Lucile ou la lecture de la Bible

Huitième lettre

M. Mercier à Lucile

C’est m’obliger, n’en doutez point, que de me fournir l’occasion d’exposer ma foi et de donner gloire à la Parole de Dieu ; et si mon faible témoignage pouvait vous porter à la lire à votre tour, j’en rendrais grâces à l’Auteur de toute bonne pensée. Car ce que la Bible a fait pour moi, elle le fera pour vous ; elle le fera pour tous ceux qui la recevront, « non comme une parole des hommes, mais comme la Parole de Dieu, ce qu’elle est véritablement » (1 Thessaloniciens 2.13). Vous désirez savoir ce qui m’a décidé à lire la Bible dans cet esprit. J’ai besoin pour vous satisfaire de reprendre les choses d’un peu haut, et de vous faire toute l’histoire du changement que Dieu a daigné opérer dans mon cœur.

Je suis né dans un temps où l’impiété était à la mode. Je n’ai appris dans mon enfance d’autre catéchisme que celui de Dupuis et consorts, et à seize ans je, savais par cœur les ignobles facéties du Dictionnaire philosophique. Je n’ai pas fait dans ma jeunesse ce qu’on appelle la première communion, et jusqu’à trente ans je n’ai tenu à la famille chrétienne que par mon baptême. Quant à l’Écriture sainte, je m’en moquais, comme tant de gens, sans la connaître autrement que par les citations de Voltaire.

Me trouvant à Strasbourg en 1825, j’entendis parler d’Oberlin, l’humble, mais célèbre pasteur du Ban de la Roche. Il me fut cité, non comme un chrétien éminent, mais comme un grand philanthrope. J’allai le voir. Je trouvai plus, je trouvai mieux, je trouvai tout autre chose en lui que je ne cherchais. J’admirai sans doute ce génie industrieux et bienfaisant, par lequel il était parvenu à convertir une petite contrée presque sauvage en un pays qui ne le cède aujourd’hui peut-être à aucun département de France pour la vraie civilisation. Je ne pus voir sans émotion le bon pasteur qui, tout en vaquant à son pieux ministère, avait créé des filatures, ouvert des débouchés à leurs produits, tracé des routes, construit des ponts, renouvelé la face du sol, introduit la culture de la pomme de terre, et tout cela en travaillant lui-même, quand il le fallait, la pioche ou la bêche en main, à la tête de ses paroissiens qu’il appelait ses enfants. Mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut le principe même de tout cela. Le cœur d’Oberlin m’intéressa plus encore que ses travaux, et j’oubliai presque le philanthrope pour ne songer qu’à l’homme de Dieu. Il faisait le bien avec tant de simplicité, tant d’oubli de soi-même et tant de bonheur, qu’il était facile de voir qu’il le faisait pour Dieu autant au moins que pour les hommes. Je compris alors pour la première fois la piété chrétienne en la prenant sur le fait. Ce spectacle fit sur moi une impression profonde, ineffaçable, et je me dis : La religion qui a produit un tel homme mérite qu’on l’examine ; la croyance qui le rend si content au sein des privations et loin du monde, est une chose à approfondir. Vous le voyez, Madame, Dieu a plus d’un chemin pour conduire les âmes à lui. Un digne prêtre vous a persuadé l’inspiration de la Bible par des raisonnements pleins de solidité et d’éloquence ; et moi, le bon Oberlin m’a démontré la foi chrétienne par la vie chrétienne ; le raisonnement n’est venu qu’après.

En se séparant de moi, Oberlin me donna un Nouveau Testament. Je le reçus comme un livre qui devait m’expliquer Oberlin, et le lus en peu de jours. J’y trouvai des choses qui me parurent absurdes, avec d’autres en plus grand nombre qui me semblèrent admirables. Je me disais : « C’est peut-être vraiment la Parole de Dieu. » La Parole de Dieu ! Cette pensée me remuait jusqu’au fond de l’âme. Dans le temps même de mon incrédulité, j’avais mes bons moments, où je souhaitais de suivre le vrai et de pratiquer le bien. Mais ce vrai, ce bien, comment le connaître ? où trouver une règle certaine, un modèle accompli ? Tout ce qui vient d’un homme peut être contrôlé par un autre homme. Mais s’il y avait une parole de Dieu, quelle différence ! nous aurions alors un fondement solide, inébranlable. Cela me paraissait si beau que je n’osais m’y fier.

Un ami vint à mon secours. C’était un pieux ecclésiastique, à qui je trouve assez de rapport avec celui dont M. de Lassalle m’a faire lire les Entretiens sur l’inspiration des Écritures ; grâces à Dieu, nous avons-en France plus de prêtres de ce caractère qu’on ne pense. Celui-ci, voyant mes doutes, me conseilla de lire le Nouveau Testament en priant Dieu de m’éclairer ; « c’est ainsi, ajouta-t-il, que je suis moi-même devenu chrétien. » Je fis ce qu’il me recommandait et je remarquai bientôt cette parole de Jésus-Christ : « Si vous, qui êtes méchants, savez bien donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent ! » (Luc 11.13). Cela m’encouragea à demander le Saint-Esprit. Je commençai alors à sentir mes péchés et le besoin que j’avais d’un Sauveur, puis à reconnaître en Jésus-Christ la sainte victime qui s’est offerte à Dieu pour nous ; ce n’était pourtant ; encore qu’une vue confuse. Mais je fus surpris de ne rien trouver dans le Nouveau Testament, ni sur le culte des saints et de la Vierge, ni sur la confession, ni sur la messe, ni sur beaucoup de choses qu’on m’avait instruit à regarder comme essentielles au christianisme. Ayant eu occasion de revoir mon prêtre, je m’en ouvris à lui. Il fut effrayé sans doute de son propre ouvrage, et s’appliqua à le défaire. Je ne lui en fais point un crime : il était sincère ; il voulait mon bien, je n’en puis douter ; il tenait à l’Évangile, mais il ne tenait pas moins à l’Église ; et quand il vit que l’un ne me conduisait pas à l’autre, il crut devoir me retenir…Quoi qu’il en soit, il m’engagea à prendre les avis d’un directeur, tant pour le choix que pour l’interprétation de mes lectures.

Il m’en coûta. Mais j’avais à cette époque trop de conviction et pas assez de lumières pour résister à un homme que j’avais appris à considérer comme un modèle de religion. Si Oberlin eût vécu, j’aurais eu recours à lui peut-être, tout protestant qu’il était ; mais il était mort depuis un an. Je me remis donc entre les mains de l’Église. Depuis ce moment, tout changea. Ne pouvant lire le Nouveau Testament que pour y chercher une doctrine déterminée d’avance, je trouvai plus court d’aller étudier cette doctrine dans un catéchisme et dans des livres de piété qu’on m’indiquait. En me refroidissant pour l’Évangile, je sentis bientôt se refroidir aussi les impressions religieuses que j’en avais reçues. Le Saint-Esprit, je n’y songeai plus ; je pensais que mes conducteurs spirituels l’avaient pour moi. Bientôt il ne me resta plus qu’un christianisme d’emprunt, qui contentait mon directeur sans me contenter moi-même, et qui eût fini vraisemblablement par me rejeter dans l’incrédulité, si Dieu ne fût venu me retirer d’entre les mains glaçantes des hommes. Quant à ce prêtre dont j’ai eu l’honneur de vous parler, nous étions alors éloignés l’un de l’autre, et il m’avait fait trop de bien et trop de mal, ce me semblait, pour que j’eusse le courage de lui écrire.

J’en étais là, Madame, quand Dieu me fit rencontrer, il y a deux ans environ, un ami d’Oberlin que j’avais vu chez lui au Ban de la Roche. Nous parlâmes du bon pasteur ; je vis des larmes dans les yeux de M. Z *** ; je fus vivement ému, mes anciennes impressions se réveillèrent, le Nouveau Testament d’Oberlin me revint à l’esprit. Bref, je racontai à M. Z*** tout ce qui m’était arrivé ; il me semblait, en l’en entretenant, consulter en quelque sorte Oberlin lui-même. Je ne m’étais pas trompé. Cet homme simple, mais plein de sens et de piété, me montra l’erreur où l’on m’avait engagé ; et par des raisons claires et solides, tirées surtout de la Bible elle-même, il me fit voir que je devais chercher Dieu dans sa Parole sans intermédiaire. Il réussit d’autant plus facilement à me convaincre qu’il avait pour lui ma propre expérience ; et je repris la lecture du Nouveau Testament, à laquelle je joignis bientôt celle de l’Ancien. Dieu, que je recommençai en même temps à prier, ouvrit mon cœur à sa Parole, et m’y fit trouver ce que saint Paul appelle « la grâce et la paix. »

Il est surtout un mot dans la Bible qui m’a paru fait exprès pour moi : c’est celui de rocher. Ce nom y est donné souvent à Jésus-Christ, pour marquer la fermeté immuable de sa Parole et de ses promesses. Un rocher, au lieu du sable mouvant des opinions humaines, voilà bien ce qu’il me fallait. Aujourd’hui encore, chaque fois que je rencontre ce mot, il me fait tressaillir ; et mon invocation favorite est celle qui termine le Psaume 19 : « O Éternel ! mon rocher et mon Rédempteur ! »

Les raisons qui m’ont déterminé, Madame, et que vous désirez de connaître, ce sont celles que M. Z*** m’a données ; me voici prêt à vous les exposer. Mais me permettrez-vous une question ? Votre démarche auprès de moi me fait présumer que vous avez quelques scrupules sur la lecture de la Bible ; s’il en est ainsi, ils vous auront sans doute été suggérés, comme ils me l’avaient été à moi-même ; ils sont si peu naturels ! Pourriez-vous me faire connaître l’origine de ces scrupules ? Je serais mieux en mesure alors d’approprier mes éclaircissements à la disposition de votre esprit, comme mon ami du Ban de la Roche l’a fait pour moi. Cependant, si ma demande vous ; semble indiscrète, n’y répondez pas. J’attendrai douze jours ; puis, si je n’ai rien reçu de vous, j’aurai l’avantage de vous récrire, et je le ferai en vous supposant les mêmes difficultés qui m’ont embarrassé moi-même.

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