Théologie Systématique – IV. Sotériologie et Eschatologie

3. Office royal de Christ

L’ancienne dogmatique définissait l’office royal : « Functio Christi θεανθρώπου qua is, secundum utramque naturam divinam et humanam, et hanc quidem ad dextram Dei majestatem, omnes omnino creaturas in regno potentiæ, gratiæ et gloriæ, majestate et veritate infinita, quoad divinitatem ex generatione æterna, quoad assumtam humanitatem ex personali unione ipsi competente, modo divino, moderatur et gubernat.

Cette définition présente les titres de Christ à la royauté comme fondés sur l’union delà nature divine et de la nature humaine glorifiée ; elle indique également les différents ordres dans lesquels la royauté de Christ s’exerce ainsi que les modes de cette activité royale : regnum potentiæ, gratiæ et gloriæ.

Le regnum potentiæ comprenait le générale dominiutn super omnia, videlicet gubernatio cæli et terra ; on y joignait comme quatrième domaine le regnum justifia ; in angelos malos et homines damnatos.

Le regnum gratiæ comprenait l’Eglise militante et terrestre, quo Christus ecclesiam in terris militantem collegit, gubernat et spiritualibus donis exornat, conservat et defendit in nominis divini laudem, regni satanici destructionem et fidelium salutem. Les instruments de la royauté dans ce domaine étaient la parole et les sacrements.

Enfin le regnum gloriæ, quo Christus ecclesiam in cælis triumphantem gloriosissmi regit et æternæ felicitalis replet in nominis divini laudem et beatorurn æternam refectionemq.

q – Voir Luthardt. Compend., sect. LVI.

Il est de mode depuis Schleiermacher, et cette tradition s’est continuée chez Nitzsch, Julius Müller, Kahnis, pour acquérir toute sa force chez Ritschl et son école, de rapporter la notion du royaume de Dieu à la formation et à l’entretien de la Gemeinschaft, c’est-à-dire de la communauté religieuse et chrétienne ; d’en faire la réalisation collective de la vie religieuse ou morale par opposition à ses réalisations individuelles. C’est ainsi que Ritschl le définit : « l’activité réciproque des hommes déterminés par le motif de l’amour ».

A la faveur même de l’élasticité du terme : royaume de Dieu, cette notion est une de celles qui se prêtent aux emplois et, disons-le, aux abus les plus divers : ici on identifie le royaume de Dieu et l’Eglise pour se dispenser de définir cette dernière ; ailleurs, la pensée théologique, réduisant le christianisme et le royaume de Dieu à un concours d’activités et de vertus humaines, en prend occasion d’en éliminer tour à tour tout élément juridique (Ritschl) et tout élément doctrinal (christianisme libéral). Sous la plume de M. Renan enfin, le terme royaume de Dieu est devenu le simple synonyme de l’idéal.

La notion collectiviste du royaume de Dieu, inaugurée par Schleiermacher et reproduite par Ritschl et son école, diffère de la conception scripturaire en ce que, selon cette dernière, c’est tout d’abord et essentiellement sous forme individuelle que se réalise le royaume de Dieu (Matthieu 23.18-23 ; Luc 17.20-21 ; Romains 14.17), et subsidiairement seulement et ultérieurement sous forme collectiver.

r – Nous nous rencontrons sur ce point avec M. Meyer qui, dans une des divisions principales de son livre : Le Christianisme du Christ, traite longuement du Royaume des cieux chez l’individu, avant de le considérer comme société ou comme église ; voir pages 198 et sq.

Dans la conception scripturaire s’accordent donc les deux termes : collectivité et individualité, dont les conflits toujours renouvelés, issus de la paresse des uns et de la fausse indépendance des autres, agitent les sociétés humaines, civiles et religieuses. D’une part, selon elle, toute collectivité, qu’elle s’appelle état ou église, ne vaut que ce que valent les individualités dont elle se compose, et le royaume de Dieu lui-même est soumis à cette norme générale. Elle oppose dès lors une fin de non-recevoir absolue à toute tentative de réforme ou de progrès, si aisée et si pratique qu’elle apparaisse d’abord à la sagesse charnelle, qui procéderait de la collectivité pour atteindre ultérieurement seulement l’individu. La conception scripturaire ne méconnaît, d’autre part, ni la valeur ni la nécessité pour la personne humaine de l’association, et pas plus au terme qu’au commencement et au cours de l’histoire, il ne sera bon ni même possible à l’individualité, même la plus riche et la plus puissante, d’exister seule et pour elle seule.

C’est donc sur le fondement et sous la condition de la réconciliation opérée entre Dieu et chaque âme humaine que peut et que doit s’édifier la communauté des saints et des bienheureux. Le royaume de Dieu, comme celui de Salomon (1 Rois 2.46) est fondé et repose sur la justice satisfaite.

Le royaume de Dieu ou royaume des cieux, compris dans sa plus grande généralité, est la fraction totale de l’univers créé, depuis le plus haut degré des cieux jusqu’au cœur du plus misérable des enfants des hommes, où s’accomplit, à des degrés divers, la volonté de Dieu, soit directement par le moyen des forces émanées de sa puissance (ordre physique), soit secondairement, par l’organe des agents libres de cette volonté (ordre moral).

En opposition au royaume de Dieu ou du bien, l’Ecriture nous révèle ou nous confirme l’existence d’une monarchie du mal (Luc 11.18 ; cf. Colossiens 1.13), comprenant toute la fraction de l’univers créé soit sur terre, soit au-dessus de la terre, où agissent des puissances et s’exercent des volontés contraires à celle de Dieu.

L’office royal de Christ comprend deux buts, l’un négatif et l’autre positif. Il fallait tout d’abord, une fois la propitiation accomplie, achever l’œuvre de la rédemption par la destruction sur la terre et dans l’humanité du péché et de ses conséquences, tour à tour en faisant reculer les limites du royaume des ténèbres devant chaque âme humaine conquise à Jésus-Christ (Colossiens 1.13), et en assujettissant tôt ou tard les puissances adverses résolument réfractaires à la volonté et à l’action divines (1 Corinthiens 15.24-25 ; Philippiens 2.10-11 ; cf. Romains 16.20).

Mais à l’œuvre de rédemption nécessitée par la chute et ses conséquences, devait s’ajouter une œuvre de création et de glorification comprise dans les destinées éternelles de la nature humaine (Éphésiens 1.4,10-12) ; et nous rattachons l’une et l’autre de ces parties de l’œuvre médiatrice de Christ, cette œuvre rédemptrice et cette œuvre créatrice, accomplies l’une dans l’autre et l’une par l’autre, à l’office royal.

Et comme Dieu a créé une première fois le monde qu’il gouverne par sa Providence, il a fallu que Christ lui aussi commençât par créer, par un acte de divine souveraineté, le domaine où régnerait sa grâce et sa volonté : τὴν ἐκκλησίαν… ἥν περιεποιήσατο (Actes 20.28 ; cf. Éphésiens 1.14 ; 1 Pierre 2.9).

Les interprètes, Reuss, Keim. Weiss, etc., se sont efforcés de rendre compte de diverses manières de la différence des deux expressions : royaume de Dieu et royaume des cieux, qui alternent l’une avec l’autre dans l’Evangile, en attachant à chacune d’elles une intention particulière. M. Renan avait déjà vu et Schurer a établi avec un grand luxe de textes que la seconde de ces expressions est une métonymie pure et simple de la première, dont les analogies se retrouvent non seulement dans les Apocryphes, mais dans l’A. T. et le N. T. (cf. Luc 15.18).

Le royaume de Dieu sur la terre s’opposait également dans l’A. T. déjà (Exode 19.5 ; cf. Daniel ch. 2 et 7), plus tard dans les intuitions des Israélites contemporains de Jésus, aux royaumes de ce monde représentés dans l’Ecriture, dans les visions de Daniel spécialement, comme les incarnations bestiales de la puissance ennemie de Dieu.

Renfermé dans la forme grossière et locale de la théocratie Israélite, le royaume de Dieu n’était encore qu’une figure attendant une réalité spirituelle dégagée de toute limite de temps et de lieu, affranchie aussi de toute concession faite à la nature charnelle de l’homme.

Le premier avènement effectif du véritable royaume de Dieu sur la terre se marque par le rapprochement de deux paroles, l’une de Jean-Baptiste annonçant qu’il était proche : ἥγγικε ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν (Matthieu 3.2), l’autre de Jésus qui affirme à ses adversaires qu’à leur insu même, il était déjà présent (Luc 17.21 ; Matthieu 12.28). Nous en inférons que Jésus a porté pendant un temps le royaume de Dieu en sa personne, parce qu’en lui et par lui la volonté de Dieu était faite aussi purement et complètement que dans le ciel. Et en même temps qu’il était le royaume, il était lui-même le temple, le domicile parfait de Dieu au milieu d’Israël et de l’humanité (Jean 2.19). Cette relation du corps de Christ avec le temple de Jérusalem n’acquiert toute sa signification que si elle est rapprochée de la grande promesse messianique faite au roi selon le cœur de Dieu, et de l’occasion qui va donné lieu (2 Samuel 7). Ce n’est pas David qui donnera une maison à l’Eternel ; c’est l’Eternel qui donnera une maison à David, et cette postérité royale sera le temple véritable, vivant et définitif de Jéhovah.

Mais déjà présent et parfait en une personne divine et humaine, ce royaume était encore incomplet, inadéquat à son idée, et Jésus lui-même exhorte ses disciples à demander que la volonté de Dieu finisse par se faire sur la terre comme au ciel (Matthieu 6.10) ; que ce règne vienne en esprit dans leur âme (Romains 14.17 ; Colossiens 1.13) et en éclat dans le monde (Apocalypse 22.17), dût même cette forme première et individuelle du royaume de Dieu sur la terre perdre en qualité intrinsèque ce qu’elle devait gagner en étendue. « A son origine, le royaume des cieux se confond avec la personne du Fils de l’homme par qui la puissance du mal est vaincue ; et lors de sa consommation, le royaume des cieux embrassera tout un peuple de bénis du Père qui, dans un monde renouvelé, et transformés eux-mêmes, hériteront d’une vie, d’une gloire et d’un bonheur éternels.

Entre cette période initiale et cet état final du royaume se place la période de développement dont la venue du Fils de l’homme est le point de départ s. »

s – Meyer. Le Christianisme de Christ, pages 204 et 205.

Ce sont les phases diverses et successives de ce principe surnaturel et divin, qui devaient succédera son court passage sur la terre et remplir l’intervalle de l’ascension à la parousie, que Jésus a prévues et prédites dans ses premières paraboles (Matthieu 13 ; Luc 8). Aussi le monde étonné vit-il bientôt à son tour, tranchant sur le fond de la pourriture universelle, dans l’atmosphère chargée des miasmes accumulés depuis des milliers d’années, surgir une aire nouvelle, fécondée par la parole (Matthieu 13.18-23), infectée par l’ivraie (v. 24-30), nettoyée par les anges (v. 41), sans limites visibles et tangibles ; imperceptible d’abord (v. 31), mais pourvue d’une vertu d’expansion qui portera ses limites aussi loin qu’il y a des oiseaux dans l’air et des nations sur la terre (v. 32), et d’une vertu intensive capable de pénétrer et de soulever les masses les plus opaques (v. 33).

C’est la longue période, ignorée des prophètes de l’Ancienne et même de la Nouvelle alliance et annoncée par Jésus-Christ seul, de la civilisation chrétienne, qui s’interpose entre les crises aiguës qui ont inauguré et celles qui termineront la marche du christianisme dans le monde. C’est le temps de la patiente, croissante et irrésistible irradiation du principe chrétien dans les diverses régions de la terre et les races de l’humanité. C’est l’action à la fois individuelle et sociale du christianisme se tassant, pour ainsi dire, de siècle en siècle, jusqu’à former un sol de moralité, de croyances et de traditions capable de porter les individus et les générations, et révélant à tous, là même où n’existent pas encore des effets de l’ordre purement spirituel, le contraste entre l’état social, les lois, les mœurs et les consciences chez les nations christianisées et chez celles qu’on appelle païennes ou musulmanes ; et parmi les nations chrétiennes elles-mêmes, attestant que le progrès social se mesure au degré de pénétration et de dilatation de cette salutaire influence.

Ceux qui s’appuient sur la parabole de l’Ivraie pour légitimer toutes les déviations de doctrine dans l’Eglise, n’ont, pas réfléchi à ce que, dans cette parabole même, la semence parasite a été jetée de nuit et par le Malin (Matthieu 13.25) ; et son apparition dûment constatée excite la surprise des serviteurs (v. 27). L’ivraie, tout inévitable qu’elle est dans le champ du Seigneur, reste un fait accidentel, non constitutionnel.

Enfin, ce royaume qui était resté, durant toute l’économie présente, spirituel et invisible, apparaîtra triomphant lorsque Christ se sera assujetti de gré ou de force toute chose et tout être, afin de les assujettir eux et lui-même à Dieu son Père pour l’éternité (1 Corinthiens 15.25-28). Ce sera la troisième et dernière phase du royaume de Dieu.

La royauté de Christ s’est affirmée déjà durant son existence terrestre, soit par les déploiements de sa puissance surnaturelle (Marc 4.41 ; 8.37), ou par les attestations de son autorité morale (Jean 18.30 ; cf. Matthieu 21.4-5). A la veille même de subir la suprême ignominie, Jésus a osé s’attribuer devant un des maîtres du monde la royauté suprême, celle du représentant de la vérité (Jean 18.37), et cette royauté toute spirituelle n’a pas laissé de se traduire de temps à autre et jusqu’au dernier moment par des anticipations sensibles et palpables de son rôle futur (Jean 18.6).

Ce n’étaient pourtant encore là que des manifestations restreintes, passagères et d’ailleurs souvent contestées par leurs témoins eux-mêmes (Jean 6.30) de sa souveraineté ! La royauté effective, universelle et permanente de Christ date seulement de son élévation dans le ciel. Souffrir et régner, régner après avoir souffert, c’est l’ordre divin qui a présidé aux phases de l’existence de Christ avant de régir la nôtre (Romains 8.17 ; 2 Timothée 2.11-12) ; et par un miracle qui ne pouvait être conçu que par la pensée de Dieu et réalisé que par sa puissance, c’est à l’heure où, selon toutes les vraisemblances humaines, la cause de Christ était anéantie sur la terre, c’est au sein de la défaite et de la dispersion, c’est en face du démenti donné par la brutalité des faits à toutes les promesses et à tous les espoirs, qu’a éclaté le succès de l’entreprise, que s’est révélée l’efficacité des moyens. C’est du jour où il a disparu de la terre que le Messie d’Israël, enfermé jusqu’alors dans les étroites limites de son pays et de son peuple (Matthieu 15.24), a été en mesure de soumettre tous les hommes au pouvoir de son nom (Jean 12.32) ; c’est à la condition d’être glorifié lui-même qu’il pouvait compter glorifier son Père et manifester sa volonté dans des sphères plus vastes et avec des moyens supérieurs (Jean 17.1) ; ce sera son ascension qui le replacera définitivement au siège de la toute-puissance (Matthieu 28.18).

Mais comme la royauté doit s’exercer selon deux modes différents réunis passagèrement dans son existence terrestre, le mode invisible et spirituel qui caractérise l’économie présente tout entière, et le mode visible et glorieux qui sera propre à son apparition future et finale, nous délimiterons notre sujet actuel de la royauté universelle de Christ en fixant comme terminus a quo l’ascension de Christ, et comme terminus ad quem son premier retour (Actes 1.8-11) ; et nous réserverons à l’eschatologie l’exposé de la royauté de Christ selon son mode visible et glorieux.

Le sujet de notre troisième chapitre se décompose comme suit :

  1. Des titres de la royauté de Christ ;
  2. Des actes de la royauté de Christ ;
  3. Des organes de la royauté de Christ sur la terre.

3.1 Des titres de la royauté de Christ

Tandis que l’ancienne dogmatique cherchait la raison de la divinité de Christ dans son emploi sacerdotal, nous avons, en nous appuyant sur plusieurs passages de l’Ecriture, rattaché à la qualité d’homme, mais d’homme saint et de saint parfait, la capacité nécessaire pour procurer la propitiation au reste de l’humanité. L’exercice de l’office royal dans lequel est renfermé, avons-nous dit, le pouvoir et le droit de créer, suppose en revanche une qualité supérieure à l’humanité.

Les titres de la royauté universelle de Christ, telle qu’elle s’exerce depuis l’ascension, ne sont fondés exclusivement ni sur l’état humain de Christ, ni non plus exclusivement sur son état préexistant.

Ils ne sont fondés exclusivement sur aucune qualité humaine, qui, portée même à la perfection absolue, ne saurait conférer un droit de souveraineté dépassant les limites de la terre et de l’humanité.

Si, d’autre part, Christ fût resté dans son état préexistant, son droit de souveraineté sur l’univers en général et sur chacune des parties que cet univers renferme, découlerait directement sans doute de sa finalité de Créateur de toutes choses, étant entendu que celui-là est et reste de droit le maître d’un être ou d’une chose par qui cette chose ou cet être a été fait.

Ce rapport entre la royauté que Christ exerce sur toutes choses et spécialement sur l’Eglise, en sa qualité de Créateur, est relevé dans plusieurs passages : Colossiens 1.15-18 ; 1 Corinthiens 8.6 : εἱς κύριος δι’ οὗ τὰ πάντα.

Toutefois cet état divin, abandonné par son possesseur au moment de son entrée dans l’existence humaine, eût été impropre à légitimer la souveraineté actuelle de Christ, s’il n’eût été recouvré par le lent et fidèle effort de son humanité (Jean 17.4-5 ; Philippiens 2.9 ; Hébreux 2.7).

C’est donc la réunion de la raison d’essence et de la raison morale qui constitue le titre de Christ à la souveraineté universelle ; et de même que l’histoire moderne rapporte qu’un fils de souverain, qui devait devenir Pierre-le-Grand, reconquit le premier rang en remontant volontairement et successivement du plus bas degré de l’armée, il n’y avait qu’un seul être dans l’univers chez qui l’élévation suprême pût succéder à l’abnégation suprême.

3.2 Des actes de la royauté de Christ dès son ascension

Le passage Éphésiens 4.8-10 est la description rapide, et oserions-nous dire, épique, de la prise de possession de toutes les provinces de l’univers échues à Christ dès l’accomplissement de son œuvre de rédemption sur la terre, τὰ ἐπουράνια, ἐπίγεια, καταχθόνια (Philippiens 2.10), et dans lesquelles va s’exercer de nouveau sa puissance royale par les actes et selon les modes les plus conformes au caractère de chacune d’elles.

Ces différentes sphères de la souveraineté de Christ ne sont point surajoutées les unes aux autres, mais dominées toutes ensemble par une action commune, répercutant ses effets des plus vastes aux plus restreintes, et supérieure à l’activité providentielle générale, qui d’ailleurs appartenait au Fils et qu’il va reprendre.

Plusieurs passages établissent en effet cette doctrine étonnante que la fin de la souveraineté universelle de Christ réside désormais dans la formation et l’entretien de l’Eglise sur la terre : αὐτὸν ἔδωκε κεφαλήν ὑπὲρ πάντα τῇ ἐκκλησίᾳ, Éphésiens 1.22 ; et lui-même exprime la pensée que les événements terrestres dont la dispensation va lui être commise, convergeront tous ensemble vers ce terme principal : le sort éternel des élus (Jean 17.2). C’est ainsi encore que dans ses dernières instructions à ses apôtres, ils l’ont entendu joindre immédiatement l’ordre d’évangéliser les nations à l’affirmation de sa toute-puissance dans l’univers, en même temps que la nouvelle formule du baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit liait le concours des trois personnes divines à la conversion de toute âme d’homme. Nous considérons successivement les actes supraterrestres et les actes terrestres de la royauté de Christ.

Les deux passages de saint Paul déjà cités nous révèlent les effets et les bienfaits de l’œuvre rédemptrice de Christ dans les sphères les plus lointaines de la grande création de Dieu. Ces bienfaits sont exprimés par les deux verbes : ἀνακεφαλαιώσασθαι (Éphésiens 1.10) et ἀποκαταλλάξαι (Colossiens 1.20).

Le premier de ces mots énonce la récapitulation, le rassemblement sous le pouvoir unique et suprême de Christ de toutes les fractions de l’univers moral, les anges et l’humanité, constitués dès maintenant en un seul système d’existence. Le second pourrait s’entendre d’une réconciliation entre Dieu et d’autres créatures déchues en dehors de l’humanité adamitique. La seconde partie du verset — en particulier le : εἰρηνοποίησαι, qui nous paraît être le pendant du : εἰρήνη, Éphésiens 2.14 — nous décide à admettre ici la réconciliation du monde des créatures supérieures avec l’humanité, celle-ci étant une fois réconciliée avec Dieu, réconciliation qui est comme une extension de celle mentionnée entre Israël et la Gentilité, Éphésiens 2.13-16. Les tableaux de l’Apocalypse qui nous représentent les anges et l’humanité rachetée associés dans un même culte et une même action de grâce (Éphésiens 5.11), peuvent être cités comme l’illustration de cette pensée.

Les actes de la royauté de Christ sur la terre, tour à tour de grâce et de jugement, sont compris tous ensemble dans la parole qu’il a prononcée devant le souverain sacrificateur : « Dès maintenant vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel » (Matthieu 26.64). Elle nous fait envisager toute la période actuelle depuis l’ascension jusqu’à la parousie comme un long retour en esprit préparant son retour final, visible et glorieux (Actes 1.11).

Les principaux actes de la royauté de Christ depuis l’ascension jusqu’à la parousie, tour à tour salutaires et judiciaires, sont : l’envoi du Saint-Esprit, la fondation de l’Eglise, la ruine de Jérusalem, l’évangélisation du monde, la conversion des individus, les châtiments de la chrétienté, la restauration d’Israël.

L’envoi du Saint-Esprit. Deux causes avaient empêché jusqu’ici l’effusion du Saint-Esprit sur la terre : l’une propre à Christ, l’autre à l’humanité. D’une part, il était nécessaire que celui qui avait reçu en sa personne l’Esprit sans mesure (Jean 3.34) recouvrât avec la plénitude de la gloire divine la qualité pour disposer de cette divine essence (Jean 7.39 ; 16.7) ; de l’autre, il fallait que la propitiation fût faite entre Dieu et l’humanité pour que celle-ci fut apte à recevoir cette vertu sanctifiante. — Remarquons le futur ῥεύουσι, Jean 7.38 ; cf. Galates 3.2 ; 4.6 ; Éphésiens 1.13-14. — Ces deux conditions se sont trouvées réalisées dès le jour de l’ascension de Christ. Aussi le premier acte de sa royauté reconquise devait-il être et fut-il en effet d’envoyer à ses disciples sur la terre, pour y demeurer jusqu’à son retour, le remplaçant qu’il leur avait promis (Jean 14.20, etc. ; Actes 1.8). Mais tandis que la vertu divine s’était posée sur la tête du Maître sous l’image de la colombe, symbole de plénitude et d’harmonie, elle se distribua entre les disciples dans des formes multiples et consumantes.

On s’exprime donc incorrectement, selon nous, en appelant de ses vœux une nouvelle descente du Saint-Esprit ; il faut parler seulement d’excitations nouvelles de son action permanente.

La fondation de l’Eglise, le second acte de la royauté de Christ, fut l’effet immédiat du précédent.

Selon la narration évangélique, Jésus n’a mentionné l’Eglise que deux fois durant son ministère terrestre : Matthieu 16.18 ; 18.17, et dans l’un et l’autre cas, comme une chose non encore existante. Dans Matthieu 18.17, l’omission du nom du Maître au nombre des instances prescrites dans le cas de discipline ecclésiastique, suppose, selon nous, l’absence de sa personne visiblet. Le premier passage : Matthieu 16.18 contient la prédiction faite à Pierre, à l’occasion de la confession qu’il vient de proférer (v. 16), du rôle principal qui lui est réservé comme premier prédicateur de l’évangile, au jour où Christ fondera l’Eglise (Actes 2) : οἰκοδομήσω (v. 18 ; rem. à la fois dans ce verbe le futur et la première personne).

t – D’autres ont pensé au contraire que le mot église désigne ici le collège présent des disciples.

D’autre part, l’Eglise est pour la première fois mentionnée comme déjà existante et grandissante dès le lendemain du jour de la Pentecôte, Actes 2.47. Il résulte de ce rapprochement que la date prédite par Christ de la fondation de l’Eglise par lui-même a coïncidé avec la descente du Saint-Esprit sur les apôtres et les premiers auditeurs de la parole apostolique.

La ruine de Jérusalem. Un des drames les plus saisissants de l’histoire des religions, le plus constant sujet de douleur des fondateurs du christianisme (Luc 13.34 ; 19.41 ; Romains 9.1-5), et un des plus redoutables arguments offerts à ses premiers adversaires, fut le refus obstiné de l’ancien peuple de Dieu, du peuple du salut (Jean 4.22 ; Romains 3.1-2 ; 9.4-5) de reconnaître ce Messie sorti de son sein et attendu si longtemps par lui-même ; puis la réjection d’Israël devenue promptement nécessaire au salut des Gentils (Romains ch. 9 à 11) et consommée par la ruine de Jérusalem (Luc 21.20 et sq.) et du temple (Matthieu 24.2). Mais comme Israël était dans l’économie du salut la première et la principale des deux grandes fractions de l’ancien monde (Romains 1.14 ; 2.10-11), le jugement suprême d’Israël, la ruine de Jérusalem, a été dans la pensée divine le premier acte du jugement futur du monde, le commencement de la fin (Matthieu 24 ; Marc 13 ; Luc 21), et le rôle que Christ s’est attribué à lui-même dans l’exécution du second de ces actes (Matthieu 24.30 ; Marc 13.26 ; Luc 21.27), nous révélerait déjà qu’il a dû être l’exécuteur du premier, s’il ne l’avait pas d’ailleurs expressément déclaré : λικμήσει αὐτόν (Matthieu 21.44 ; 22.44 ; 26.64).

Avec la ruine de Jérusalem ont commencé les καιροὶ ἐθνῶν (Luc 21.24) durant lesquels le droit de priorité dans l’économie du salut a passé des Juifs aux Gentils (Romains 11).

L’évangélisation des Gentils. La fondation de l’Eglise à Jérusalem au sein de l’élite du peuple d’Israël n’était dans la pensée de Christ que le point de départ d’une entreprise universelle d’évangélisation et de conquête (πάντα τὰ ἔθνη, Matthieu 28.19 ; cf. Marc 14.9), dont les vastes étapes sont marquées : Actes 1.8, et dont le succès déterminera la durée de l’économie présente (Matthieu 24.14).

Or celui qui a ordonné cette œuvre est encore celui qui l’exécute jusqu’à la fin du monde (Matthieu 28.20 ; Marc 16.20). Le semeur supérieur, c’est lui (Matthieu 13.37) ; la semence jetée, c’est son nom (Luc 8.11 ; cf. Jean 17.20 ; Actes 4.12). Au sein de l’humanité naturelle, restée jusqu’ici, à la suite du monde antique, étrangère à l’alliance de grâce, et soumise seulement aux actions tour à tour bienfaisantes et judiciaires de la Providence générale, c’est lui qui dispose à la fois les diverses races de la terre à recevoir, chacune à son rang préordonné dans le plan divin, l’appel au salut, et élit les agents qui doivent y concourir.

Le Livre des Actes est tout entier la démonstration de l’action souveraine de Christ dans la première phase de l’évangélisation du monde, se manifestant du haut du ciel soit dans le choix des ministres (Actes 9.1-25 ; cf. Actes 22.21 ; 13.1), soit dans la série de leurs opérations (Actes 16.6-10 ; 18.9). Aussi l’auteur du Livre des Actes l’appelle-t-il le deuxième tome dont l’Evangile, ou l’histoire des actes de Jésus sur la terre, est le premier : τὸν πρῶτον λόγον (Actes 1.1).

Mais les actes de la royauté de Christ que nous venons d’énumérer : l’envoi du Saint-Esprit, la fondation de l’Eglise, l’évangélisation des Gentils, visent tous ensemble, quels que soient leurs effets collectifs, à une fin particulière :

La conversion des individus. De même que la personne divine et humaine de Christ renfermait en elle durant son existence terrestre le royaume de Dieu, le cœur de chaque racheté de la Nouvelle alliance est un des centres vivants, une des raisons d’être essentielles de la royauté de Christ ici-bas, où se reproduit à des degrés divers d’approximation l’obéissance et la sainteté de Jésus-Christ (1 Corinthiens 6.19 ; 1 Pierre 2.5). C’est là, plus encore que par les vastes mouvements des puissances de l’univers et de l’humanité, plus que par la croissance et l’extension visibles du royaume de Dieu sur la terre, que Christ est servi et glorifié ; ou plutôt toutes les collectivités et institutions créées sur la terre, le royaume de Dieu dans l’humanité et l’Eglise de Christ dans ce royaume, n’existent que par la présence et le concours des individus dont elles se composent. Le cœur d’un enfant de l’humanité pécheresse, soumis et renouvelé par la grâce, est le plus éclatant miracle et le plus glorieux théâtre de la puissance royale de Jésus-Christ (Jean 17.2).

Mais l’Evangile chez les Gentils comme en Israël n’a été accepté que par le petit nombre ; comme l’ancien peuple de Dieu, l’humanité évangélisée s’est bientôt montrée rétive aux appels de la grâce qui, comme en Israël aussi, a du varier ses moyens.

Les châtiments de la chrétienté, déjà indiqués comme des éventualités lointaines dans Romains 11.18-22, sont annoncés comme imminents et redoutables par le prophète de Pathmos : châtiments spirituels, consistant dans le retrait des moyens de grâce chez les Eglises infidèles (Apocalypse ch. 2 et 3) ; châtiments matériels apparaissant dans les fléaux infligés à l’humanité rebelle par la nature ou par elle-même, et qui ne sont que les préludes de la ruine finale du monde (Matthieu 24.7-13, Apocalypse ch.4 et sq.). Or le dispensateur des uns et des autres s’annonce d’avance comme le Fils de l’homme (Apocalypse 1.13).

Le dernier acte de la royauté de Christ au terme de cette économie, et qui fera transition à l’ère future, objet de l’eschatologie, sera : la restauration d’Israël, annoncée dans Romains 11. La réponse déclinatoire faite par Jésus à la partie indiscrète de la question des disciples : Sera-ce en ce temps-là que tu rétabliras le royaume d’Israël ? (Actes 1.6) nous autorise elle-même à nous approprier le fond de leur pensée, savoir que dans le rétablissement d’Israël qui aura lieu au temps et au moment dont Dieu s’est réservé le secret, Christ couronnera la série des actes de sa royauté terrestre.

3.3 Des organes de la royauté de Christ sur la terre

La personne de Christ ayant disparu de la terre (ἀπεδήμησεν, Matthieu 21.33 ; 25.15) pour y revenir au terme d’une période indéterminée (Actes 1.11), il a dû se créer ici-bas des organes personnels comme lui qui le suppléent dans cet intervalle et agissent en son nom. Nous en comptons deux : l’un, individuel, céleste et divin, que Christ lui-même nomme à diverses reprises : ὁ παράκλητος (pour la première fois, Jean 14.16 ; puis Jean 15.26 ; 16.7) ; l’autre collectif, terrestre et humain, qui est à diverses reprises aussi qualifié : corps de Christ, τὸ σῶμα αὐτοῦ (Éphésiens 1.23 ; Colossiens 1.24), et son épouse (Éphésiens 5.32) ; ce sont l’Esprit et l’Eglise ἓν σῶμα καὶ ἓν πνεῦμα, Éphésiens 4.3) ; et jusque dans la dernière page du N. T., nous trouvons ces deux organes : l’Esprit et l’Eglise, associés l’un à l’autre dans un même soupir et dans la même attente du retour de Christ : τὸ Πνεῦμα καὶ ἡ νύμφη λέγουσι ἔρχου (Apocalypse 22.17).

L’Eglise sans l’Esprit serait un corps sans âme ; l’Esprit sans l’Eglise, une force sans emploi sur cette terre. L’Esprit apporte à l’Eglise les dons, χαρίσματα (1 Corinthiens 12.4) ; l’Eglise offre à l’Esprit les charges, διακονίαι (Romains 12.6-8 ; cf. εἰς ἔργον διακονίας, Éphésiens 4.12 ; εἰς διακονία, 1 Timothée 1.12).

A. Le Saint-Esprit, organe de Christ sur la terre

Le terme παράκλητος a été rendu à tort dans nos anciennes versions par consolateur ; il désigne l’Esprit comme l’avocat, le suppléant de Christ sur la terre.

« Le terme παράκλητος, écrit M. Godet, a été pris par Origène, Chrysostome, dans le sens de παρακλήτωρ, consolateur, et sous l’influence de la Vulgate, ce sens a passé dans nos versions françaises. Mais il est reconnu aujourd’hui que ce mot de forme passive doit avoir un sens passif : celui qui est appelé pour servir de soutien, exactement comme le terme advocatus : le défenseur de l’accusé devant le tribunal. Ce terme a toujours ce sens, là où il se rencontre en dehors du N. T. Jean lui-même lui donne cette signification : 1 Jean 2.1. C’est aussi celui qui convient le mieux dans les derniers discours de Jésus… De cette signification fondamentale découlent les applications suivantes : soutien dans les moments de faiblesse ; conseiller dans les difficultés de la vie ; consolateur dans la souffrance. En un mot, c’est lui qui, dans toutes les positions, leur remplacera le Maître bien-aimé qui les aura quittésa. »

aCommentaire sur l’Evangile selon saint Jean.

Le rôle que l’Esprit remplit de la Pentecôte à la parousie, conforme d’ailleurs à ses fonctions économiques générales, n’est pas de création, mais de transmission, et l’objet de cette transmission, à la différence de son action générale, est tout entier renfermé dans la personne historique et dans l’œuvre de Jésus-Christ : οὐ λαλήσει ἀφ’ ἑαυτοῦ… ἐκ τοῦ ἐμοῦ λήψεσται (Jean 16.13-14).

L’Esprit glorifie depuis la Pentecôte le Christ invisible : δοξάσει ἐμὲ (v. 14), tout d’abord en accompagnant la proclamation de son nom d’une révélation nouvelle concernant sa personne, soit dans le monde, ἐλέγξει περὶ δικαιοσύνης (v. 8), soit auprès des fidèles, ἐκ τοῦ ἐμοῦ… ἀναγγελεῖ ὑμῖν (v. 14). Mais cette révélation de vérité resterait stérile pour la cause de Christ, si elle n’était accompagnée dans les âmes des fidèles eux-mêmes d’une communication de cette force qui, ayant agi une première fois avec une efficacité complète dans sa résurrection (Éphésiens 1.20 ; Philippiens 3.10), émane incessamment dès la Pentecôte de sa personne glorifiée. Après le Christ pour nous, c’est le Christ en nous (Romains 8.9-10).

Il est intéressant de remarquer que dans ce morceau, la formule : Χριστὸς ἐν ὑμῖν alterne avec Πνεῦμα Χριστοῦ, qui en est l’équivalent, pour signifier que si Christ habite en nous, c’est seulement par l’Esprit.

Les effets de l’action de l’Esprit dans le monde prédits : Jean 16.8-10, se sont produits dès les premiers jours qui ont suivi la disparition de Christ : ses meurtriers convaincus et condamnés par la parole et par les faits (Actes 2.37 ; 3.14-15), et portant leur opprobre à travers le monde jusqu’à cette heure ; Christ réhabilité et reconnu comme le juste parfait par les adversaires même de son œuvre, et le règne du diable, qui jusqu’à l’avènement de Christ occupait, sauf un seul point, la terre entière, et paraissait avoir atteint son degré culminant au jour du meurtre de l’Homme-Dieu, reculant dès ce jour même et de siècle en siècle, d’étape en étape, avec la chute des idoles, devant les progrès de l’Eglise chrétienne : ἀπεκδυσάμενος τὰς ἀρχὰς τὰς ἐξουσίας ἐδειγμάτισεν ἐν παῤῥησίᾳ, θριαμβεύσας αὐτοῦς ἐν αὐτῷ (Colossiens 2.15).

B. L’Eglise, organe de Christ sur la terre

Le mot ἐκκλησία, comme tant d’autres réservés à d’illustres destinées dans la terminologie du christianisme, a été emprunté à l’usage profane, où il signifie : une assemblée convoqués dans un but déterminé. Dans l’exemple que nous fournit le N. T. lui-même par la bouche du notaire d’Ephèse, Actes 19.39, les mots : ἐν τῇ ἐννόμῳ ἐκκλησίᾳ s’opposent à une foule désordonnée et réunie sans mandat.

Le mot hébreu qahal désigne de même l’assemblée régulièrement convoquée du peuple d’Israël (Exode 16.3 ; Lévitique 4.13 ; Deutéronome 31.30), appelée aussi l’assemblée de Jéhovah (Nombres 16.3) ; et nous ne sommes pas éloigné de penser qu’en mentionnant son Eglise (Matthieu 16.18), Jésus a entendu à la fois opposer la communauté nouvelle à celle de l’Ancienne alliance et identifier le fondateur de l’une et de l’autre.

Il est à remarquer que la primauté conférée à Pierre dans la parole Matthieu 16.18, ne l’a été que pour la première époque de la fondation de l’Eglise, et que dès le chap. 12 des Actes, ce droit de primauté va passer de Pierre à Paul, comme après la mort de Paul, à Jean.

Nous définissons l’Eglise, telle que Jésus l’a prédite durant son ministère terrestre, et qu’il l’a fondée le jour de la Pentecôte :

b – Il est digne de remarque que la promesse qui paraît faite à Pierre seul dans le premier passage : « Ce que tu auras lié » Matthieu 16.19 est étendue à tous les disciples dans Matthieu 18.18. De plus, le droit de lier et de délier est attaché dans ce dernier passage, non pas à une charge ou à un titre, mais à la pratique fidèle de la prière commune. Pour établir sur la promesse faite à Pierre le droit de primauté de l’évêque de Rome, il faudrait que l’Eglise catholique romaiue eût prouvé : 1° que Pierre a été le premier évêque de Rome : 2° que les droits de ce premier évêque étaient transmissibles à tous ses successeurs, personnellement dignes ou indignes. Or cette double démonstration reste encore à faire. C’est dire que nous ne saurions consentir au premier mot du titre de la brochure de M. Pétavel-Olliff : Des droits et des torts de la papauté.

A la différence de saint Augustin qui renfermait le royaume de Dieu dans l’Eglise, en l’identifiant avec l’Eglise spirituelle et invisiblec, nos définitions précédentes renferment l’Eglise dans le royaume de Dieu, et nous opposons église à royaume comme une collectivité de personnes à l’ordre de choses qui contient, régit et protège ces personnesd.

cDe civit.. XX. 9 ; cité par Luthardt, Compend.. sect. LXVIII.

d – Selon Hase, les deux termes seraient identiques au fond, l’un exprimant seulement le rapport à Christ, comme chef du royaume, l’autre à la communauté ; Dogm., sect. CLXIX.

Notre définition de l’Eglise s’oppose tout à la fois aux notions sectaires et aux notions latitudinaires de l’Eglise de Christ.

Les premières sont celles qui la réduisent à être la communauté des élus ou des convertis ; notre définition est plus large même que celle qui appelle l’Eglise la société des professants, en ce que nous y faisons rentrer les membres mineurs ou inconscients, placés eux aussi, dans la mesure de leur réceptivité, sous l’influence des moyens de grâce salutairese.

e – Notre Liturgie neuchâteloise exprime avec raison que c’est le baptême qui introduit dans l’Eglise (page 191) ; et elle demande dès lors au catéchumène de déclarer non pas qu’il entre mais qu’il reste.

Nous nous opposons, d’autre part, aux notions latitudinaires de l’Eglise. Aux uns, qui l’identifient avec telle ou telle institution comprenant un ensemble de traditions, de rites et de choses (conception cléricale), nous répondons que l’Eglise véritable est une communauté de personnes. A ceux qui représentent la notion de l’Eglise-école ou académie (conception rationaliste), nous opposons le but supérieur de la société que Christ a créée, qui n’est ni l’exercice intellectuel ni le débat public d’opinions divergentes, mais l’édification des âmes par l’application d’une doctrine donnée et immuable dans ses éléments principaux. Aux troisièmes enfin, qui confondent l’Eglise avec la nation et les conditions d’adhérence à l’Eglise avec celles qui constituent le citoyen (conception démocratique), nous rappelons que l’Etat existait avant l’Eglise et existe à côté d’elle dans la plus grande partie de l’humanité, d’où il s’ensuit que le but et les moyens d’action des deux sociétés civile et religieuse, là même où elles coexistent, ne sauraient jamais se couvrir absolument les uns les autres.

Il résulte de nos déterminations précédentes que l’Eglise de Christ est une apparition unique et sui generis sur la terre et dans l’humanité ; qu’elle différait à son origine de la théocratie israélite par son caractère universel, et de l’Empire romain, par son caractère religieux ; et qu’elle diffère en tout temps de toute autre société humaine ayant un but philanthropique, moral ou religieux par sa relation spéciale et personnelle avec Christ : μου τὴν ἐκκλησίαν (Matthieu 16.18). Et de même que la morale chrétienne se distingue de toute autre morale, même vraie, en ce qu’elle possède son idéal pleinement réalisé dans le passé, l’Eglise chrétienne se distingue de toute autre corporation en ce que son chef reconnu est au ciel.

La définition de l’Eglise, telle que Christ l’a fondée, impliquait déjà les différents prédicats qui, dès les premiers temps, furent attachés à cette communauté, mais qui se prêtant à des interprétations diverses et divergentes, engendrèrent de bonne heure les déviations où l’idée primitive devait s’épaissir et se corrompre : l’unité, la sainteté, la catholicité, l’apostolicité : εἰς μίαν, ἁγίαν, καθολικήν καὶ ἀποστολικὴν ἐκκλησίαν (Symb. de Const., 381).

Chez Irénée déjà s’annonce la tendance à substituer dans la notion d’Eglise le critère local au critère moral : Ubi ecclesia, ibi et spiritus Dei. Cette tendance, que nous pourrions appeler extériorisante, s’accentua chez Cyprien, qui dans son traité : De unitate ecclesiæ, fit résider l’unité de l’Eglise dans la garantie extérieure donnée à la regula fidei par l’épiscopat, et commença à identifier la communion de l’Eglise avec le salut : Habere jam non potest Deum patrem qui ecclesiam non habet matrem. Les nécessités de la lutte avec les donatistes poussèrent Augustin jusqu’aux formules que le cours des temps devait rendre si tristement célèbres : Compelle intrare ! Extra ecclesiam, nulla salus ! L’infaillibilité doctrinale excluant toute erreur humaine des délibérations de l’Eglise, et plus tard de son chef visible, était déjà renfermée dans les formules de Cyprien et d’Augustin.

La catholicité de l’Eglise, entendue d’abord dans le sens local, fut opposée chez Ignace déjà au fractionnement local des communautés particulières : ὄπου Χριστὸς, écrit-il à l’Eglise de Smyrne, ἐκεῖ ἡ καθολικὴ ἐκκλησία — Καθολικὴ), dit Athanase, διότι καθ’ ὅλου τοῦ κόσμου κεχυμένη ὑπάρχει. A l’idée locale s’ajouta chez Augustin celle de l’extension de l’Eglise dans le temps : Ab ipso Abel usque ad eos qui nascituri sunt usque ad finem mundi et credituri in Christum.

La catholicité de l’Eglise s’étendit jusque dans le ciel, et comprit l’ecclesia militans et l’ecclesia triumphans.

La sainteté de l’Eglise, annoncée dans le N. T. (Éphésiens 5.27) comme le terme de son développement, fut relevée pour la première fois par Origène comme un des prédicats de l’Eglise véritable, en opposition avec l’Eglise empirique : τῆς μὲν κυριώς ἐκκλησίας.. Les donatistes concluant du contraste entre l’Eglise empirique et l’Eglise idéale à la nécessité d’un triage dans le sein de la première, Augustin désigna la sainteté de l’Eglise comme un devenir qui ne sera terminé qu’à l’apparition de Christ, et qui reste compatible avec le mélange de vrais et de faux membres.

La distinction de l’Eglise visible et de l’Eglise invisible qui surgit à l’époque de la Réformation dans l’intérêt de la polémique avec le catholicisme, n’était pas propre à aider à l’élucidation du sujet. En tant qu’invisible, l’Eglise fut définie par Luther : communio sanctorum, qui se manifestait par l’administration de la parole et des sacrements. A cette définition, Mélanchton opposa la formule : cætus vocatorum, qui désigna l’Eglise visible ou empirique.

C’est à l’Eglise invisible seule stricte et proprie dicta que les anciens dogmaticiens rapporteront les prédicats : una, sancta, catholica, apostolica, militans, triumphans, tandis que l’Eglise visible n’était que late et improprie dicta. Ces adverbes trahissaient le vice de la distinction elle-même et l’incertitude qui continuait à planer sur toute la matière. Comme on n’osait répudier l’ancien axiome : Extra ecclesiam nulla salus, et qu’il eût été malséant, d’autre part, de faire de l’adhérence à l’Eglise empirique, même réformée, la condition du salut, on rapportait cette maxime à l’Eglise invisible en opposition aux catholiques, sans se croire obligé de condamner l’existence même de l’Eglise empirique, comme le faisaient les sectaires.

Les abus causés pendant de si longs siècles, et même encore depuis la Réformation et dans le sein du protestantisme, par les matérialisations dont la notion d’Eglise a été l’objet, ont poussé un grand nombre d’esprits, appartenant d’ailleurs aux bords les plus divers, à l’excès opposé consistant à refuser à l’Eglise tout droit à une organisation visible et à une activité extérieure ; ou du moins tout titre à se réclamer de paroles de Jésus-Christ qui auraient prévu ou réglé quoi que ce soit à ces différents égards. On a prétendu et l’on prétend fréquemment que si Christ a voulu une Eglise et nommé son Eglise, il a entendu abandonner toutes les formes inévitablement variables dont elle se revêtirait à l’appel des besoins, au discernement ou à l’arbitraire des siècles futurs. Christ n’aurait voulu instituer sur la terre que la communio sanctorum, et toute manifestation de cette réalité purement spirituelle serait une adjonction toujours précaire et discutable, peut-être même blâmable, momentanée en tout cas, à l’idée primitive de la chose. Nous ne prétendons point que toutes les formes possibles et légitimes de l’organisation future de l’Eglise ni même la plupart d’entre elles aient été réglées par son fondateur ; nous reconnaissons qu’il n’a tracé devant ses disciples immédiats que les lignes maîtresses de l’édifice futur ; mais le plus large espace étant concédé aux nécessités et aux initiatives ultérieures, il n’en résulte pas moins de la définition que nous avons extraite des paroles même de Jésus-Christ que l’Eglise prédite et voulue par Jésus-Christ a été une institution pourvue d’organes visibles, obligatoires et permanents, ἁφαὶ τῆς ἐπιχορηγίας (Éphésiens 4.16) et destinée à exercer une double action militante sur le monde (Matthieu 16.18) et disciplinaire à l’égard de ses propres membres (Matthieu 18.17-18).

Aussi bien la communio sanctorum, c’est-à-dire la multitude des croyants rachetés, n’existe-t-elle sur la terre qu’à l’état individuel ; à l’état collectif, seulement dans le ciel et comme Eglise triomphante (Hébreux 12.23) ; et toutes les fois que l’Eglise terrestre est nommée dans le N. T., c’est l’Eglise dite visible, la société composée tout ensemble des gens sauvés et de ceux qui sont appelés au salut, placés à cet effet, à des degrés divers, sous l’action des moyens de grâce de la Nouvelle alliance, et tant qu’ils y demeurent, qui est l’ecclesia stricte et proprie dicta ; c’est à cette société qu’appartiennent les qualificatifs de corps, d’épouse de Christ et de maison du Dieu vivant (1 Timothée 3.15 ; cf. 2 Timothée 2.20).

Dans son sermon sur la Vocation de l’Eglise, Ad. Monod a interprété cette appellation de l’Eglise comme du corps de Christ, en ces termes :

« Plus on réfléchira sur cette définition, plus on y trouvera de vérité et de lumière. L’Eglise est à Jésus-Christ ce qu’est à notre âme le corps par lequel elle est mise en rapport avec le monde extérieur : le corps annonce la présence et transmet l’action de l’âme ; l’Eglise sert de signe à la présence de Jésus-Christ et d’instrument à son action. L’Eglise est à Jésus-Christ ce qu’est « au Dieu que personne ne vit jamais » ce « Fils unique qui nous l’a fait connaître », et en qui toute la plénitude de la divinité habite corporellement. Comme Jésus-Christ a rendu visibles dans son humanité, mieux que n’a fait le monde avec tous ses ouvrages, « les choses invisibles de Dieu », tellement qu’il a pu dire : « Celui qui m’a vu a vu mon Père », ainsi l’Eglise, recueillant pour les distribuer entre ses membres les grâces « infiniment diverses » dont le siège et la source est en Jésus-Christ, et devenue ainsi « la plénitude de Celui qui remplit tout en tous », rend en quelque sorte au monde Jésus-Christ devenu invisible aux regards charnels, mais habitant en elle jusqu’à la fin par son Esprit. Elle fait plus encore que de le rendre à qui l’a vu : elle le montre à ceux-là même qui ne l’ont jamais vu. »

De même en effet que le corps humain remplit un double rôle à l’égard de l’âme, réceptif, en transmettant à l’âme les perceptions heureuses ou douloureuses du monde extérieur ; opératif, en agissant de la part de l’âme sur le monde, l’Eglise qui, par un paradoxe divin, contient en elle celui-là même qui remplit tous et toutes choses (Éphésiens 1.23), continue, d’une part, dans la personne de ses membres fidèles la passion subie par Christ de la part du monde — τὰ ὑστερήματα τῶν θλίψεων τοῦ Χριστοῦ (Colossiens 1.24)f — et, d’autre part, dans des conditions supérieures d’efficacité et d’étendue (cf. Jean 14.12), l’activité exercée par Christ sur le monde par la proclamation et la défense de la vérité chrétienne.

f – La preuve qu’il ne s’agit point ici de souffrances propitiatoires soit de l’Eglise, soit de l’apôtre, se tire du mot θλίψεων qui remplace παθημάτων.

Et de même encore que le corps de Christ sur la terre était le temple véritable, et plus que l’ancien tabernacle et l’ancien temple, le domicile achevé de Dieu sur la terre, l’Eglise, qui a remplacé la personne visible de Christ, a hérité aussi de son titre de temple où Dieu lui-même habite (Éphésiens 2.21-22 ; 1 Pierre 2.5).

Mais la communauté que nous appelons l’Eglise étant comme les sociétés naturelles antérieures à elle, la famille et l’état, composée de majeurs et de mineurs, a dû dès l’origine posséder dans son sein une institution permanente comme elle, propre à assurer le fonctionnement normal et régulier du corps tout entier. Cette institution fondée par Jésus-Christ en même temps que l’Eglise elle-même, organe de Christ dans l’Eglise comme l’Eglise est organe de Christ dans le monde, la seule aussi qu’il ait couverte de son autorité spéciale tout en abandonnant au cours des temps ses modifications nécessaires, est le ministère évangélique : ὁ πιστὸς οἰκονόμος… ὅν καταστήσει ὁ κύριος ἐπὶ τῆς θεραπείας αὑτοῦ Luc 12.42 ; — αὐτὸς ἔδωκε τοὺς μὲν ἀποστόλους Éphésiens 4.11,13 (cf. Jean 21.15).

Le ministère de la Nouvelle alliance, continuation du prophétisme de l’Ancienne, n’est dans ses diverses ramifications (Éphésiens 4.11)g ni un médiateur entre Dieu et l’Eglise, car Christ est l’unique et suffisant médiateur (1 Timothée 2.5) ; ni à l’inverse, une simple délégation de l’Eglise elle-même, temporaire et suppressible ; son rôle est de suppléer l’Eglise, en accomplissant d’une façon permanente et régulière l’œuvre d’évangélisation et d’édification à laquelle les membres laïques, retenus par leurs professions terrestres, ne peuvent vaquer que d’une façon intermittente et incomplète ; de travailler à se rendre inutile en élevant l’Eglise tout entière à la hauteur du sacerdoce (1 Pierre 2.9) ; de hâter les temps prédits par les Esaïe et les Jérémie (Jérémie 31.34) où il n’y aura plus de ministres, parce que tous le seront : πρὸς τὸν καταρτισμὸν τῶν ἁγίων εἰς ἔργον διακονίας (Éphésiens 4.12)h ; mais ce résultat qui sera atteint un jour ne le sera qu’au terme de cette économie : μέχρι κατανστήσωμεν οἱ πάντες εἰς τὴν ἑνότητα τῆς πίστεως… (v. 13).

g – Ministère de fondation les (apôtres et les prophètes) : ministère d’extension (les évangélistes ou missionnaires) ; ministère d’édification (les pasteurs et docteurs).

De bonne heure cependant, et tôt après sa fondation à Jérusalem, l’Eglise, tout en demeurant une par la profession commune du nom de Christ (1 Corinthiens 1.2), a dû pour accomplir efficacement sa mission universelle, se fractionner dans les Eglises particulières.

Ce fractionnement de l’Eglise ne fut déterminé d’abord que par les nécessités locales, et le Nouveau Testament nomme tour à tour l’Eglise, considérée dans l’unité supérieure de ses origines, de sa mission et de ses destinées (Éphésiens 5.25 et sq., 1 Timothée 3.15-16), et les Eglises de Judée (Galates 1.22 ; 1 Thessaloniciens 2.14), de Macédoine (2 Corinthiens 8.1), de Corinthe (1 Corinthiens 1.2), jusqu’à celle renfermée dans une maison privée : τῇ κατ’ οἰκόν ἐκκλησίᾳ (Philémon 1.2).

A ce premier fractionnement uniquement local, qui au premier siècle de l’Eglise fut suffisamment balancé par l’autorité universellement reconnue des apôtres, s’ajouta bientôt le fractionnement doctrinal ou moral déterminé par des dissidences de doctrines ou des différences de conduite, qui s’interposèrent entre l’Eglise dite orthodoxe et les sectes ou l’hérésie qualifiée.

Etant donnés les principes scripturaires en matière d’Eglise, nous posons ce double canon : d’une part, aucune Eglise particulière ne devra émettre la prétention de posséder sans aucun danger de déchéance le dépôt complet de la vérité, car les Eglises apostoliques elles-mêmes sont exhortées à ne pas dévier de l’enseignement reçu : παρὰ τήν διδαχὴν ἥν ὑμεῖς ἐμάθετε (Romains 16.17 ; 1 Corinthiens 15), ou sont blâmées de l’avoir fait (Galates 3.1 ; 1.7) ; et la promesse d’indestructibilité faite par Jésus à l’Eglise : Matthieu 16.18, ne signifie point que le flambeau de la vérité ne sera jamais déplacé, mais seulement qu’il ne sera jamais éteint.

D’autre part, aucune Eglise particulière, fut-elle destituée de tout droit, titre ou tradition officiels, quelles que soient même ses déviations doctrinales ou morales, mais confessant encore le nom de Christ comme unique Sauveur de l’humanité déchue (Apocalypse ch. 2 et 3), ne doit être retranchée de la communion de l’Eglise universelle.

Le critère d’ailleurs des diverses dénominations qui ont surgi et qui peuvent surgir encore sur le sol de l’Eglise universelle, qu’elles soient flétries du titre de sectes ou qu’elles soient reconnues comme des Eglises légitimes, résidera presque toujours dans leur destinée elle-même ; car, comme on l’a dit, chaque hérésie ou opinion réputée telle, rend hommage par son avènement à tel élément de la vérité chrétienne négligé par l’Eglise officielle, et par sa chute matérielle ou morale à tous les autres.

Le développement de la doctrine de l’Eglise, de ses transformations au cours des siècles, de ses obligations envers autrui et des obligations d’autrui envers elle, appartient à la Morale chrétienne.

Les moyens d’action de l’Esprit et de l’Eglise, media gratiæ, media salutis exhibitiva, sont ceux qui furent toujours nommés ensemble dans la dogmatique protestante depuis la Réformation : la parole et les sacrements ; l’une, agent de connaissance, mais pénétré par la vie ; les autres, agents de vie, mais portés par la connaissance.

a. La parole du salut ; la parole orale ; l’Ecriture sainte

a) La parole du salut.

Ni l’Esprit ni l’Eglise n’ont pour mission de créer ni de grossir le dépôt de la vérité nécessaire au salut, qui est renfermée tout entière et d’une façon suffisante pour tous les temps dans la personne qui fut la Vérité incarnée (Jean 14.6 ; Colossiens 2.3). Le rôle de l’un et de l’autre consiste à conserver ce dépôt, à l’interpréter et à le transmettre : στῦλος καὶ ἑδραίωμα τῆς ἀληθείας (1 Timothée 3.15-16). Mais cette vérité une et unique a revêtu deux formes pour agir dans l’Eglise et dans le monde : la forme orale et la forme écrite.

α. La parole orale.

C’est la principale gloire de la vérité chrétienne de n’avoir voulu s’établir dans le monde que par l’instrument de la parole et d’avoir d’avance répudié pour toute la durée de l’économie actuelle, tout recours à la contrainte matérielle (Matthieu 26.52). Christ qui s’est appelé la Parole, n’a entendu conquérir le monde que par la puissance de sa parole : καθ’ ἡμέραν ἤμην πρὸς ὑμᾶς ἐν τῷ ἱερῷ διδάσκων (Marc 14.49), et par celle de ses envoyés ὁ ἀκούων ὑμῶν, ἐμοῦ ἀκούει (Luc 10.16 ; Actes 1.8) : parole publique : ὑπὲρ Χριστοῦ πρεσβεύομεν, ὡς τοῦ θεοῦ παρακαλοῦντος δἰ ἡμῶν (2 Corinthiens 5.20), ou parole privée appuyée de l’exemple : ὄπως τὰς ἀρετὰς ἐξαγγείλητε τοῦ … ὑμᾶς καλέσαντος (1 Pierre 2.9 ; Actes 16.31).

La formule même : coge intrare (Luc 16.23 : ἀνάκασον εἰσλθῆιν, interprétée par le contexte, n’autorise pas d’autre contrainte dans la propagation de la vérité que celle de la persuasion par la parole : ἐκάλεσε πολλούς (v. 10).

Nous ne résistons pas à la tentation de citer le passage suivant du sceptique Prévost-Paradol sur la prédication chrétienne :

« Parmi les divers emplois de la parole, en est-il de plus élevé que ce genre de la prédication, inconnu au monde antique, né avec cette opinion toute chrétienne qu’il est de notre devoir d’édifier nos semblables et de contribuera leur salut ? Qui avait imaginé, avant le christianisme, d’instituer au milieu des cités, bien plus, dans chaque village, cette leçon publique et gratuite de morale, cet enseignement perpétuel des saintes croyances, cet appel périodique au bien qui tombe de la plus humble chaire chrétienne comme une manne intarissable et bienfaisante ? Combien d’hommes, combien de Français, condamnés à un incessant travail et aux préoccupations les plus étroites d’un intérêt personnel et toujours pressant, n’ont pas entendu parler ailleurs qu’à l’Eglise de vertu, de devoir, de sacrifice, d’un monde meilleur, d’espérances immortelles ? Et quel est le point du globe où ne s’élève de temps à autre cette voix fortifiante et consolatrice de la chaire chrétienne ? Le mineur l’entend au fond de l’Australie ; elle soutient aujourd’hui sous la tente le citoyen armé qui combat pour la liberté américaine ; elle console par l’image de la patrie céleste ceux que l’étranger a dépossédés de leur patrie sur la terre ; partout enfin où flotte le pavillon de l’Europe, elle unit son murmure à celui des flots et entretient l’homme perdu sur l’océan de la puissance et de la bonté infinies de Dieui. »

iEtudes sur les moralistes français. A propos de La Bruyère.

Mais si la parole vivante et personnelle est la seule arme licite pour gagner les âmes à Christ, elle est en même temps un moyen indispensable de la propagation de l’Evangile depuis le jour de son avènement jusqu’à la fin des temps. « Comment invoqueront-ils, demande le plus grand missionnaire de Christ, celui auquel ils n’ont point cru ?… La foi vient de l’ouïe et l’ouïe vient de la parole de Dieu » (Romains 10.14-17). C’est par la parole que les fondateurs du christianisme ont commencé leur œuvre missionnaire dans le monde ; c’est par la parole que l’Eglise la continue en même temps qu’elle s’édifie elle-même.

Mais la vérité n’a pas besoin seulement d’un instrument de propagation ; de peur que dans cette expansion même, elle ne soit diminuée ou faussée, elle réclame en second lieu un moyen de conservation (contre toute diminution) et de préservation (contre toute falsification), qui est la parole écrite, ou :

β. L’Ecriture sainte.

Nous avons établi précédemment le rôle de l’Ecriture sainte dans la théologie en général, dans la dogmatique en particulier ; il ne s’agit plus ici que de son rôle dans l’Eglise et dans le monde.

Cependant la nécessité de l’Ecriture sainte pour la conservation et la préservation du dépôt de la vérité chrétienne à travers les âges n’est que relative. Cela résulte de ce qui a été affirmé que l’Ecriture n’est pas la révélation, mais le document de la révélation. Supposé donc que la vérité révélée eut pu, comme dans les premiers âges du monde et dans les premières années du christianisme, être transmise complète et intacte aux générations subséquentes par la tradition orale, le rôle du livre dans l’économie de la révélation eût disparu par là même.

Mais cette supposition est gratuite. Dès la fin de l’âge apostolique, le terme, attendu d’abord comme imminent, de la parousie, étant indéfiniment ajourné, l’Eglise comprit la nécessité d’assurer aux générations futures et de soustraire à toutes les chances funestes l’histoire terrestre de Jésus-Christ et le trésor de ses paroles, tandis que les auditeurs même des apôtres contrôlaient par les Ecritures de l’A. T. la véracité de leur témoignage (Actes 17.11). C’est de la Bible enchaînée que seize siècles plus tard a jailli de nouveau la vérité qui a éclairé le monde. Miracle unique dans l’histoire de la parole humaine : c’est de ce petit livre, trésor inépuisable de choses nouvelles et de choses vieilles (Matthieu 13.52), que depuis 1800 ans est extrait chaque dimanche et chaque jour l’aliment spirituel de l’Eglise d’un bout de la terre jusqu’à l’autre, en même temps que la substance de toute saine science théologique. L’Ecriture reste la source toujours vive de la vérité chrétienne pour ceux qui enseignent, et le critère authentique de cette vérité pour ceux qui sont enseignés.

b. Les sacrements

Nous avons expliqué précédemment le sens de μυστήριον dans le N. T. Tout en conservant assez longtemps une acception générale et plus ou moins flottante, comprenant l’incarnation, la crucifixion, la résurrection, le mot grec et son synonyme latin sacramentum furent employés dès la fin du second siècle par Tertullien, et dans le suivant par Origène, pour désigner conjointement le baptême et la sainte Cène ».

Tertullien a mis le sacrement du baptême en parallèle avec le sacramentum militare, rapprochement qui se trouve déjà du reste dans la lettre de Pline le Jeune. Il est probable toutefois que la raison du choix des termes μυστήριον et sacramentum doit être cherchée plutôt dans les mystères des cultes païens, dont les sacrements de l’Eglise parurent être la contre-partie.

La relation mutuelle du baptême et de la sainte Cène dans l’économie chrétienne est très bien énoncée par Chrysostome en ces mots : ἰσασι οἱ μυσταγούμενοι δὐ ὕδατος μὲν ἀναγγενώμενοι, δι’ αἵματος δὲ καὶ σαρκὸς τρεφόμενοι.

La relation mutuelle des parties dont se compose le sacrement est formulée par Augustin comme suit : Accedit verbum ad elementum, et fit sacramentum. Il appelle le sacrement : Verbuni visibile.

La notion du sacrement n’étant pas encore fixée, le nombre en resta variable pendant plusieurs siècles, tour à tour arrêté à six (Denys l’Aréopagite), à deux (Jean Damascène), à quatre (Lanfranc), à cinq (Hugo de Saint-Victor et Abélard). Ce fut Pierre Lombard qui le premier en compta sept, et fixa sur ce point la tradition de l’Eglise catholique : « Sacramenta novæ legis sunt : baptisma ; confirmatio ; cœna domini ; pœnitentia ; unctio extrema ; ordo ; conjugium ».

L’Eglise grecque en compta sept aussi, en accordant le premier rang au baptême, à la confession et à l’ordination.

La scolastique enseigna que le sacrement de la Nouvelle alliance, à la différence de celui de l’Ancienne qui n’est que figuratif, est causa instrumentalis gratiæ ; il produit son effet ex opere operato, c’est-à-dire en communiquant la grâce par lui-même à la seule condition qu’étant donnée la foi implicite à l’enseignement de l’Eglise, il n’y ait pas obex peccati mortalis, et en l’absence même de tout bonus motus interior. Le principe fut toutefois généralement admis dans l’Eglise depuis saint Augustin que ce n’est pas l’absence, mais le mépris du sacrement qui est cause de damnation : non defectus sed contemptus sacramenti damnat.

Le concile de Trente fixa la doctrine catholique des sacrements en ces termes : Si quis dixerit sacramenta novæ legis non fuisse omnia a J. C. instituta, aut esse plura vel pauciora quam septem, anath. sit. Si quis dixerit per ipsa novæ legis sacramenta ex opere operato non conferri gratiam, sed olam fidem divinæ promissionis ad gratiam consequendam sufficere, a. s.

Les définitions protestantes du sacrement s’opposèrent de concert à la conception d’un effet produit ex opere operato et sans le concours de la foi personnelle ou de la bonne disposition. Elles différèrent sur le point de savoir s’il fallait y voir seulement des notæ professiones, par lesquelles l’homme fait profession de sa foi, des signa significantia de la grâce déjà reçue (Zwingle), ou des media d’une grâce à recevoir (Luther et Calvin). Dans un cas comme dans l’autre, l’effet du sacrement n’était pas réputé être d’une autre nature que celui de la parole : « idem effectus et verbi et ritus » (Mel.) — ; « les sacrements n’ont autre office que la parolle de Dieu : c’est de nous offrir et présenter Jésus-Christ : et en Luy les thrésors de sa grâce célestej. » (Calv.) — D’autre part, le caractère de consécration conféré aux éléments par la parole, était renfermé dans l’usage religieux et s’éteignait avec lui : « Nihil habet rationem sacramenti extra usum a Christ » institutumk. »

jInst., Liv. IV, chap. XIV, 17.

kFormula Concordiæ.

Beck a opposé assez heureusement l’un à l’autre les trois types catholique, zwinglien et luthérien (auquel il aurait pu ajouter le type calviniste), en disant que dans l’un, la foi se comporte passivement à l’égard du sacrement ; dans l’autre, elle est au contraire productive de l’effet ; dans le troisième, elle est réceptive, c’est-à-dire active, mais pour recevoir.

Le sacrement est défini par Mélanchton : Cæremonia vel opus in quo Deus nobis exhibet hoc quod offert annexa cæremoniæ promissio.

Bien que Mélanchton eût été disposé à admettre à côté du baptême et de la sainte Cène des sacrements de second ordre, comme l’absolution et l’ordination, les deux grandes fractions du protestantisme s’accordèrent à réduire leur nombre aux deux rites institués par Christ.

La notion du sacrement a été détruite, d’une part, par le rationalisme qui, en en méconnaissant l’effet objectif et surnaturel, exagère la conception zwinglienne ; d’autre part, par l’ultra-spiritualisme (quakers et modernes salutistes), qui l’a tenu pour accompli dans sa réalité spirituelle et par là même aboli dans sa forme. L’autre extrême est représenté aujourd’hui par le sacramentalisme des communautés ultra-luthériennes en Allemagne et du parti puséyste en Angleterre, qui prétendent attacher à l’élément matériel du sacrement une efficacité spécifique distincte de celle de la parole.

Nous traiterons de la doctrine générale des sacrements sous ces trois chefs :

α. Nature du sacrement

Nous définissons le sacrement : Un rite institué par Jésus lui-même pour être obligatoire pour tous les membres de l’Eglise jusqu’à son retour, et dans lequel, aux éléments naturels de l’eau, du pain et du vin, est jointe d’une façon surnaturelle une grâce salutaire.

Cette définition réduit à deux le nombre des sacrements de la Nouvelle alliance : l’un institué par Jésus-Christ la veille de son ascension (Matthieu 28.19) ; l’autre, la veille de sa mort (1 Corinthiens 11.23-26) ; et elle exclut de cette qualité les cinq surnuméraires de l’Eglise catholique : les uns, l’ordination et le mariage, parce que tout en étant d’institution divine, ils ne se rapportent pas à des grâces salutaires, et ne sont dès lors pas obligatoires pour tous les chrétiens ; les autres, la confirmation, la pénitence et l’extrême-onction, qui ont été rapportés sans doute par l’Eglise à des grâces salutaires, mais n’ont pas été institués par Jésus-Christ.

La parole n’est pas davantage un sacrement, parce que l’élément matériel en est absent ; la prière, moins encore, puisqu’elle est un acte purement subjectif.

Martensen discute longuement la différence qui existe entre le sacrement et la prière, et finit par la trouver dans l’effet de l’un qui serait une communication à la fois spirituelle et corporelle faite au fidèle du Christ ressuscité, tandis que la prière serait une unio mystica et de nature purement spirituelle de Dieu avec l’hommel. C’est confondre étrangement l’élément objectif et l’élément subjectif dans cette relation. La prière est le mouvement de l’âme vers Dieu. Le sacrement est une des satisfactions données par Dieu au besoin de l’âme dont la prière est la plus directe expression.

lDogmatik, sect. CCXLVII.

Il faut reconnaître que le baptême et la sainte Cène ne sont joints l’un à l’autre dans aucun passage du N. T., si ce n’est par voie d’allusion (Éphésiens 5.26,29) ou sous le couvert des figuratifs de l’Ancienne alliance (1 Corinthiens 10.2-4).

La mention de la sainte Cène que plusieurs interprètes, Beck entre autres et Gerlach, ont cru trouver dans le verbe ἐποτίσθημεν (1 Corinthiens 12.13), et qui paraissait appelée par ἐβαπτίσθημεν dans le même verset, est contestable et contestée par d’autres et par de bonnes raisonsm. L’allusion est plus éloignée encore dans les deux expressions : δι’ ὕδατος καὶ αἵματος (1 Jean 5.6)n.

m – Voir Godet, Commentaire sur la 1re aux Corinthiens. — Même opinion chez Meyer : il oppose à la relation de ἐποτίσθημεν à la cène la leçon ἑν πνεῦμα (sans εἰς), qui signifierait contre toute vraisemblance que le Saint-Esprit est bu dans ce sacrement.

n – Voir dans Lücke : Commentaire die Briefe Johannes, la discussion des diverses interprétations du passage.

Les sacrements de la Nouvelle alliance étaient préfigurés dans l’Ancienne, soit dans des événements comme le passage de la Mer Rouge, figure du baptême, et dans le don de la manne et de l’eau du rocher, types des éléments de la cène — 1 Corinthiens 10.2-4 ; cf. 1 Pierre 3.21, où le baptême est rapproché du déluge — ; soit dans des rites, comme la circoncision, figure du baptême (Colossiens 2.11-12), et la manducation de l’Agneau pascal, figure de la cène (1 Corinthiens 5.7-8).

Or, comme il y a deux grâces salutaires, et toutes deux également indispensables à tout chrétien, l’entrée dans l’alliance du salut et l’entretien dans cette alliance du salut, nous disons que le baptême, contrepartie de la circoncision dans l’Ancienne alliance, se rapporte à la première de ces phases, comprenant la rémission des péchés passés et la naissance de la vie nouvelle ou régénération ; et la cène, contre-partie de la manducation de l’hostie dans l’Ancienne alliance, se rapporte à la seconde, comprenant la rémission des péchés quotidiens et le développement de la vie nouvelle ou sanctification.

Nous ne rapportons pas le baptême au pardon et la cène à la sanctification, comme on l’a fait quelquefois, parce que les passages qui mentionnent le premier des sacrements, y renferment la relation à la nouvelle naissance qui est le premier degré de la sanctification (Jean 3.3,5 ; Tite 3.5 : διὰ λουτροῦ παλιγγενεσίας ; cf. Actes 2.38) ; d’autre part, le vin de la cène qui représente dans le rite le sang répandu de Christ, se rapporte spécialement, d’après la version de Matthieu (Matthieu 26.28), à la rémission des péchés.

Ainsi les deux sacrements représentent chacun a priori parte l’une des deux phases du salut : être pris, κατελήφθην, pour prendre, καταλάβω (Philippiens 3.12).

Dans le baptême, significatif, disons-nous, de l’entrée de l’homme dans l’alliance, est représenté de préférence l’élément de la δόσις, l’initiative divine qui affranchit l’homme de la coulpe et de la puissance du péché ; et la forme la plus fréquente du verbe : βαπτισθήτω ἕκαστος. (Actes 2.38), aussi bien que le rituel de l’acte expriment ce rapport de réceptivité de l’homme à l’égard de la grâce. Et comme ce que Dieu a fait une fois est bien fait et parfait, il serait contraire à l’essence de l’acte d’être réitéré.

Dans la cène est représentée au contraire la λῆψις, la spontanéité de l’homme qui, gagné une fois par la grâce, veut conserver et entretenir le double bienfait qu’il a reçu : pardon et vie nouvelle ; et cet élément est exprimé tout à la fois par la forme active des verbes λάβετε, φάγετε, πίετε (Matthieu 26.27-28), ποιεῖτε (1 Corinthiens 11.24), par le rituel de l’acte, et par sa réitération constante qui dénonce l’insuffisance de chaque célébration particulière.

Le caractère sacramentel résulte de la rencontre de l’élément naturel, l’eau, le pain et le vin, et de la parole, ῥῆμα (Éphésiens 5.26), qui met pour un temps et en vue d’un usage déterminé, un ou deux de ces éléments en rapport avec l’économie du salut, et il cesse avec la disparition de cet élément naturel ou avec son retour à l’usage ordinaire.

A raison même de l’inapparence de leur appareil extérieur, les deux sacrements de la Nouvelle alliance sont des témoins d’autant plus irrécusables des grands faits qui ont marqué la fondation de l’Eglise chrétienne. Seule la vitalité indestructible d’un principe spirituel pouvait porter ces trois rites : l’aspersion d’une goutte d’eau, la fraction d’un morceau de pain et l’usage d’une gorgée de vin, à travers le monde et les siècles.

β. Efficacité du sacrement

Les diverses conceptions de la valeur du sacrement nous paraissent se partager en deux groupes principaux, l’un qui renferme les conceptions symboliques, et l’autre les réalistes ; les unes tiennent le signe seulement pour représentatif de la chose passée, actuelle ou future ; selon les autres, il concourt à la production de l’effet, soit comme sceau confirmant une chose passée, comme médium d’un fait actuel, ou enfin comme gage (pignus) d’une réalisation future.

Nous nous rattachons au groupe des conceptions réalistes de la valeur du sacrement.

Les sacrements étant, d’après notre définition, significatifs des deux principales grâces salutaires, ne sauraient avoir un effet spécifiquement distinct de celui de la parole elle-même, et nulle part le Nouveau Testament ne leur en attribue un pareil.

Or, comme en vertu de la solidarité de l’âme et du corps, la parole reçue par la foi a une double efficacité en l’homme, l’une essentielle et immédiate dans son âme, l’autre, dérivée et future dans son corps (Jean 6.58 ; Romains 8.11), il résulte de cette analogie que l’effet salutaire ou funeste du sacrement appartient également aux deux ordres, moral et physique (cf. 1 Corinthiens 11.30), et ne saurait être enfermé exclusivement ni dans l’un ni dans l’autre.

Si cependant l’efficacité du sacrement ne doit pas être conçue spécifiquement supérieure à celle de la parole, elle ne saurait être non plus spécifiquement inférieure à elle.

Le baptême et la sainte Cène n’ont pas été institués solennellement par le Seigneur et rendus obligatoires pour tous ses disciples pour se réduire à être l’expression d’états subjectifs ; des professions de foi en actes : car le mode de cette profession de foi eût été laissé, comme tant d’autres manifestations de l’esprit chrétien, à la discrétion de l’Eglise ou de l’individu. On ne voit pas non plus en quoi la profession orale, qui est d’ailleurs recommandée si souvent aux disciples de Christ, n’eût pas suffi à l’effet.

Le sacrement, comme la parole, est donc non seulement signe d’une grâce reçue, mais médium d’une grâce à recevoir : Romains 6.4 (rem. ἵνα), pour le baptême ; 1 Corinthiens 10.24, pour la sainte Cène. — Mais tandis que la parole est une exposition successive des divers éléments du fait chrétien, la propriété du sacrement est d’en concentrer l’action dans une représentation immédiate, totale et simultanée, réunissant ainsi l’objectivité de la parole écrite et l’intensité d’action de la parole parlée.

Chacun des deux moyens de grâce présente donc une supériorité et une infériorité à l’égard de l’autre ; dans la parole, prédomine la clarté de la chose signifiée ; dans le sacrement, son efficacité surnaturelle.

L’opposition qu’on a faite quelquefois entre les sacrements de l’Ancienne alliance qui auraient été de purs symboles et ceux de la Nouvelle qui seraient des moyens efficaces, est contredite par le caractère de toute révélation divine qui ne comporte aucun signe mort, aucune forme vide, comme par les textes du N. T. (Romains 3.1 ; 1 Corinthiens 10.18 ; Hébreux 9.13-14, 22, etc.). Disons seulement que la réalité communiquée par les sacrements de l’Ancienne alliance était imparfaite, et que cette communication elle-même était défectueuse en regard des moyens de grâce offerts aux fidèles de l’Alliance nouvelle.

Comme donc l’usage conscient de tout moyen de grâce, parole ou sacrement, dans chacune des alliances de Dieu avec l’homme, ne saurait être que salutaire ou funeste, « odeur de vie ou odeur de mort » (2 Corinthiens 2.16), le degré de l’efficacité salutaire du sacrement chez les fidèles dans l’une et l’autre alliance se mesure à son efficacité funeste chez ses contempteurs et vice-versa (1 Corinthiens 10.1-10 ; comp. avec 1 Corinthiens 11.27-34).

Toutefois la valeur du sacrement comme de tout symbole varie non seulement avec le caractère du sujet ou du milieu dans lequel il est administré, mais avec les rapports du signe, signum, avec la chose signifiée, res signi, selon que celle-ci appartient au passé, au présent ou à l’avenir ; qu’elle est, par conséquent, plus ou moins complètement effectuée ; et l’élément naturel, joint à la parole, en même temps qu’il représente un fait passé et transmet une grâce actuelle, préfigure une consommation future et visible où le sacrement sera tout ensemble accompli et aboli.

C’est ainsi que les sacrements de l’Ancienne alliance, et les deux principaux d’entre eux, la circoncision et la manducation de l’hostie, tout ensemble commémoraient la fondation de l’alliance en Abraham et en Moïse, apportaient des grâces actuelles, renfermées dans le régime théocratique, et préfiguraient la consommation de ces grâces, celle où la circoncision serait remplacée par le baptême, et la manducation de l’hostie par la sainte Cène, en attendant que le baptême et la sainte Cène se trouvent périmés à leur tour.

La valeur d’efficacité des sacrements de la Nouvelle alliance eux-mêmes a varié selon que le signe a précédé ou suivi la chose signifiée. C’est ainsi que les baptêmes administrés par Jean-Baptiste et par les disciples de Jésus lui-même au cours de sa carrière terrestre (Jean 4.1-2), la cène célébrée la veille de sa passion, ne pouvaient avoir la même valeur d’efficacité que les baptêmes et la cène administrés depuis l’effusion du Saint-Esprit.

Nous devons nous garder dès lors de deux excès dans la conception du sacrement : l’un, le sacramentalisme, qui attribue à l’élément naturel une efficacité soit spéciale et distincte de celle de la parole, soit intrinsèque et indépendante des conditions morales du milieu où il est administré ou de l’individu qui y participe. L’autre excès est l’idéalisme, selon lequel le sacrement ne serait que le mémorial d’un fait passé ou le symbole d’un fait ou d’un état présent ou futur de l’ordre invisible.

Nous opposons à tous les deux la conception réaliste, selon laquelle le signe apporte avec lui la chose signifiée, et la chose à son tour appelle le signe qui la scelle. Aux uns, il faut enseigner que le rite est insuffisant à produire l’effet moral, car la chair ne sert de rien ; et rappeler aux autres que le rite a dû s’ajouter quelquefois à la réalité spirituelle déjà existante ; aux uns, que la grâce spirituelle est attachée à l’usage de l’élément naturel ; aux autres, qu’elle n’y est point assujettie ; aux uns, que la négligence, le mépris ou la profanation du sacrement condamne ; aux autres, que l’omission en peut être innocente et inoffensive. Les uns doivent apprendre ou rapprendre que le vrai Dieu est un Dieu d’ordre ; les autres, que là où est l’Esprit, là est la liberté.

La raison pédagogique permanente de l’institution des sacrements est de prévenir la conception dualiste du monde et de la nature ; de nous montrer que tout élément naturel peut être consacré au service de Dieu, et que la nature concourt à sa manière à la réalisation de l’œuvre de Dieu dans son règne et dans son Eglise.

L’importance du rôle des sacrements dans l’Eglise, souvent et même toujours difficile à définir, et par là même fréquemment obscurcie dans l’esprit même des membres fidèles, ressort avec éclat et évidence des entreprises récentes faites par les adversaires de la vérité chrétienne pour affranchir les consciences de ces formalités prétendues facultatives. Après que tant de générations ont réduit la profession chrétienne à une adhésion extérieure aux rites du christianisme, les nouvelles, plus hardies et plus sincères, s’apprêtent à supprimer successivement parmi les conditions de la participation à l’Eglise, la profession d’une doctrine et l’obligation du baptême.

γ. Conditions de l’efficacité du sacrement

La première condition de l’efficacité des sacrements est que dans toute administration de l’un et de l’autre, le signe soit joint à une parole conforme à l’institution, savoir que l’eau du baptême soit placée sous l’invocation du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et le pain et le vin de la cène consommés en mémoire de Christ et de sa mort et dans l’attente de son retour.

Le sacrement ne saurait donc agir en l’absence de la foi chez la communauté au sein de laquelle il est administré ou contre l’intention de l’individu qui le reçoit. Le sacrement sera administré sur le fondement de la foi existante ou en vue de la foi future, mais en tout cas en relation avec la foi.

Affirmer le contraire serait prétendre soit que l’administration du sacrement peut être tenue pour une formalité pure et simple, ou que l’administration d’un élément matériel, distinct de la parole qui le consacre, et du sens que cette parole exprime, posséderait une vertu salutaire qui lui serait intrinsèque. Or pas plus l’Esprit de Dieu n’agit magiquement par un contact immédiat avec l’esprit de l’homme, pas plus, et moins encore, l’élément matériel du sacrement ne peut agir moralement par un contact pur et simple avec le sens externe.

Il est en même temps dans la nature du sacrement, telle que nous l’avons définie, à raison de laquelle le fait y est représenté dans l’objectivité immédiate et la totalité de ses éléments, que la condition de son efficacité dans le cas particulier réside moins dans les qualités personnelles de l’officiant que ce n’est le cas dans l’administration de la parole. Car tandis que pour être distribuée avec profit et bénédiction pour les âmes, la vérité parlée doit être chaque fois de nouveau élaborée par les organes et les facultés morales, intellectuelles, physiques de son ministre, et empruntera à une préparation individuelle intense ou lâche soit l’intérêt et la puissance, soit les éléments de langueur et de stérilité qui accompagneront son action, la personnalité de l’officiant fera bien au contraire de s’effacer dans l’administration du sacrement, de peur d’en altérer ou d’en diminuer l’effeto.

o – Vinet remarque avec raison dans sa Théologie pastorale que la répétition faite à chaque communiant de la même parole scripturale a plus d’à propos et convient mieux à l’effet que celle qui varie de l’un à l’autre au gré de l’inspiration instantanée du ministre.

C’est sans doute l’infériorité reconnue du rôle de l’officiant dans l’administration des sacrements, comparé à celui du ministre de la parole, qui engageait les apôtres, à l’inverse de la pratique ordinaire des Eglises épiscopalesp, à laisser à des subalternes le soin de baptiser (1 Corinthiens 1.17 ; Actes 10.48) ; et l’évangéliste mentionne que Jésus lui-même, pendant son ministère terrestre, avait délégué à ses disciples cette tâche qu’ils étaient capables de remplir aussi bien que lui-même, Jean 4.2. (Rem. également la forme participiale donnée à l’ordre de baptiser, Matthieu 28.19.)

p – « Dans le clergé anglican, les prêtres se distinguent des diacres en ce qu’ils peuvent consacrer les espèces de la communion, tandis que les évêques ont seuls le droit de confirmer, d’ordonner. etc. » Lichtenberger, Encyclopédie, tome IV, page 305.

L’Ecriture semble avoir voulu condamner d’avance par son silence relatif les discussions passionnées auxquelles la doctrine des sacrements a donné lieu dans l’Eglise ; et elle nous invite aussi plus que jamais à déchausser les souliers de nos pieds en abordant ce sanctuaire plutôt qu’à disputer.

En voulant absolument analyser, déterminer, préciser la res signi, la grâce qui nous est offerte dans le symbole, plutôt que de recevoir le mystère avec foi et reconnaissance, l’Eglise a commis une faute analogue à celle des disciples lorsqu’ils s’informaient de l’époque du retour de Christ ; et il nous serait répondu sans doute : Ce n’est pas à vous de déterminer les formes et les modes selon lesquels Dieu veut vous communiquer sa grâce. Qu’il vous suffise de recevoir ce que nous ne pouvons voir ni savoir, et il vous sera fait selon votre foi, au delà même de vos conceptions actuelles et bornées.

Nous en savons assez cependant pour assigner à chaque sacrement une place distincte dans l’économie du salut, et il ne nous reste plus qu’à appliquer successivement au baptême et à la cène les déterminations que nous venons de faire sur les sacrements en général.

Le Baptême

La conception réaliste du baptême fut celle de l’ancienne Eglise, où elle fut représentée entre autres par Justin, Tertullien, Origène, Augustin. Tertullien compare le baptême à la consécration des eaux du chaos par l’Esprit divin ; Origène l’appelle : χαρισμάτων θείων ἀρχῆ καὶ πηγή.

L’existence du baptême des enfants, devenu la pratique générale dès la moitié du iiie siècle, est attestée dès la fin du second par la désapprobation même dont il est l’objet chez Tertullien : « Cunctatio baptismi utilior est, præcipue tamen circa parvulosq ». Pour mieux justifier cette pratique au contraire, Origène la fît remonter aux apôtres : « Ecclesia ab apostolis traditionem accepit etiam parvulis baptismum darer. »

qDe Bapt., 18. Ce même passage atteste l’existence dès cette époque des parrains, sponsores. appelés à répondre au nom du candidat mineur.

rIn Ep., ad Rom.

Les Réformateurs défendirent le baptême des enfants contre les anabaptistes du temps. Mais pour Luther, Mélanchton et Calvin, le baptême était l’acte de la grâce, pour Zwingle, seulement l’acte de l’Eglise.

Mélanchton représenta dans la Confession d’Augsbourg et dans l’Apologie un point de vue moyen entre le sacramentalisme et le symbolisme en disant que les enfants doivent être baptisés pour qu’étant offerts à Dieu par le baptême, ils soient reçus en grâce : qui per baptismum oblati Deo recipiantur in gratiam. Les symboles et les théologiens luthériens de l’âge suivant ne tardèrent pas à en faire une condition du salut, tout en enseignant la régénération baptismale. « In baptismo et per baptismum, a écrit Gerhard, spiritus sanctus fidem accendit in infantibus — quamvis vero non possimus intelligere quomodo comparata sit illa infantum fides, tamen non debemus propterea spiritus sancti operationem negare »s.

s – Nous-même avons entendu le bienheureux Harm, fondateur des missions d’Hermannsbourg, dire dans l’oraison funèbre d’un enfant : « Si cet enfant n’était pas baptisé, nous n’oserions affirmer qu’il est sauvé. Mais comme il a été baptisé, nous pouvons vous donner cette assurance. Une des premières paroles que nous entendîmes sortir de sa bouche fut celle-ci : « Die Wiedergeburt geschieht einzig und allein durch die heilige Taufe. »

On distingua dans le baptême :

  1. Materia : a) terrestris, l’eau ; b) cælestis, la parole.
  2. Forma : a) interna, unio sacramentalis ; b) externa, immersio seu adspersio.
  3. Finis seu effectus : a) primarius, regeneratio ; b) secundarius, ad sacra christiania initiatio (Gerh., Quenst., Holl.).

La régénération baptismale est enseignée aujourd’hui par les partis de droite des Eglises luthérienne et anglicane.

Un corollaire de la doctrine de la nécessité du baptême pour le salut, le baptême de détresse, die Nothtaufe, fut déjà recommandé par Tertullien, et la pratique ultérieure de l’Eglise romaine admit pour l’administrer des femmes, et jusqu’à des juifs et des païens. Il fut pratiqué par les luthériens et rejeté dans les Eglises réformées.

Le baptême par aspersion, qui avait commencé à être administré aux malades dès le iiie siècle, ne devint général en Occident qu’à partir du xiiie, et le baptême par immersion se conserva dans l’Eglise grecque.

La question de la validité du baptême des hérétiques donna lieu à une vive dispute entre l’ancienne Eglise de Rome et l’Eglise d’Afrique. Le parti le plus large prévalut aux conciles de Nice et de Constantinople, et l’Eglise d’Afrique s’y rangea à son tour sous l’influence d’Augustin.

La formule d’exorcisme qui accompagnait l’administration du baptême : « Nos denuntiare diabolo, et pompæ ejus et angelis ejus » se trouve déjà chez Tertullien ; de nouvelles cérémonies s’y ajoutèrent au cours des siècles.

Nous traiterons :

α. Des formes préfiguratives du baptême de la Nouvelle alliance

Nous rangeons parmi ces formes :

  1. La circoncision ;
  2. Les ablutions lévitiques ;
  3. Le baptême de Jean-Baptiste ;
  4. Le baptême de Jésus pendant son ministère terrestre.

1. La circoncision.

Le baptême de la Nouvelle alliance et la circoncision de l’Ancienne ont entre eux des rapports de similitude et des rapports d’opposition.

La circoncision était le signe de l’introduction de l’enfant d’Abraham dans l’alliance particulariste (Genèse 17.12), comme, d’après notre affirmation précédente, le baptême est le signe de l’introduction dans l’alliance nouvelle. Ce caractère d’un signe introductif, commun à la circoncision et au baptême, est expressément relevé par Paul : Colossiens 2.11-12.

Un second rapport de similitude entre l’un et l’autre, c’est que la circoncision d’autrefois, pas plus que le baptême d’aujourd’hui, n’était une forme vide, un symbole mort, mais l’une, l’expression d’une réalité préparatoire, l’autre, d’une réalité accomplie (Romains 2.28-29 ; cf. Galates 5.3).

Les caractères d’opposition entre le baptême et la circoncision répondent aux oppositions existant entre les deux alliances elles-mêmes.

Il était conforme au caractère de l’Ancienne alliance, conclue entre Dieu et une race particulière, la race abrahamitique, que le rite introduisant dans cette alliance exprimât seulement le vice spécifique attaché à la perpétuation de cette race, impuissante de nature comme toute autre, à enfanter le salut promis. Le baptême au contraire exprime à la fois par le rite de l’immersion du corps entier et par l’adaptation de ce rite à l’un et à l’autre sexe dans toute race humaine, la totalité et l’universalité de la coulpe.

Enfin, la signification du rite de la circoncision, qui consistait dans le retranchement d’un lambeau de chair, était purement négative, et attendait de l’avenir son complément, tandis que dans le baptême une nouvelle investiture : ἐνδύσασθε, Romains 13.14, succède immédiatement au dépouillement : ἀπεκδύσει (Colossiens 2.11), l’émersion à l’immersion, et à l’ensevelissement, une résurrection (Romains 6.3-4).

2. Les ablutions lévitiques.

Les ablutions exigées des prêtres et des lévites (Exode 30.20 ; 40.12 ; cf. Lévitique 8.10 etc. ; Hébreux 9.10) pour qu’ils pussent fonctionner dans le sanctuaire devant l’Éternel, marquaient la transition du rite abrahamitique au baptême du N. T. (cf. Hébreux 6.2 ; 9.19). C’est tour à tour sous l’image de l’eau d’ablution, représentant, comme nous l’avons dit, la purification, et de l’eau à boire, représentant la vivification, que les prophètes annoncent l’ère nouvelle (Ésaïe 4.4 ; 12.3 ; 44.3 ; Zacharie 13.1), condamnant d’avance l’étonnement causé à Nicodème par l’obligation d’un nouveau baptême (Jean 3.9-10). Le rite de l’ablution était donc supérieur en valeur intrinsèque à celui de la circoncision ; mais cette supériorité était compensée en ce qu’il n’était administré qu’aux prêtres. Il gagnait en intensité ce qu’il perdait en étendue.

3. Le baptême de Jean-Baptiste.

C’est aux antécédents renfermés dans l’institution théocratique et non pas au baptême des prosélytes, qui paraît avoir eu une origine postérieure, que Jean-Baptiste rattacha le nouveau baptême qui devait préparer l’avènement messianique. Ce fut comme un nouveau passage du Jourdain, un recommencement de son histoire imposé au peuple de Dieu comme condition de son introduction dans la Canaan nouvelle. Ce baptême fut le signe de la rémission des péchés accordée à la repentance sincère. Obligatoire pour quiconque voulait participer au salut messianique (Jean 3.3,5 ; Luc 7.30), il n’en fut pas moins reconnu et proclamé préparatoire et insuffisant par son fondateur lui-même, parce qu’il n’était et ne pouvait être encore accompagné de l’effusion de l’Esprit (Luc 3.16) ; et le baptême de Jean était si peu l’équivalent du baptême chrétien célébré dès la Pentecôte que ceux qui n’avaient reçu que le premier devaient encore recevoir le second, (Actes 19.4).

4. Le baptême de Jésus pendant son ministère terrestre.

Le baptême administré par les disciples de Jésus durant son ministère terrestre (Jean 4.2) n’était pas essentiellement différent de celui de Jean-Baptiste.

Le but de l’un et de l’autre était de rassembler la nouvelle communauté messianique au sein de l’Israël selon la chair : tentative avortée, comme tant d’autres avances hardies, suivies de retraites subites, dont la carrière terrestre de Jésus a été composée, et destinée à être reprise avec succès seulement au jour de la Pentecôte.

Nous concluons de ce qui précède que le baptême de la Nouvelle Alliance institué par Jésus entre sa résurrection et son ascension, a été supérieur à la fois à la circoncision et aux baptêmes administrés par Jean-Baptiste et au nom de Jésus lui-même durant son existence terrestre, en ce que ceux-ci n’exprimaient que la rémission des péchés et non encore la régénération des âmes.

β. Du baptême chrétien de fondation

Le baptême est désigné dans le N. T. par les mots βάπτισμα, comme fait accompli (Matthieu 3.7, etc.) ; βαπτισμός, comme acte (Marc 7.4 ; Hébreux 6.2 ; 9.10) ; λουτρόν (Éphésiens 5.26 ; Tite 3.5), en regard de son effet (cf. Hébreux 10.22).

La notion authentique du baptême chrétien nous sera fournie par la formule de l’institution du baptême commentée par la pratique de ce rite à l’époque de fondation et par l’examen des idées qui s’y rattachaient chez les apôtres et dans les églises apostoliques.

Le baptême de la Nouvelle alliance se distingue par son institution de toutes les formes antécédentes de l’ablution sacrée, en ce qu’il suppose la révélation complète du Dieu du salut dans la pluralité des personnes : le Père, le Fils et, le Saint-Esprit, et la création d’un milieu déjà atteint par l’appel de l’Evangile : μαθητεύσατε (Matthieu 28.19). C’est, pour ainsi dire, la frontière visible tracée entre l’humanité naturelle et celle qui est dès maintenant appelée au salut.

Beck a raison de remarquer que l’ordre : μαθητεύσατε ne se décompose pas dans les deux participes qui suivent : βαπτίζοντες et διδάσκοντες, instituant dans ce cas la priorité absolue du rite sur l’enseignementt ; car, d’une part, le verbe μαθητεύειν venant de μανθάνειν, renferme certainement déjà l’élément de l’enseignement, et, de l’autre, l’objet du διδάσκοντες n’est plus le premier message de l’Evangile, mais les principes religieux et moraux qui en découlent : τηρεῖν πάντα ὅσα

tVorles. über christl. Ethik, 1ter Band, pages 330 et sq.

Comme le nom désigne, d’après notre énoncé précédent, l’essence révélée, la formule : être baptisé au nom de… équivaut à : être baptisé en la personne nommée pour autant qu’il y a communication d’elle à nous ; aussi rencontrons-nous plus d’une fois la formule plus brève : être baptisé en une personne nommée, comme l’équivalent de : être baptisé au nom de cette personne. Nous rencontrons cependant dans le Nouveau Testament trois variantes de la même construction ; la plus fréquente est le εἰς avec l’accusatif τὸ ὄνομα (Matthieu 28.19) ou l’accusatif de la personne : εἰς τὸν Μωϋσῆς (1 Corinthiens 10.2) ; εἰς Χριστὸν (Romains 6.3 ; Galates 3.27) ; ou même l’accusatif d’une chose : εἰς τὸν θάνατον (Romains 6.3). Cette première formule signifie la dépendance dans laquelle on entre à l’égard de la partie nommée, dont on doit partager le sort ; que ce soit Moïse, le médiateur de l’Ancienne alliance conduisant l’ancien peuple de Dieu à la suite de la nuée et à travers la Mer rouge vers la Terre promise (1 Corinthiens 10.2), ou Christ, le médiateur de la Nouvelle alliance, dont il faut reproduire dans notre propre existence la sépulture (Romains 6.3-4)u, et la résurrection (Galates 3.27 ; cf. Romains 6.5) ; que ce soient enfin, et ici nous touchons au point culminant du mystère de la révélation, les trois personnes divines rendues toutes ensemble garantes de notre salut (Matthieu 28.19).

u – Sur la relation du baptême à la sépulture de Christ (plutôt qu’à sa mort), voir Godet : « De même que la cérémonie de l’inhumation, comme fait visible et public, atteste celui de la mort, ainsi le baptême, en tant qu’acte extérieur et sensible atteste la foi, avec la mort au péché implicitement renfermée dans la foi. »

Les deux autres variantes sont la construction : ἐπί τῷ ὀνόματι (Actes 2.38) et ἐν τῷ ὀνόματι (Actes 10.48), qui expriment que le rite du baptême repose sur la révélation du nom de Christ.

On a prétendu que la formule contenue dans Matthieu 28.19, devait être inauthentique, attendu qu’elle ne se rencontre nulle part ailleurs dans le N. T.v Cette raison ne serait valable que si la formule abrégée rattachant le baptême à Christ seulement, contredisait la formule complète. Or le rôle du Saint-Esprit est plus d’une fois rappelé après la mention du baptême au nom de Christ, Actes 2.38 ; 19.5-6 ; et Dieu le Père est nommé comme le Dieu unique, immédiatement après la mention de l’unique baptême, Éphésiens 4.6. Surtout le passage : 1 Corinthiens 6.11, qui place le baptême en tête de l’énumération des actes du salut : ἀπελούσασθε, se termine par la triple mention du Seigneur Jésus, de l’Esprit et de Dieu, où il est permis de reconnaître une allusion directe à la formule de l’institution.

v – Cette question est devenue très actuelle dans la Suisse allemande, où le parti réformiste prétend rendre le baptême facultatif même pour les catéchumènes qui se présentent à la confirmation ! Voir Kirehenfreund, 1890, n° 1. pages 9 et sq.

De la formule du baptême institué par Jésus-Christ comme le signe et la condition de l’alliance contractée avec le Dieu du salut, nous dégageons les deux caractères suivants du rite, renfermés toutefois dans les limites d’action de la parole d’appel évangélique : l’universalisme, πάντα, en opposition à la circoncision qui était particulariste ; et le multitudinisme, ἔθνη, par lequel en revanche le baptême s’appareille à la circoncision qui était nationale ; car le baptême des individus, αὐτοὺς, est rattaché ici directement à l’enseignement des multitudes et non à la foi individuelle.

Le premier baptême administré au jour de la fondation de l’Eglise et ensuite de l’institution faite par Jésus-Christ, devait conditionner deux grâces distinctes, toutes deux comprises dans l’initiation de la vie nouvelle : la rémission des péchés et le don du Saint-Esprit (Actes 2.38). Ce dernier renfermait deux éléments à son tour : une mortification ou purification et une reviviscence spirituelle (Romains 6.3-4 ; Colossiens 2.11-12). Le premier élément est seul relevé : Actes 22.16 ; 1 Corinthiens 6.11 ; Éphésiens 5.26 ; Hébreux 10.22 ; le second, seul aussi : Galates 3.27 ; Tite 3.5 ; 1 Pierre 3.21 (ἐπερώτημα, engagement et réponse à un interrogatoire).

Le baptême chrétien de fondation fut donc le sacrement initiateur de la vie nouvelle comprise dans ses deux phases principales : justification et nouvelle naissance ; et dès cette première journée, et pour la première fois, il fut complet.

Les trois faits racontés : Actes 19.1-7 ; 8.1-25 ; 10.47-48, nous présentent trois cas spéciaux et différents des relations du baptême d’eau au baptême d’esprit.

Dans le premier cas, le baptême d’esprit suit immédiatement le baptême d’eau administré au nom de Jésus-Christ à des gens qui avaient reçu déjà le baptême de Jean. Dans le second, le baptême d’esprit, séparé du baptême d’eau, n’est accordé que par l’imposition des mains des apôtres (v. 16 et 17). Nous y voyons même Simon le magicien déjà baptisé d’eau sur sa profession de foi (v. 13), privé du baptême d’esprit pour cause d’indignité morale (v. 21 et 22).

Dans le troisième cas enfin, c’est au contraire le baptême d’esprit qui précède le baptême d’eau (Actes 10.47), et ce dernier s’y ajoute comme un sceau de la grâce reçue, comme une attestation de la valeur de la forme extérieure après les satisfactions données au principe de la liberté et de la spontanéité de l’esprit.

Le zwinglianisme, selon lequel le baptême ne serait que le symbole d’une grâce déjà reçue par le sujet, et point le médium d’une grâce à recevoir, est condamné par le premier cas. La prétention des ultra-luthériens et des anglicans d’identifier le baptême avec la régénération est condamnée par le second cas ; et l’ultra-spiritualisme des quakers et des salutistes qui condamne ou dédaigne l’usage même du rite extérieur, est condamné par le troisième. Ce dernier exemple exclut également l’opinion que ce serait l’Eglise qui baptise et reçoit le néophyte au nombre de ses membres, en nous montrant Pierre obligé de défendre devant l’Eglise elle-même l’initiative qu’il avait prise (Actes 11).

Le passage mystérieux mentionnant la coutume du baptême dit pour les morts dans la primitive Eglise, 1 Corinthiens 15.29, a reçu trop d’interprétations différentes pour autoriser autre chose que des conjectures. Celle qui, malgré tout, nous semble la mieux indiquée par le texte, suppose ici un baptême par procuration administré pour les fidèles morts sans avoir reçu le sacrement. Et il n’est pas si difficile d’admettre que les parents de ceux qui étaient dans ce cas, aient tenu à les introduire par cette cérémonie posthume dans la communauté visible dont eux-mêmes faisaient partie. Paul en appelle à cette coutume comme à un argumentum ad hominem, sans la tenir pour obligatoire. Dans un article de la Revue théologique et de philosophie, 1890, n° 2, intitulé : Les baptisés pour les morts, M. v. G. écarte de l’interprétation de notre passage l’idée du baptême vicaire, bien que cette « superstition » se soit de bonne heure établie sur l’autorité de Paul. Elle fut pratiquée par les Marcionites et condamnée déjà par le concile de Carthage en 307. L’auteur nous propose d’entendre le baptême pour les morts du baptême de souffrance que subissent les chrétiens ici-bas à l’effet de hâter la glorification suprême des chrétiens morts (cf. Apocalypse 6.9-11). Mais il faudrait dans ce cas que Paul se rangeât parmi ceux qui sont baptisés pour les morts, tandis qu’il se distingue d’eux, v. 30.

La condition subjective du baptême de fondation, accompagné du don de l’Esprit, chez ceux qui rompant avec le judaïsme et le paganisme franchissaient le seuil de l’Alliance nouvelle, était nécessairement la profession de la foi personnelle : ἐπερώτημα (1 Pierre 3.21). A cette phase primitive où le rite était déjà l’accompagnement obligé de la foi, la foi personnelle était en même temps la condition de l’efficacité du rite : ὁ πιστεύσας καὶ βαπτισθεὶς σωθήσεται (Marc 16.16), et l’incrédulité, l’unique cause de condamnation : ὁ δὲ ἀπιστήσας, κατακριθήσεται.

Mais dès la première pratique du rite, le caractère largement ouvert et exempt de toute inquisition minutieuse, qui s’annonçait dans la formule même de l’institution, se révèle à la fois dans la multitude des admissions simultanées au nouveau baptême d’eau (Actes 2.41), et dans les facilités accordées aux candidats de la seconde génération.

De même en effet que le signe de la circoncision avait chez Abraham, l’auteur de la race, suivi et scellé la justice de la foi déjà obtenue, et précédé cette justice chez Isaac et tous ses descendants, le caractère multitudiniste de l’institution de la Nouvelle alliance se révéla dès l’époque de fondation en ce que le baptême qui suivait nécessairement chez le chef de famille la profession de foi individuelle, entraînait aussitôt comme de droit la famille entière, avec son consentement formel ou tacite, dans l’Alliance nouvelle.

On compte, si nous ne nous trompons, quatre récits ou mentions de familles baptisées dans le N. T. : celle de Corneille (Actes 10.47-48), celle de Lydie (Actes 16.13-15), celle du geôlier de Philippe (Actes 16.31), et celle de Stéphanas (1 Corinthiens 1.16)w ; et pédobaptistes et antipédobaptistes ont disputé à perte de vue sur la question de savoir si ces familles comptaient ou non des petits enfantsx. Nous jugeons cette question de statistique ecclésiastique insoluble jusqu’au jugement dernier ; mais n’en tirons pas moins de ces quatre mentions la conclusion qu’il n’y avait pas dans l’Eglise primitive d’enquête individuelle pratiquée sur ceux qui attendaient le baptême, et que l’adhésion implicite et tacite des membres mineurs de la famille introduits dans l’Alliance nouvelle par son chef passait pour une condition d’admission suffisante.

w – Nous ne saurions y joindre la famille de Crispus, dont il est dit sans doute qu’elle crut à la parole évangélique, mais sans qu’il soit fait mention d’un autre baptême que celui de son chef (Actes 18.8). Dans 1 Corinthiens 1.14, Paul mentionne le baptême de Crispus et de Gaius, mais non celui de leurs familles.

x – Beck consacre trois pages et demie à prouver qu’il n’y en avait pas. Il fait remarquer avec plus de raison que dans le cas des baptêmes de Samarie, les hommes et les femmes sont seuls nommés (Actes 8.12).

Le passage 1 Corinthiens 7.14 a eu la singulière fortune de servir tour à tour à ceux qui prétendent ou qui nient que le baptême des enfants fut déjà pratiqué à l’époque apostolique. M. Clément, qui était un pédobaptiste déclaré, a renoncé à l’argument qu’on pourrait tirer de ce textey. M. Godet, au contraire, déclare qu’il n’est intelligible que dans la supposition de cette pratique, et nous sommes disposé à lui donner raisonz. Saint Paul, en effet, voulant établir le caractère de sainteté du conjoint infidèle par l’analogie avec la sainteté des enfants des chrétiens, ne devait pas en appeler à un fait aussi contestable que celui qui était en cause : la sainteté conférée aux enfants, d’une part, au conjoint infidèle, de l’autre, par leurs relations avec des parents ou un époux fidèle ; mais pour que le raisonnement fût concluant, il fallait que le fait réputé notoire de la sainteté de l’enfant baptisé, servant d’analogie et d’appui au fait douteux : la sainteté de l’époux infidèle, eût de son côté une évidence matérielle qui l’élevât au-dessus de toute contestation.

yEtude biblique sur le baptême, page 292.

zCommentaire sur la 1re aux Corinthiens.

Nous concluons de notre exposé précédent que le sacrement d’introduction soit dans l’Ancienne soit dans la Nouvelle alliance, a un rapport nécessaire avec la foi, soit la foi actuelle, soit la foi future.

γ. Du baptême chrétien dans sa forme actuelle

Deux particularités du baptême chrétien dans sa forme actuelle méritent d’attirer notre attention : la substitution de l’aspersion à l’immersion dans la pratique du rite et l’administration du baptême aux mineurs.

Quant au premier point, nous posons en principe que les modifications de la forme extérieure d’une institution sont toujours légitimes, lorsque, sans en compromettre l’idée essentielle, fût-ce même aux dépens de quelque élément accessoire, elles sont motivées par un intérêt supérieur comme celui de la santé ou de la vie, et nous appliquons au baptême la norme formulée par Christ au sujet du sabbat : Le rite est fait pour l’homme et non l’homme pour le rite. Or, bien que l’usage de l’aspersion représente moins fidèlement que celui de l’immersion l’idée fondamentale du sacrement, c’est comme l’a dit Beck, la présence de l’eau qui importe ici et non sa quantité.

Le silence des Ecritures concernant le baptême des enfants nous paraît de prime abord exclure le caractère obligatoire que l’Eglise ou même l’Etat lui ont souvent attribué.

Nous estimons donc n’avoir à plaider ici que le droit des parents de baptiser leurs enfants mineurs.

La grande objection des antipédobaptistes se fonde sur les passages et les cas particuliers mentionnés dans le Nouveau Testament où le baptême paraît conditionné par la foi et accompagné de la rémission des péchés et du don de l’Esprit.

Cette raison sera détruite s’il est établi que les deux circonstances qui viennent d’être mentionnées relevaient du caractère particulier du baptême de fondation plutôt que de la nature du sacrement lui-même.

Si l’on exige de notre part pour établir la légitimité du baptême des enfants, la production de textes scripturaires s’ajustant dans la matière traitée comme les découpures d’un jeu de patience, nous renonçons à faire cette démonstration. Nous nous contenterons, une fois écartés les arguments caducs, selon nous, que l’on fait valoir en faveur du baptême des enfants, de tirer nos raisons de la notion générale du sacrement et du baptême, telle qu’elle vient d’être définie.

Les deux arguments caducs que l’on fait valoir en faveur du baptême des enfants émanent l’un du sacramentalisme, l’autre du point de vue opposé, le symbolisme.

Selon le premier, représenté jusqu’à aujourd’hui chez les luthériens et les anglicans, le baptême des enfants non seulement se légitime, mais s’impose comme moyen unique et indispensable de régénération chez les enfants et chez les adultes.

On s’appuie généralement pour établir la possibilité de la régénération dans l’état d’inconscience sur le passage Luc 1.15, qui prouve bien la réceptivité morale du tout petit enfant pour les influences surnaturelles de l’Esprit, mais ne saurait établir la possibilité de la régénération chez l’être qui s’appellera Jean-Baptiste à une époque où elle ne pouvait pas encore exister chez l’adulte (Jean 7.39 ; Matthieu 11.11).

Dans la Nouvelle alliance elle-même, la foi, condition de la rémission des péchés et de la nouvelle naissance, étant toujours présentée comme un acte conscient et volontaire, ce serait détruire la notion biblique de la nouvelle naissance que de la rattacher à un état d’inconscience (Jean 3.3, 5, comp. avec v. 16 ; 2 Corinthiens 5.17 avec v. 20).

Sans être ni luthérien ni anglican, M. Clément nous paraît avoir versé dans cet extrême dans le passage suivant de son ouvrage, qui a sans doute trahi la vraie pensée de l’auteur : « Ces petits sont capables d’entrer dans le royaume de Dieu ; ils le seront donc aussi d’entrer dans l’Eglise extérieure, car l’Eglise est moins que le royaume de Dieu ; ils le seront donc de recevoir la régénération, car si quelqu’un n’est né d’en-haut, il ne verra point le royaume de Dieu ; ils pourront donc être purifiés par le sang de Christ et sanctifiés par son Esprit, car sans la sanctification, personne ne verra le Seigneur. Mais c’est par le baptême qu’on est introduit dans l’Eglise, et c’est par le baptême que le pardon et la grâce du Saint-Esprit nous sont scellés, signifiés ; ils sont donc capables de recevoir le baptême. »

La cause du baptême des enfants est compromise également dans la conception courante de l’Eglise réformée, selon laquelle le rite du baptême de l’enfant, réduit à l’état de pur symbole et de forme vide, n’acquerrait sa valeur d’efficacité que moyennant l’adjonction d’une cérémonie rétroactive appelée ratification du vœu du baptême. Car scinder le sacrement institué par le Seigneur en deux rites, dont l’un, d’institution humaine, serait destiné à suppléer à l’insuffisance du premier, c’est condamner l’un et l’autrea.

a – Voir Beck, ibid., pages 350 et sq. ; Bedeutung der Kindertaufe.

Cette appellation : ratification du vœu du baptême, pouvait avoir sa signification dans l’ancienne Eglise, alors que le parrain ou répondant du mineur, sponsor, prononçait par procuration l’engagement imposé au candidat adulte. Nous estimons que notre pratique actuelle du baptême des enfants enlève toute raison à un vœu à ratifier ultérieurement ; car ce vœu ne peut être ni celui des parents qui a été complet et définitif, ni celui de l’enfant, qui n’a été prononcé ni par lui-même ni par procuration. La cérémonie appelée ratification du vœu du baptême, semblable à un motif d’architecture s’appuyant sur une corniche disparue, n’est plus, selon nous, qu’une tentative malheureuse d’accorder les conditions requises pour le baptême de fondation et celles imposées par la nature au baptême d’êtres inconscientsb. La confirmation, pratiquée dans l’Eglise luthérienne, tout en supposant l’efficacité relative du baptême de l’enfant, attribue à l’Eglise le droit qui n’appartient qu’au Seigneur, seul témoin des cœurs, de lui confirmer la grâce reçue. Nous estimons que le nom véritable de la cérémonie terminant l’instruction religieuse des catéchumènes, acte préparatoire et non rétroactif, est : admission à la sainte Cène.

b – Voir nos articles intitulés : Examen de la cérémonie de la ratification du vœu du baptême, telle qu’elle est pratiquée dans nos Eglises. Chrétien évangélique, 1879. pages 361, 420 et sq.

Les raisons que nous faisons valoir en faveur de la légitimité du baptême des enfants, se tirent :

1° Du caractère multitudiniste du baptême, qui ressort tant des paroles de l’institution que de la pratique du rite, telle que nous la fait connaître le Livre des Actes.

2° Du caractère absolu du sacrement du baptême, qui, à l’opposite du caractère itératif de la cène, accuse dans l’acte de l’entrée dans l’Alliance de grâce la prépondérance du facteur divin sur le facteur humain, jusqu’à réduction de celui-ci à la réceptivité pure.

3° Les analogies déjà signalées et supposées dans plusieurs passages entre le baptême et la circoncision, et qui ne sont pas détruites par les oppositions existant entre les deux alliances.

4° La réceptivité pour les influences de la grâce divine supposée chez les plus petits enfants, soit par les éloges dont ils sont l’objet de la part de Jésus-Christ, Matthieu 18.3, soit par la bénédiction dont ils ont été jugés dignes, Luc 18.15-17, soit à tout le moins, par le caractère de sainteté extérieure qui leur est attribué, 1 Corinthiens 7.14.

Nous tirons cette même conclusion du fait qu’atteints dès leur naissance par le vice originel, ils doivent être pour la même raison accessibles à l’action contraire, en même temps que du droit incontestable des membres mineurs de la famille et de l’Eglise d’être, comme tous les autres, les objets de la prière d’intercession.

On pourrait tirer de la scène de la bénédiction des enfants par Jésus, qui a été si souvent alléguée, et avec raison, en faveur de la légitimité du baptême des enfants, un argument tout contraire en disant que, dans ce cas, Jésus aurait dû les baptiser au lieu de leur imposer les mains. Nous répondrions : les baptêmes de Jean-Baptiste et des disciples de Jésus étant périmés par défaut d’effet, et le baptême de la Nouvelle alliance ne devant être institué que dès la descente du Saint-Esprit, la bénédiction par imposition des mains était le seul acte approprié aux conditions du moment.

Entre les deux conceptions extrêmes du baptême des enfants que nous avons repoussées, celle qui suppose un effet magique de régénération produit dans l’âme de l’enfant baptisé, et celle qui le tient pour un pur symbole d’une réalité éventuelle ou future, se place de nouveau la conception réaliste qui attribue au rite par lequel le membre mineur de la famille chrétienne est introduit dans l’Eglise, une efficacité proportionnelle aux degrés successifs de sa réceptivité morale.

Selon cette conception, le baptême d’un membre mineur de l’Eglise diffère à la fois des baptêmes antérieurs à la Pentecôte, en ce qu’il est accompagné d’une efficacité spirituelle, et du baptême de fondation qui, supposant la foi de l’adulte, était accompagné des effets de la foi chrétienne : rémission des péchés et régénération.

La sainte Cène

L’opposition des deux conceptions réaliste et idéaliste du sacrement de la cène, qui fait le fond des différences existant entre les principales Eglises issues de la Réformation du xvie siècle, s’annonce dès les premiers siècles de l’Eglisec. La tendance réaliste, qui est la plus ancienne et dès l’abord la prépondérante, fut surtout représentée en Asie et plus tard en Occident ; la tendance idéaliste dans les écoles d’Afrique et d’Alexandrie.

c – Voir L. Durand. La question eucharistique élucidée et simplifiée, 1883. P. Lobstein. La Doctrine de la sainte Cène. Essai dogmatique. Bastide. Notion de la sainte Cène, Revue théologique, 1883, pages 305-409. Bovon. La sainte Cène, Chrétien évangélique. 20 mars 1890.

Pour Ignace déjà, le pain rompu est φάρμακον ἀθανασίας, l’antidote de la mort, l’aliment de la vie en Christd.

dAd. Eph. c. 20.

La tendance réaliste sera représentée un peu plus tard par Justin, Irénée, Cyprien ; plus tard encore en s’accentuant toujours davantage, par Cyrille de Jérusalem, Grégoire de Nysse et Chrysostome qui parlent déjà d’une transmutation — μεταποιεἵσθαι chez l’un, μετασκευάζειν, chez l’autre — des éléments opérée par la parole du prêtre. Tertullien, au contraire, Clément d’Alexandrie, Origène, et en partie Augustin représentèrent la conception plutôt idéaliste ou symbolique. Tertullien interprète la parole : Ceci est mon corps, dans le sens d’une figura corporis mei, et Clément déclare que le vin est une allégorie du sang : τὸ αἵμα οίνος ἀλληγορεἵται.

L’idée du sacrifice s’introduisit de bonne heure dans la doctrine de la cène. Il y eut d’abord une action de grâce, εὐχαριστία (1 Corinthiens 11.24), offerte à Dieu pour les bienfaits de la création et de la rédemption. Cette action de grâce pouvait être tenue à bon droit pour un sacrifice spirituel offert à Dieu. Le passage précité d’Ignace nous montre l’εὐχαριστία désignant déjà la cérémonie elle-même. Bientôt aussi les offrandes ou προσφοραί apportées par les fidèles à l’Eglise pour la célébration de la cène ou pour l’agape qui l’accompagnait, furent considérées comme faites à Dieu, et la sainte Cène elle-même sous le nom de θυσία, sacrificium, cessa d’être une commémoration pour devenir une répétition du sacrifice de Christ (Cyprien), faite pour la propitiation des vivants et des morts (Grégoire le Grand).

La doctrine de la transsubstantiation, selon laquelle les éléments de la cène sont transmués au corps et au sang du Seigneur, suspendue dès le ive siècle, comme nous venons de le voir, dans l’atmosphère de l’Eglise, fut formulée au ixe par Paschase Radbert, combattue par Raban Maur et par Béranger dans le xie, et proclamée canonique dans le concile de Latran en 1215.

Dès le xiie siècle, la coupe avait été retirée aux laïques par la raison que Christ glorifié est tout entier sous l’une et sous l’autre espèce. C’est la doctrine de la concomitantia.

La doctrine de la transsubstantiation fut formulée par le concile de Trente en ces termes :

« S. Synodus profitetur post panis et vini consecrationem Jesum Christum, verum Deum atque hominem, vere, realiter ac substantialiter sub specie illarum rerum sensibilium contineri… S. Synodus declarat per consecrationem conversionem fieri totius substantiæ panis in substantiam corporis Christi. Quæ conversio convenienter et proprie a catholica ecclesia transsubstantiatio est appellata. »

L’Eglise grecque professe la doctrine de la transsubstantiation et celle du sacrifice dans l’Eucharistie ; mais elle donne les deux espèces aux laïques.

Les trois principaux réformateurs, Luther, Zwingle et Calvin, représentèrent les trois types principaux de la doctrine protestante de la cène, que nous pourrions désigner comme la conception ultra-réalistee, la conception ultra-idéaliste et la conception spiritualiste-réaliste.

e – Nous retirons de bon cœur le qualificatif semi-matérialiste que nous avions dans notre précédent volume rattaché à la conception luthérienne et qui a choqué un de nos critiques. M. L. Durand renferme les conceptions romaine et luthérienne sous le néologisme que je serais mal venu à critiquer : absurdo-littéral, page 48. L’épithète me paraît trop sévère, tout au moins pour l’idée luthérienne.

Luther, après avoir maintenu jusqu’en 1519 la doctrine de la transsubstantiation, la modifia dans le sens de l’admission d’une présence réelle du corps glorifié de Christ in, cum, sub les éléments naturels. Le corollaire spéculatif de cette conception particulière était le dogme de l’ubiquité du corps glorifié de Christ, conséquence elle-même de la communicatio idiomatum. D’abord il se contenta d’affirmer le fait, sans prétendre en rendre compte : « Ego sane si non possum consequi quomodo panis sit corpus Christi, captivabo tamen intellectum meum in obsequium Christi, et verbis ejus simpliciter inhaerens credo firmiter non modo corpus Christi esse in pane sed panem esse corpus Christi. Sic enim me servabunt verba : Hoc est corpus meum. Quid si philo-sophia haec non capit ? Major est S. S. quam Aristotelesf. »

fDe Capt.Bab.

Plus tard cependant, il jugea utile de prêter un fondement logique à sa doctrine, mais en y employant des raisons qui n’eussent pas été reçues comme sérieuses de la part d’autres que lui : « Le corps de Christ est à la droite de Dieu, or la droite de Dieu est en tous lieux. Elle est certainement aussi dans le pain et le vin de la Table sainte. Où est la droite de Dieu, là doit être aussi le corps et le sang de Christg. »

gWider die Schwärmgeister, 1527.

Ce corps glorifié de Christ, présent dans les éléments de la cène, est reçu par les incrédules et les indignes eux-mêmes, mais la condition de l’efficacité bienfaisante du sacrement est la foi. Cette efficacité, consistant dans la transformation du fidèle en la substance de Christ, spirituelle tout d’abord, s’étendra jusqu’au corps même.

Selon Zwingle, au contraire, il n’y a pas autre chose dans la cène que le mémorial de la passion de Christ, et il taxe bien facétieusement d’anthropophagie la prétention de se nourrir du corps de Christ. Le degré de la foi se mesure, selon lui, au degré de spiritualité de la manducation sacramentelle : « Quanto fides est major et sanctior, tanto magis contenta est spirituali manducationeh. »

hFid. christ, expos.

La conception de Calvin tient le milieu entre celles de Luther et de Zwingle ; elle a en commun avec l’une la notion de l’efficacité du sacrement devant s’étendre jusqu’au corps même ; et avec l’autre, celle de la spiritualité essentielle de l’acte rituel.

« Jésus-Christ prononce que sa chair est la viande de mon âme, et son sang le breuvage : je luy offre donc mon âme pour estre repeue de telle nourriture. Il me commande en sa saincte Cène, de prendre, manger et boire son corps et son sang sous les signes du pain et du vin : je ne doute pas qu’il ne me donne ce qu’il me promet et que je ne le reçoive. Seulement je rejette les absurditez et folles imaginations contrevenantes à sa Majesté, ou à la vérité de sa nature humaine, veu qu’elles sont aussi répugnantes à la parolle de Dieu, laquelle nous enseigne que Jésus-Christ estant receu en la gloire du ciel (Luc 24.26) ne se doit plus chercher icy bas, et attribue à son humanité tout ce qui est propre à l’homme. Or il ne faut pas qu’on s’estonne de ceci comme de chose incroyable. Car comme tout le règne de Jésus-Christ est spirituel, aussi tout ce qu’il fait avec son Eglise ne se doit point rapporter à l’ordre naturel du monde : et afin de respondre par la bouche de sainct Augustin, ce mystère se traite par les hommes, mais c’est d’une façon divine : il s’administre en terre, mais c’est d’une façon céleste. Telle est la présence du corps que requiert le sacrement, laquelle nous y disons estre et apparoistre en si grande vertu et efficace, que non seulement elle apporte à noz âmes une confiance indubitable de la vie éternelle, mais aussi elle nous rend certains et asseurés de l’immortalité de nostre chair, laquelle desjà vient à estre vivifiée par la chair de Jésus-Christ immortelle et communique en quelque manière à son immortalitéi. »

iInstitut. Liv. IV, 32.

La lutte engagée à l’époque de la Réformation entre les deux tendances réaliste et idéaliste représentées par Luther d’un côté, Carlstadt et Zwingle de l’autre, s’est perpétuée jusqu’à nos jours, sans perdre sensiblement de son acuité.

Les représentants modernes les plus marquants de la première tendance ont été en Allemagne, pour ne citer que les morts, Philippi, Thomasiusj, Beck, qui, tout en affectant l’isolement, a exposé et défendu la conception luthérienne ; dans notre Suisse romande, M. de Mestral, Julius Müller, le défenseur chaleureux des principes de l’Eglise unie, et Tholuck peuvent être cités en Allemagne comme les champions de la tendance opposée, idéaliste ou spiritualiste.

j – Dans une polémique avec Tholuck sur le sujet de la cène, qui eut lieu il y a quelque vingt-cinq ans, Thomasius a poussé le sacramentalisme jusqu’à de véritables outrances de langage, que je ne retrouve pas, il est vrai, dans sa dogmatique. Voir Christi Person und Werk, 3ter Theil, sect. LXIX.

La remarquable étude que M. Lobstein vient de publier et que nous avons citée en tête de ce chapitre, défend la conception symbolique de la cène, selon laquelle elle atteste visiblement une grâce reçue plutôt qu’elle ne se rapporte à une grâce à recevoir : « Ce n’est point pour obtenir le pardon que le pécheur doit s’approcher de la Table sainte ; c’est parce qu’il est réconcilié avec Dieu et reçu en grâce par son Père céleste que le chrétien est invité à recueillir des mains du Seigneur le témoignage visible de l’éternelle miséricordek. »

kLa Doctrine de la sainte Cène, page 189. Pas plus que M. Schröder, le critique de cet ouvrage dans le Chrétien évangélique, nous ne nous sommes rendu compte de la différence, affirmée par l’auteur, entre son point de vue et celui de Zwingle.

Il nous paraît qu’en ceci l’auteur est infidèle à une de ses propres prémisses, que l’effet du sacrement est identique à celui de la parole (page 186), car la parole n’est pas seulement signe, mais moyen de réconciliation ; et la proposition précitée exclurait de la Table sainte quiconque n’est pas assuré de son salut.

Dans un compte-rendu de l’ouvrage de M. Lobstein cité plus haut, M. Sabatier a contesté que la cène ait été mise dès l’origine en rapport avec la mort de Christ. Il appuie son objection sur les formulaires eucharistiques qui nous ont été conservés dans la Didaché (IX), d’où cette relation est en effet absentel. Mais à moins que nous ne réservions notre confiance aux sources extra-canoniques, il nous sera difficile d’admettre qu’un argumentum e silentio, tiré d’un document dont la date est incertaine et dont le contenu trahit un si notable affaissement spirituel dans le milieu d’où il est issu, prévale contre les témoignages concordants du N. T. D’ailleurs la relation de l’Eucharistie à la passion est clairement indiquée déjà chez Ignace, dans le passage d’une de ses Epîtres, où il reproche aux docètes de ne pas confesser que l’eucharistie est la chair de Christ τὴν ὑπὲρ ἁμαρτιῶν ἡμῶν παθοῦσανm.

l – Voir Annales de bibliographie théologique, 1889, no 10.

mAd. Smyrn., cap.VII.

Il nous sera permis de dire que dans l’histoire des dogmes, qui n’est déjà pas trop glorieuse dans son ensemble, celle du dogme de la Communion est une des plus affligeantes qui existent, et que de tous les scandales que l’Eglise a donnés et auxquels la cause de l’Evangile lui-même n’a survécu que par un long miracle, il n’en a pas été de plus grand que l’âpre spectacle de divisions irréparables causées par le symbole même de l’union et de la paix.

Nous traiterons de la doctrine biblique de la cène sous les quatre chefs suivants :

α. De la valeur propre au sacrement de la cène

Le Nouveau Testament contient quatre versions de l’institution de la cène qui se partagent dans les deux groupes comprenant l’un, les textes de Matthieu (Matthieu 26.26-28) et de Marc (Marc 14.22-25) ; l’autre, ceux de Luc (Luc 22.17-20) et de Paul (1 Corinthiens 11.23-25)n.

n – Pour la comparaison des variantes de ces quatre textes, nous renvoyons aux ouvrages de MM. Godet et Lobstein : Commentaire sur l’Ev. de saint Luc ; Commentaire sur la 1re aux Corinthiens, et Doctrine de la sainte Cène, pages 25 et sq.

D’après le témoignage unanime de ces quatre versions, l’institution de la cène chrétienne s’est détachée des actes de la Pâque juive célébrée par Jésus avec ses disciples dans la dernière nuit de sa vie terrestre, et les principaux éléments de ce rite nouveau, intercalés dans les usages et les souvenirs théocratiques, ont dû marquer à la fois la continuité qui existe entre l’Ancienne et la Nouvelle alliance, et la supériorité, annoncée déjà par Jérémie (Jérémie 31.31-33), de la seconde sur la première.

C’est ainsi que la fraction du pain s’est rattachée à la fraction faite par le père de famille du pain sans levain imbibé d’une sauce amère, qui constituait avec la manducation de l’agneau le troisième acte de la fête israélite ; et la distribution de la coupe s’est rattachée à la quatrième phase où le père de famille faisait passer pour la quatrième fois une coupe de vin entre les convives. La parole de consécration de la coupe (d’après Luc et Paul) fut également une reprise de celle qui fut prononcée par Moïse lors de l’inauguration de l’Ancienne alliance par l’aspersion du sang faite sur le peuple : Exode 24.8.

« La sainte Cène, a écrit M. Godet, est le trait d’union entre la Pâque israélite, qui touchait à son terme, et le banquet céleste à venir, de même que le salut évangélique, dont la cène est le monument, forme la transition entre la délivrance extérieure d’Israël et le salut à la fois spirituel et extérieur de l’Eglise glorifiéeo. »

oCommentaire sur l’Evangile de Luc.

La distinction entre la cène et l’usage ordinaire des aliments, qui semble n’avoir pas été observée dans la ferveur des premiers jours de l’Eglise (Actes 2.46), est suffisamment marquée par l’apôtre : 1 Corinthiens 11.22. Le but principal du repas, même sanctifié par le principe chrétien comme il doit l’être (1 Corinthiens 10.31), est l’entretien de la vie terrestre, et le maître de la table est ici le chef de la famille. Le but principal de la cène est l’entretien de la vie spirituelle dont l’aliment naturel n’est que l’adjuvant, et le maître de la table est le Seigneur. Pour cette dernière raison, la cène ne doit pas se confondre non plus avec l’agape, dont le but principal est la communion fraternelle, et à laquelle c’est l’Eglise qui invite ceux qu’elle veutp.

p – La théorie de la discipline ecclésiastique qui découle des principes que nous venons d’énoncer, appartient à la Morale chrétienne. Nous disons seulement ici qu’il y a lieu de distinguer, mieux qu’on ne l’a souvent fait, entre le droit que nous reconnaissons à l’Eglise de fixer les conditions de l’électorat dans son sein, et celui que nous lui refusons d’exclure une personne de la Table sainte.

La valeur propre au sacrement de la cène se déduira pour nous, pour autant qu’elle peut être objet d’une détermination expresse, de l’élimination des conceptions extrêmes ultra-réalistes et idéalistes : savoir celles, d’une part qui statuent la présence réelle du corps de Christ dans les éléments de la cène, et celles, d’autre part, qui réduisent la cène à un mémorial de la mort de Christ ou à un acte de communion fraternelle.

Les raisons pour lesquelles nous repoussons la doctrine de la présence réelle du corps et du sang de Christ dans les éléments de la cène (conception luthérienne), et à plus forte raison celle de la transmutation de ces éléments au corps et au sang de Christ (conception catholique), sont les suivantes :

1° Les mots : Ceci est mon corps, ne peuvent désigner au sens propre ni le corps terrestre de Christ qui ne pouvait être à ce moment-là objet de manducationq, ni le corps glorifié, dont Jésus n’avait point encore la disposition, et auquel ne conviennent ni le prédicat : donné pour nous (d’après Luc), ni la distinction de la chair et du sang (cf. 1 Corinthiens 15.50).

q – Nous rappelons, sans en approuver le ton, le passage de la Lettre de Rousseau à l’archevêque de Beaumont, où il persiffle le dogme catholique de la transsubstantiation : « Tenant son corps dans ses mains et sa tête dans sa bouche. »

Nous ne saurions suivre la fantaisie de Beck qui attribue au corps terrestre de Christ la puissance de se communiquer aux disciples, d’après l’analogie des vertus miraculeuses qui émanaient de sa personne.

2° La formule du second membre de l’institution d’après le texte de Luc et de Paul : Cette coupe est la Nouvelle alliance en mon sang, fixe à la fois la signification spirituelle de la formule équivalente dans Matthieu et Marc : Ceci est mon sang, et la signification spirituelle de la formule du premier membre : Ceci est mon corps, dans les quatre versions.

3° Si la participation au pain et au vin de la communion impliquait une intussusception du corps et du sang de Christ, il faudrait conclure du parallélisme que Paul établit entre la table du Seigneur, d’un côté, et l’autel israélite et les autels des faux dieux, de l’autre (1 Corinthiens 10.18-22), que la participation aux sacrifices israélites et païens impliquait une communion corporelle avec l’autel de Jéhovah pour les uns, avec les démons pour les autres.

4° S’il y avait une participation réelle au corps et au sang de Christ dans la cène, elle existerait aussi pour les indignes, accompagnée chez ceux-ci d’une efficacité physique malfaisante et proportionnelle à la quantité des éléments reçus, ce qui serait une conclusion indigne du sujet.

Nous renonçons à un argument employé par M. Bastide contre les conceptions catholique et luthérienne, selon lequel Jésus aurait dû parler non à l’indicatif, mais à l’impératif et dire : Que ceci soit mon corps ! Car il y a des cas suprêmes où l’impératif prend la forme du fait accompli.

Nous ne ferons pas trop d’état non plus des quatre groupes de passages classés par Adam Clarke et mentionnés par M. Bastide, où la copule est doit être entendue figurément. Quand nous aurons montré que le levain nommé Luc 12.1, figure l’hypocrisie, et que l’hypocrisie n’est pas proprement du levain, serons-nous beaucoup plus avancés dans l’interprétation de τοῦτο ἐστι τὸ σῶμα ? Soit que Jésus ait dit : Zoth haggouschmi (M. Godet), ou, comme le pense Beck : Hou besaraï, il est en tout cas digne de remarque qu’un des mots les plus discutés de la Bible, le verbe est de la proposition : Ceci est mon corps, n’a pas été prononcé. Ce qui est déterminant ici, ce n’est pas telle ou telle acception du verbe être dans les quatre traductions grecques de la formule de l’institution de la cène, mais l’ensemble de la doctrine.

Les raisons en revanche que nous opposons à la notion purement symbolique et commémorative de la communion se tirent :

1° De la nature de l’acte sacramentel, désigné par l’apôtre comme une communion personnelle du fidèle avec le Christ glorifié : κοινωνία τοῦ αἵματος, τοῦ σώματος (1 Corinthiens 10.16), d’où dérive subsidiairement seulement la communion des fidèles entre eux (v. 17).

2° De la solennité des avertissements donnés par l’apôtre en vue de la participation à la sainte Cène, et des conséquences funestes et même mortelles attribuées à la profanation de cet acte dans l’Eglise de Corinthe (1 Corinthiens 11.27-32). Et nous disons que l’efficacité bienfaisante des bonnes communions doit se mesurer à l’efficacité malfaisante des mauvaises.

Renfermant l’efficacité à attribuer au sacrement de la cène dans les limites que nous venons de tracer, nous la définissons, dans la plénitude de sa notion, comme une participation du fidèle aux vertus spirituelles et physiques qui émanent de la personne glorifiée de Christ ; comme un acte de communion avec Christ. Cet acte de communion suppose à un degré inférieur une commémoration de la mort de Christ et une profession de l’attente de son retour, et a pour accompagnement et pour conséquence l’entretien de la communion avec les frères.

Le tort des conceptions idéalistes ou symboliques de la cène ne réside donc pas, selon nous, dans ce qu’elles nous offrent, mais dans ce qu’elles nous refusent. Ce que nous contestons, ce n’est pas que la cène soit un mémorial, une profession de foi, un acte d’attente, ni non plus un acte de communion avec les frères, mais que ces diverses significations épuisent les termes du N. T., et en particulier les expressions de l’apôtre saint Paul qui se rapportent à ce sujet.

Nous ne croyons pas devoir faire intervenir dans la matière qui nous occupe le discours prononcé par Jésus en Galilée à la suite de la première multiplication des pains, à l’époque de l’avant-dernière Pâque (Jean 6), bien qu’il soit rempli des réminiscences de la Pâque juive et d’allusions à la Pâque chrétienne. Mais la preuve que nous n’avons ici encore que des allusions et non une institution anticipée, se tire de la différence des termes employés, ici, σὰρξ (Jean 6.53 et passim), là, σῶμα (Matthieu 26.26 etc.). Nous pensons avec M. Godet que les expressions figurées dont se sert le Seigneur dans ce discours se rapportent d’avance au fait spirituel de la communion personnelle entre Christ et ses futurs disciples, dont le sacrement de la cène est la reproduction visible.

β. Du rapport respectif des éléments employés dans la cène

M. Lobstein se refuse à admettre une différence de signification entre les éléments de la cène, par la raison principale que dans les passages 1 Corinthiens 10.17 ; 11.29, il n’est question que du pain. Le rite de la distribution du second élément ne serait, selon cette opinion, que corroboratif du premier.

Nous ne nous expliquerions pas, s’il en était ainsi, le renversement de l’ordre chronologique de la distribution du pain et du vin dans 1 Corinthiens 10.16, où la coupe est nommée la première. Cet ordre s’explique au contraire si, selon la version de Matthieu (Matthieu 26.28), la rémission des péchés est rattachée à l’usage du vin de la cène, symbole du sang de Christ ; car dans l’ordre logique, la rémission des péchés précède l’alimentation spirituelle. Cette inférence reçoit une confirmation de plus de la relation déjà signalée de la parole consacrant la coupe avec l’aspersion du sang faite sur le peuple par Moïse (Exode 24.8).

De même en effet que dans le rituel théocratique, à commencer par la première Pâque, le sang de la victime immolée signifiait la propitiation, et la chair mangée dans les repas de sacrifice, la communion entretenue avec Jéhovah, nous rapportons le vin représentatif du sang à la grâce de la rémission des péchés, et le pain, à l’entretien de la vie spirituelle.

Nous nous rencontrons sur ce point avec M. Godet, sous cette réserve qu’ayant opposé le baptême à la cène comme le sacrement initiateur de la vie nouvelle au signe de l’entretien de cette vie nouvelle, nous rapportons la rémission des péchés représentée dans la cène non pas à la justification initiale, celle qui ouvre la vie nouvelle, mais à la justification continue qui, l’accompagne dans tout son cours.

γ. Du rapport de la première cène aux subséquentes

Il résulte de notre définition générale du sacrement que le rapport du signe à la chose signifiée varie avec les phases de la chose signifiée elle-même. Nous appliquons ce principe à la comparaison de la première cène instituée parle Seigneur la veille de sa mort avec les subséquentes, qui se sont célébrées après sa glorification et l’envoi de son Esprit. Nous n’hésitons pas à dire que comme le repas pascal était typique de la cène, les paroles de l’institution de la cène étaient seulement prophétiques, et l’acte qu’elles accompagnaient ne pouvait être encore que le gage de l’achèvement, prochain d’ailleurs, de l’œuvre de la rédemption. A la raison objective de ce caractère nécessairement incomplet de la première cène, tirée de l’état incomplet encore de la personne de Christ, s’ajoutait la raison subjective, résidant dans le niveau moral des premiers disciples eux-mêmes, qui ne comportait encore qu’une simple commémoration : εἰς τὴν ἐμὴν ἀνάμνησιν (1 Corinthiens 11.25).

δ. Conditions subjectives de l’efficacité du sacrement de la cène

Il nous paraît qu’une des principales causes des erreurs commises au sujet de l’efficacité des sacrements est d’avoir visé un résultat unique et invariable, tandis que cette efficacité se mesure aux réceptivités individuelles et aux conditions subjectives déterminant ces réceptivités. Ici surtout s’applique la norme : A celui qui a, il sera encore donné ; et la cène qui est destinée, comme nous le croyons, à devenir pour chaque fidèle un acte de communion personnelle et vivante avec Jésus-Christ glorifié, pourra être réduite par la faute ou l’incapacité spirituelle du participant à n’être plus en effet que le type d’un bienfait futur ou le mémorial d’un fait passé ; et cet effet, même réduit, ne sera pourtant pas sans valeur.

Nous avons dit qu’il est dans l’essence du sacrement de la cène, en opposition au baptême, que l’homme se comporte activement à son égard. L’absence de résistance suffît à la réception de la grâce du baptême ; la spontanéité est nécessaire à la participation à la cène ; il faut prendre, manger et boire.

Si donc cette participation ne suppose pas nécessairement la conversion et la nouvelle naissance déjà opérées, condition qui en eût exclu les premiers participants, elle suppose en tout cas un acte de foi conscient et volontaire, et elle est une profession, un acte de foi à Christ mort et ressuscité : τὸν θάνατον τοῦ κυρίου καταγγέλλετε, en même temps que d’attente de son retour : ἄρχις οὑ ἔλθη (1 Corinthiens 11.26).

La question de savoir si Jésus a donné la cène à Judas, dont la solution serait si intéressante pour la discipline ecclésiastique, reste indécise dans les récits de la dernière soirée que nous ont laissés les quatre évangiles. Les versions synoptiques et en particulier celle de Luc sont favorables à l’affirmative (cf. Luc 22.21-23). D’après Jean, le départ du traître doit avoir eu lieu immédiatement après l’acceptation du morceau de pain trempé, qui appartenait encore à l’ancien rite (Jean 13.27-30). Quoi qu’il en soit, nous retenons du récit de Jean lui-même, qui est favorable à la négative, que Judas n’a point été expulsé par ordre de la salle du festin, mais qu’il s’est excommunié lui-même.

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