Introduction à la dogmatique réformée

III.
Le rôle que la théologie réformée assigne à la foi comme organe de la connaissance religieuse est-il acceptable ?

Nous avons dit que la méthode de la démonstration rationnelle, appliquée à la religion naturelle, avait été approuvée non seulement par les protestants, mais par des protestants calvinistes comme Guelinx, Heydan, Charnocke, dont les Discourses upon the existence and attributes of God sont encore populaires en Angleterre et jouissent de la considération de théologiens distinguésa.

a – Par exemple R.-B. Gilderstone, Old Testament theology and modem ideas, London, 1909, p. 62. Nom reconnaissons nous-même la grande valeur de l’ouvrage de Charnocke. Mais l’époque où ce livre a été écrit (1682) fait qu’il se ressent des influences contraires de Descartes et de Gassendi, en philosophie. A cette époque, la théologie réformée commence une ère de décadence avec Amyraut et Cocceius. Charnocke a beaucoup fréquenté ces deux théologiens.

Mais la méthode en question est contraire à l’esprit du calvinisme. Elle est inconciliable avec quelques-unes de ses doctrines essentielles. De plus, elle se heurte à cette considération générale que les facultés de l’homme ont été gravement atteintes par la chute.

D’après le calvinisme primitif, la connaissance que nous avons du Dieu créateur a pour organe un sens de la divinité (Sensus Divinitatis), qui n’est autre chose que la foi en puissance. Cette foi fait partie intégrante de la nature humaine telle qu’elle a été originairement conçue par le Créateur. L’homme, avant la chute, avait en quelque sorte la vision de Dieu, parce qu’il avait le cœur pur. Après la chute, sa nature a été totalement corrompue, bien entendu extensivement, et non d’une manière également intensive. Il reste en l’homme « une semence de religion », ce sens primitif du Numen, de la divinité. Le spectacle de la création, de la conservation et du gouvernement du monde, la seule lumière de la nature peut donc conduire l’homme, même dans l’état de chute, à la certitude qu’il existe un Dieu, qui a droit à sa confiance et à son adoration. Mais il ne peut nullement, à l’aide de cette lumière toute seule, atteindre le vrai Dieu. Ainsi, un Dieu et non Dieu. La confession de la Rochelle exclut expressément l’intelligence et la raison, comme moyen de s’approcher de Dieu : « Nous croyons que l’homme ayant été créé pur et entier, et conforme à l’image de Dieu, est par sa propre faute déchu de la grâce qu’il avait reçue… en sorte que sa nature est totalement corrompue. Etant aveuglé en son esprit et dépravé en son cœur, il a perdu toute intégrité… nous disons que ce qu’il a de clarté se convertit en ténèbres, quand il est question de chercher Dieu, tellement qu’il n’en peut nullement approcher par son intelligence et sa raisonb. »

bConfession de la Rochelle, art. IX.

Il est étrange que les philosophes et les théologiens qui prétendent pouvoir fonder la certitude religieuse et lui donner son critère à l’aide des seules facultés naturelles ne songent pas à se demander si l’état de ces facultés est tel qu’on puisse fonder sur leur exercice autre chose que des opinions plus ou moins solides.

Ils prennent pour accordé que, du moment qu’il y a une révélation dans la nature, il faut bien que celle-ci soit proportionnée à nos forces. Autrement, pensent-ils, elle ne pourrait guère servir qu’à être l’occasion d’erreurs nouvelles.

Mais Calvin et, à sa suite, les réformés professent que tel est précisément le cas. Il croit que le sentiment religieux, livré à son ignorance native, est l’une des sources les plus fécondes de l’erreurc. C’est là une des conséquences du péché qui porte en lui-même son châtiment.

cCalvin, Inst. chr., 1.7.3.

La présupposition des philosophes en question serait assez convaincante s’il était prouvé que nos facultés cognitives sont dans leur état d’intégrité primitive. Mais, c’est précisément ce que nous nions. Que la révélation naturelle ait dû suffire, primitivement, à révéler Dieu, cela ne saurait guère être contesté. Mais c’est, d’un autre côté, un article capital de notre foi, que l’expérience confirme de la manière la plus éclatante, que l’humanité actuelle n’est pas dans son état primitif, et que, comme son « imbécillité » relative à la connaissance des choses divines n’exclut pas une disposition perverse de la volonté. Dieu châtie la nonchalance et le mauvais vouloir, en « donnant efficace à l’esprit d’erreur ». Cette note n’est pas exclusive au calvinisme. Elle se fait entendre chez Thomas d’Aquin et chez Pascal.

A la rigueur, il ne serait pas contraire au dogme d’admettre qu’on pût démontrer un Dieu, mais Dieu, non. La foi positive n’est pas le produit d’un acte de l’homme. Elle est bien un acte de l’homme, mais cet acte est déterminé par un mouvement efficace de la grâce. La foi est un don de Dieu.

Le principe externe de cette foi est non la lumière naturelle, mais l’Ecriture qui nous sert de « lunettes », pour déchiffrer le livre de la nature et y lire le nom du vrai Dieu. Sans doute. Dieu a écrit son nom, dans le ciel, avec des étoiles. Les cieux racontent la gloire du Dieu fort. Mais encore faut-il des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Raconter, d’autre part, n’est pas prouver par syllogismes ; c’est déposer un témoignage que l’auditeur reste libre d’accepter ou de rejeter. Il est donc facile de voir qu’il est impossible de rester calviniste, au point de vue formel, et d’admettre la voie de démonstration apodictique.

Si l’on veut toucher du doigt la position embarrassée des théologiens calvinistes qui, comme Charnocke, ont admis cette méthode, on n’a qu’à comparer l’explication que ce théologien donne du verset 3 du chapitre 11 de l’Epître aux Hébreux avec celle de Calvin Hébreux 11.3. La différence des deux points de vue est éclatanted.

d – Voir remarques annexes, n° 2.

Il faut remarquer que l’insuffisance du sujet qui reçoit la révélation naturelle n’est pas seulement le résultat d’une perversion de la volonté. Elle tient aussi à une faiblesse originelle de l’intelligence : « Ayant un tel spectacle tout évident devant nos yeux, nous ne laissons pas d’être aveugles non pas que la Révélation en soit obscure, mais parce que nous sommes aliénés de sens, et qu’en ceci, non seulement la volonté, mais aussi le pouvoir nous défaute. »

eCalvin, Commentaires, 1 Corinthiens 1.21.

Le seul point de départ légitime, pour constituer une philosophie de la religion, ne peut être que celui qui consiste à prendre la foi, au sens d’aptitude religieuse restaurée par la grâce, comme organe de connaissance. C’est elle qui reconnaît dans l’Ecriture la source et la norme de ce qu’elle connaît.

Si l’on trouvait mauvais que le théologien réformé procédât ainsi, et qu’on prétendît qu’il s’enferme dans un cercle, nous répondrions qu’il n’y a aucune faute logique dans le fait de s’élever à une certitude réfléchie en partant d’une certitude spontanée. La philosophie dite indépendante ne peut pas elle-même procéder autrement.

Pour faire de l’épistémologie, de l’ontologie, etc., il faut bien se servir de l’organe de certitude que l’on possède, il y a toujours une intuition à la base de tout raisonnement. L’esprit le plus critique est bien obligé de partir d’un point qu’il considérera comme certain. Nous ne pouvons croire à la valeur d’un raisonnement qu’en vertu d’une intuition qui nous montre ou l’identité, ou la convenance qui en relie les termes.

La foi est une certitude fondée sur un témoignage : la foi conçue comme organe de connaissance. La philosophie indépendante ne connaît d’autre témoignage que celui de l’évidence rationnelle on sensorielle. Mais il ne faudrait pas croire que cette foi soit à l’abri de toute atteinte. L’expérience prouve que l’adhésion à la déposition du témoin peut faire défaut. Même là, le scepticisme est un fait. Le doute qu’il élève ne peut être surmonté que par un acte de foi suprarationnel : l’acte de la foi au sens religieux du terme. Cet acte fera toujours défaut chez le sceptique tant qu’il restera placé, tout gratuitement d’ailleurs, sur le terrain rationaliste, et qu’il maintiendra le principe : ne tenir pour vrai que ce qui est démontré. En effet, d’une part il ne voit pas de raison qui le contraigne à donner sa foi à des témoins faillibles, comme les facultés humaines, et d’autre part Dieu, qui lui garantirait la valeur de la raison, ne peut être démontré.

Nous avons dit que la théologie réformée considère la foi religieuse comme un élément intégrant, essentiel de la nature humaine, même dans l’état d’intégrité avant la chute. Elle n’est pas, comme pour la théologie catholique, un simple donum superdditum, un élément surnaturel superposé à la nature humaine. Bien évidemment, la foi de l’homme non encore tombé ne pouvait avoir pour objet ce qu’il y a de spécifique dans la doctrine chrétienne. Plus particulièrement les promesses de l’alliance de grâce lui étaient étrangères. La foi primitive ne pouvait être que ce que Calvin appelle la foi au Dieu créateur ; l’intuition de la réalité de Dieu, de sa présence, de la divinité de ses paroles ; la connaissance de la dépendance absolue où il se trouvait comme créature à l’égard de son Créateur.

Il se trouve ainsi que la doctrine réformée est plus propre que toute autre à faire comprendre que quand il s’agit de Dieu et des choses divines, ce qui est naturel et normal, ce qui doit être le point de départ, c’est la foi. Tandis que le doute sur ces grands sujets, procède d’un état de déchéance intellectuelle et morale de l’homme pécheur. Comme nous le montrerons plus tard avec détail, la foi en Dieu et en son existence est en effet à tel point liée à toutes les fibres de notre nature, qu’il faudrait cesser d’être homme pour en perdre toute trace. Nul ne peut par ses propres forces retrouver le Dieu vrai, la connaissance normale de ce Dieu. Mais il n’est aucun homme qui n’ait perçu et qui ne perçoive, à l’aide d’une intuition dont la certitude égale celle que nous avons de l’existence des autres êtres, au fond du sanctuaire profané qu’il porte dans son âme, la présence de ce Dieu, qu’il connaît comme quelqu’un ou quelque chose de sacré et d’inviolable, comme un Numen, ce Dieu ne serait-il que le fantôme abstrait qui porte le masque de l’absolu et qui flotte toujours à l’horizon de sa pensée.

Lorsque Calvin et ses fils spirituels posent comme un fait que Dieu, son existence, sa présence, son amour et ses promesses sont les objets d’une foi certaine, ils sont bien plus dans la logique de la conscience religieuse que la scolastique du Concile du Vatican. Celui-ci, on s’en souvient, prétend trouver Dieu par la raison. Or, qui s’agit-il de connaître et de faire connaître ? Réponse : non pas l’indéfini, encore moins l’infini-totalité des êtres, mais le Dieu de la religion, l’esprit « infini… dans son essence, dans sa sagesse, dans son pouvoir, sa sainteté, sa justice, sa bonté et sa vérité », Dieu enfinf.

fCatech. Westmonast. min., qu. IV.

Mais il est un axiome que nos vieux théologiens ne se lassaient pas de répéter parce que tout le monde l’accepte et que bien peu de gens le prennent au sérieux : « Finitum non est capax infiniti », le fini ne peut embrasser l’Infini : la raison finie ne peut donc le prouver et encore moins le comprendre. Les sens ne peuvent atteindre l’esprit invisible ni la raison circonscrire l’essence infinie. Il faut donc, pour toucher Dieu, sortir de soi et s’élever au-dessus de soi, par un moyen surhumain, infini, un moyen pris en nous, puisque c’est nous qui devons connaître, mais qui soit dans son principe, dans son acte total et dans son achèvement, une création de Dieug, adaptée expressément à son objet, un sens de Dieu en même temps qu’un élan vers Dieuh.

g – Voir remarques annexes, n° 3.

h – Voir Peter Brunner, Vom Glauben bei Calvin, Tubingen, 1925, p. 132 tt. L’auteur de cet excellent ouvrage indique de nombreuses références sur ce sujet, prises dans Calvin.

En d’autres termes, il faut que Dieu constitue des sujets aptes à le connaître, et pour cela qu’il crée ou restaure la foi. Si nous disons que Dieu ne peut être connu dans son essence, mais seulement dans ses qualités, ce n’est pas pour le motif invoqué par Hamilton. Penser, disait-il, c’est conditionner, et Dieu est absolu. Oui, sans doute, pour nous aussi, Dieu est très absolui. Mais, d’une part, l’absolu n’exclut pas toute relation, mais seulement celles qui porteraient atteinte à son indépendance ; et d’autre part la pensée, qui saisit sa relation de dépendance à l’égard de l’Absolu, n’agit pas sur lui et n’établit pas cette relation : elle la subit et en reconnaît simplement la réalité.

iConf. Westmonast. C. II, art. I.

Si nous n’admettons comme possible, en fait de démonstration rationnelle, que celle de l’existence d’un dieu plus ou moins indéterminé, et non celle de Dieu, ce n’est pas non plus pour la raison invoquée par Jacobij. Ce penseur objectait que démontrer Dieu serait faire dépendre Dieu de notre raison. Mais l’ordre idéal n’est pas l’ordre réel. De plus, le résultat d’une démonstration ne ferait que mettre la raison dans la nécessité de reconnaître l’existence de Dieu. Par conséquent, même dans l’ordre idéal, c’est la raison qui serait dépendante de la contrainte exercée sur elle par l’objet, c’est-à-dire par Dieu. Nous croyons qu’une démonstration de l’existence de Dieu ne doit pas être tentée parce que Dieu étant « sensible au cœur »k, la démonstration est inutile, et qu’étant croyable par lui-même (αυτοπιστος), ayant par lui-même le droit d’être cru, l’exigence de la démonstration est illégitime. Pour être cru existant, il doit suffire que Dieu se montre : nous n’en demandons pas davantage pour croire à l’existence des êtres finis. Dieu n’est donc connaissable, en fin de compte, que par l’intuition de la foi.

jJacobi, Von der Göttl. Dingen. Werke, III, b. 368, 567.

k – Le mot cœur est pris ici au sens pascalien de conscience sensible et non exclusivement de sentimentalité. Voir Pensées, éd. Brunschvicg, section IV, 277, 278, 282.

La foi, étant une certitude, relève par ce côté de l’épistémologie et de la critériologie. Notre étude devra donc comporter trois parties principales. La première traitera de la connaissance en général et des principes dans les sciences ; la seconde, de la nature de la religion et de la connaissance religieuse, c’est-à-dire de la réalité qui lui est propre ; la troisième, de la valeur objective de cette connaissance.

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