour de méditation et d’extase). Ce dernier passage est le premier où le premier jour de la semaine soit appelé de son nom d’honneur : jour du Seigneur.

e – Voir le Commentaire de M. Godet.

En réservant un jour sur sept au repos du corps et à l’activité purement spirituelle de l’âme, le chrétien professe :

  1. Qu’il se sait destiné à la gloire et à la communion avec Dieu ;
  2. Que cette destination n’est point encore réalisée ; qu’il a en attendant et pour s’y préparer une œuvre terrestre à accomplir (« toute ton œuvre »), et qu’il ne lui est pas permis de distraire, sous prétexte d’intérêts supérieurs, une partie du temps qu’il doit à sa qualité d’enfant de la terre ;
  3. Que l’état parfait ne sera que la transformation de l’existence et de l’éternité tout entières en un sabbat ; il sera non l’abolition, mais l’accomplissement du sabbat.

Le dimanche est le Thabor au milieu des autres jours ; il faut savoir y demeurer quelques heures et il faut savoir en redescendre.

2. Le jeu, ou la récréation.

Le jeu ou l’amusement est tout exercice, soit du corps, soit de l’esprit, qui trouve sa satisfaction en lui-même et en l’absence de tout produit positif. Deux exagérations opposées doivent être ici évitées : l’exagération ascétique, qui fait consister la mondanité ou le caractère illicite de la jouissance dans l’objet extérieur ; et l’ultra-spiritualisme, qui considère l’objet avec lequel le moi entre en contact comme dans tous les cas indifférent en soi, et prétend pouvoir associer le service de Dieu avec tout amusement indistinctement.

Le jeu ou l’amusement rentre dans l’ordre moral et devient objet de permission, et même d’obligation, pour autant que, comme le repos, dont il vient d’être parlé, il a sa fin dernière non pas en lui-même, mais dans le travail, à savoir dans une meilleure exécution du travail. Car, comme il est obligatoire de produire le meilleur travail possible, il l’est par là-même aussi de choisir les meilleurs moyens propres à cet effet.

Mais si le principe du jeu peut être d’obligation, le mode en doit certainement être placé sous la catégorie de la permission, et c’est aussi ce dernier point qui a suscité dans le monde et dans l’Eglise le plus grand nombre de disputes.

Les époques de réveil religieux, où il s’agissait de rompre brusquement avec le présent siècle, ont toujours été plus sévères, soit quant au choix, soit quant à la durée du jeu relativement à celle du travail ; et il est certain, en effet, que l’importance du jeu dans la vie doit diminuer avec les progrès de la vie spirituelle, jusqu’à disparaître totalement dans l’état parfait. Il n’y a plus eu de jeu dans la période terrestre de la vie de Jésus-Christ qui s’est écoulée de son baptême à sa mort, tandis que nous admettons sans hésiter que cette forme de l’activité humaine a pu revendiquer sa place dans la période antérieure. Le chrétien avancé jouera de même de moins en moins, et les habitants du ciel ne joueront plus du tout.

Tant que l’état parfait n’est pas atteint, cependant, nous ne devons pas imposer aux hommes un fardeau qu’ils sont incapables de porter, celui d’un travail incessant et continuellement productif, et nous n’avons pas le droit d’éliminer de la vie humaine tout objet n’ayant pas de rapport direct et immédiat à Dieu et aux choses éternelles, bien qu’il n’y ait pas un moment de la vie de l’homme qui ne doive tendre à cette fin.

Le tort que l’on a commis, dans cette question si débattue sous le nom impropre d’actions indifférentes, a été de vouloir dresser des catalogues d’actes proscrits ou de cas illicites, en un mot de tomber dans la casuistique.

On peut établir cette norme à l’égard du jeu : qu’il s’élève en dignité dans la mesure où en disparaît l’élément du hasard et où interviennent les qualités intellectuelles et morales. A ce point de vue, on peut dire que le jeu d’échecs occupe le sommet des jeux purement intellectuels et que la conversation est la plus utile des récréations. Les règles de la conversation chrétienne sont données Colossiens 4.6 et se résument dans ces deux termes : « avec grâce » et « assaisonné de sel. »

Les jeux où l’éventualité d’un lucre est remise à la décision du hasard, doivent être ou absolument proscrits, ou admis seulement dans le cas où cette éventualité du lucre n’exciterait aucun appât.

A ce point, le sujet que nous traitons ici rejoint celui de l’art et de la jouissance artistique.

3. L’art et la jouissance artistique.

La jouissance artistique se distingue du jeu ou du simple amusement, en ce que celui-ci se satisfait dans l’exercice même, tandis que l’art se satisfait dans un résultat. Mais l’art lui-même se distingue du travail en ce que les modes de l’un sont facultatifs et objets de permission, tandis que le travail et les modes du travail sont objets d’obligation. Ainsi la similitude entre l’art et le jeu est dans le caractère désintéressé propre à l’un et à l’autre ; la similitude entre l’art et le travail résulte de la présence d’un résultat.

Nous disons de plus que le résultat de l’art relève de l’ordre du Beau et celui du travail de l’ordre du Bien. Le travail ne produit pas en vue de la satisfaction, bien qu’elle puisse s’y trouver, mais en vue d’un résultat ultérieur, ayant sa fin dans l’utilité propre et dans l’utilité d’autrui. C’est une action volontaire mise au service des volontés, car le travail d’un homme, s’il est réellement productif, aura un effet quelconque sur la volonté d’un autre ou de plusieurs autres. L’artiste travaille pour procurer de la jouissance à lui-même d’abord et à autrui, c’est-à-dire que, dans ce cas, il associe autrui à sa jouissance, et il a réussi dans son dessein lorsqu’il a transporté dans l’âme d’autrui les émotions qui ont fait vibrer la sienne. C’est dans ce sens que l’on a dit avec raison qu’il fallait faire de l’art pour l’art ; car, comme la jouissance peut se mêler au travail, mais à titre accessoire, l’utilité peut de même s’ajouter à l’activité artistique, mais à titre accessoire aussi. L’art peut bien servir l’utile, mais il faut que ce soit sans intention ; cette préoccupation, apportée par l’artiste dans son œuvre, non seulement nuirait à son exécution, mais serait contradictoire à l’idée même de l’art. C’est le cas de la poésie, lyrique ou dramatique, dès qu’elle devient militante ou doctrinaire. Une tragédie manifeste ne sera jamais classée par la postérité au premier rang des chefs-d’œuvre de l’esprit humain.

De ce qui précède, il semble résulter que l’art ne saurait occuper la totalité d’une vie humaine, et qu’il ne saurait y avoir des professions artistiques. Nous dirons que l’art reprend sa légitimité dans le cas que nous supposons, lorsqu’il se transforme en travail et en travail productif, en servant au perfectionnement d’autrui. Comme le beau est nécessaire à l’existence humaine, les professions destinées à procurer au reste de l’humanité cet ordre de jouissances sont légitimes, et l’artiste qui répond à ce besoin et remplit ce rôle utile et même nécessaire, a le droit d’attendre de la société son entretien en retour des jouissances qu’il lui procure.

On a nié la légitimité de l’art, même à la place subordonnée que nous lui avons assignée dans la vie morale. Beck n’était pas loin, par exemple, de réprouver absolument la peinture, comme faisant double emploi avec l’œuvre de Dieu dans la nature. Il y a dans une pareille conclusion une méconnaissance complète de l’art, de ses moyens et de ses buts. L’art n’est dans aucun de ses produits un décalque de la nature, une reproduction servile du réel, mais une interprétation individuelle et par là même une transformation de l’élément matériel dont l’idée de l’artiste s’est emparée pour l’élever avec elle à la hauteur de l’âme. Il s’opère dans toute œuvre d’art un transfert des sentiments ineffables de l’âme humaine dans une substance sensible, et comme un rayonnement de l’âme elle-même soit sur la toile, soit dans une mélodie, soit dans le rythme des paroles, qui réunit les avantages des deux précédents genres. Ce qui le prouve, c’est que le même réel peut être interprété de différentes manières, suivant les individualités qui l’ont considéré. Toute œuvre d’art est une création, un ποίημα, ou elle n’en est pas une ; elle n’est plus qu’un article de commerce.

La légitimité de l’élément et de la jouissance artistiques dans la vie humaine nous est attestée par le spectacle de la nature, où nous ne voyons pas seulement l’utile, et qui ne produit pas que du fourrage pour le bétail et du blé pour l’homme, mais qui offre à nos regards tous les genres de beauté, depuis celle de la fleur, jusqu’à celle de la montagne et de l’astre. Elle nous est attestée également par l’exemple de l’Ecriture, dont plusieurs parties répondent aux règles de l’art le plus parfait, celui où la beauté et la sainteté se confondent.

Le christianisme a accepté, de son côté, tout ce qui, dans la nature humaine, comme dans la nature extérieure, peut être sanctifié et élevé jusqu’à lui. Jésus-Christ a célébré les beautés de la nature et les lis des champs ; saint Paul avait observé les éclats divers des étoiles (1 Corinthiens 15.41). La jouissance artistique saine et pure était certainement comprise dans toutes ces choses honnêtes et dignes de louange qui, selon saint Paul, doivent occuper la pensée du chrétien (Philippiens 4.8), dans celles dont il dit : « Toutes choses sont à vous » (1 Corinthiens 3.21). C’est que toute beauté terrestre n’est que le reflet des beautés éternelles ; tout ce qui élève l’âme au-dessus des réalités visibles est de bonne prise pour l’enfant de Dieu. Le chrétien doit faire de l’art ce que Marie fit du parfum, se l’approprier, mais pour le répandre aux pieds du Maître adoré.

Le domaine de l’art toutefois est très étendu, et les pentes y sont glissantes et souvent imperceptibles. Par le fait même que l’art est improductif et désintéressé, qu’il ne poursuit pas un but utile en dehors de la satisfaction qu’il procure, que sa mission propre est d’agir sur l’âme et les émotions, et non pas sur la volonté, et qu’il ne pourrait même le tenter qu’en se dévoyant, tous ces caractères essentiels de l’art sont en même temps les indices des tentations qui l’accompagnent et des dangers qu’il fait courir au point de vue moral. De plus, l’art, qui porte les âmes vers l’idéal, tient par ses racines à l’ordre de la matière ; il vit de la souffrance et du contraste ; il plonge dans le péché, sans la présence duquel il se confondrait avec la réalité ; aussi les émotions des ordres les plus divers s’y avoisinent et s’y mélangent. Or la tentation constante de l’artiste est d’effacer ces grandes oppositions qui existent dans l’ordre moral, ou de les transformer en des effets esthétiques, comme aussi d’attacher aux faits esthétiques les caractères qui n’appartiennent qu’à l’ordre plus élevé.

C’est à ce point de vue que l’Ecriture nous invite à n’user de ces jouissances qu’avec un redoublement de vigilance et de sobriété. C’est là, croyons-nous, la philosophie de ce chap. 4 de la Genèse qui rapporte aux enfants du monde, aux fils du maudit, les premières origines de la musique et de la poésie. Il n’y a pas là un anathème, mais il y a du moins un avertissement. Et nous devons constamment réunir ces deux sentences de Paul qui se limitent l’une l’autre : « Toutes choses sont pures à celui qui est pur, mais rien n’est pur à ceux qui sont souillés. » (Tite 1.15)

Parmi les productions de l’art, il en est cependant dont on s’est de tout temps demandé si elles n’étaient pas immorales en soi, ou à quelle limite elles commençaient à l’être et à devenir objets de permission. Ici surtout, la science morale court le danger de tomber soit dans la casuistique, soit dans le latitudinarisme, et elle ne pourra éviter l’un et l’autre écueil qu’en retenant ferme le principe de l’activité morale tel que nous l’avons établi et formulé dans notre première partie : la recherche de la gloire de Dieu en toutes choses.

Parmi les produits de l’art qui ont donné lieu au plus grand nombre de contestations, nous citerons le luxe, la danse et le théâtre.

La définition du luxe, comportant une appréciation de ce qui est ici commandé et défendu, est fort difficile à donner. D’une manière générale, le luxe est l’opposé du nécessaire ; et, rappelant le mot de Voltaire : « le superflu, chose si nécessaire », nous avons le droit de dire qu’il fait partie intégrante de l’existence humaine.

Il n’y a guère de produit de la main de l’homme, même le plus primitif ou le plus pauvre, où l’ornement, le superflu, par conséquent, ne se mêle pas pour quelque part, et il n’y a sous ce rapport, entre les peuples les plus artistes et les plus grossiers, qu’une différence de degré. L’ornement se trouve déjà sur les objets de l’âge de la pierre et du bronze ; le chant est aussi ancien que le monde, et la poésie lut le premier langage des peuples.

Nous définissons le luxe : toute satisfaction donnée, dans la représentation de la personnalité, au sentiment du beau, soit chez soi-même, soit chez autrui ; et nous en distinguons plusieurs genres, que nous appellerons luxe esthétique, luxe de représentation, luxe de politesse. A ces trois égards, la notion du luxe reste essentiellement relative et elle est certainement comprise dans la catégorie du permis. Les principaux objets auxquels ces trois genres de luxe peuvent s’appliquer sont la table, l’habillement et l’ameublement ou l’habitation.

Le luxe esthétique sera celui par lequel chacun cherche à répondre au sentiment du beau qui est en lui, en ajoutant à tous les objets et à toutes les choses utiles de l’existence l’ornement qu’ils comportent. Les formes en varieront à l’infini, suivant les aptitudes et l’éducation du sujet ; mais nous avons le droit de dire que, quelle qu’en soit la valeur au point de vue de l’art, elles seront presque toujours l’indice d’une certaine élévation des sentiments (le vase de fleurs à la fenêtre du pauvre). Ce genre de luxe que nous appelons esthétique, diffère des suivants en ce qu’il se renferme dans la satisfaction propre du sujet, sans égard à l’effet à produire sur autrui.

Le luxe de représentation est celui que, par l’ensemble de son genre de vie, l’on doit, pour ainsi dire, à la position sociale que l’on occupe. Les inégalités sociales, voulues de Dieu et fondées dans l’ordre naturel, doivent s’exprimer et se manifester par un certain décorum que les règles légitimes du monde imposent moralement à chaque classe de la société, et auquel le chrétien serait bien mal avisé de ne pas se soumettre. Chacun doit donc mettre son costume, son ameublement et sa table au niveau de la position qu’il occupe, et payer par là pour ainsi dire son tribut volontaire aux légitimes exigences de la société dont il fait partie. Le chrétien ne doit pas attirer l’attention sur sa personne par l’affectation de la simplicité plus que par un étalage de fortune disproportionné à l’état réel ; et nous ajouterons qu’aux raisons de convenance qui lui commandent de marquer par les insignes extérieurs de la position le rang qu’il occupe dans la société de ses semblables, s’ajoute un intérêt matériel de premier ordre pour la société, qui commande à chacun de payer le tribut volontaire qu’il lui doit en faisant vivre les industries créées en vue des besoins des classes aisées ; et il sera toujours préférable d’entretenir ces industries de luxe par sa consommation que de secourir par l’aumône l’homme sans travail.

Le luxe de politesse, enfin, est le sacrifice que l’on s’impose pour honorer autrui, soit en le recevant, soit en lui rendant visite avec des égards correspondants à l’âge ou à la qualité sociale que nous lui attribuons, et représentés entre autres par un certain costume, prescrit par les usages du monde. Revêtir pour honorer quelqu’un un habit de cérémonie, c’est symboliser le sacrifice de mes aises ou de mon temps que je serais disposé à faire pour lui rendre un service concret. Nous disons que les symboles de la politesse répondent à l’âge et à la qualité sociale et non à la qualité morale d’autrui ; celle-ci, qui se reconnaît à d’autres critères, a droit à d’autres hommages ; mais ces critères ne sont précisément pas de nature à s’imposer sans contestation, par leur évidence matérielle, aux relations sociales. Pascal l’a dit : « Je n’ai que deux laquais derrière ma voiture ; mon voisin en a quatre ; il n’y a qu’à compter pour savoir qui passera le premier. »

Le plus bel exemple d’un sacrifice fait à l’honneur d’un homme nous est raconté dans l’évangile (Jean 12.8). C’est qu’ici l’homme honoré était le saint et le juste, et le parfum répandu sur sa tête était le symbole de l’adoration.

La limite où le luxe cesse d’être légitime est celle où les insignes du luxe, dont le seul but doit être de représenter dignement la personnalité, tendent à attacher aux avantages extérieurs de la personne une valeur d’opinion disproportionnée à leur valeur réelle. Tel est le luxe des vêtements, si sévèrement condamné par l’Ecriture : Ésaïe 3.16-25 ; 1 Pierre.3.1-4 ; car, le but du vêtement étant de couvrir et pour ainsi dire de faire disparaître et oublier le corps, tout ornement dont l’effet intentionnel est au contraire d’attirer le regard sur le corps, soit par un motif de simple vanité, soit pour exciter la concupiscence, est pour ainsi dire un outrage fait à l’âme et un mépris des ornements seuls dignes d’elle : un esprit doux et paisible. Le luxe des vêtements devient immoral : 1° dès qu’il offense la pudeur ; 2° qu’il menace la santé ; 3° qu’il représente une dépense de temps et d’argent disproportionnée à l’ensemble des exigences de la vie physique et morale. Aussi le luxe excessif est-il le symptôme inévitable des époques de décadence morale, qui sont en même temps celles de la décadence du goût.

Aussi, bien que nous ayons établi d’une manière générale que le chrétien doit se conformer aux règles de la position sociale où il se trouve, nous garderons-nous bien d’en conclure que la mode générale soit la seule régulatrice du luxe permis et obligatoire. Quand les mœurs régnantes offensent les principes que nous avons exposés en matière de luxe dans les différents genres énumérés plus haut, que la mode offense la pudeur ou nécessite une dépense disproportionnée au résultat et nuisible à l’ensemble de l’activité morale, il est clair que l’individu doit réagir contre elle, et c’est ici que le précepte apostolique trouve son application (Romains 12.2) : « Ne vous conformez pas au présent siècle. » Il y a donc ici un juste tempérament à garder entre les deux écueils du rigorisme d’une part, qui pousserait le fidèle à se singulariser par l’abstention de choses indifférentes, et du latitudinarisme de l’autre, qui le porterait à faire des concessions coupables à l’esprit du siècle.

On ne saurait nier qu’il n’y ait dans la danse, entendue dans l’acception la plus large du mot, un élément donné par la nature et par conséquent légitime. Rothe a raison de dire que la danse est une représentation ennoblie de la personnalité humaine. La danse est à la marche ce que le chant est à la parole ; c’est la marche cadencée, idéalisée, qui a toujours été une des manifestations les plus immédiates de la force naturelle dans l’enfance de tous les peuples, comme dans celle des individus.

L’Ecriture nous en donne des exemples dans l’histoire de David dansant de toute sa force devant l’Éternel, au grand scandale de sa femme Mical, la fille du roi (2 Samuel 6.20, 21), et dans les chœurs ou les processions des Lévites auxquels il est fait allusion en plusieurs endroits. Comp. aussi, dans la parabole de l’enfant prodigue, les chants et les danses, Luc 15.25.

Dans le monde gréco-romain, comme encore aujourd’hui en Inde, la danse était dégénérée en une mimique voluptueuse où l’un des sexes s’avilissait jusqu’à s’offrir en spectacle à l’autre. Telle fut la danse d’Hérodias, et ce récit (Marc 6.17-28) nous révèle en même temps les affinités qui existent entre la volupté et la soif du sang. Mais elle n’a pas toujours ce caractère, et l’on peut voir encore aujourd’hui sur les places d’Athènes des chœurs d’hommes exécutant, en se tenant par la main, des pas de danse. Le caractère de la danse orientale est donc la séparation des sexes.

La danse des deux sexes réunis, telle qu’elle se pratique chez les peuples modernes, peut être considérée comme le résultat d’un progrès social et de la transformation des rapports de l’homme et de la femme que les mœurs ont amenée avec elles. La bayadère danse seule ; la femme est associée à l’homme dans la danse telle qu’elle se pratique en pays chrétien ; la danse orientale va avec l’esclavage ; la danse occidentale est une conséquence de la chevalerie, et nous ne croirons pas proférer un paradoxe en ajoutant : pour une part, de l’influence chrétienne.

En résulte-t-il que le chrétien, et nous entendons par là l’homme qui a été converti à Jésus-Christ et régénéré par le Saint-Esprit, doive la tenir pour un passe-temps compatible avec le sérieux de sa vocation ? Sur ce sujet, nous ne pouvons avoir que des réflexions à présenter, et non pas des sentences à formuler :

1° La danse, telle que nous la connaissons, n’est-elle pas contraire au devoir de la vigilance chrétienne, en ce que tous les moyens y sont réunis pour exciter les convoitises mondaines énumérées 1 Jean 2.14-15 ?

2° Ne sort-elle pas des limites que nous avons tracées à l’amusement, en ce que l’emploi naturel du jour et de la nuit y est interverti, d’où résulte qu’au lieu d’être l’auxiliaire du travail ultérieur, elle en est l’empêchement ?

3° A supposer même qu’un chrétien puisse personnellement se le permettre, ce cas ne tombe-t-il pas sous le chef déjà rappelé des scandales causés au prochain (1 Corinthiens 8) ?

Pour toutes ces raisons, il nous est difficile de croire que le chrétien puisse se livrer à la danse pour la gloire de Dieu.

On a eu raison de dire du théâtre que c’est un moyen éducatif que le diable nous a volé. Il y aurait dans un théâtre bien dirigé un élément puissant de développement intellectuel, artistique et par conséquent aussi moralisateur pour un peuple. Tel il fut chez le peuple grec à l’époque classique. Tel il fut même au moyen-âge dans les spectacles de la Passion, si grotesques et si mélangés qu’ils fussent. Mais il est certain que le fait actuel ne répond plus à l’idée, que le rôle de l’acteur appelé à jouer toute œuvre jugée acceptable au seul point de vue de l’art, ne saurait être tenu pour un ministère public ; et, comme ici aussi tous les ressorts sont mis en jeu pour exciter les mauvaises passions en même temps que les bonnes, il nous paraît également difficile, sinon impossible, d’accorder le désir de glorifier Dieu avec la fréquentation de spectacles où les règles de la morale sont entièrement sacrifiées à certaines conventions artistiques et où le péché est rendu intéressant, même alors qu’il finit par être puni.

L’unique solution de cas semblables et de tous ceux de la même catégorie se trouve, en effet, dans le principe posé par l’apôtre 1 Corinthiens 10.31 ; Colossiens 3.17, et dans cette réponse d’un Père de l’Eglise à une femme l’interrogeant sur la légitimité de tel ou tel divertissement : Si vous pouvez y aller pour la gloire de Dieu, allez-y !

Tout amour de soi qui, n’étant pas sanctifié par l’amour de Dieu, s’attache aux objets terrestres que nous avons nommés, est une idolâtrie réprouvée par l’Ecriture (1 Jean 5.21), une forme du paganisme au sein de la chrétienté (1 Corinthiens 10.14 ; 1 Pierre.4.3), une manifestation de la mondanité (1 Jean 2.14-15). Car le monde, au sens fâcheux du mot, c’est la créature dans son état de déchéance et d’isolement d’avec Dieu, « le monde plongé dans le mal » (1 Jean 5.19). Le monde, c’est toute idole, soit en nous, soit hors de nous, soit animée, soit inanimée, soit personnelle, soit impersonnelle, et l’idole est toute créature aimée à côté de Dieu par une autre créature.

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