Introduction à la dogmatique réformée

III.
Qu’il est conforme à la saine méthode de chercher la révélation de Dieu aussi bien dans l’étendue de l’univers physique que dans le temps

Les caractères inscrits dans le livre de la nature font connaître les qualités invisibles de son auteur : sa puissance éternelle et sa divinité (Romains 1.20). Mais, pour qu’ils deviennent pleinement intelligibles, il est nécessaire que l’Esprit même qui procède de la Cause première et de sa Sagesse ait mis le chercheur à l’école de l’Ecriture.

Telle est la conclusion à laquelle nous venons d’aboutir.

Guidés par l’Ecriture, nous avons reconnu que chaque objet dans le monde et que le monde, dans toute sa durée et dans toute son étendue, étaient soumis à une hiérarchie de lois — loi de la logique formelle, du nombre, de l’étendue, de la durée, de la vie, de l’esprit dans ses fonctions ascendantes, lois sociales, etc., qui sont comme des flèches indicatrices pointant vers la Cause souveraine de la réalité, de qui découlent toutes ces lois et qui est, elle-même, non pas hors la loi, comme le voulait J.-J. Gourd, mais au-dessus de toutes ces lois, comme l’enseigne Calvin.

L’Ecriture nous a appris que cette cause suprême est autonome ; qu’elle est sa loi à elle-même et que cette loi est la sainteté, dont toute sainteté ici-bas n’est qu’un pâle reflet, une lointaine analogie.

Bref, cette cause est aussi libre, aussi autonome que Kant l’imaginait de la personne morale humaine.

On sait, ou plutôt on devrait savoir la répulsion profonde qu’éprouvait Calvin pour le Dieu volonté pure, liberté capricieuse, de la sophistique qui avait succédé à la scolastique de la basse époquee.

eCalvin, Inst. Chr., 3.23.2 : « Nous n’approuvons pas la rêverie des théologiens papistes, touchant la puissance absolue de Dieu ; car ce qu’ils en gergonnent est profane, et partant nous doit être en détestation. Nous n’imaginons point aussi un Dieu qui n’ait nulle loi, vu qu’il est loi à soi-même. Et de fait ; comme dit Platon, les hommes étant sujets à mauvaises cupidités, ont besoin de lois ; mais la volonté de Dieu, en tant qu’elle est pure de tous vices, est mesure et règle souveraine de perfection, est loi de toutes lois. »
Notons, d’autre part, que Calvin, à propos d’une autre question il est vrai, sait très bien distinguer entre la pureté relative de la scolastique médiévale et la sophistique contemporaine à lui (Inst., 2.2.6.)

Le Dieu du calvinisme est bien le Dieu souverain de la préordination universelle. Mais il doit être compris que cette préordination n’anéantit pas la liberté des créatures ; qu’elle la fait au contraire entrer dans la trame du décret souverain et que la providence en infléchissant les volontés libres conformément à ce décret, maintient la réalité et les lois de la liberté conçue par le décret.

Les êtres qui paraissent et s’écoulent dans leur durée, paraissent et s’actualisent dans la réalité, chacun conformément à sa nature propre, sous le contrôle souverain de Dieu. C’est lui qui, à son gré, tantôt ratifie la destinée qu’ils se forgent spontanément et volontairement, tantôt les arrache à ce sort par sa puissance, et cela, toujours de manière à faire luire soit les droits de sa justice, soit les richesses de sa miséricorde.

On conçoit aisément que cette révélation de la souveraineté suprême de Dieu et de la dépendance totale des créatures ne peut convenir à l’humanisme de la théologie éthiciste, héritière d’Erasme, de Castellion, d’Arminius, puis du XVIIIe siècle en général.

L’éthicisme voit une grave menace pour lui-même dans la réaction calviniste et barthienne, chez les protestants, et dans la réaction thomiste, chez les catholiques romains. Et il a bien raison. Il est menacé dans son principe vital, du moment où l’indépendance absolue, l’autonomie de l’homme est remplacée par la souveraineté de Dieu.

Aussi est-il enclin à attribuer le renouveau calviniste dans la jeunesse au désir de réaffirmer l’autorité en tous les domaines, y compris le domaine politique.

Or, il est exact que le besoin s’est fait sentir de restaurer l’ordre et l’autorité dans les fonctions intellectuelles, morales, religieuses et sociales. Mais ce besoin est né de la vision du devoir de débarrasser les esprits de la tyrannie des forces fatales et aveugles, afin de restaurer la fermeté dans la pensée, la discipline dans l’action.

La soumission à Dieu, parce qu’elle est libératrice de l’asservissement à l’opinion humaine, est la condition de cet affranchissement. Nous ne voulons restaurer les autorités légitimes que pour mieux assurer la liberté vraie.

Mais comment essaie-t-on d’établir un lien entre le renouveau calviniste et les prétentions de l’état totalitaire en politique ? Le voici.

Il y aurait eu, dans un passé lointain, un lien sociologique entre la doctrine de la souveraineté de Dieu, en religion, et la théorie de la monarchie absolue en politiquef. Et ce serait les tendances dictatoriales et totalitaires actuelles, dans le domaine politique, qui favoriseraient le retour au Dieu d’Augustin, de Thomas d’Aquin et de Calvin.

f – Victor Monod, Le problème de Dieu, dernière partie.

Une discussion détaillée de ce point de vue nous entraînerait trop loin de notre sujet.

Qu’il nous suffise d’abord de faire remarquer que, d’une part, Calvin se refuse comme nous l’avons vu, à attribuer à Dieu le dominium absolutum de Scot et de Guillaume d’Occam ; que, d’autre part, ce sont justement les arminiens, d’accord sur ce point avec les jésuites, et, en général, des apôtres de la liberté d’indifférence qui ont été les plus zélés défenseurs de ce dominium absolutumg. (Descartes, Secrétan.)

gApol. conf. Rem., cap. 24 ; Episcopius, Inst. théol., V, sect. 5, cap. 3 ; Bellarmin., De Grat et lib. arb. III, 15 ; Cartesius, Medit. Resp. sext. Amstel. 1654, p. 16 s. ; Secrétan, Philosophie de la liberté, 1849, vol. 1, p. 305 s.

Notons, en second lieu, que la souveraineté reconnue par le calvinisme à Dieu n’appartient qu’à Dieu seul.

Le calvinisme n’exclut pas a priori l’éventualité d’une monarchie absolue, si l’état social et la culture inférieure d’un peuple la rendaient nécessaire. C’est Dieu qui règle les conditions historiques et les formes de gouvernement qui s’y adaptent.

Mais même un souverain absolu terrestre est tenu, devant Dieu, de respecter les libertés inaliénables des « ordonnances de création » primitives et antérieures à la chute.

Au-dessus du souverain omnipotent, que ce souverain soit un monarque héréditaire, un dictateur, ou le Peuple, il y a une charte de libertés octroyée par Dieu aux sujets : l’Ecriture ; et un asile inviolable : la conscience qui ne relève que de Dieu.

Le calvinisme, par son principe de la souveraineté divine, limite ainsi et restreint l’arbitraire du souverain humain.

De toutes ces considérations, il nous paraît clairement résulter que le désir d’instaurer un pouvoir politique absolu quelconque ne peut logiquement servir à expliquer le mouvement de retour au calvinisme.

En revanche, nous estimons que la réaction philosophique réaliste contre le subjectivisme humaniste est étroitement apparenté à la réaction calviniste.

Malgré les affinités que nous avons constatées entre l’arminianisme et une conception despotique de la souveraineté de Dieu, nous estimons pourtant que l’éthicisme protestant actuel, lui non plus, n’est pas d’essence despotique en politique. S’il en est ainsi, il y a là un argument grave contre l’affirmation qu’il y aurait un lien nécessaire entre la notion de Dieu et la forme du gouvernement politique.

L’individualisme radical de l’éthicisme tendrait plutôt à conduire celui-ci vers une sorte de théorie libertaire en droit ecclésiastique, mais en droit ecclésiastique seulement. Là, le caprice de la « personne morale » ne trouverait aucun contre-poids en dehors de sa propre sagesse.

Mais ce qui importe avant tout à cette forme de la pensée religieuse, c’est que l’homme soit une cause première ontologiquement indépendante de Dieu, dans ses volitions, et autonome dans les principes qu’elle prescrit aux dites volitions.

Pour assurer ce résultat, il est indispensable de poser l’indépendance totale à l’égard de Dieu de la futurition des actes libres. L’avenir doit être imprévisible, même pour Dieu. Celui-ci est peut-être libre de ne pas créer des êtres libres comme lui. Mais une fois qu’il les a créés, il perd tout contrôle décisif sur eux.

Si, d’autre part, l’on pose que Dieu lui-même a une existence successive ; que Dieu voit s’ouvrir devant sa propre vue l’inconnu mystérieux du Temps irréalisé, le résultat n’en sera que mieux assuré. Aussi voyons-nous que les esprits les plus hardis et les plus conséquents de l’éthicisme n’ont pas reculé devant ces conséquences ruineuses pour la Religion.

Il semble d’ailleurs que cette préoccupation d’assurer l’indépendance et l’autonomie des êtres libres à l’égard de Dieu ait été d’abord inspirée, chez le plus grand nombre, par des préoccupations d’ordre apologétique. On voulait décharger Dieu de la responsabilité de l’existence du mal sous toutes ses formes et assurer la responsabilité morale des créatures. Ces considérations, si respectables qu’elles soient et qui se sont montrées inefficaces, ont cédé le pas chez beaucoup d’autres au désir de prendre l’autonomie humaine comme fin en soi.

Il devient évident que, chez J.-J. Gourd, par exemple, l’indépendance du moi finit par être une sorte de Moloch auquel tout est sacrifié : les préoccupations religieuses, les considérations morales elles-mêmes passent à l’arrière-plan.

C’est ainsi que l’auteur des Trois Dialectiques déclare que l’obligation morale ne commence qu’à partir du moment où elle a été érigée comme telle par la volonté souveraine du sujet, sans que rien oblige celui-ci à cette décision totalement indépendante, à tous les points de vueh.

h – J.-J. Gourd, Les trois dialectiques, p. 269 : « Quoi qu’on en ait dit il n’y a d’obligation d’aucune sorte… à s’obliger moralement. On s’oblige parce qu’on le veut bien, à ses risques et ses périls. »

Ce qui est tristement significatif, c’est que le philosophe de l’Incoordonnable n’a pas été sans recueillir certaines adhésions inattendues.

Quoi qu’il en soit, depuis que l’auteur de l’Evolution créatrice, Bergson, a avancé que la matière n’est que de l’esprit mort ou en train de mourir ; depuis qu’il a frappé de discrédit l’espace, domaine de la matière, au profit du temps, champ de l’évolution de l’esprit, essence de la liberté, ou plutôt dont l’écoulement constitue la liberté, on s’est avisé d’une découverte assez étonnante.

L’erreur des systèmes philosophiques et théologiques antérieurs à la philosophie de l’élan vital et au relativisme généralisé de la physique moderne aurait consisté à chercher Dieu dans l’espace, à l’exemple des philosophies grecques et surtout d’Aristote.

Alors on s’est dit que s’il paraissait si difficile « à certains de nos contemporains » d’exorciser les « revenants » actuels du thomisme et du calvinisme, c’était parce qu’ils sont « restés trop fidèles au point de vue du XIXe sièclei ». Les maladroits continuent à chercher Dieu dans l’espace. Leur Dieu ne pourra donc être que le Dieu d’Aristote ou de Newton : le premier moteur immobile, le mécanicien, l’ingénieur génial, toutes images spatiales, trop favorables « au Dieu de la prédestination augustinienne et calviniste ».

i – Victor Monod, Dieu dans l’Univers, p. 326.

Il faut profiter de la grande leçon du docteur de l’évolution créatrice : chercher Dieu dans le temps.

De cette manière, puisque le temps est la liberté en acte, on pourrait se débarrasser du Dieu qui a réglé une fois pour toutes « le théorème de l’histoire des siècles, pour s’attacher au Dieu personne moralej ».

jIbid., p. 333

On sera, à cette condition, en mesure d’aller au-devant des adeptes de la nouvelle physique, pour essayer de faire la synthèse de ce Dieu personne morale et du Dieu mathématicien, postulé par les nouveaux réformateurs de la science.

« Une fois écartée la notion purement abstraite d’une intelligence transcendante qui aurait fixé, dans un livre éternel, le destin immuable du monde, d’innombrables faits concrets ne nous poussent-ils pas à postuler une volonté cosmique plus immanente et plus souple, pénétrée de contingence, plus pratique que logique, mais inlassable dans ses initiatives, pour se surpasser tous les jours elle-mêmek ».

kIbid.

Avouons que nous ne voyons pas très bien en quoi une intelligence même transcendante, mais qui aurait un livre à la main, dans lequel elle fixerait un destin quelconque, serait plus abstraite qu’une intelligence immanente, souple, un peu dépourvue de logique, se démenant pour réparer inlassablement ses bévues. Nous trouvons même que la première, entourée d’images prises avec une signification un peu trop matérielle, est peut-être concrète en excès. Mais voilà, comme les nominalistes pensent que plus on s’élève dans l’abstraction, plus on s’éloigne du réel, il fallait bien dire que l’intelligence transcendante était une notion abstraite. Nous n’insistons pas.

La pensée essentielle de l’auteur nous paraît être la suivante. Ce n’est plus l’homme, c’est Dieu qui, désormais, devra pratiquer le dépassement de soi-même.

Disons-le franchement, il nous semble qu’il y a là une véritable dégradation de la notion de Dieu. Selon la dure remarque du professeur Burgelinl, nous n’avons même plus le Dieu de Voltaire, assez bon horloger pour fabriquer le monde de Newton. On nous propose « un assez médiocre ouvrier dont les progrès sont toutefois passablement satisfaisants ».

lFoi et Vie, fév. 1935, p. 160.

De cette volonté tâtonnante, dont on voudrait faire désormais, le Dieu des chrétiens, on nous dit « qu’une conscience religieuse la peut comprendre et la peut même aimer ». Ainsi toute l’histoire de la théologie moderne qui « nous montre l’âme chrétienne se détournant du Dieu souverain de la prédestination calvinienne », aboutirait à offrir à la conscience religieuse quelque chose qui est au-dessous d’elle puisqu’elle le peut comprendre, quelque chose, qu’en surmontant des hésitations bien naturelles, elle peut même aimerm. Ce même en dit long sur la qualité religieuse de cet objet de piété. On voit bien que ce n’est pas Dieu. C’est tout simplement la nature à quoi on a prêté une volonté pas trop clairvoyante. Ce que nous comprenons, nous, c’est que, si on peut même l’aimer, on ne peut plus l’adorer.

m – Victor Monod, op. cit., p. 333.

Heureusement que l’auteur, pourtant si documenté, du Problème de Dieu et de Dieu dans l’Univers n’a pas vu juste quand il caractérise comme il le fait toute l’histoire de la théologie moderne et tout le mouvement de « l’âme chrétienne ».

Il est manifestement inexact de prétendre que toute la théologie moderne soit antiprédestinatienne, qu’on prenne l’épithète de moderne au sens de moderniste ou au sens chronologique.

Dans le premier sens, nous voyons que Scholten, en Hollande, A. Schweitzer et Troeltsch, en Allemagne, Auguste Sabatier, en France, Astie, en Ecosse, ont fait effort pour accorder la prédestination calvinienne avec leurs systèmes « modernes ».

Dans le second sens, nous ferons remarquer que, presque partout ailleurs qu’en France, l’activité des dogmaticiens calvinistes a été très grande, dans le cours du XIXe siècle. Elle s’intensifie aujourd’hui, au point de préoccuper sérieusement, de leur propre aveu, les tenants de l’éthicisme protestant. Nous ne citerons, un peu au hasard de la plume, que quelques noms.

On ne peut pourtant pas, dans la chronologie historique, ranger parmi les anciens Abraham Kuyper, Hermann Bavinck et, de nos jours, V. Hepp, en Hollande. Les Américains Dabney, Charles et A. A. Hodge, Breckenridge, Thornwell, Shedd florissaient au XIXe siècle. B. B. Warfield déborde sur le siècle présent et Berkhof, Heyns, etc., travaillent de nos jours.

Rappelons encore les noms de James Orr, en Angleterre, de Kohlbrügge, de Wichelhaus, en Allemagne, de E. Bohl et de notre distingué contemporain Ch. Bohatec, en Autriche.

Il y a encore Sebesteyn, en Hongrie. Il y a eu Cunningham, Mc Pherson, en Ecosse.

Tous ces hommes appartiennent, chronologiquement, à l’histoire de la théologie calviniste moderne.

Ou bien devons-nous comprendre qu’un historien moderne, au sens de moderniste, se doit de rayer de l’histoire de la théologie moderne, au sens chronologique, les noms des théologiens calvinistes du XIXe et du XXe siècles ?

Nous devons reconnaître qu’il n’est que trop vrai que des âmes chrétiennes, en grand nombre, se sont détournées du Dieu de la prédestination, dans le passé. Reconnaissons aussi que c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui. Resterait à savoir si cela provient du fait que ces âmes sont chrétiennes ou du fait que l’humanisme de la Renaissance et de l’Age des lumières a déteint sur leur christianisme.

D’autre part, nous demandons si les âmes, toujours plus nombreuses, surtout dans la jeunesse, qui retournent au Dieu de Calvin, de Thomas d’Aquin et d’Augustin, cessent d’être chrétiennes, à partir du moment où elles adorent le Dieu de Saint Paul et le « Seigneur du ciel et de la terre », de Celui qui est plus grand que Saint Paul ?

Ce n’est certainement pas, nous en sommes convaincu, dans la pensée de l’auteur de Dieu dans l’Univers. Mais nous croyons comprendre qu’il considère le mouvement de retour au Dieu souverain des évangiles synoptiques, de Saint Jean, de Saint Paul, de la prédestination augustinienne et calviniste comme un fait purement accidentel assez regrettable, tranchons le mot, comme une mode passagère favorisée par les conséquences de la Grande Guerre.

Il voit cette mode condamnée à l’échec, parce qu’elle est contraire à l’esprit du prophétisme biblique, aux conceptions de la physique nouvelle et à la philosophie religieuse préconisée par le bergsonisme.

Le prophétisme comme la pensée moderne finiront, tôt ou tard, pense-t-il, par détourner les esprits de chercher Dieu dans l’espace. Ils seront au contraire conduits à trouver dans le temps un Dieu qui serait un perpétuel élan vers des recommencements toujours nouveaux et jamais satisfaisants.

Voyons d’abord ce qui nous est dit du prophétisme.

A entendre notre auteur, ce sont uniquement les grecs qui nous auraient enseigné à contempler Dieu dans l’étendue du cosmos. Les prophètes ne nous le montreraient que dans le temps.

« Comment un Dieu aussi profondément éthique — que le Dieu des prophètes — exprimerait-il sa personnalité par les phénomènes de la nature physique étrangers à toutes résonnances humaines ? »

Cette question surprendra le lecteur familier avec sa Bible, mais étranger aux fluctuations de la critique textuelle.

La thèse en question ne peut se soutenir qu’à condition d’effacer d’un trait de plume, chaque fois qu’on les rencontre, les « doxologies » de Jérémie, du second Esaïe et d’Amosn.

n – L’auteur de Dieu dans l’Univers reconnaît deux textes d’Amos, puisqu’il les cote, comme prophétiques. Il en est de même de certains textes du second Esaïe et du Psaume 19 (p. 26). Mais il nous dit que tout en célébrant la souveraineté du Dieu de la nature, les hébreux « éprouvent le plus souvent un sentiment de terreur devant la puissance du Dieu de la nature bien plutôt qu’un sentiment d’admiration devant sa sagesse ordonnatrice ». Les textes allégués par nous réduiront cette affirmation à ses justes proportions. D’ailleurs la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si, pour les prophètes, Dieu se manifeste dans la nature, comme une personne, sage ou terrible, peu importe. Ici encore, les textes répondront.

Or, il n’y a guère que Marti qui procède à cette radiation intégrale. Welhausen, Nowack et d’autres reconnaissent qu’elles sont authentiques dans le second Esaïe. Von Orelli, Cripps, Van Hoonacker, G. Aalders, Van Gelderen, dont le beau commentaire sur Amos est de 1933, maintiennent l’authenticité générale de ces doxologies.

Il n’y a pas là réellement de question dogmatique en jeu. Nous admettrions très bien, en principe, qu’un prophète inspiré ait inséré ces joyaux magnifiques dans la trame tissée par ses devanciers. Mais tant qu’un accord à peu près général chez les critiques n’est pas établi, on n’a pas le droit de considérer la question comme définitivement résolue dans le sens d’une thèse contestable en fait.

D’ailleurs, même si l’on considérait la composition relativement tardive de ces doxologies comme acquise, le problème resterait toujours aussi difficile pour l’auteur de Dieu dans l’Univers.

Il n’en demeurerait pas moins qu’à un moment donné, la religion d’Israël, la religion des psalmistes et de celui qui es si incontestablement un prophète qu’on l’appelle le second Esaïe, a su unir et fondre dans un tout harmonieux les préoccupations morales et la contemplation de Dieu dans la nature. Il resterait acquis qu’ils ne sont pas arrivés à ce résultat par la lecture d’Aristote.

Les textes abondent et ils sont décisifs. Ils sont tout imprégnés de l’esprit prophétique. Certes, les prophètes ont une religion éthique. Mais ils ne sont, à aucun degré, des éthicistes. Ils fondent partout leurs exigences morales et leur espérance en le triomphe du droit sur la souveraineté exclusive et sur le droit de Yahvé, Les textes doxologiques ne servent qu’à renforcer ce sentiment et à le fonder.

Citons, un peu au hasard, ceux que nous trouvons les plus probants.

Voici Jérémie : « Il (Dieu) a créé la terre par sa puissance, il a fondé le monde par sa Sagesse, il a étendu les deux par son intelligence. A sa voix, les eaux mugissent dans les cieux ; il fait monter les nuages des extrémités de la terre. Il produit les éclairs et la pluie. Il tire le vent de ses trésors. Celui qui est la part de Jacob n’est pas comme les idoles, car c’est lui qui a tout formé… l’Eternel des armées est son nom. » (Jér.51.15-19). La « Sagesse », « l’intelligence » : voilà qui n’est pas étranger à toute résonnance humaine. Le Dieu de Jérémie remplit le ciel et la terre. (Jérémie 13.24) Il n’y a donc pas, pour sa piété, d’absurdité à le chercher et à le reconnaître dans l’univers spatial.

Ecoutons encore ces paroles d’un voyant qu’il faut bien ranger parmi les prophètes : « ainsi parle Jéhova qui a créé les cieux, Lui, le Dieu qui a formé la terre et qui l’a achevée, qui l’a fondée lui-même et qui n’en a pas fait un chaos, mais la formée pour être habitée : je suis l’Eternel et il n’y en a point d’autre. » (Esaïe 45.18-19) Et on viendra affirmer, après cela, que le monothéisme ne se rattache pas en Israël à la contemplation finaliste de l’univers !

On nous dit encore que le Dieu d’Israël ne se soucie ni des étoiles, ni du soleil et qu’il ne se révèle que par l’histoire et dans le temps qui en est la trameo. Il ne se manifesterait jamais dans l’étendue sidérale.

o – Victor Monod, op. cit., p. 16.

Mais écoutons encore le même inspiré : « N’avez-vous jamais réfléchi à la fondation de la terre ? c’est Lui (Dieu) qui est assis au-dessus du cercle de la terre, et ceux qui habitent la terre sont comme des sauterelles ; il étend les cieux comme une étoffe légère, il les déploie comme une tente pour en faire sa demeure… Levez les yeux en haut et regardez. Qui a créé ces choses ? qui fait marcher en ordre leur armée ? Il les appelle toutes par leur nom ; par son grand pouvoir et sa force puissante, il n’en est pas une qui fasse défaut… C’est moi, ce sont mes mains qui ont déployé les cieux, et c’est moi qui ai disposé toute leur armée. » (Esaïe 40.21-22, 26 ; 45.12)

Si le Dieu du prophète des consolations d’Israël assigne aux étoiles le lieu qu’elles doivent occuper dans l’espace, s’il leur donne à chacune son nom, c’est donc qu’il s’en occupe avec quelque soin. Si le prophète invite ses auditeurs à réfléchir à la fondation de la terre et à lever les yeux vers le ciel étoilé, c’est que, comme le psalmiste, — qu’on ne considère sans doute pas comme un prophète ? — il croit que « les cieux racontent la gloire du Dieu fort et que l’étendue fait connaître l’œuvre de ses mains » (Psaumes 19.2) Il croit que Dieu affirme sa personnalité « par les phénomènes de la nature physique », contrairement à ce que voudrait un éthicisme radical.

Voici Amos qui exhorte Israël à se détourner des sanctuaires de Béthel, de Gilgal et de Béer-Shéba pour chercher l’Eternel « qui a créé les Pléiades et l’Orion, qui change les ténèbres en aurore, qui obscurcit le jour pour en faire la nuit, qui appelle les eaux de la mer et les répand à la surface de la terre : Lui, dont le nom est l’Eternel ». (Amos 5.4-8)

Ainsi Dieu manifeste sa puissance dans l’agencement des constellations et sa personnalité éthique de justicier dans les éclipses, les raz de marée, les inondations, les tremblements de terre : « Le Seigneur, l’Eternel des armées touche la terre, et elle tremble, et tous ses habitants sont dans le deuil ; elle monte toute entière comme le fleuve et elle s’affaisse comme le fleuve d’Egypte. Il a bâti sa demeure dans les cieux et en a fondé la voûte sur la terre. » (Amos 9.5-6)

Nous croyons que le lecteur estimera avec nous que la cause est entendue : il est évident que la religion d’Israël ne connaissait pas l’aversion pour l’espace qu’entretiennent les éthicistes. L’espace est pour elle un foyer de la révélation divine. Il est le siège de la présence immense de Dieu. Ce n’est donc pas de ce côté-là que l’éthicisme peut attendre un secours sérieux.

Il le peut d’autant moins qu’est très familière aux prophètes l’idée d’un temps futur et d’événements à venir qui se réaliseront par des volontés humaines, mais dont le cours est irrévocablement et infailliblement fixé par le conseil (etsâh, Esaïe 14.24-27 ; 46.9-11 ; Psaumes 33.11) ou sod (Jérémie 23.18) du Dieu souverain ; par son dessein (zammâh, Jérémie 4.28, etc.).

Et, par un contraste curieux, il se trouve que c’est justement le grec Aristote, partisan de la théorie de Dieu révélé par l’univers physique, dans l’espace, qui, pour des considérations morales avouées, explicitement, repousse l’idée que le principe du milieu exclu puisse être légitimement appliqué aux jugements portant sur des futurs contingentsp.

p – Aristotes, Peri Herméneias, IX, 19 à 6 ss.

Ce n’est certes pas le Dieu de ce philosophe qui conçoit des décrets réglant la marche des événements qui se passent dans le monde, puisqu’il en ignore jusqu’à l’existence.

Mais l’indéterminisme radical d’Aristote n’a pas empêché Thomas d’Aquin d’utiliser les matériaux de son système pour concilier la foi en la souveraineté préordinatrice du Dieu d’Augustin avec la science de son temps. La théologie calviniste a fait bon ménage, à ses débuts, avec la doctrine du Stagyrite. On ne voit donc pas pourquoi l’indéterminisme de telle philosophie actuelle, ou le principe d’indétermination des nouvelles théories scientifiques, constitueraient un obstacle insurmontable à la restauration calvinienne.

La souveraineté de Dieu d’une part, l’indépendance totale de la futurition des événements contingents, de l’autre, marquent une ligne de partage des esprits qui n’est pas près de s’effacer.

Nous pouvons compter sur le caractère durable de cette restauration.

La physique nouvelle, à la vérité, présente une tendance idéaliste chez quelques-uns de ses plus éminents représentantsq. Mais cela n’empêche pas l’un d’eux, James Jeans, de trouver son Dieu « mathématicien » à l’aide d’un calcul appliqué au caractère spatial de l’universr.

qEddington, La nature du monde physique, ch. XIII ; James Jeans, The Mysterious Universe, p. 125-128.

r – James Jeans, The Myst. Unis, p. 134.

Cela prouve qu’il y a quelque chose d’artificiel dans le schéma de l’histoire de l’idée de Dieu, divisée en une période spatiale et une période temporelle, cette dernière commençant avec la philosophie de l’Evolution créatrice et les nouvelles théories de la physique.

Rappelons que, d’après Minkowski, la réalité est quadri-dimensionnelle et que l’espace-temps constitue une unité indissoluble dans le concret

De ce point de vue, l’espace, bien loin d’être aboli, constitue un élément de la réalité aussi solide que le temps.

On le voit, la science nouvelle rejoint sur ce point le sens commun. Le temps et l’espace ne sont pas des êtres mais des mesures portant sur la durée et l’étendue des êtres concrets finis. Ces abstractions sont aussi inséparables que l’étendue et la durée de ces êtres concrets.

On ne cherche pas Dieu uniquement dans un univers étendu, pour cette raison que si cet univers n’avait pas de durée, que s’il n’avait pas de temps, abstraction de la durée concrète, on ne pourrait pas en saisir l’existence.

D’ailleurs l’argument cosmologique tiré de la contingence du monde, qui, sous une de ces formes courantes, remonte la succession supposée finie des causes temporelles pour aboutir à une cause éternelle et première, fait largement, usage de la notion de temps. Or, il était employé bien avant l’avènement de la philosophie et de la science nouvelles. James Jeans l’emploie sous cette forme pour poser un créateur et il sait très bien que Platon et Augustin n’ignoraient pas que le temps abstrait ne peut qu’être fini dans le passé ; qu’il implique un commencements. Il est donc certain qu’on n’avait pas attendu l’avènement des théories nouvelles pour chercher et trouver Dieu dans le temps, même chez les Grecs.

s – James Jeans, The Mysterious Universe.

En réalité, on l’a cherché partout et on a bien fait. Car, débordant toute réalité, il est présent partout, dans toutes ses œuvres, aussi bien dans leur étendue que dans leur, durée.

Que Dieu soit conçu par l’homme de science comme un moteur attractif, comme un ingénieur-mécanicien, ou comme un génial mathématicien, suivant la conception que ledit savant se fait de la constitution physique du monde, cela n’importe pas au croyant en tant que tel, qu’il soit théologien ou non. Lord Kelvin, comme savant, concevait l’activité cosmique de Dieu sous le symbole de celle d’un ingénieur-mécanicien. Comme chrétien, il ne connaissait que le Père tout puissant, créateur du monde. Cette connaissance du Dieu créateur et conservateur du mondé était tout ce qui importait à sa foi. Le mode de l’activité du créateur relève, lui, de la science physique. Il est indifférent à la foi religieuse. Si Lord Kelvin avait été amené à concevoir Dieu, dans sa théorie scientifique, comme un mathématicien, au lieu de le considérer comme un ingénieur, on ne voit pas ce qu’il y aurait eu de changé dans le dogme religieux qu’il avait embrassé.

Le calvinisme, chez les protestants, et le thomisme, chez les catholiques romains, ont d’autant moins de raison de redouter la physique nouvelle qu’ils apportent à celle-ci une aide philosophique indispensable.

On sait qu’ils admettent, l’un et l’autre, l’existence de réalités indéterminées, contingentes en elle-mêmes, et, quelques-unes, libres. Seule, la futurition en serait déterminée, c’est-à-dire rendue objectivement certaine par le décret du Dieu souverain, dont la volonté efficace réalise ce qu’elle veut sans détruire ce qu’elle pose t.

tConf. Westmon., cap. III. art 1 ; cap. V, art 2.

Calvin a expressément reconnu le bien-fondé de cette distinction des scolastiques entre la nécessité absolue et la nécessité hypothétiqueu.

uInst., 1.16.9

Il donne ainsi satisfaction à l’observation qui constate l’existence de réalités contingentes et libres et à la raison qui ne peut concevoir, pas plus que la foi religieuse, de liberté d’indépendance.

« En effet, que tout soit déterminé, c’est là ce qu’affirme la science et ce que nous affirmons avec elle. C’est le postulat même de la raison, pour qui rien ne se produit sans cause ou sans raison, pas même ce que nous appelons le hasard. Il est bien évident que, pour un Esprit omniscient et tout-puissant, l’univers tout entier et dans chacune de ses parties est déterminé. Mais qu’il soit déterminé mécaniquement, c’est là ce qu’on ne peut raisonnablement soutenir. Le déterminisme n’est pas une notion simple…v »

v – Jacques Chevalier, La vie de l’esprit, p. 21. A propos de ce que l’auteur dit du hasard, notons que le théologien calviniste Jean de la Placette, dans son Traité des Jeux de hasard, défendu contre les objections, etc., La Haye, 1714, avait déjà donné, le premier, croyons-nous, une définition scientifique du hasard : « Pour moi, je suis persuadé que le hasard renferme quelque chose de réel et de positif, savoir, un concours de deux ou plusieurs événements contingents, chacun desquels a ses causes, mais en sorte que leur concours n’en a aucune que l’on connaisse. Je suis fort trompé si ce n’est là ce qu’on entend lorsqu’on parle du hasard. »

D’un autre côté, la science physique se trouve, du fait d’observations nouvelles, impliquée dans une crise inattendue.

On considérait, au XIXe siècle, comme un postulat nécessaire à la science, non pas le déterminisme au sens où il est réclamé par la raison, mais un déterminisme particulier, un déterminisme mécanique universel. D’autre part, on posait comme un axiome — dû au positivisme — « le principe qu’il n’y a pas de sens à supposer l’existence de choses théoriquement inobservables ». Ces choses-là étaient considérées comme hors du domaine de la science. Celle-ci n’a d’autre objet que de constater des phénomènes et de les intégrer dans des relations causales mécaniques. Or, une chose théoriquement inobservable, par définition n’est pas un phénomène. Cet inobservable en soi était relégué dans le domaine de l’inconnaissable. Là, à condition de renoncer à l’esprit scientifique (Goblot), la foi et l’imagination pouvaient se donner libre carrière. De ce point de vue, la psychologie ne pouvait être considérée comme une science qu’à condition que son contenu puisse être ramené et réduit à ce déterminisme radical. Le matérialisme espérait bien y parvenir.

Mais les vues qui résultent de la théorie des quanta « ont introduit en physique une révolution beaucoup plus profonde et sensible que la théorie de la relativité d’Einstein et elles ont conduit à un principe d’une très grande généralité, qu’on a dénommé d’un terme peut-être impropre — car il s’agit moins d’indéterminés que d’indéterminables — le « principe d’indétermination ».

En quoi consiste ce principe ? le savant professeur de Bordeaux à qui nous empruntons la citation qui précède, va nous le dire.

« Formulé par Heisenberg en 1927, ce principe se traduit par l’impossibilité de définir simultanément la position et la vitesse d’une particule, ou de connaître, à un instant déterminé, l’énergie de cette particule, parce que notre instrument de pénétration, qui est la lumière, réagit sur l’objet, et que la rencontre d’un photon avec un électron trouble le mouvement de l’électron : c’est comme si, pour observer le soleil, nous devions projeter sur lui un soleilw ».

w – Jacques Chevalier, op. cit., p. 23.

Ainsi, une des deux propriétés peut être définie mais elles ne peuvent l’être l’une et l’autre en même temps. Or, les principes du déterminisme mécanique présupposent que les éléments des systèmes physiques ont, à tout instant, une position et un mouvement définis. Les partisans de la théorie nouvelle en concluent qu’il « faut considérer ce principe (respective ces principes) non seulement comme pratiquement inapplicable aux phénomènes microphysiques, mais aussi comme dépourvu de tout sens dans le monde des atomesx ». En d’autres termes, le déterminisme mécanique est théoriquement dépourvu de tout sens et totalement inobservable en microphysique. Ce qu’il y a de grave, c’est que la microphysique sert de fondement à la macrophysique. A la racine des choses, règne l’indétermination.

x – Résumé et cité d’après J. Jorgensen, Sur les implications de la physique, etc., dans Revue de métaphysique et de morale, juillet-septembre 1932, p. 341.

Il résulte de là que ceux qui veulent maintenir à tout prix le déterminisme mécanique doivent mettre en question l’idéal positiviste, et dire : « il n’est pas prouvé que les assomptions positivistes suffisent à rendre la science possibley ».

yIbid., p. 349.

Et alors les survivants de l’époque durant laquelle on croyait, dans les sphères scientifiques et politiques, avoir « éteint les étoiles », sont frappés de stupeur. Ils sont pris entre les cornes d’un dilemme insupportable : ou maintenir le déterminisme mécanique et renoncer à l’axiome positiviste que tout ce qui n’est pas observable est chimérique, ou renoncer au déterminisme pour maintenir l’axiome positiviste, et adopter le principe qui sera bien pour eux un principe d’indétermination, et non pas seulement d’indéterminabilité. Dans les deux alternatives, cela peut mener loin sur le chemin de Damas.

En tout cas un fait reste acquis : la science peut continuer après l’abjuration plus ou moins définitive du déterminisme mécanique universel. La preuve, c’est qu’elle continue.

A nous autres, calvinistes, il est indifférent de savoir si les choses continueront longtemps ainsi ou autrement.

Nos théologiens s’accommodaient fort bien du déterminisme scientifique régnant au XIXe sièclez et dans les premières années du XXe. Au reste, Eddington se trompe quand il croit que la prédestination reçoit un coup funeste des nouvelles théories sur la microphysique, par le principe dit d’indéterminationa. Calvin, on l’a vu, était fort opposé au déterminisme physique de l’esprit humain (astrologie judiciaire). Il se refusait aussi à éliminer la contingence dans la nature (stoïcisme). On a vu aussi que, fidèle à ce point de vue, la confession de Westminster réserve une place à la contingence et à la liberté, dont elle fait rentrer l’existence dans les décrets divins.

z – A. Kuyper, Het Calvinisme, IV, Het Calvinisme en de Wetenschap.

aOp. cit., ch. XIV, p. 292.

La difficulté qui se présente n’en est une que pour les adeptes du principe dit d’indétermination.

Les théories sur la constitution de la matière et sur l’indéterminisme radical des mouvements browniens mises en avant par la microphysique, d’une part, la notion de loi fondée sur l’idée de statistique et sur le calcul des probabilités, d’autre part, semble contredire une loi de l’esprit humain qui postule que tout a sa raison d’être et, dans ce sens, que tout est déterminé.

Or, c’est ici que l’intuition théiste, fort concrète quoi qu’on dise, d’un Dieu dont la volonté souveraine dirige les événements vient au secours de la physique moderne, pour la faire sortir d’une contradiction initiale en apparence inextricable. Il s’avère alors que les nouvelles théories, bien loin de nous mener au Dieu écolier diligent, appliqué mais un peu gauche, de l’école éthiciste, nous engagent à tourner nos regards vers le Dieu d’Augustin et de Calvin.

Quelle est cette contradiction initiale et en quoi la notion de la souveraineté de Dieu peut-elle nous servir ? Le voici.

Dans son livre Le nouvel esprit scientifique, M. Bachelard nous dit que sur le terrain strictement, scientifique, les premières thèses à considérer sont celles qui forment la base de la théorie cinétique des gaz. Cette théorie, dit-il, apporte une modification profonde de l’esprit scientifique. A la vérité, il aurait dû dire une véritable révolution.

A son avis, « le caractère métaphysique le plus profond de la théorie cinétique des gaz, c’est qu’elle réalise une transcendance de la qualité, en ce sens qu’une qualité, n’appartenant pas aux composants appartient cependant au composé ». Le composé est déterminé ; les composants sont indéterminés.

Et voici la contradiction formulée par Peter A. Carmichael (Logic and Scientifical law, apud Monist, april 1932)b : « L’objet individuel est indéterminé ; la classe, déterminée ; une propriété affirmée d’une classe d’objets déterminés est déniée aux objets pris séparément ». Tel serait le vice, radical de toutes les lois physiques statistiques, comme est précisément celle qui sert de principe à la théorie cinétique des gaz.

b – Cité d’après Bachelard, Le nouvel esprit, etc., p. 113 sq.

Or, si l’on n’invoque pas le secours d’un principe supérieur, c’est là une violation, évidente du principe de omni et nullo, une contradiction dans les termes. Souscrire à la doctrine de l’indéterminisme scientifique, ce serait consentir à parler en termes contradictoires.

Comment sortir de la difficulté ?

On a proposé de « transcender » la contradiction à l’aide de la notion de probabilité. L’ennuyeux c’est que la logique de la probabilité n’est pas encore achevée, avoue-t-on, et qu’on doit même concéder, qu’au fond, on ne peut guère définir la probabilité elle-même. D’après René Poirier, il n’y aurait pas d’idée concrète objective de la probabilité hors du cas de statistiquec.

c – René Poirier, Remarques sur la logique des inductions, Paris, Vrin, 1931, p. 14. Cf. l’article de J. Joergensen signalé plus haut, où est rapportée la tentative manquée de Planck.

Mais alors il semble bien que nous voilà au rouet.

Le théisme tel que nous l’avons défini permet de surmonter cette contradiction, grâce à sa distinction entre la nécessité du conséquent et la nécessité de la conséquence, signalée plus haut.

« Bien que, par rapport à la préscience et au décret de Dieu, cause première, toutes choses arrivent immuablement et infailliblement, cependant, par ladite providence, Il dispose qu’elles échoient selon la nature des causes secondes, soit nécessairement, soit librement, soit d’une manière contingented. »

d – Conf. Westmon., c. V, art. 2.

En vertu de ce principe, la position des électrons, totalement indépendants les uns des autres dans leur nature propre, peut être indéterminée et incausée en elle-même et cependant réglée par l’action efficace et immédiate de la Cause première, de la volonté de qui dépendent les êtres les plus infimese, dans leur mouvement et dans leur existence même.

eIbid., art. 1

Mais n’est-ce pas là remplacer une contradiction par un mystère ? Où est alors le gain pour la science ?

Nous répondons qu’il y a de la marge, nous allions dire une marge infinie, entre une contradiction et un mystère.

La contradiction est un suicide de l’esprit humain, quand elle est posée en principe. Elle est la négation de toute science, de toute connaissance.

Le mystère, au contraire, est l’aboutissement normal de l’effort de l’esprit humain, quand il remonte ou s’efforce de remonter aux principes premiers. La raison scientifique peut y mettre son espérance et la foi religieuse y trouve son atmosphère normale.

Il est clair qu’il n’y a aucune difficulté à admettre que la disposition d’éléments, indifférente en soi, dépende de l’efficace de la volonté d’une cause toute puissante. Cette efficace est bien un mystère, puisque Dieu est, par définition, infini et transcendant à toute compréhension, mais l’acceptation d’un mystère n’est pas contraire à la dignité de la pensée scientifique.

La disposition des pièces sur un échiquier est contingente. Elle peut paraître échapper à toute loi et à tout calcul aux yeux de celui qui ignore les règles de ce jeu compliqué qu’est le jeu des échecs. Il n’est pas contradictoire pourtant d’admettre que le mouvement et la disposition des pièces dépendent de la volonté d’une cause intelligente. L’intelligence elle-même et la volonté du joueur, les rapports mutuels de ces deux facultés, les rapports qui existent entre la détermination de la volonté et le mouvement musculaire de l’organisme, la transmission des mouvements de l’organisme aux pièces de l’échiquier sont choses fort mystérieuses. Cela n’empêche pas que nous trouvions une explication toute naturelle du mouvement des pièces et de leur disposition dans la volonté du joueur. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour la volonté de Dieu dans ses rapports avec la disposition des électrons ? Il n’y a aucune contradiction à dire : « c’est la volonté de Dieu qui fait les nécessités de toutes choses », soit des composants, soit du composé.

Leur nécessité est toujours empruntée d’ailleurs. En soi, tout ce qui est créé est contingent. La seule différence, c’est qu’il y a des contingents qui obéissent à un ordre constant et général (les composés) et qu’il y en a d’autres dont le comportement ne peut être prévu individuellement par l’esprit humain (les composants).

Mais pour Dieu, dont la connaissance originaire et constitutive du réel ne dépend pas de l’objet, rien n’est contingent ou incertainf.

fConf. Westmon, c. II, art. 2.

C’est là la meilleure théorie possible qu’on puisse concevoir des lois du hasard et du fait même que le hasard ait des lois.

Le déterminisme religieux de Calvin étant la conséquence de la volonté libre de Dieu, n’est pas affecté par les théories — provisoires ou non — de la microphysique, comme c’est le cas du mécanisme, contrairement à ce que croit Eddingtong, et il permet à celle-ci de surmonter la contradiction liminaire que lui oppose la logique formelle.

g – A. S. Eddington, La nature du Monde physique, Payot, Paris 1929, p. 301.

La foi découvre dans l’ordre qui règne jusque dans le hasard la manifestation de l’intelligence suprême et, dans la diversité et l’indétermination des cas individuels, la manifestation de la liberté de cette intelligence.

L’avènement le plus fréquent du probable est une prime accordée aux précautions de la sagesse humaine. L’impossibilité d’exclure de nos prévisions l’éventualité de l’avènement de l’improbable est un rappel au sentiment de notre dépendance à l’égard de Dieu, quant à notre destinée.

Nous avons dit que la souveraineté de Dieu et de sa volonté efficace est la meilleure explication possible du fait que le hasard ait des lois, de la possibilité du calcul des hasards et du fait qu’il y a harmonie entre la probabilité a priori, affirmée par le calcul de l’esprit et la probabilité empirique, inscrite dans les faits.

« De la probabilité a priori à la probabilité a posteriori, il y a le même abîme qu’entre la géométrie logique a priori et une description géométrique a posteriori du réel. Qu’il y ait alors coïncidence entre la probabilité calculée et la probabilité mesurée, c’est peut-être la preuve la plus délicate, la plus subtile, la plus convaincante de la perméabilité de la nature pour la raisonh. »

hBachelard, op. cit., p. 118.

Le calcul des probabilités est fondé sur le principe de raison suffisante. Aussi, le nouvel univers de la science renouvelée, avec son principe d’indétermination, est-il tout de même un univers déterminé, puisqu’il est soumis au principe de raison suffisante. C’est un univers qui se révèle comme pensable, dans ce sens que les phénomènes fortuits obéissent eux-mêmes à la loi de raison :

De là à inférer qu’il est l’expression d’une pensée, il n’y a qu’un pas. Ce pas a été fait par beaucoup de savants, représentants éminents des théories physiques nouvelles.

Pour James Jeans, la science « se réduit à un simple contact entre l’esprit et une création de l’esprit — comme quand on lit un livre ou qu’on écoute de la musique… Nous découvrons que l’univers rend patente l’existence d’une puissance qui conçoit et qui contrôle, puissance qui a quelque chose de commun avec nos esprits individuelsi ».

i – James Jeans, Le myst. univ., p. 160, 162.

Naturellement, l’auteur, qui n’est point sur le terrain de la foi chrétienne réformée, ne reconnaît pas, pour autant qu’il sache, dit-il, que cette intelligence ait quelque chose de commun avec nos émotions, notre moralité ou nos goûts.

Il n’en peut être autrement. Seule la foi qui procède de la Parole de Dieu peut donner au Dieu qui lui révèle le monde à l’aide de la lumière naturelle de la grâce commune, les noms qui font de Lui le Dieu des prophètes et de Jésus-Christ.

Cela est si vrai que Borel n’accorde qu’une minuscule initiale à ce dieu qu’il découvre dans la nature : « Le véritable ressort de la conquête du globe par l’homme, c’est la foi en la raison humaine, la conviction que le monde n’est pas régi par les dieux aveugles ou par le hasard mais par des lois rationnelles : ἀεὶ θεὸς γεωμετρεί ; cette devise platonicienne signifie que le dieu qui gouverne l’univers a une raison semblable à la raison des géomètres, c’est-à-dire que ceux-ci peuvent arriver à pénétrer les lois divines et immuables du monde : du jour où l’homme a compris qu’il pouvait se proposer un tel but, il ne s’en est jamais laissé détourner… »j

j – E. Borel, le Hasard, p. 3 s.

Seulement, la science de la nature, qui chez beaucoup de ses représentants éminents, met l’Intelligence suprême à la racine des choses, bien loin de pouvoir remplacer, pour l’âme chrétienne, la Religion, ne parvient même pas à nous faire contempler la majesté du Dieu dont Calvin a rendu à l’Eglise la vision grandiose, déformée ensuite par les théologies anthropocentriques.

Le réformateur avait bien raison de dire : « Il est nécessaire… qu’on soit fondé sur une foi vraie et sincère, pour qu’ensuite s’élève l’édifice. Car la confession qui attribue à Dieu sa gloire est comparable à la surface des choses. Mais la foi cachée au fond, dans le cœur, est comme la fondationa ».

aCalvin, Prælec. in Jer.10.12.

L’auteur de Dieu dans l’Univers a admirablement vu cette convergence entre le Dieu de la science et le Dieu de la foi qui se manifeste plus clairement depuis la démolition du déterminisme mécaniciste par les théories nouvelles. Celui qui le lit en éprouve une impression saisissante. Mais qu’il soit permis d’exprimer le regret qu’il ait voulu dissocier dans l’œuvre de Dieu la durée de l’étendue, sous prétexte que le temps a des caractères qui empêchent de le confondre avec l’espace, et qu’en le coordonnant aux trois dimensions spatiales on n’a pas effacé ces caractères.

La remarque ne nous paraît pas pertinente. Cette impossibilité d’effacer les caractères propres au temps n’empêche pas qu’il soit également impossible, non seulement d’imaginer, mais de concevoir un être fini qui aurait une durée quelconque, sans être quelque part, en quelque lieu.

Or, si Dieu est présent non seulement en moi, qui suis spatial puisque fini, mais en tous les êtres finis coexistants à moi, cela signifie qu’il est partout dans l’espace, auprès et au loin : « Suis-je seulement un Dieu de près, ne suis-je pas aussi un Dieu de loin ? Ne remplis-je pas, moi, les cieux et la terre, dit l’Eternel ? » (Jérémie 23.23-24). Voilà bien une intuition spatiale de Dieu.

Nous avons insisté sur la réalité de la révélation de Dieu dans l’espace. Avec le chantre inspiré d’Israël, nous entendons le langage des cieux qui nous racontent la gloire du Dieu fort ; l’étendue nous fait toujours connaître l’œuvre de ses mains.

La raison pour laquelle nous avons plaidé la cause de l’espace comme l’un des foyers de la révélation divine n’est pas dans le fait que nous serions attachés, nous les « revenants » calvinistes, à « la notion purement abstraite d’une intelligence transcendante qui aurait fixé dans un livre éternel le destin immuable du monde ».

Le Dieu d’Augustin et de Calvin n’est pas une notion abstraite ; il est le conservateur actuel, par création continue, du monde dont le destin finaliste, contingent en soi, se déroule dans l’infinie variété des successions irréversibles que présente la nature et l’histoire. Il est incroyable qu’on oublie que, dans la théologie de Calvin et de ses disciples qui reviennent, ce que Dieu a décidé dans la transcendance de son décret, il l’accomplit actuellement par l’immanence de l’acte providentiel. Ce n’est pourtant pas à l’auteur de l’Institution, qu’on a accusé le panthéisme, bien à tort du reste, qu’il faut rappeler la réalité concrète de l’énergie toujours en acte de la puissance créatrice de Dieu.

Cette réalité concrète de Dieu, l’éternel ouvrier qui soutient le monde, n’est pas pour le réformateur un hors-d’œuvre sans portée de la spéculation dogmatique. Elle fait si bien partie de sa religion vivante qu’il s’efforce de l’inculquer aux petits enfants du catéchisme, « la puissance de Dieu n’est donc pas oisive en lui, mais elle emporte quelque chose de plus : c’est-à-dire qu’il a toujours la main à l’œuvre, et que rien ne se fait que par lui, avec sa permission, et par son ordreb ».

b – Calvin, Catéch. Genève, 3e sect.

Nous sommes ici aussi loin que possible d’une abstraction logique comme celle de Spinoza.

Le déisme ne connaît que la transcendance divine. Le panthéisme ne voit que l’immanence. Le théisme augustinien et calviniste ne sacrifie ni l’une ni l’autre.

On ne peut pas dire pourtant que son Dieu ait réglé une fois pour toutes, le théorème de l’histoire. Car l’histoire, telle que la voit le calviniste, ne se réduit pas au déroulement logique d’un théorème.

La réalité objective, avec ses trous, ses inconséquences et ses réussites inattendues, où les forces aveugles de la passion, les initiatives délibérées de la liberté (spontanéité intelligente) jouent leur rôle, est la même pour le calvinisme que pour l’humanisme le plus décidé.

Seulement, le premier croit qu’un acte peut être libre dans le mode de son exécution et préordonné avec certitude, et une certitude infaillible, dans la futurition de son avènement.

Croire, en effet, à la souveraineté de Dieu, c’est croire que sa volonté toute puissante choisit le monde concret qui sera réel, et qui le sera avec les qualités que nous y voyons, ce qui signifie qu’à côté de la nécessité naturelle absolue, il comportera aussi la contingence physique et la liberté morale.

L’histoire passée, présente et future, telle qu’elle se déroule dans la réalité, est, pour le calvinisme, une complexité de faits concrets dont Dieu a décrété l’avènement.

Parmi ces faits, il en est qui sont nécessaires en eux-mêmes, d’autres qui ne sont nécessaires que d’une nécessité hypothétique, de certitude objective. Ces derniers ne se produisent, quand ils sont libres, et quand ils sont contraires au commandement divin, qu’à la suite d’une permission de Dieu, laquelle n’est jamais une permission nue et purement oisive. Cette permission implique la certitude de l’avènement du futur contingent et du futur libre dans le mode de son exécution.

Croire cela, c’est croire qu’on est un agent responsable sous la dépendance et le contrôle d’un Dieu souverain.

Dans le camp humaniste, on prétend remplacer le Dieu souverain par le Dieu personne morale.

Mais il est clair que ce Dieu n’est plus Dieu.

Si l’on entend par une personne morale, un être dont l’intelligence serait bornée et qui serait soumis à un commandement ou même à un simple idéal émanant d’une puissance supérieure ; un être hétéronome et dépendant, Dieu n’est pas une personne morale.

Si, par contre, l’on entend par personne morale un être autonome, un être qui soit « loi à soi-même » (Calvin), un être dont la loi serait son essence même, Dieu est cet être. Il est même le seul être qui soit autonome. Mais alors il n’est pas proprement une personne morale, car une personne morale est une personne responsable vis-à-vis d’une autre personne qui serait un législateur supérieur à elle, le Législateur suprême. Or, il n’y a pas de législateur au-dessus de Dieu.

Mais les définitions sont libres. On peut entendre par personne morale l’être qui est la sainteté immuable et parfaite.

Dans ce sens, Dieu, le Dieu d’Augustin et de Calvin, est une personne morale : il ne cesse pas d’être tel, au moment précis où sa justice devient pour nous un abîme mystérieux et insondable.

Il doit être bien entendu, en effet, que Dieu n’est pas une personne morale dans ce sens qu’il serait responsable devant la raison d’un singe évolué, tel que serait l’homme d’après le transformisme, dont l’humanisme moderne endosse volontiers les conclusions.

En fin de compte, disons que le terme de moral est un terme qui ne convient guère qu’aux rapports des êtres finis entre eux.

A l’égard de Dieu, nous avons des devoirs. Mais ces devoirs sont bien plus que des devoir de moralité. Ce sont des devoirs de piété, parce que Dieu est bien supérieur à une personne morale : il est le Très-Saint.

La dogmatique d’une religion qui adore ne saurait donc être autre que théiste, à la manière d’Augsutin, de Thomas d’Aquin et de Calvin.

Addendum - Réflexions additionnelles sur le pseudo-problème du mal.

Au fait positif de la suirévélation de Dieu dans la conscience, dans la nature, dans l’acte spécifique de la Religion qu’est la prière, et dans l’Ecriture, on oppose de divers côtés, comme une objection décisive à la foi au Dieu souverain, le pseudo-problème du mal.

Le mal physique d’abord.

La souffrance cruciale est souvent imposée non seulement au criminel, mais à l’enfant et à l’animal.

La structure de la « biosphère » implique l’emploi de la souffrance. Les espèces animales sont faites pour s’entre-dévorer. Un tel monde ne peut, dit-on, avoir pour auteur un être bon.

Le mal moral ensuite.

Que Dieu, pouvant l’empêcher, en ait permis l’éclosion et le développement certains, cela démontrerait qu’il est étranger à nos préoccupations morales.

La toute-puissance de Dieu, continue-t-on, est ce qui rend l’objection insurmontable. Il suffit d’y substituer soit les tâtonnements de la maladresse d’une volonté sous-intelligente, soit la notion d’un dieu à puissance limitée, étranger et extérieur à la création.

Les tenants du dieu aux efforts maladroits ou du dieu aux tentatives inefficaces se scandaliseront peut-être de ce que nous abordons leur objection dans une sorte d’excursus, placé en appendice, à la fin de la partie de ce traité qui est consacré au théisme.

Avouons que, le cas échéant, nous n’en serions pas trop fâché : il est des émois salutaires, parce qu’ils sont propres à réveiller le sens oblitéré du mystère.

Le mystère est aussi nécessaire à la Religion que l’air l’est aux poumons. On ne peut adorer que ce qui dépasse toute intelligence. On n’adore plus ce que l’on comprend.

Or, il faut admettre que, pour celui qui a été saisi par le Dieu souverain, il n’y a pas et il ne peut y avoir de problème du mal. Il ne connaît plus désormais que le mystère du mal.

Celui qui croit en Dieu, au sens où nous l’entendons, ne peut plus considérer le mal comme un rébus proposé à notre sagacité.

Il a appris à le voir comme un adversaire réel qu’il doit vaincre autour de lui et en lui-même ; un adversaire qui est déjà vaincu, en principe, parce que Dieu a promis la victoire.

Nos réformateurs n’apportent au « problème » du mal d’autre solution que la conclusion du livre de Job : la foi. La foi sait que si elle ne comprend pas maintenant ce que Dieu fait ou laisse faire, elle le comprendra plus tard.

Il n’y a pas de problème, parce que Dieu a sur ses créatures un empire souverain.

Il a le droit d’appeler à l’existence la jungle et ses hôtes repoussants, s’il lui plaît ainsi. Il n’a pas de compte à nous rendre et nous n’avons pas à lui en demander, quand nous voyons que sa bonté s’est abaissée au point d’évoquer du néant un monde étrange, où règne la loi de la lutte et où le vivant ne peut vivre qu’en supprimant d’autres vivants, pour conduire ce monde vers la paix et la lumière.

Si nous n’avions d’autre raison à alléguer que la volonté de Dieu, cela devrait suffire, car nous savons que cette volonté est celle de l’être parfait ; qu’elle contient en elle-même ses raisons très justes et très sages.

Mais la révélation nous donne certaines indications que nous n’avons pas le droit de négliger et que nous avons au contraire le devoir d’utiliser.

L’Ecriture nous enseigne que ce monde de l’animalité assujetti « sans son vouloir » à la « vanité », est prédestiné à parvenir à un état tel que les souffrances présentes sont insignifiantes en comparaison de l’éclat de sa transfiguration future. Elle nous dit que la nature actuelle, qui soupire après la délivrance, est comme en travail d’enfantc. La souffrance prend donc ici une signification préparatoire qui en explique le rôle éducateur, pour la nature animée tout entière, et qui l’anoblit.

cCalvin, Com. sur Rom.8.21 et sur 2Pi.3.10, Cf. Inst., 3.25.11

La bonté de Dieu, loin de se détourner de la misère ontologique, inhérente à la créature finie, s’en sert comme d’un élément purificateur, en vue des destinées qu’il réserve au monde, lorsqu’il sera parvenu au terme final qui lui est assigné.

D’autre part, l’Ecriture enseigne que le domaine de la férocité bestiale s’arrêtait aux limites de celui qu’il avait assigné à l’homme non déchu.

Dans cette région paisible, l’homme devait être le gardien redouté. Au dehors ; la nature hostile existait comme une menace contre le péché — qui n’a pas été une surprise pour Dieu.

Quant au péché lui-même, au mal moral, si Dieu a fait entrer l’avènement de l’abus de la liberté dans la trame de ses décrets, c’est sans doute qu’il a jugé qu’un monde où le péché donnerait leur nom au repentir, au pardon, à l’héroïsme, au sacrifice, aurait plus de valeur et mettrait mieux en lumière, au regard des anges et des hommes, sa miséricorde et sa justice ; qu’il serait esthétiquement et moralement supérieur à un monde d’innocents amoraux ou de justes figés dans leur impeccabilité. Ce jugement de valeur prononcé par Dieu doit nous suffire, si nous croyons en lui. Pour ceux qui n’y croient pas, la question disparaît.

C’est ce jugement de valeur qui nous permet d’adorer la sainteté de Dieu concevant la possibilité du mal moral et se résolvant à le laisser paraître pour le vaincre.

C’est cette espérance créée par l’Ecriture et nourrie par la foi des réformateurs qui nous permet de regarder la douleur physique de l’animal amoral comme une messagère de Dieu, préparant la brute à la transfiguration qui en fera la parure du monde finalement glorifié.

Mais comment alors s’expliquer, de ce point de vue, que, d’après la Genèse, Dieu ait pu dire d’un monde, comportant des monstres aussi affreux que le « Léviathan » et que le « Grand Serpent », « qu’il était très bon » ?

Nous répondons que ce jugement se justifie parfaitement si l’on admet que la puissance créatrice avait fait de ce monde le germe plein de promesses d’ultérieures réalisations et, comme c’est le cas, des destinées qu’il lui a assignées.

En détournant le but de « l’élan vital », en lui enlevant son espérance obscure, ou plutôt en essayant de la lui enlever, le péché et le principe conscient du péché ont vraiment assujetti la création à cette vanité dont parle Saint Paul. Il ne peut plus dès lors être question d’aboutissement naturel d’un effort, tâtonnant à ses débuts, mais gonflé de promesses, fidèles.

« L’attente » qui associe l’univers animé à la détresse mêlée d’espérance des hommes appelle une « délivrance », une rédemption comme celle qu’annonce la religion chrétienne.

Il est vrai qu’il y a des pécheurs qui s’excluent, pour toujours, par leur impénitence finale, de cette espérance.

C’est le mystère de la justice « occulte » de Celui que l’Ecriture appelle le juge de toute la terre. Mais la même Ecriture enseigne que même ceux-là restent les objets d’une miséricorde divine qui s’étend sur toutes les œuvres de Dieu. La conscience humaine ratifie une sentence conforme à la justice. Ce qu’elle ne comprendrait pas, c’est que l’obstination dans la révolte, si elle n’est pas brisée, ne fût pas suivie d’une peine irrévocable.

Croire en Dieu, en un Dieu qui est toute sagesse, toute justice et toute miséricorde, c’est croire, avec une certitude invincible, qu’il y a des raisons de justice, à nous actuellement inconnaissables, qui font qu’il est juste que, chez certains, la liberté dans la révolte ne soit pas brisée par la grâce efficace. Ce que nous ne comprenons pas maintenant, nous savons, par la foi, que nous le comprendrons plus tard. Pour la foi, il n’y a pas ici de problème ; il y a un mystère qui fait appel à la confiance de celui qui croit.

Ni les espérances de la foi, ni son tremblement devant la justice, ni les jugements de valeur qu’elle forme ou qu’elle prophétise, ne peuvent se démontrer. S’ils pouvaient se démontrer, la foi ne serait plus la foi ; elle serait science rationnelle. La religion serait inutile : ce serait l’heure de la philosophie qui sonnerait au cadran de l’histoire de la pensée humaine.

Mais cette heure ne sonnera jamais. Car la philosophie, est incapable de réfuter les prophéties de la foi. Celui qui croit comme le Christ, les apôtres et les réformateurs, est dans le donjon d’une forteresse inexpugnable.

L’idée de citer l’accusé Dieu à la barre du tribunal de la raison d’un singe évolué, pour entendre le réquisitoire de l’avocat général Marcion et le plaidoyer du défenseur Leibnitz, apparaît à la foi du calviniste comme une des plus étonnantes imaginations qu’ai pu concevoir la théologie rationaliste et éthiciste, si féconde pourtant en paradoxes.

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