Théologie Systématique – IV. Sotériologie et Eschatologie

Section II : De l’accomplissement du salut dans la première venue de Christ

Nous disons que la première venue de Christ a été l’accomplissement du salut non seulement à raison des coïncidences providentielles et surnaturelles, poussées parfois jusqu’au détail et à la lettre, que nous constatons entre la vie et la mort de Christ et les oracles de l’A. T. (cf. en particulier Mat. ch. 1 et 2), mais parce que l’œuvre de Christ dans cette première venue a été la consommation effective de toutes les institutions, de toutes les puissances et de toutes les valeurs contenues dans l’alliance préparatoire ; l’exaucement de tous les vœux, la satisfaction de tous les besoins, latents ou manifestes, avoués ou inavoués, de l’antique postérité de la femme ; le tenue de convergence de toutes les lignes commencées par Dieu et par l’homme en vue de la réparation totale de la chute de l’humanité. Et comme l’humanité antérieure à Christ s’est composée de deux grandes fractions : l’une mise au bénéfice des révélations directes et particulières, l’autre laissée provisoirement en dehors de ces révélations, le christianisme a répondu à la fois aux aspirations d’Israël et à celles de la gentilité dans ce que les unes et les autres avaient de normal, et Jésus-Christ, apparu dans l’accomplissement des temps, a dit saint Paul (Galates 4.4), a été pour les uns le Messie, pour les autres le λόγος σπερματικός incarné.

En parlant ainsi nous n’avons garde d’adhérer à la tendance inaugurée par la philosophie hégélienne, qui consiste à placer le jéhovisme et le paganisme sur une même ligne en regard du christianisme, qui serait censé s’opposer à l’un et à l’autre à titre égal. Il y a sans doute des traits communs à l’antiquité tout entière, dont les principaux sont le particularisme national, le collectivisme (qui absorbe l’individu, soit dans la société religieuse : théocratisme, soit dans la société civile : socialisme), et dans le culte, le symbolisme ; mais ce sont là des analogies plutôt formelles que réelles entre l’existence israélite et celle des Gentils, et il reste vrai qu’en ce qui concerne les principes religieux et moraux, le jéhovisme et le christianisme se placent sur une même ligne ascendante en s’opposant l’un et l’autre an paganisme. Nous ne saurions souscrire en particulier à l’opinion devenue assez courante, qui fait du christianisme la conciliation prétendue des deux principes opposés, l’un païen, l’autre juif, de l’immanence et de la transcendance ; car cette conciliation était déjà faite dans le jéhovisme, la religion authentique d’Israël, qui nous montre ce que figurait déjà la vision de Béthel (Genèse 28), la descente du Dieu transcendant dans l’histoire, l’union progressive de Jéhovah avec la race élue, union enfin consommée dans le fils de Jacob, de David et de Marie. Le christianisme a été l’accomplissement du jéhovisme en même temps que des vestiges de la religion naturelle, et l’antithèse du judaïsme et du paganisme.

Ce rôle suprême du christianisme comprend deux éléments intimement associés dans la réalité, mais qu’il convient de distinguer l’un de l’autre dans une analyse scientifique. Sa raison d’être prochaine a été certainement la réparation de la double conséquence de la chute de l’humanité, la coulpe et le vice. Ce fut beaucoup déjà, mais au point de vue divin, ce n’eût point été assez, et peut-être ne serait-il pas digne de Dieu de se contenter de réintégrer la créature dans son état primitif, et, pour ainsi dire, de raccommoder, fût-ce parfaitement, les brèches faites par autrui. L’adversaire dans ce cas aurait le dernier mot, puisqu’il pourrait se vanter d’avoir causé à Dieu et à son royaume tout au moins une perte de temps.

Saint Paul a formulé la devise de toute œuvre divine dans le parallèle des deux Adam en disant : Où le péché a abondé, la grâce a surabondé (Romains 5.20). L’œuvre des six jours, avons-nous dit, était moins une création qu’une restauration ; nous dirons de l’œuvre de Christ, déjà dans sa première venue, et à plus forte raison dans son retour futur, qu’elle n’a été une restauration que pour être une nouvelle création dans l’ordre de l’esprit tout d’abord, et enfin dans l’ordre cosmique : création qui était dans les plans éternels de Dieu à l’égard de l’humanité ; qui se fût accomplie, avec ou sans l’incarnation du Logos, envers l’humanité innocente, comme elle s’est accomplie envers l’humanité rachetée par le moyen de cette incarnation (1 Corinthiens 15.46) ; une œuvre de création qui a dépassé l’œuvre de restauration, comme la première création d’Adam avait dépassé l’œuvre de restauration de la nature primitive. L’effusion de l’Esprit qui a succédé de si près à la mort propitiatoire et à la résurrection de Christ, a été le premier acte de cette activité créatrice qui rejoignait, une fois la rédemption accomplie, les destinées éternelles et normales de la créature humaine ; et c’est à raison de cette seconde tâche plus grande et plus glorieuse encore que la première, dévolue au Médiateur suprême de Dieu et de la créature, que Christ a ajouté à sa qualité de Rédempteur, celle de πνεῦμα ζωοποιοὺν (1 Corinthiens 15.45).

Ce sont ces deux éléments de l’œuvre du dernier Adam que Paul a réunis dans la seconde partie du parallèle, Romains 5.15-21, dont nous avons analysé plus haut la première, v. 12 à 14.

Pour établir plus victorieusement sa thèse : la pleine suffisance de l’œuvre du second Adam pour réparer le dommage causé par la chute du premier, l’auteur démontre, v. 15-17, dans deux contrastes successifs, l’un v. 15, l’autre, v. 16, tous deux réunis v. 17, la supériorité de l’œuvre du second Adam sur celle du premier ; car il est évident qu’une quantité supérieure à une autre peut a fortiori soutenir la comparaison avec elle.

Premier contraste, v. 15 : la supériorité de l’œuvre nouvelle sur l’œuvre ancienne démontrée par la supériorité du facteur — d’un côté, la chute d’un seul : τῷ τοῦ παραπτώμι, c’est-à-dire un fait passif et inerte, et de plus, le fait d’un homme — de l’autre, un acte d’amour, τὸ χάρισμα, c’est-à-dire le principe le plus actif et le plus fécond, et d’un amour divin et humain tout ensemble : la grâce de Dieu et le don accordé dans la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ (v. 15b).

Deuxième contraste, v. 10 : la supériorité des effets : d’un côté, le κατάκριμα ; de l’autre, le δικαίωμα.

Le v. 17 reprend et résume dans une seule période les deux contrastes précédents en renforçant le second d’une conclusion tirée du passé et concernant l’avenir. Ce verset 17 reprend donc au verset 15 la donnée de la supériorité du facteur du salut sur celui du péché — d’un côté : par la chute d’un seul, de l’autre : par le seul Jésus-Christ. — En même temps, le verset 17 reprend au verset 10 la donnée de la supériorité des effets — d’un côté : des victimes de la mort formant comme une masse commune et inerte : la mort a régné par un seul : développement du κατάκριμα du v. 16 ; de l’autre, une troupe vivante de justes et de rois par la grâce de Dieu, associés déjà à leur Libérateur comme ses coopérateurs : ceux qui ont reçu l’abondance de la grâce et du don de la justice régneront dans la vie : développement du δικαίωμα du v. 16, et enchérissant en même temps par la donnée future : βασιλεύσουσι, sur le fait mentionné au passé v. 15 : ἐπερίσσευσε.

Ainsi les deux éléments principaux de l’œuvre de Christ se trouvent associés dans ce parallèle des deux Adam qui sert de transition de la première partie de l’Epître : la justification des coupablesp, à la seconde : le relèvement des mortsq, pour être réunis l’un à l’autre au verset suivant (18) dans un rapport de dépendance et ne former, pour ainsi dire, qu’un seul fait : en justification de vie.

pἩ δωρεὰ τῆς δικαιοσύνης.

qἘν ζωῆ βασιλεύσουσι.

Etant donné donc une première égalité, l’universalité de l’œuvre du premier Adam et de celle du second, mais deux supériorités du côté de cette dernière, celle du facteur et celle des effets, il en résulte évidemment la supériorité absolue du second facteur, l’œuvre de Christ, sur le premier, l’œuvre du premier Adam (v. 18-21)r.

r – Voir la discussion des diverses interprétations de ce passage, qui est une des cruces de l’exégèse du N. T., Godet. Commentaire sur l’épître aux Romains. Philippi. Brief au die Römer, pages 187 et sq. Notre interprétation du v. 17 diffère de celle de M. Godet en ce qu’il rattache le γὰρ au v. 16 dont le v. 17 serait destiné à donner la preuve : tandis que nous faisons du γὰρ du v. 17 un appui de l’idée générale du morceau.

C’est dire que le christianisme a été à la fois œuvre divine et œuvre humaine : œuvre humaine, parce qu’elle concernait l’humanité, et que Dieu n’agit jamais envers la créature morale sans la solliciter à agir elle-même, sans l’appeler à devenir, comme s’exprime saint Paul : συνεργός θεοῦ (1 Corinthiens 3.9).

Mais en tant que le christianisme a été non pas une restauration ou une réparation seulement, mais une création, il a dû être œuvre divine, car Dieu seul est capable de créer et seul aussi il a le droit de le faire

Mais comme le christianisme a été tout entier l’œuvre de Christ, que d’après les témoignages consolidants du N. T., c’est Christ qui est le seul médiateur reconnu entre Dieu et l’humanité (1 Timothée 2.5), que d’après saint Pierre (Actes 4.12), il n’y a sous le ciel aucun autre nom qui ait été donné par lequel nous devions être sauvés, la tractation de notre deuxième section devra se mouvoir tout entière dans ces limites, se rapporter tout entière à Christ, à sa personne et à son œuvre.

Cette importance donnée à la personne de Christ dans l’œuvre du salut résultait déjà du principe établi dans notre Hamartiologie, selon lequel aucun membre de l’espèce ne peut se soustraire à la loi de la solidarité qui régit le monde, et qui, nous liant au premier Adam, nous lie par là même aussi au second. Elle n’est pas moins conforme aux analogies générales déjà constatées de l’histoire du salut, selon lesquelles c’est par le procédé individualiste que s’accomplit le progrès moral de l’humanité. Tout principe nouveau, pour être réellement fécond, doit être renfermé d’abord dans une individualité gestatrice où il acquerra toute sa valeur pour se répandre de là sur la collectivité. Abraham, le père des croyants, l’initiateur dans le monde du grand principe de la justification par la foi, Moïse, Samuel, David ont été, chacun à son tour, de ces individualités créatrices qui ont porté et fécondé en elles quelques-unes de ces semences qui devaient un jour renouveler le monde ; qui, dans l’ordre religieux et moral, ont frayé des voies nouvelles à l’humanité. Le christianisme, la plus grande des révolutions religieuses de l’histoire, devait, dans ses origines et sa propagation, être soumis à cette loi commune, et procéder lui aussi d’une individualité souveraine, aussi supérieure à toutes les précédentes que lui-même était supérieur aux formes religieuses préparatoires, et capable de propager à son tour ce principe nouveau non plus dans le sein d’une race seulement, mais dans l’humanité tout entière.

C’est sur cette question du rapport de l’individualité à la collectivité que le point de vue biblique et théiste tranche le plus décidément avec la prémisse panthéiste. Dans l’un, l’individualité est cause ; dans l’autre, elle ne saurait être qu’effet ou chaînon, et la spécialité unique que nous attribuons à la personne de Christ, comme auteur de la seconde création de l’humanité, se dissout dans l’évolution de l’idée universelle.

« Nous n’entendons pas, dit Strauss, que l’unité de la nature divine et de la nature humaine se soit jamais réalisée ni se réalise jamais dans une individualité unique. Ce n’est pas la façon dont l’idée procède, de se déverser dans un seul exemplaire en se montrant avare à l’égard de tous les autres, de se donner une expression complète ici, incomplète là ; elle préfère répandre ses trésors dans une variété d’individus qui se complètent mutuellement, et, dans une mutation constante, se posent et disparaissent. C’est l’humanité que nous établissons comme l’Homme-Dieu, et la clé de toute la christologie est, selon nous, que le sujet des prédicats que l’Eglise attribue à Christ, n’est pas un individu, mais une idée, savoir une véritable notion d’espèces. »

sGlaubenslehre, sect. 66. Die speculative Christologie.

Cette deuxième section comprendra deux articles traitant :

Cet ordre me paraît si rationnel que je crois pouvoir me dispenser de le justifier, et je n’aurais pas cru qu’il fût possible de l’intervertir, si Gess ne l’avait fait dans le plan sinon dans le titre de son ouvrage : Das Dogma über Christi Person und Werk.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant