Lucile ou la lecture de la Bible

Deuxième lettre

L’Abbé Favien à Lucile

Vous ne vous êtes point trompée en pensant que les sentiments de piété qui respirent dans votre lettre me causeraient une consolation véritable. S’il est vrai que je sois pour quelque chose dans un changement si heureux, j’en rends grâces à Dieu du fond de mon âme. C’est à lui qu’il en faut rapporter toute la gloire, sans regarder au faible instrument dont sa miséricorde a daigné se servir.

N’en doutez point, il vous conduira jusqu’au bout dans la bonne voie où il vient de vous faire entrer ; et vous pouvez répéter avec assurance ces belles paroles du Psalmiste : « Le Seigneur prendra ma défense. Seigneur, votre miséricorde est éternelle : ne méprisez pas les ouvrages de vos mains ! » (Psaumes 137.8). Pour moi, Madame, je ne demande pas mieux que de vous prêter le secours de mes petites lumières. Ce n’est pas que je n’eusse préféré pour vous les conseils de vos directeurs naturels ; mais je n’oserais forcer votre sentiment sur un point si délicat. Je conçois ce qu’il peut y avoir d’exceptionnel dans votre position ; et si vous pensez que je puisse vous être utile, mon zèle du moins ne vous fera point défaut.

Vous avez bien fait de ne point acheter la Bible. Celles que vendent les colporteurs des Sociétés dites Bibliques et Évangéliques sont incomplètes, comme vous l’avez entendu dire à M. votre curé. Il y manque plusieurs livres que l’Église a compris dans le canon de l’Ancien Testament, tels que Judith, Suzanne, le second des Macchabées et d’autres encore.

Quant au reproche de falsification, je dois à la vérité de dire qu’il est sans fondement. Je ne connais pas les versions protestantes que vendent les colporteurs ; mais j’ai acheté moi-même de l’un de ces messieurs une Bible catholique. On y a suivi la version de Saci, la meilleure que nous possédions en français. Je l’ai comparée à une ancienne édition munie de l’approbation de plusieurs évêques, et je n’ai trouvé de différences de l’une à l’autre que ces légers changements que le temps amène presque toujours dans un livre souvent réimprimé. Je suis vraiment peiné que M. Alexis, qui est un homme respectable, malgré ses petits défauts, se soit permis une imputation aussi grave sans en avoir vérifié l’exactitude. Il n’est pas le. seul, malheureusement, et je crains fort de voir l’Église catholique compromise par l’emploi de tels moyens, beaucoup plus qu’elle ne saurait l’être par les attaques de ses adversaires.

Mon opinion sur les livres vendus par les colporteurs est exactement celle de Mgr Dubourg, l’un de nos plus respectables prélats, qui est mort archevêque de Besançon. Dans le temps qu’il occupait le siège de Montauban, un colporteur, qui avait rencontré de l’opposition de la part de plusieurs ecclésiastiques du diocèse, prit le sage parti de soumettre ses livres à l’inspection de l’évêque. Voici la réponse que lui fit Monseigneur. Il faut vous rappeler, pour la comprendre, que les livres retranchés par les protestants appartiennent tous à l’Ancien Testament, et que leur Nouveau Testament est le même que le nôtre.

Montauban, le 14 avril 1832.

Je remercie M. Bénèche de l’offrande de la Bible et du Nouveau Testament, édition 1831. Je n’ai pas eu besoin d’un long examen pour m’assurer que ce dernier est en tout conforme à l’édition de 1759 par M. Le Maistre de Saci, avec approbation du clergé de France. Rien ne s’oppose donc à sa circulation parmi les catholiques.

Il n’en est pas de même de l’Ancien Testament, duquel on s’est permis de retrancher, dans cette édition 1831, tous les livres ou parties de livres qui ne se trouvent pas dans le texte hébreu, et que l’Église cependant a reconnus pour canoniques, tels que Tobie, Judith, Esther, l’Ecclésiastique, la Sagesse, les Macchabées et l’histoire de Suzanne.

Approuver ou autoriser pour les catholiques la circulation de l’ancien Testament serait reconnaître à d’autres qu’à l’Église catholique le droit de juger de l’inspiration des livres saints, et appeler sur ma tête les terribles menaces de l’Esprit-Saint (Apocalypse 22.19) : « Si quelqu’un retranche quelque chose de ce livre, Dieu l’effacera du livre de vie. » J’engage donc M. Bénèche à s’abstenir de la vente de ce dernier ouvrage.

Guillaume, évêque de Montauban.

D’après cela, Madame, je ne me serais point opposé à ce que vous prissiez le Nouveau Testament vendu par les colporteurs, si le temps me paraissait venu de mettre les saintes Écritures dans vos mains. Mais je crois qu’il faut attendre encore, et je ferais quelque difficulté de vous les envoyer moi-même, malgré vos vives et touchantes sollicitations.

Ceci vous étonne peut-être. Daignez pourtant vous rappeler ma première lettre, et vous reconnaîtrez que je n’ai pas changé d’avis. Voici pour vous le moment décisif. Vous vous êtes assurée que la Bible est de Dieu ; vous vous en êtes assurée par le raisonnement, et sans vous contenter sur ce point de la simple attestation de l’Église. Cela est bien, pourvu qu’une fois éclaircie là-dessus, vous vous en remettiez désormais à elle, qui seule a mission pour interpréter les Écritures. Mais si vous présumez d’en sonder par vous-même les profondeurs, je crains que l’esprit particulier ne vous égare, et que vous ne preniez vos propres opinions pour les pensées de Dieu.

Je le crains doublement pour vous, Madame, à cause des impressions et des habitudes de votre enfance ; et aussi, s’il faut dire toute ma pensée, à cause de l’impatience que vous témoignez de lire les Écritures vous-même, de les lire tout entières. Je ne puis m’empêcher de voir là une sorte d’exaltation, qui vous livrerait sans défense au danger que je viens de signaler. Ma franchise ne saurait vous déplaire : vous n’attendez pas d’un prêtre de vains compliments. Défiez-vous de la volonté propre, je vous en conjure. Défiez-vous d’une curiosité indiscrète. Défiez-vous même d’un zèle excessif : vous ne seriez pas la première qu’il aurait séduite. Quel malheur si, au moment que vous touchez au port, vous alliez en être rejetée plus loin que jamais !

Commencez donc, Madame, par interroger l’Église et par vous pénétrer de la doctrine qu’elle a trouvée dans la Bible : elle l’a déposée dans des écrits accessibles à tout le monde. Vous la verrez brièvement, mais clairement résumée dans le Catéchisme du concile de Trente, que j’ai l’honneur de vous envoyer avec cette lettre. J’y joins les Histoires de la Bible de Royaumont. Vous ne dédaignerez pas ce livre parce qu’il est écrit pour des enfants. Il en a plus de simplicité, et comme il suit exactement l’ordre de la Bible, il vous tiendra lieu en quelque sorte de ce saint livre sans vous offrir les mêmes inconvénients.

Ces inconvénients, du reste, n’existeront pas toujours, et ma pensée n’est pas de vous sevrer à tout jamais de la lecture de la Bible. Je veux seulement que, « comme ces enfants nouvellement nés » dont parle un apôtre, vous vous en teniez quelque temps « au lait spirituel et tout pur » que l’Église, cette bonne mère, vous présente avec tant d’amour. Plus tard, quand vous pourrez supportera une nourriture plus solide, « quand votre esprit aura été accoutumé par un long exercice à discerner le bien et le mal, » vous prendrez la Bible. L’Église vous la donnera elle-même, pourvu que vous vous laissiez diriger par elle dans l’ordre et le choix de vos lectures, et que vous soumettiez, comme il est juste, votre sens au sien.

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