Introduction à la dogmatique réformée

Deuxième partie

I.
La religion

La théorie de la connaissance aboutit à l’affirmation d’un Dieu à la fois transcendant à la réalité, puisqu’il la constitue par son intelligence originaire et par sa volonté, et immanent à cette réalité, puisqu’il en est le « ciment logique ». Par là, avons-nous dit, elle parvient au seuil de la religion.

Cette dernière affirmation ne se justifie que si le théisme est bien la condition normale de la religion vraie.

Nous devons donc nous efforcer de déterminer quelle est l’essence de la religion, de faire voir que la religion est essentiellement théiste et qu’elle est spécifiquement distincte de la science.

Pour le protestantisme moderne, depuis Schleiermacher, nous l’avons vu, la religion est, à sa source, uniquement une affaire du cœur. Son domaine est celui du sentiment, elle n’ajoute rien à nos connaissances.

Elle traduit en symboles et en métaphores, qui se figent en des dogmes abstraits, des expériences et des aspirations de la sensibilité.

Les affirmations religieuses seraient ainsi non des jugements de fait mais des jugements de valeur.

Ce sont, nous dit-on, les fondateurs de religions, les prophètes, les réformateurs, un Moïse, un Osée, un Jésus, un Luther, qui élaborent, dans le creuset de leur conscience individuelle, les émotions originales qu’ils éprouvent. Celles-ci se propagent ensuite, par une sorte de contagion.

Ainsi, la religion est avant toutes choses personnelle et subjective. C’est par surcroît qu’elle devient un lien social et qu’elle évolue vers la constitution de croyances, de rites et d’organismes religieux.

Si l’on demande en quoi donc consiste ce qui est spécifiquement religieux, les réponses varient extrêmement. La religion est, dit-on, sentiment de dépendance absolue à l’égard de l’infini-totalité (Schleiermacher) ; issue, entrevue dans le conflit des aspirations du moi avec la contrainte de la nature (Lipsius, Sabatier) ; distinction entre le profane et le sacré (Sœderbloom) ; réalisation de la personnalité (J.-J. Gourd, Eucken) ; affirmation de l’axiome fondamental de la conservation de la valeur (Harald Hoffding) ; sentiment du mystère à la fois repoussant et fascinant (Otto), etc…

Dans ce conflit des définitions, il semble qu’on soit d’accord sur un point : Dieu n’est nullement essentiel à la religion. La fin principale qu’elle poursuit est, sous une forme ou sous une autre, le salut, la délivrance. Ce salut est conçu comme individuel ou comme social, ou comme les deux à la fois.

Le point de vue que Schleiermacher a adopté a sans doute le grand mérite de mettre en évidence une vérité importante : c’est qu’il n’y a pas de religion véritable en dehors de la piété. Cette vérité, d’ailleurs, avait déjà été proclamée par Calvin qui disait que Dieu n’est pas véritablement connu quand la piété est absente, et que la connaissance de Dieu consiste plutôt en expériences vivantes qu’en froides spéculations théoriqueso.

oInstitution 1.10.3

Il est vrai qu’on ne saurait trop insister sur le fait qu’une religion qui ne serait qu’une croyance de tête, un système de traditions momifiées, ne serait rien, ou serait bien peu de chose.

Cependant, le point de vue de Schleiermacher, et en général des modernes, confond l’organe de la croyance religieuse, la sensibilité et l’émotivité mystique, l’aptitude à percevoir et à reconnaître la présence de Dieu, ou de la Parole de Dieu, avec le contenu matériel de la religion.

En prenant le point de départ dans le sujet et en voulant déterminer spécifiquement la nature de la religion comme religiosité, en négligeant de s’appuyer sur l’objet, le subjectivisme protestant, et avec lui un certain modernisme catholique, suit une méthode abandonnée à bon droit dans les classifications récentes des disciplines scientifiques et intellectuelles.

Ce qui est plus grave, c’est qu’on s’enferme ainsi, définitivement, dans le sujet. On ne peut plus en sortir que par un coup d’état arbitraire de la volonté (volontarisme). Le chercheur reste libre de considérer les faits et les expériences de l’ordre religieux comme purement subjectifs. Nous avons dit que cela est expressément reconnu par un théologien du poids et de l’autorité d’Henri Bois.

Mais, nous l’avons déjà objecté, en religion, ce qui importe, dans la pratique, c’est de savoir qu’on n’est pas le jouet d’une auto-suggestion : en face de la tombe, nous voulons savoir si, oui ou non, la vie éternelle est une réalité.

Enfin, si le modernisme protestant a raison, quand il met en évidence, contre le sociologisme, le rôle des grandes personnalités dans le développement de la vie religieuse, il faut bien se résoudre à admettre que lui aussi méconnaît la réalité historique sur un point.

C’est à tort qu’il prétend que ces personnalités se sont bornées à traduire des émotions et des états de leur expérience religieuse : elles se sont toujours présentées comme reliées à une tradition et comme des messagers reproduisant une parole révélée, qui constitue l’originalité de leur message.

Sans doute, il fallait bien que cette parole fût saisie dans les profondeurs de leur conscience.

Dans ce sens, il fallait qu’elle leur devînt intérieure. Mais elle était perçue comme transmise, du dehors, à leur moi, et comme s’affirmant d’origine divine.

En fin de compte, l’histoire ne connaît pas de fondateurs de religion. En vérité, il n’y a que des réformateurs, qui peuvent être, en même temps, des instaurateurs.

L’individu, si grand soit-il, cet individu fût-il Jésus lui-même, l’individu est toujours relié au passé par les liens d’une tradition.

Tout ce que nous savons de la nature humaine et du passé de l’humanité nous interdit d’admettre que la religion soit née, un jour, dans la conscience d’un génie religieux. L’homme est un animal religieux, aussi vraiment qu’il est un animal social. La religion date de l’éveil dans la conscience intelligente de l’homme. Elle est fille d’une révélation de Dieu, c’est-à-dire d’une manifestation de Dieu, dans l’esprit de l’homme et dans la nature.

Le désaccord irréductible qui existe sur la notion même de religion prouve que les diverses définitions proposées nous placent non sur le terrain de la science positive, mais sur celui de l’arbitraire subjectif.

Le sociologisme a cru trouver la terre promise de la certitude objective, ou mieux positive, en définissant la religion comme étant fille de l’autorité sociale et comme s’exprimant par l’émotion collective et par le rite. Là aussi, il y a une part de vérité ; l’individu, isolé de toute tradition sociale, bien loin de pouvoir formuler un dogme, ne pourrait pas même parler. Bien plus, il ne pourrait penser clairement.

C’est donc bien volontiers que nous concédons à Durkheim qu’une religion dépouillée de ses éléments sociaux, rites, dogmes, autorité sociale, ne serait plus une religion. On pourrait tout au plus y voir un débris religieux.

Mais le fait qu’il y a des rites, des dogmes, des groupes religieux et que tout cela fait partie intégrante de la religion n’autorise pas à conclure que toutes sortes de rites, de dogmes, ou de collectivités soient de nature religieuse, ni que la religion se réduise à ces éléments.

Il y a eu des dogmes scientifiques : le transformisme et l’origine simiesque de l’homme, l’indestructibilité de la matière, l’insécabilité de l’atome. Dira-t-on que ces dogmes plus ou moins périmés sont religieux ?

Il y a, en Chine, les rites de politesse pratiqués si rigidement par les gens de bonne éducation du paysp.

p – R. P. Huc Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, IV, p. 73 à 103.

Pour affirmer qu’il y a religion, dès qu’il y a rite, il faudrait être au clair d’abord sur ce qu’est la religion.

A la vérité, ces rites et ces dogmes, dont nous venons de parler, reposent toujours sur l’autorité d’une tradition sociale ou de corps sociaux, comme les académies, les universités, la cour impériale. Mais, même quand l’autorité religieuse et l’autorité sociale ne sont pas différenciées dans un groupe humain, nous n’avons pas là la preuve que le groupe, en tant que tel, soit à l’origine du fait religieux.

Ce n’est même pas le cas lorsque le chef ou l’ancêtre du groupe est plus ou moins identifié avec une divinité.

La véritable explication consiste à admettre que l’autorité sociale a éprouvé le besoin instinctif de s’appuyer sur une autorité plus haute, en faisant appel aux inclinations religieuses subjectives de ses ressortissants.

Les Ordalies et les serments juridiques marquent précisément le point où l’autorité sociale est contrainte d’avouer son impuissance et d’en appeler à l’autorité divine, ce qui prouve que la société a autant besoin de Dieu que l’individu. Il faut donc bien en arriver à reconnaître que les croyances sociales et les rites, non seulement ne sont pas forcément, dans leur totalité, des faits religieux, mais que quand ces rites et ces croyances sont religieux, ils ne sont pas toute la religion. Pour que ces croyances soient efficaces et que ces rites soient pratiqués, même lorsqu’il n’y a pas de témoin, il faut que, dans son cœur, l’individu croie subjectivement et qu’il redoute les effets d’une négligence rituelle. Les rites, les tabous tombent en désuétude lorsque la flamme de la piété intérieure, la religion subjective, s’est éteinte.

En fin de compte, nous l’avons vu, dans la première partie, Durkheim avoue que c’est dans l’individu qu’est contenu le « Germe » de la conscience sociale, créatrice de la religion. Chaque individu, reconnaît-il, a en lui un élément social et un élément individuel.

Par cet aveu est réduite singulièrement la portée de la thèse sociologique. Elle nous paraît revenir à ceci : dans le milieu favorable qu’est le clan, rassemblé en une fête, une danse solennelle, un festin, ce qu’il y a de spécifiquement social dans l’individu, son instinct religieux, trouve l’occasion de se développer et de s’épanouir. Le culte du totem, les tabous, les rites fleuriront sur le tronc vigoureux des croyances religieuses traditionnelles, nées au contact des autres esprits et dans la communion avec eux.

Ainsi présentée et comprise, cette thèse nous paraît la vérité même. Elle est conforme à la plus stricte orthodoxie calviniste ; nous la trouvons dans un passage, coté plus haut, d’une dogmatique calviniste, publiée en Hollande, en 1876, et due à H. F. Gravenmaijer : « Exclue de toute vie sociale, sans le langage, privée d’éducation, l’aptitude naturelle pour les réalités spirituelles est arrêtée dans son développement, comme la raison elle-même. Preuve en soit l’état de ceux qui grandissent, par suite de circonstances particulières, dans une solitude désertique, sans avoir reçu aucune instructionq . »

q – H.-E. Gravenmeijer, Leesbook over de Gereformeerde Gelofsleer, I. p. 33 s., Groningen, 1876.

S’il s’en tenait là, s’il ne refusait toute attention aux phénomènes religieux subjectifs, nous ne voyons pas ce qu’il aurait à objecter au sociologisme.

Les deux écoles que nous venons d’essayer de caractériser — subjectivisme (Schleiermacher) et sociologisme (Durkheim) — portent l’effort de leurs recherches sur un même objet, dont la réalité est reconnue comme étant au-dessus de tout doute : le fait religieux, en tant que réalité psychologique et sociale.

L’accord, pour ainsi dire unanime dans la constatation du fait, est une présomption sérieuse en faveur de la supposition que nous nous trouvons en présence non d’une vue de l’esprit, mais d’une donnée positive de la réalité.

D’un autre côté, la persistance du désaccord entre des esprits rompus aux méthodes scientifiques, et partant du même principe de l’exclusion de la transcendancer et de l’indépendance de la science, nous paraît être le signe qu’ils sont, les uns et les autres, dominés par quelque a priori systématique, par des inclinations profondes, qui les empêchent de saisir le réel dans sa complexité.

r – L’expression est due à Flournoy (Les principes de la psychologie religieuse, Genève, 1903, p. 8), d’après H. Bois (La valeur de l’expérience religieuse, Paris, Nourry, 1908, p. 281.

Le désaccord porte sur ce qu’est la religion à sa source.

Les uns y voient essentiellement un état ou une activité de l’individu. Pour les autres, la religion est « une chose essentiellement sociale ».

Il faut faire la synthèse et dire : la religion, au sens objectif (culte, dogme, institution, rites), a sa source dans les croyances et dans la piété personnelles. Mais la piété et les croyances personnelles ne peuvent naître, s’exprimer et se perpétuer que dans le milieu social humain. Avec les anciens théologiens, nous distinguons la religio-subjectiva, la piété, de la religio-objectiva, le culte.

Le sensus divinitatis, le sens de la divinité, en contact avec le numen, avec Dieu, en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être, est bien, selon le mot de Calvin, un germe de religion. L’intuition de Dieu est un fait objectif dont le sujet est l’individu.

C’est parce que Dieu est perçu immédiatement comme la puissance immanente à nous, comme mystère qui épouvante, comme source aussi de tout ce qui a pour nous une valeur, que la piété, la religion subjective, toute faite de ces sentiments, est possibles.

s – Le lecteur aura peut-être eu l’impression que nous empruntons cette analyse de la religion subjective à Otto et aux néo-frisiens. Mais Peter Brunner a montré que Calvin les avait précédés dans cette voie.

Et c’est la piété qui est la condition de la religion collective, du fait religieux social.

La piété est un état de la sensibilité individuelle, provoqué par l’intuition de la présence de Dieu au sujet. Elle est donc essentiellement personnelle. Mais ce n’est qu’improprement qu’on l’appelle subjective, pour marquer qu’elle est un état du sujet, puisqu’elle est intuition de l’objet.

La religion, système de croyances, de prescriptions rituelles est, elle, une institution sociale, dans ce sens qu’elle se présente toujours comme un pacte d’alliance, conclu entre la divinité et ses adorateurs.

Cette alliance peut être conclue avec un groupe naturel, une famille, un clan, une nation, ou avec un groupe spirituel, qui se superpose aux groupements naturels et finit par les déborder (Eglise).

Or, même si l’on supposait que, dans tous les cas, les institutions religieuses collectives, les religions seraient dues à l’initiative trompeuse de séducteurs ou aux illusions de fanatiques, il n’en subsisterait pas moins un fait qui leur conserve une valeur réelle. Ce fait, c’est qu’elles ont, indirectement au moins, leur origine dans l’intuition de Dieu dans la conscience individuelle, et dans l’existence de la religiosité qui est un phénomène naturel.

Ayant déterminé un fait spécifiquement différent de tous les autres, le fait religieux, nous sommes en mesure de nous demander si la conception de Dieu, conçue comme « ciment logique » reliant ensemble la multiplicité des phénomènes, les rendant intelligibles, est religieuse ou non. Cela est important pour la détermination des rapports qui doivent exister entre la pensée religieuse et la pensée scientifique.

Si la piété était affaire purement égocentrique, si Höffding avait raison quand il réduit la religion subjective à la foi en la conservation de la valeur, le mot valeur étant pris dans son sens utilitairet, on pourrait à bon droit se demander en quoi le Dieu de la connaissance acquise, le type métaphysique de l’idée de Dieu, pourrait servir à nourrir la piété.

t – Höffding, Philosophie de la Religion, p. 11.

Mais cela n’est pas. La piété éprouve un sentiment instinctif de répulsion devant le mot cynique, repris à son compte par William James : « Nous ne connaissons pas Dieu, nous nous en servonsu. »

u – « Not God, but life, more life », « is the end of religion. God is not known, he is used. » Cité par H, Bavinck, Geref. dogm., vol. III, p. 678.

C’est défier toute psychologie que de prétendre, avec Th. Achelisv, qu’il n’y aurait pas de religion, au sens subjectif, si la douleur et le besoin étaient absents de notre univers.

v – Th. Achelis, Abriss der vergleich. Religionswissensch, Leipzig, 1908. p. 36.

Il faudrait pour cela qu’une des sources les plus abondantes de souffrances et de misère fût tarie : le péché.

Or, si le péché n’était pas, il y a deux sentiments qui ne seraient pas atrophiés. Le sentiment de la vénération pour l’intelligence et la sainteté infinies, le sentiment de gratitude à l’égard de la bonté infinie suffiraient, à eux seuls, à engendrer une sorte de culte.

Par conséquent, dans ce monde, exempt par hypothèse de toute souffrance, la prière continuerait à fleurir sous forme d’adoration, de louanges et d’actions de grâces. L’absence de souffrance n’implique pas l’abolition, pour une créature, de l’intuition qu’elle doit avoir de sa dépendance absolue à l’égard de Dieu, créateur et conservateur de son être.

Pour n’avoir pas vu ou senti cela, il faut que l’instinct religieux de certains hiérologues soit terriblement atrophié et réduit à l’état d’un simple moignon mutilé.

Ce qui est vrai, ce qu’on peut vérifier par introspection, et aussi par l’observation des manifestations religieuses des autres hommes, c’est que l’instinct de la piété tend à produire la vénération exclusive et la glorification désintéressée du Dieu connu et aimé. Cet instinct est, par sa tendance profonde, monothéiste et théiste. Ce n’est que subsidiairement que l’homme religieux cherche en Dieu le protecteur et le génie tutélaire.

On peut même dire que la recherche de l’aide, du secours et de la protection n’est religieuse que pour autant qu’elle a recours à la prière. Or la prière est bien une manière de glorifier le Dieu invoqué, puisqu’elle suppose implicitement que celui qui prie est dans une situation de dépendance et qu’elle postule la toute-puissance du Dieu invoqué. Elle implique le premier article du Credo des chrétiens : « Je crois en Dieu, le père tout puissant… »

Celui qui a recours à des procédés magiques ou à des moyens scientifiques peut bien postuler la conservation de la valeur. Mais il ne fait pas pour cela acte de religion. Cet acte n’apparaît que dans la prière. Cela suffit à réfuter l’affirmation de Höffding, en vertu de laquelle il suffit que la conservation de la valeur soit postulée, pour qu’il y ait religion.

Il faut reconnaître que, chez le plus grand nombre, le démonisme et les préoccupations intéressées prennent, en fait, trop souvent le pas sur le zèle pour l’honneur de Dieu.

Mais cela n’autorise pas à statuer une opposition irréductible entre l’idée de Dieu, personne morale, et l’idée de Dieu pensée originelle et constitutive de l’ordre cosmique.

Cette dernière idée n’est pas moins indispensable que la première pour donner satisfaction à la tendance fondamentale de la piété. Celle-ci veut être théocentrique et non égocentrique ; religieuse et non eudémoniste.

Croire que Dieu, raison suprême, est le ciment logique de la réalité, le garant de la raison subordonnée de l’homme, c’est d’abord mettre Dieu au-dessus de la nécessité d’être démontré, puisqu’il est reconnu comme le principe et le garant de toute démonstration.

Nous sommes alors, d’emblée, sur le terrain de l’intuition et de la foi religieuse ; nous avons quitté le terrain de la dialectique rationaliste.

C’est, en second lieu, donner un caractère religieux, sacré à la vérité expérimentale et rationnelle.

Les rapports qui existent entre les faits sont alors conçus comme préexistants dans l’intelligence divine ; ils sont établis par Dieu. Les faits eux-mêmes sont des pensées de Dieu réalisées et manifestées dans le temps. L’évidence des sens et de la raison ne peut être conçue de ce point de vue que comme une révélation de Dieu. « C’est par sa lumière, s’écrie le psalmiste, que nous voyons la lumière. » Dès lors, biaiser avec les faits, fausser consciemment un raisonnement, ce n’est pas seulement pécher contre l’honneur : c’est porter une main sacrilège sur quelque chose de divin. La vérité se sépare du mensonge, comme le sacré du profane. C’est là l’une des caractéristiques de la religion, essentielle aux yeux de certains hiérologues.

Maintenir cette idée, dite métaphysique, et qui n’est en réalité qu’ontologique, de Dieu, c’est encore mettre en évidence l’indépendance absolue de Dieu et la dépendance absolue des êtres qui ne sont pas Dieu.

L’intuition de ce double fait est justement celle sans laquelle il n’y aurait pas de religion.

De ce point de vue, on doit dire que l’intelligence infinie voit tous les possibles de l’ordre idéal ; qu’elle choisit souverainement par son décret ceux qu’elle appellera à l’existence ; qu’elle confère à tous ces contingents la nécessité hypothétique du devenir et les formes de ce devenir. Qu’alors les actes des créatures morales, ayant reçu la forme d’actes libres, resteront libres dans leur nature, tout en étant hypothétiquement nécessaires dans leur futurition.

De cette manière, sont satisfaits et les exigences de la religion, qui veut que tout dépende de Dieu, et les besoins de la moralité, qui veut la liberté formelle, pour sauvegarder la responsabilité.

Ces deux ordres d’exigences sont soigneusement sauvegardés par le dogme calvinistew.

wConfes. Westmonast. C. III, art. 1 à 2 ; C. V. art. 1 à 4.

Nous avons là une synthèse magnifique de ce qu’on appelle une idée éthique ou religieuse de Dieu, et de l’idée dite métaphysique.

Il est important, du point de vue religieux, de remarquer que, si on prétend nier le Dieu métaphysique et ne conserver que le Dieu éthique, on met précisément en péril la sécurité égoïste dont on aurait le souci principal. Nous croyons que la grande loi posée par le Christ trouve ici son application : qui cherche sa vie la perd ; qui perd sa vie la retrouve.

Relisons la formule de A. J. Balfour : « Le type religieux (de l’idée de Dieu) met en relief sa personnalité éthique. Le type métaphysique tend à le considérer comme une sorte de ciment logique qui maintient ensemble la multiplicité des phénomènes et la rend intelligiblex. »

x – A.-J. Balfour, op. cit., p. 23.

Nous considérons qu’un grave défaut d’une partie du néo-protestantisme, du ritschlianisme, par exemple, est d’avoir cru pouvoir se passer de la synthèse et opter peur le Dieu dit du type religieux.

On n’a pas réfléchi que les révélations et les promesses d’un Dieu moral qui ne serait pas, en même temps, le souverain de la réalité, la source et le garant de la valeur de la raison, ne peuvent être l’objet d’une foi absolue, d’une foi religieuse.

D’abord, ce Dieu, à qui manque l’attribut ontologique de simplicité absolue, ne peut nous garantir sa véracité. Celle-ci n’est plus son essence même ; elle est, comme la nôtre, une qualité surajoutée à son essence. Nous admettons qu’elle est là puisque, par hypothèse, le Dieu qu’on nous présente est un Dieu éthique. Mais rien ne garantit absolument que ce que la synthèse a fait, l’analyse, la dissolution, qui sait ? la décrépitude, ne le défera pas.

A supposer qu’on pût compter pratiquement sur sa véracité, ce Dieu ne peut nous garantir sa propre infaillibilité.

De l’aveu de ses théologiens et de ses prophètes, sa connaissance, passive comme la nôtre, s’accroît à mesure que se déroule l’avenir indéterminé des actes de la volonté libre des créatures.

Mais ne voit-on pas que cette connaissance divine peut être sujette à l’erreur comme la nôtre ? La réalité lui est extérieure, comme à nous. L’avenir lui est presque aussi mystérieux qu’à nous. Qui donc ou quoi donc lui garantira l’accord de son intelligence avec le réel ?

Bouddha Çakiamouni, discutant avec Brahma, menace ce dernier d’une déchéance plus ou moins éloignée et lui révèle qu’il est soumis, lui aussi, à la loi du Karma. Il est destiné à être emporté dans le torrent sans fin des transmigrations. C’est un sage humain qui parle à Dieu.

Le Dieu « personne morale », sans attributs métaphysiques, pourrait craindre, à juste titre, le même sort. Et ses adorateurs pourraient bien partager cette crainte.

Luther a dit, avec raison, qu’« un Dieu c’est quelqu’un en qui on puisse mettre sa confiance ». Il parlait en se plaçant au point de vue religieux.

C’est pourquoi, un Dieu qui se réduirait à n’être qu’une entité éthique, un Dieu limité, ne peut être le Dieu de la religion.

Etre religieux, c’est avant tout avoir soif de Dieu, comme dit le psalmiste. Mais avoir soif de Dieu, ce n’est pas seulement avoir soif de sympathie et se résigner, s’il le faut, à se créer un fantôme, pour tromper cette soif. C’est avoir soif du « Dieu vivant et vrai », dispensateur et garant de la vérité ; d’un Dieu qui puisse prendre à son compte la parole du Christ, Dieu des chrétiens : « Je suis la vérité. »

Pouvons-nous satisfaire à cette aspiration, en ayant recours à la connaissance de Dieu qui est inhérente à notre esprit ?

L’intuition de notre dépendance, de notre limitation, de notre néant, devant un être supérieur, est bien une condition de la religion, de la piété. Mais elle n’est pas la piété elle-même. Elle n’en constitue pas l’essencey. Elle n’en est que le germe.

y – Nous nous séparons ici, on le voit, de Schleiermacher. Avec les théologiens réformés antérieurs à lui, nous considérons l’intuition de dépendance seulement, comme un germe ou, si l’on veut, comme une pierre d’attente de ce qui sera la religion.

Cette intuition sensible n’est pas, en elle-même, une idée claire de Dieu ; elle est l’impression que son action incessante de conservation et de gouvernement des êtres produit sur nous.

Or, cette dépendance peut être supportée, d’une part, avec impatience et colère ; d’autre part, il arrive toujours que, sans le secours de la Révélation, la conception abstraite qu’on se fait de Dieu est ou inférieure ou erronée. Nous n’en voulons pour preuve que la frondaison touffue des religions naturelles. La connaissance spontanée de Dieu, par elle-même, ne peut donc nous conduire à la véritable religion.

Cette connaissance spontanée de Dieu, inhérente (insita) à l’éveil de la conscience psychologique, est bien une connaissance de l’un des aspects sous lesquels Dieu nous apparaît. Il nous apparaît comme l’être puissant qui nous domine entièrement, nous incline vers lui, nous attire à lui, et parfois nous repousse. Connaître Dieu, dans cette intuition, c’est donc avoir conscience d’être incliné, courbé, attiré, sous sa domination. Cette connaissance est donc essentiellement inclination, aptitude, instinct religieux.

C’est parce que nous le connaissons ainsi, que nous sommes aptes à reconnaître la vérité de l’idée de Dieu que nous présente la Révélation, et à être religieux. Mais encore faut-il que l’idée elle-même nous soit suggérée par le milieu social et la tradition religieuse.

La connaissance acquise de Dieu, acquise par le spectacle de l’univers, par l’effort de la réflexion, si elle est privée du secours d’une révélation positive, ne peut davantage conduire à une théologie correcte.

A peine l’esprit humain arrive-t-il à la conclusion que la cause du monde ne peut être conçue autrement que comme une cause analogue à notre pensée, qu’il nie cette analogie dont il reconnaît cependant la nécessité, en la réduisant à une forme vide de tout contenu, comme le fait G. Romanes par exemplez. Ou bien, confondant l’ordre de la pensée avec l’ordre de la réalité, on fera son Dieu d’un Verbe purement abstrait, sans aucune influence sur le monde physique ni sur notre vie personnelle, et dominant seulement le monde de nos représentations.

z – G. Romanes, Thoughts on religion, p. 87 sq.

C’est la solution à laquelle s’arrête Brunschvicg, porte-parole de l’idéalisme rationaliste contemporaina.

aBrunschvicg, Nature et Liberté, p. 149.

D’autres, plus sensibles à ce fait qu’il y a, dans le champ immense que nous essayons d’enfermer dans les mailles de notre raisonnement, des éléments réfractaires à toute coordination, feront de l’Incoordonnable le Dieu reconnu et chargeront l’intelligence de se créer elle-même une sorte de fantôme qui devra son existence de raison au fiat de l’arbitraire humain. C’est le conseil que donnait J.-J. Gourd et qu’approuve son admirateur et disciple, Trialb.

b – Louis Trial, Jean-Jacques Gourd, Nîmes. 1920, p. 339 à 345.

Nous voyons ici commencer le glissement vers le Dieu simple personnalité éthique, dépouillée de ses attributs incommunicables, personnalité limitée, et voilà l’esprit humain, de nouveau au rouet.

Il y a bien le groupe courageux des néo-scolastiques catholiques.

Ceux-ci croient pouvoir constituer une véritable science de Dieu, dont les éléments leur seraient fournis par les preuves et les raisonnements qu’admet Thomas d’Aquin.

Nous concédons que les philosophes de ce groupe aboutissent en fait, à des conclusions conformes, en général, à la doctrine de Dieu qui résulte des données de la Révélation biblique.

Nous estimons que, malgré la rigueur de leur dialectique, ils sont conduits et dirigés inconsciemment par les données de cette Révélation même et par l’enseignement qu’ils ont reçu de l’Eglise. Voici pourquoi.

L’être parfait est, pour eux, l’être qui, dans sa simplicité absolue, est l’équivalent sublime d’un être qui aurait toutes les qualités positives dont l’être est susceptible.

Formellement, cette idée, que nous acceptons pour notre part, est très claire. L’esprit humain peut s’y élever sans grand effort.

C’est quand il s’agit de donner à cette idée un contenu vivant, une matière à quoi l’esprit puisse se prendre, que commencent les difficultés.

On s’aperçoit alors que la détermination des qualités positives relève souvent des jugements de valeur.

Or, les jugements de valeur dépendent, en grande partie, de principes subjectifs ; il y a matière à appréciations personnelles.

C’est ainsi qu’Aristote prend pour principe qu’il est des choses qu’il vaut mieux ignorer que connaître. Il en conclut que Dieu, acte pur, ignore le monde et n’agit sur lui que par l’attraction mystique qu’il exerce sur tous les êtres.

Si les néo-scolastiques catholiques jugent invariablement que les qualités positives susceptibles d’être élevées au degré éminent sont précisément celles que la théologie chrétienne orthodoxe reconnaît, c’est qu’ils sont inconsciemment déterminés, dans leurs jugements de valeur, par les heureuses préoccupations de leur piété et de leur foi religieuse.

En fait, le Dieu dont ils nous présentent l’admirable concept analogique ne s’est jamais rencontré que là où l’enseignement de l’Ecriture était connu. Nous avons, dans cette constatation, la confirmation expérimentale de nos présomptions psychologiques.

Les méthodes psychologique, historique et rationnelle ont fait faillite, dans leur tentative de déterminer la nature de la religion et d’en expliquer les origines. Elles ont cherché cette explication dans des facteurs qui n’étaient point eux-mêmes religieux. Elles aboutissent ainsi finalement à détruire l’objet de leurs recherches.

Il convient donc de recourir à un principe et à une méthode différents.

Au lieu de nous cantonner dans la psychologie ou dans le milieu social, pour voir si, par chance heureuse, les faits humains ne justifieraient pas la foi en l’existence objective de Dieu, considérée comme une hypothèse, et en l’origine divine de la religion, nous suivrons une marche contraire, celle qu’a suivie Calvin au XVIe siècle, et le dogmaticien calviniste H. Bavinck au début du XXe sièclec.

cCalvin. Institution 1.3.1 ; H. Bavinck, Geref dogm. vol. I, p. 286 s.

Au principe du doute, nous substituons le fait de la connaissance religieuse et de la certitude qui lui est propre.

Au principe de l’exclusion de la transcendance, nous apportons une correction. Nous posons la nécessité de tenir compte, dans les recherches religieuses, de Dieu, de sa réalité, et du fait qu’il se révèle.

Il y a — les croyants le savent par expérienced — une connaissance spontanée « naturellement enracinée en l’esprit des hommes » (cognitio Dei insita. Calvin). C’est le côté de la vérité plus ou moins clairement vu par le subjectivisme.

dInstitution 1.4.1

Il y a aussi une connaissance de Dieu acquise (cognitio Dei acquisita), des anciens dogmaticiens) à l’aide du spectacle de la naturee.

eCalvin, Institution 1.3 et 1.5 ; H.-E. Gravemeijer, Gereform. Gelofsl., I, 1, p. 11 ss, 26 ss ; H. Bavinck, Geref. Dogm., II, XXIV et XXV.

Nous considérons l’acte par lequel Dieu se manifeste, soit dans la nature, soit dans l’esprit humain, comme étant déjà une révélation. Nous ferons même abstraction, pour le moment, de ce qu’on appelle la révélation positive. La révélation naturelle ne pourrait nous manifester Dieu que comme créateur et recteur du monde, même si le péché ne nous la rendait obscure.

Si nous ne nous occupons, provisoirement, que de cette révélation, c’est qu’elle suffit, à elle seule, à expliquer l’existence du fait religieux, tant individuel que collectif. Dans le cas de la connaissance spontanée de Dieu, sa présence est sentie par une intuition sensible de l’homme religieux (sensus divinitatis), avec une certitude analogue à celle qui accompagne la perception du monde extérieur, par les sens, ou la perception des convenances et identités logiques par la raison.

Il faut seulement remarquer que l’intuition religieuse, pour être aussi réelle que l’intuition sensorielle et que l’intuition rationnelle, est d’un ordre différent de ces deux dernières. L’évidence religieuse est de l’ordre spirituel. Elle est un témoignage d’un esprit à d’autres esprits et la valeur attachée à ce témoignage dépend de la qualité ontologique et morale qui se manifeste dans le témoin. L’intuition religieuse est le résultat d’un témoignage que Dieu se rend à lui-même devant les esprits créés, doués d’intelligence, par l’action de sa présence immanente en eux.

La certitude que peut créer ce témoignage est la plus haute qu’il soit possible de concevoir. C’est la foi, au sens religieux du terme.

Cette intuition est désignée par le terme de foi, parce qu’on entend, en général, par ce mot, l’adhésion à un témoignage.

Lorsque les témoins sont des êtres semblables à nous, la foi est naturellement moins certaine, pour nous, que le témoignage de nos propres sens ou que celui de l’évidence rationnelle. C’est pourquoi, dans le langage de la vie courante, la croyance, la foi, croire s’opposent à la certitude, à savoir. Il n’en est pas ainsi dans le langage religieux, car, ici, le témoin se révèle comme étant Dieu, comme l’être qui est la source et le garant de toute vérité. En religion, la croyance est une foi d’autorité divine et elle exclut « tout doute » (Calvin). On pourrait objecter qu’il est pourtant d’expérience, Calvin le reconnaît lui-même, que la foi la plus ferme peut avoir à lutter contre des doutes de tentation fort tenaces.

Nous répondons qu’il est également d’expérience que la certitude qui exclut tout doute et que l’incertitude qui exclut la foi peuvent coexister dans un même esprit. Cela tient au fait que le témoignage intérieur de Dieu à l’esprit de l’homme est saisi surtout par une faculté contemplative, l’intelligence sensible, et qu’il n’est pas contrôlable par les sens, — Dieu est esprit, — ni démontrable par le raisonnement, car il est lui-même le principe de toute démonstration. Il résulte de là la possibilité d’un conflit entre la certitude de l’intuition de la foi, qui a pour organe la sensibilité intelligente, et les données des sens ou les résultats de nos raisonnements.

Le manque d’harmonie entre nos facultés, conséquence de la corruption totale, rend psychologiquement possible ce paradoxe d’une certitude profonde de l’intuition religieuse coexistant, dans le même individu, avec des doutes spéculatifs de tentation.

Ce fait a, d’ailleurs, une analogie dans l’ordre naturel. Il peut y avoir conflit entre le travail de l’imagination et la certitude mathématique par exemple.

Notre point de départ sera donc pris dans les données certaines de l’intuition religieuse qui sert de ciment spirituel à l’Eglise réformée ; nous nous placerons au cœur même de la religion, pour en déterminer la nature, l’origine et la valeur.

On voit qu’en parlant de religion, nous ne prenons pas ce terme dans un sens abstrait et général.

La religion n’existe que dans des religions concrètes, dans les sociétés et les individualités en lesquelles se réalise le fait religieux.

C’est ce qui fait que nous considérons comme impossible de se placer au foyer vivant de cette abstraction que serait la religion. Par religion, nous entendons l’institut spécial au sein duquel nous rencontrons Dieu, le foyer réel où s’alimente la foi de croyants réels ; la religion selon laquelle il nous apparaît, à nous, que nous devons vivre la vie de la foi ; celle qui nous fournit les moyens de réaliser la fin principale qui donne son sens à la vie ; celle dans les bras de laquelle nous voulons mourir. Cette religion est, c’est là notre foi, la religion chrétienne réformée.

Voici l’objection telle que nous la voyons : c’est renoncer à toute impartialité scientifique.

Et voici notre réponse. Dès qu’il s’agit de disciplines dont l’objet est du domaine spirituel, l’impartialité est impossible. C’est que les faits spirituels sont liés si intimement à la personnalité du chercheur que la seule chose qu’on soit en droit de réclamer est l’objectivité, l’absolue sincérité intellectuelle.

L’indifférence, dans ce domaine, ne se conçoit pas, elle n’est pas possiblef.

f – J. Severijn, Spinoza en de gereformeerde Theologie zijner dogen, p. I a. ; H. Bavinck, Op. laud., vol. I, p. 286 ; Illingworth, Reason and revelation, London, 1902, p. 96 ; Boegner, Dieu, l’Eternel tourment des hommes, 1929, p. 55.

Que chacun parte du principe qu’il croit vrai. C’est son droit et son devoir.

Nous avons le droit et !e devoir, nous, de partir du nôtre.

Les résultats, les faits reconnus et expliqués justifieront notre méthode.

Il ne faut pas dire que ce procédé est antiscientifique. Supposer un problème résolu, pour interpréter et expliquer des faits, est un procédé qui a droit de cité dans les disciplines naturelles. Nous ne voyons pas pourquoi il nous serait interdit d’y avoir recours pour la science religieuse.

Ce qui est hypothèse provisoire, pour ceux à qui l’explication est proposée, peut fort bien être certitude éprouvée pour celui qui la propose.

L’explication théologique des réformés rend-elle mieux compte des faits que les autres explications ? Voilà toute la question.

Dieu, pour le panthéisme, est l’infini dans ce sens qu’il est la totalité du réel. Il se confond donc avec le réel dont notre monde, et particulièrement les personnalités conscientes font partie. C’est même dans ces personnalités qu’il s’élève à la conscience de lui-même et peut se posséder.

Pour le déisme, au contraire, Dieu est bien l’être suprême. Mais il n’est pas, à proprement parler, infini.

Par le fait seul qu’il a créé, qu’il a posé d’autres êtres en face de lui, il s’est limité. Ces êtres ne sont dépendants de lui que dans ce sens qu’il est à la source de leur existence. Mais, actuellement, ils sont, en fait, indépendants, parce que Dieu ne pourrait toucher à leur liberté sans détruire celle-ci.

Ainsi pour le déisme, Dieu a commandé et a agi une fois pour donner l’existence et des lois à la création. Mais c’est par elle-même qu’elle subsiste et que les êtres qui la composent agissent les uns sur les autres, et Dieu doit obéir aux lois qu’il a faites. Semel imperat, semper paret.

Les êtres libres sont absolument indépendants, dans leurs actes, non seulement de Dieu, mais de toutes lois naturelles, internes ou externes.

Le panthéisme ne connaît et ne peut connaître, en fait de causes, qu’une cause première, unique, identique à l’infini. Il n’y a pas de véritables causes secondes dans ce système. Les prétendues causes secondes ne sont que des variations chatoyantes, plus ou moins éphémères, plus ou moins stables, de l’Un totalité. Le multiple n’est, au fond, qu’une vue de l’esprit ; la liberté, qu’une illusion.

Lorsque l’illusion est percée à jour et que la vue de l’esprit fait place à la conscience de l’identité universelle, l’homme se sait un avec Dieu. Il est Dieu, ou du moins un moment nécessaire de l’histoire de Dieu. Alors il est religieux. Pour le panthéiste religieux, ce qui est évident c’est Dieu. Ce qui est douteux c’est le monde. Ce qui est méconnu c’est la personnalité humaine ; la liberté créée, la distinction d’avec Dieu.

Le déisme, lui non plus, ne connaît guère de véritables causes secondes.

Dans le monde matériel, ces causes, après avoir reçu la première chiquenaude, agissent par elles-mêmes, transmettent leur action à d’autres objets, qui continueront de même. Dieu est totalement extérieur à l’interaction des causes secondes. Dans le monde spirituel et moral, la limitation, l’extériorité de Dieu sont plus évidentes encore. En effet, la liberté consiste dans l’indépendance absolue.

Ce point de vue a pour effet réel de rendre la conscience sensible et intelligente difficilement perméable à l’intuition de la présence réelle et de l’activité, immanente à nos âmes, de Dieu. Il est très difficile à un déiste d’être tant soit peu religieux.

Le fait que le déisme est possible prouve à quel point des préoccupations systématiques, comme le désir de sauvegarder une certaine conception de la responsabilité morale, peuvent détourner l’attention d’un fait aussi clair que la conscience de notre dépendance absolue à l’égard du Dieu présent et agissant en nous, de telle manière que nous vivons et agissons par lui.

Mais le panthéisme et le déisme ne sont pas les seules alternatives possibles pour la pensée : tertium quid datur, il y a une troisième thèse.

Après Augustin et Thomas d’Aquin, Calvin et la théologie réformée ont refusé d’admettre la présupposition commune aux deux écoles que nous venons de voir dressées l’une contre l’autre.

Cette présupposition peut, croyons-nous, se formuler de la manière suivante : tout ce qu’on accorde à la causalité divine, on le retire à la causalité créée et inversement.

Le calvinisme, au contraire, croit que Dieu est tellement puissant que plus réellement il agit et plus la créature a de réalité dans son être, dans son action et dans sa liberté : « Providentia Dei causas secundas non tollit sed ponit. » (Wolleb)a.

a – Cité dans H. Bavinck. Op. laud. II, p. 663. (La providence de Dieu n’empêche pas les causes secondes de Dieu, mais les fonde.)

Si le calvinisme peut ainsi affirmer que l’activité de la cause première, loin d’anéantir les causes secondes, leur donne leur substance, leur force, leur réalité, les pose enfin, cela tient à la notion de Dieu dont il vit, qu’il confesse et défend.

Cette notion, il s’interdit le droit de la construire arbitrairement. Il croit la trouver dans les éléments que lui fournit l’Ecriture, principe de son dogme.

Ce qu’il trouve dans l’Ecriture, c’est l’affirmation d’un être moralement parfaitb, de cet être que lord Balfour représentait comme le Dieu de la religion, mais qu’il avait le tort, selon nous, d’opposer au Dieu de l’ontologie. Le Dieu parfait, en éveillant chez le croyant, par comparaison, le sentiment de sa propre misère morale, produit « l’horreur et l’étonnement duquel l’Ecriture récite que les saints ont été affligés et abattus, toutefois et quantes qu’ils ont senti la présence de Dieu »c.

bCalvin, Institution 1.1.2 : « Si nous commençons à élever nos pensées à Dieu et à bien peser quel il est, et combien la perfection de sa justice, sagesse, vertu, à laquelle il nous faut conformer, est exquise, tantôt ce qui nous venait fort à gré, comme bonne couverture de justice, nous rendra une odeur puante d’iniquité. »

cInstitution 1.1.3

Mais ce Dieu moralement parfait est, en même temps, l’être dont l’essence est infinie et spirituelle.

C’est précisément en proposant à la foi ces attributs ontologiques que l’Ecriture met une barrière à la spéculation du panthéisme qui conçoit l’infini sous l’aspect du continu spacial : « Et de fait, l’infinité de son essence nous doit épouvanter, à ce que nous n’attentions point de le mesurer à notre sens, et sa nature spirituelle nous doit retenir, pour ne rien spéculer de lui terrestre ou charneld. »

dInstitution 1.13.1

L’aspect ontologique de Dieu éveille, lui aussi, un sentiment de crainte. Mais, comme de raison, cette crainte est d’ordre intellectuel. Elle correspond au mysterium tremendum de Otto. C’est le sentiment du néant de la raison ratiocinante devant l’abîme de l’immensité du Dieu qui est esprit.

Ce Dieu, il est important de s’en souvenir, est absolument un ; non seulement il est unique, mais il est parfaitement simple dans son essence. D’un autre côté, ce n’est pas le « solitaire des cieux » du déisme. En lui se réalise la plus haute et la plus parfaite relation sociale. Un et simple dans son essence, Dieu est triple dans ses hypostases. Le Dieu du calvinisme est essentiellement le Dieu trinitaire. Pour Calvin et pour nous, si l’on fait abstraction de la trinité des personnes, « il n’y aura qu’un nom vide de Dieu sans vertu ni effet, voltigeant en nos cerveaux. »e.

eInstitution, 1.13.2

« En une seule essence divine, nous avons à considérer le Père, comme le commencement et l’origine, c’est-à-dire comme la cause première de toutes choses ; puis le Fils qui est sa sagesse éternelle ; enfin le Saint-Esprit qui est sa puissance répandue partout et résidant toujours en lui. »f

fCalvin, Catéch. Genève, 3me dim., Institution 1.13.

C’est en tant qu’il est triple en ses hypostases que Dieu est créateur dans le sens complet du terme.

Le Père est la cause première de l’être, et c’est par la sagesse et la puissance spirituelle qu’il crée. La sagesse est ce « ciment logique des choses », que Balfour nous présente comme le Dieu de la science. L’Esprit est la puissance originaire de tous mouvements et de toute vie.

Ce Dieu est, au sens absolu, la causalité créatrice, organisatrice non pas seulement des représentations, comme le veut le kantisme, mais de la réalité objective. Car, étant puissance infinie, c’est sur l’être qu’il agit autant que sur la pensée.

Contrairement à l’idée que se fait le déisme, « la puissance de Dieu », dit Calvin, « ne saurait être inactive ; Dieu n’a pas la toute-puissance sans l’exercer »g.

gCalvin, Catéch. Genève, 3me dim.

Dieu est la causa causarum sans doute parce qu’il donne l’être aux choses, mais surtout, ce qui est bien plus important aux yeux de Calvinh, parce qu’il les fait continuer dans leur être par l’acte même de cette création qui est continue. Il leur infuse la vertu qui fait d’elles des causes secondes réelles, à tous les moments de leur durée.

hIbid., 4me dim.

C’est en lui et par lui que, selon la parole de l’apôtre, elles ont la vie, le mouvement et l’être, tout ce qu’elles sont et tout ce qu’elles font de positif. Les actes de subsister, de se mouvoir et de vivre sont formellement les actes propres des créatures : elles en sont les sujets.

Mais matériellement ces mêmes actes sont les actions de Dieu, car c’est lui qui prédispose, prémeut et applique les causes secondes aux actions qu’elles accomplissent, conformément à leur nature tantôt d’une manière nécessaire, tantôt d’une manière contingente, tantôt en harmonie avec leur libertéi.

iConf. westmonast. C. V., art. II. H. Bavinck. Geref dogm. II, p. 666 s. ; cf. p. 352 s. et 410 s.

Ainsi, avoir conscience de soi, pour une cause seconde, savoir qu’elle est, qu’elle se meut et qu’elle vit, c’est percevoir des actions dont elle est le sujet, mais des actions qui sont en même temps, tout entières sous un autre rapport, des actions de Dieu ; c’est donc se percevoir comme créé, mû, agi et vivifié par Dieu ; c’est percevoir Dieu présent en nous, par son action immanente.

De ce point de vue, qui est le point de vue proprement religieux, la conscience de soi est identique au « Kreaturgefühl » de l’école néo-frisienne.

Cette conscience de la présence de Dieu est, proprement, le fait de l’homme religieux. L’homme irréligieux la possède sans doute, comme par éclair fulgurant dans la nuit, mais il ne reconnaît pas Dieu dans son action continue. Pourtant, il est là, présent et agissant, comme dans toute créature consciente. Aussi Calvin conclut-il logiquement que Dieu est immédiatement perçu, par intuition, comme présent, dans l’acte même de subsister que nous accomplissons. « Nous voyons maintenant, que tous ceux qui ne connaissent pas Dieu ne se connaissent point eux-mêmes : car ils ont Dieu présent non seulement és dons excellents de leur entendement, ains en l’essence même : d’autant que l’essence ou l’être ne compète si non à Dieu, et toutes les autres choses ont subsistance en lui. » Aussi le réformateur trouve-t-il étrangej qu’il nous soit possible « de dire qu’en le sentant nous ne le sentons pas »k.

jCalvin, Com., sur Act.17.28.

kIbid. verset 27.

En tant que créateur et conservateur de l’être, de l’activité et de la vie, Dieu, nous dit Calvin, et l’expérience confirme son dire, Dieu disons-nous, est perçu comme « la fontaine de tous biens ». Alors, à la crainte se joint l’amour.

Ces deux sentiments, quand ils procèdent de l’intuition de dépendance et qu’ils sont idéalement orientés vers l’Absolu, constituent l’essence de la piété ou religio subjectiva.

Pour le chrétien, en tout cas pour le calviniste, l’intuition de dépendance n’est pas l’intuition vague vers un infini déterminé : il sait qu’il dépend de l’Etre infini. L’absolu vers qui s’oriente sa crainte et son amour a un nom : il s’appelle Dieu, le Seigneur et le Père.

Le calviniste sait cela, parce que c’est ce Dieu lui-même qui le déclare, dans la Sainte Ecriture, et que sur cette Ecriture il pose le double sceau du témoignage de son Esprit et de la persuasion intérieure qui en résulte.

Mais que se passe-t-il chez ceux qui ignorent ou méconnaissent l’enseignement de l’Ecriture ? Que peut devenir, chez eux, la religion ?

Nous avons dit qu’en percevant les actes dont ils sont formellement les causes, ils ne perçoivent autre chose que des actes dont Dieu est, lui, par son action créatrice et rectrice, matériellement la cause première efficiente, dans tout ce que ces actes ont de positif, de réel, de bon, et la cause première déficiente, dans tout ce qu’ils ont eux-mêmes de déficient, physiquement ou moralement.

Ils ont donc Dieu présent à la racine de leur être et de leur activité, tout comme les croyants. Ils ne peuvent, en effet, avoir conscience d’eux-mêmes qu’à travers un acte de Dieu, l’acte de sa création continue.

Or, déjà lorsqu’il s’agit d’objets finis, ce qui met le sujet connaissant en contact avec eux, c’est la causalité. La présence n’est pas autre chose que la causalité par laquelle l’objet agit sur le sujet, pour devenir, d’une certaine manière, immanent à lui. En sorte que c’est par son action qu’un être extérieur devient objet. Ce que nous percevons, c’est cet être lui-même dans la mesure où il est objet, où il agit en nous ; l’intelligence, de son côté, tend spontanément à abstraire de l’objet perçu ses notes essentielles, pour en élaborer les concepts qui en constituent la représentation intelligible.

C’est ce même processus qui unit l’esprit humain à Dieu, par l’acte de connaître.

L’intuition peut être, est en fait, confuse dans l’esprit de « l’homme naturel ». Il est en contact ontologique avec Dieu. Mais il en est séparé moralement, sentimentalement, par un abîme. Aussi les idées religieuses, ou même simplement ontologiques élaborées par la raison naturelle, ne seront d’abord que des notions plus ou moins vagues et inexactes.

Toutefois le principal, déformé, défiguré, diminué, s’y retrouve. Dans toutes les religions, nous retrouvons la notion d’un Etre, dont le sujet dépend pour son bonheur ou pour son malheur.

Cette notion est formée spontanément par l’esprit humain, grâce aux éléments fournis par l’intuition de la présence de Dieu.

Dans les religions naturelles, comme celles des peuples non civilisés, et dans les religions factices, comme le culte des théo-philanthropes, par exemple, l’Esprit procède d’une manière analogue à celle que préconise l éthicisme du néo-protestantisme.

Il y a, en premier lieu, l’intuition de Dieu, inhérente à l’esprit humain.

Ensuite s’élabore une notion plus ou moins abstraite ; l’esprit tend spontanément à traduire intellectuellement les intuitions sensibles d’une expérience spécifiquement religieuse.

Il faut noter que si cette expérience du sentiment de dépendance totale à l’égard de Dieu était convenablement interprétée, cela n’impliquerait nullement la conclusion panthéiste d’après laquelle la liberté formelle ne serait qu’une illusion. Par suite, la réaction du déisme, au nom de la morale, n’aurait pas sa raison d’être.

D’après l’interprétation calviniste, le sentiment de dépendance, précisément parce qu’il est identique à l’intuition d’être l’objet de la création continue d’un être tout-puissant, est bien sans doute l’intuition que nous sommes limités, dans notre essence et dans nos activités ; mais loin d’être une source de dépression, ce sentiment a un aspect stimulant et dynamique.

En effet, il est perçu comme le don d’une mesure réelle de subsistance propre, distincte de Dieu ; comme un influx continu de force et de vie, comme la causation inépuisable de cette spontanéité rationnelle qui nous assure l’indépendance, au moins intérieure, à l’égard des autres créatures, et qui est proprement la liberté. Par elle, nous sommes libérés du joug des impulsions de l’instinct aveugle et héréditaire. Par la délibération de la raison pratique et le choix intelligent entre des valeurs médiates, nous échappons à la contrainte de la nécessité logique.

Avec Wittich, nous disons que quand Dieu nous prédispose à l’action, c’est alors que nous agissons le plus librement ; que plus l’action de Dieu est efficace et toute-puissante sur nous, plus nous sommes les maîtres de nos actions et moins nous sentons qu’une force extérieure nous détermine. Car lorsque Dieu prédétermine à l’action, c’est une action libre qu’il prédétermine. Il n’anéantit pas ce qu’il posel.

l – Voici la citation de Wittich, dans Les Essais sur la bonté de Dieu et la liberté de l’homme, de Leibnitz, n° 298 : « Quia enim Deus operatur ipsum velle, quo efficacius operatur, eo magis volumus ; quod autem, cum volumus, facimus, id maxime habemus in nostra potestate. » Leibnitz comprend mal le théologien réformé. Il croit que celui-ci réduit la liberté à une illusion. Il se trompe. Si l’agent libre ne perçoit ni nécessité logique, ni impulsion contraignante, la raison en est que ni l’une ni l’autre ne sont présentes. Si elles l’étaient, le fait apparaîtrait à la conscience.

La conviction que dans chaque cas particulier, la futurition de notre choix a été insérée dans la chaîne des décrets divins ne détruit pas en nous la conscience que nous avons de n’être pas contraints à ce choix. Dieu n’infléchit la volonté que conformément aux lois de la liberté. Les raisons qui nous déterminent dépendent de nos propres jugements de valeur en matière contingente. L’acte est formellement libre, puisque le pouvoir formel de l’exécution nous est donné dans la délibération.

Dieu ne crée pas le mal qui n’a pas d’essence et qui n’est qu’une négation, un défaut dans le bien qu’il crée. Il ne le cause pas, mais le trouvant, il le modère ou le dirige de telle manière que, malgré lui, le méchant travaille dans le sens du triomphe final de ce qui est bien.

Savoir que toutes nos actions sont dirigées par Dieu de telle sorte que, par elles, nous réaliserons toujours, bon gré, mal gré, son décret, c’est savoir que nos actes seront d’autant plus libres qu’ils sont posés, avec nous-mêmes, par un être qui est tellement puissant, que plus il agit, et plus efficacement il agit, et plus il confère de liberté aux êtres qu’il crée et dirige selon les lois de leur nature. L’expérience montre que plus il en est ainsi, et plus l’acte est senti comme libre, car, encore une fois, la conscience n’y perçoit ni contrainte logique, ni nécessité naturelle ; et si elle ne les perçoit pas, c’est que ces facteurs sont effectivement absents. C’est l’action souveraine de Dieu qui donne à la liberté sa véritable réalité, en même temps qu’elle en limite les écarts possibles.

Nous reconnaissons que la liberté d’indépendance à l’égard de Dieu est inconciliable avec les vérités de la foi, et avec l’intuition religieuse autant qu’elle est inconciliable avec les exigences d’une saine philosophiem.

m – B. Pictet, Théol. chr. vol. 1, p. 502 sq.

Nous estimons donc que c’est à bon droit que nous avancions qu’entre le déterminisme tantôt dialectique, tantôt mécaniste et physiologiste du panthéisme, et l’indétermination vague du déisme, une troisième alternative s’ouvrait à la pensée.

Nous ne regardons ni au Dieu de Spinoza ni au Dieu de Duns Scot. Nous nous tournons vers les Dieu d’Augustin, de Thomas d’Aquin, de Calvin et de Pascal. La richesse infinie de la puissance de ce Dieu est si réelle, si grande, qu’il constitue de véritables causes secondes. Il leur communique un esse, un posse et un velle, une essence, un pouvoir et une volonté qui en font les causes spontanées et intelligentes, c’est-à-dire formellement libres et responsables, sujettes à une seule nécessité, celle qui résulte de leur dépendance absolue à l’égard de Dieu.

De tout cela, il résulte, rappelons-le, que, « en premier lieu, nul ne peut se contempler qu’incontinent il ne tourne ses sens au regard de Dieu auquel il vit et a sa vigueur : parce qu’il n’est pas obscur que les dons où gît toute notre dignité ne sont nullement de nous-même, que nos forces et notre fermeté ne sont autre chose que de subsister et être appuyés en Dieun ».

nCalvin Institution, 1.1.1

La deuxième conséquence qui découle de notre conception de la causalité immanente de Dieu est qu’il existe une notion naturellement inhérente à l’esprit humain de Dieu comme réel et présent (cognitio Dei insita). Cette conclusion est posée par Calvin comme un point de départ incontestable : « Nous mettons hors de doute que les hommes aient un sentiment de divinité en eux, voire d’un mouvement naturel… ce n’est pas une doctrine qu’on commence seulement d’apprendre à l’école, mais de laquelle chacun doit être maître et docteur pour soi dès le ventre de la mèreo. »

oCalvin Institution, 1.1.3

La foi en l’existence d’un Dieu est une de ces notions communes que l’esprit humain forme, d’une pente naturelle, au contact de la réalité expérimentale.

Parce qu’il est soutenu et incliné par Dieu, il existe en lui une aptitude à chercher en Dieu son point d’appui et une inclinaison à faire une place dans sa vie à la pensée et à l’action religieuses.

C’est une idée innée, si l’on veut, à condition qu’on n’interprète pas l’épithète d’innée dans le sens de latente et encore moins d’actuelle ; l’idée de Dieu n’est innée que dans ce sens qu’elle est inhérente à notre nature ; que nous sommes portés naturellement à nous former une idée de la divinité, de la même manière que nous sommes portés à nous former une notion du moi et du monde extérieurp. L’aptitude religieuse est innée dans le même sens que l’aptitude au langage.

p – Ch. Hodge, Systematic theology. vol. I, p. 340 et 360.

Il ne faudrait pas non plus perdre de vue que naturel et subjectif ne s’opposent pas à social, mais seulement à acquis. L’homme naturel que nous avons en vue, le sujet de la religion, de la religion subjective, est l’homme social né et élevé dans un milieu humain, doté par ce milieu du langage, condition minima de l’éclosion et de l’expression de notions élémentaires.

L’individu reçoit ordinairement de son clan, de son peuple, de son Eglise, une conception traditionnelle de la religion.

Il se l’approprie par la réflexion, aidé par la contemplation du spectacle que lui offre la création, etc. Il se forme ainsi la notion d’un Dieu. Cette notion est en partie le résultat du travail spontané de l’esprit, et en partie le résultat d’un apport extérieur (religio objectiva ; cognitio Dei acquisita).

Mais, même dans le cas où Dieu se révèle à une collectivité, c’est le sanctuaire intérieur de la conscience personnelle de chaque individu qui est le foyer où s’alimente la flamme divine. Il ne peut y avoir de Dieu tribal, national, universel, ecclésiastique, qui n’ait été d’abord le Dieu perçu dans la conscience d’un croyant. S’il n’avait en lui le sens de la divinité et au moins les rudiments d’une notion, à lui, de cette divinité, toute religion acquise et collective n’aurait qu’une existence factice et éphémère, à supposer même qu’elle pût exister. La religion subjective est la condition nécessaire, l’âme de toute religion objective. Voyons si les faits observables concordent avec nos conclusions.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant