Lucile ou la lecture de la Bible

Douzième lettre

M. Mercier à Lucile

Troisième preuve.L’Ecriture sainte.

Nous voici enfin, Madame, en présence d’une question bien intelligible et sur un terrain bien déterminé. Il s’agit de savoir si Dieu veut que nous cherchions par nous-mêmes le sens de l’Ecriture, ou s’il veut que nous le demandions à un tribunal visible ; et pour l’apprendre, c’est l’Écriture elle-même que nous allons consulter, un livre que nous avons sous les yeux et que n’avons qu’à lire.

D’autres que M. Favien vous diraient peut-être qu’il y a des gens qui ne savent pas lire ; que les versions n’étant pas inspirées, on ne peut être assuré de leur exactitude sans des recherches dont tout le monde n’est pas capable ; et que d’ailleurs avant de consulter ainsi la Bible, il faudrait avoir déjà vidé la question de savoir si nous pouvons ou non la comprendre. Mais votre Abbé a trop de bonne foi pour vous faire de telles objections, ou plutôt de telles chicanes. Il y a des gens qui ne savent pas lire ? Eh bien ! ils peuvent se faire lire la Bible ; peu importe qu’ils voient ce qui est écrit ou qu’ils l’entendent. On n’est pas assuré de l’exactitude des versions ? Mais n’est-il pas vrai, Madame, que vous pouvez, sans savoir l’anglais, vous assurer de l’exactitude d’une traduction de Milton, par le témoignage de tant de gens dignes de foi qui connaissent cette langue ? Or, vous avez ici plus que le témoignage de quelques individus ; vous avez celui de Docteurs sans nombre et d’Églises tout entières. Au surplus, qu’on prenne entre toutes les versions reçues celle qu’on voudra, catholique ou protestante, celle de Saci, celle d’Amelot, celle de Martin, celle d’Ostervald ; la plus imparfaite est plus qu’assez claire pour mon dessein. Mais vous ne pouvez pas savoir, avant d’avoir vidé la question du tribunal visible, si vous êtes en état de comprendre les endroits de la Bible qui se rapportent à cette question même ? S’il en est ainsi, nous ne la viderons jamais. Quoi ! on décidera que la Bible est soumise à l’interprétation d’un tribunal humain sans lui permettre même de dire son mot là-dessus ! On disposera de la Parole de Dieu sans la consulter seulement ! Avec ce principe-là on pourrait vous mener loin, Madame. Certes, tout ce qu’on peut exiger raisonnablement, c’est que nous nous en tenions à des citations simples et claires ; c’est ce que je ferai, vous le verrez. Que si l’on se défiait à ce point de votre jugement qu’on vous crût incapable d’entendre même des passages de cette nature, pourquoi le seriez-vous moins d’entendre l’Église quand elle vous expliquera la Bible ? On n’y songe pas, en vérité. Si vous ne pouvez faire un pas sans l’infaillibilité, il ne suffira plus que l’Église soit infaillible, il faudra que vous le soyez vous-même. Mais le bon M. Favien, qui se sert de la Bible pour sa thèse, ne saurait trouver mauvais que nous nous en servions pour la nôtre.

Ouvrons donc enfin la Bible pour savoir ce qu’elle a à nous dire elle-même sur ce qu’il faut faire pour l’interpréter.

Voyons d’abord si l’Écriture se prononce en faveur de la doctrine de M. l’Abbé. Il vous a indiqué ses textes, nous n’avons qu’à les examiner.

Commençons par une remarque générale sur l’usage qu’il fait de l’Écriture. Je le dis avec peine, ce respectable prêtre cite l’Écriture à plusieurs reprises tout à fait hors de propos, appliquant des déclarations de ce saint Livre à des sujets auxquels elles n’ont aucun rapport. En voici quelques exemples. Quand il est dit (1 Pierre 2.18) qu’on doit être soumis même « à ceux qui sont rudes et fâcheux, » il est question des devoirs des serviteurs envers leurs maîtres. Le lait spirituel et pur dont parle ce même apôtre (1 Pierre 2.2), c’est le lait de la Parole de Dieu voyez chap. 1.25) ; l’Abbé en fait le lait de l’Église. « La lettre qui tue » (1 Corinthiens 3.6), c’est l’ordonnance légale, et « l’esprit qui donne la vie, » c’est le Saint-Esprit répandu sous le Nouveau Testament ; l’Abbé prend ces deux mots dans une acception qu’ils ont dans le langage ordinaire, mais qui est totalement étrangère au sujet de saint Paul. Cette « loi sainte dont le péché se sert pour nous causer la mort » (Romains 7.12), c’est le commandement légal qui condamne à mort les transgresseurs contrairement à la grâce qui les sauve ; l’Abbé l’entend de la Parole de Dieu, dont saint Paul ne s’occupe pas dans cet endroit. Enfin, « l’interprétation particulière » contre laquelle saint Pierre prémunit les fidèles (2 Pierre 1.20), c’est une interprétation particulière au prophète, et non, comme le suppose l’Abbé, qui tire de cette erreur le plus spécieux de tous ses arguments, une interprétation particulière au lecteur1. La doctrine de l’Apôtre est celle-ci : On doit expliquer la prophétie, non par les sentiments personnels du prophète, mais par la pensée de Dieu. Ainsi, quand vous rencontrez de ces imprécations terribles qu’on lit dans les Psaumes, il y faut voir, non un mouvement de vengeance du Psalmiste contre ses ennemis, mais l’expression inspirée de la sainte colère de Dieu contre les siens. Que ce soit là la pensée de saint Pierre, c’est ce qui paraît assez par la raison qu’il donne de ce précepte : « Car la prophétie, continue-t-il, n’a point été apportée autrefois par la volonté humaine ; mais les saints hommes de Dieu ont parlé poussés par le Saint-Esprit. »

1 – Il faut convenir que certaines versions catholiques, celle même de Saci que l’abbé Favien a suivie, prêtent à l’erreur où il est tombé, en ajoutant les mots ne s’explique qui ne se trouvent pas dans l’original ; en voici la traduction littérale : « Nulle prophétie de l’Écriture n’est d’une solution particulière. » D’anciennes versions catholiques le rendent ainsi : « Nulle prophétie de l’Écriture n’est par exposition particulière. »

Vous voyez par ces exemples que M. l’Abbé a le malheur de citer quelquefois l’Écriture à faux, chose trop commune chez les défenseurs du tribunal infaillible. Cela vous oblige, Madame, à vérifier par vous-même les citations. Mais je parle de vérifier les citations, et vous n’avez peut-être pas la Bible ? S’il en est ainsi, je dois vous en exprimer tout mon regret ; pour bien faire, il faudrait que vous l’eussiez sous les yeux en lisant mes lettres. Voyons maintenant les textes de M. l’Abbé ; veuillez les relire.

Allons droit à la question. Dans ces deux pages de citations, qui sont, nous devons le penser, ce qu’on a pu trouver de plus fort dans toute la Bible en faveur d’une Eglise infaillible (et on l’y cherche depuis des siècles, trouvez-vous un seul passage, je dis un seul, qui dise formellement que Dieu a établi un tribunal infaillible pour l’interprétation des Écritures ? En trouvez-vous un surtout qui dise qu’il faille chercher ce tribunal dans l’Église catholique-romaine ?

Je m’écarte un peu, vous le voyez, de la proposition générale où nous étions convenus de nous renfermer ; et j’entre un moment dans la question particulière de l’infaillibilité de l’Église catholique. C’est qu’il n’y a pas d’appareil logique qui tienne, et qu’en présence de la Parole de Dieu, il est impossible de ne pas se demander si elle n’a pas au moins un petit mot pour l’Eglise déterminée, qui est après tout dans la pratique, celle qu’il faut écouter comme Dieu même. Certes on devait s’y attendre, si la doctrine de M. l’Abbé est véritable. Car ce point est fondamental ; tout aussi fondamental que peut l’être le péché originel ou la rédemption. On peut même affirmer qu’il l’est plus dans un sens, parce que tout le reste dépend de cet article, et qu’une fois le tribunal infaillible admis, ni le péché originel, ni la rédemption, ni aucun autre dogme ne peut l’être qu’avec son consentement. Eh ! Madame, s’il y a quelque part sur la terre un corps qui ait mission de Dieu pour expliquer les Écritures de Dieu, quoi de plus pressant que de le découvrir ? Avec lui, j’ai la vérité tout entière ; sans lui, tout n’est qu’erreur. C’est comme si l’on me disait que Jésus-Christ est en personne dans le monde, et que je puis aller l’interroger sur tout ce qui regarde mon salut. Qu’on me le montre, au nom du ciel, ce tribunal infaillible, cette seconde révélation sans laquelle la première me devient inutile ! Seigneur, montrez-le-moi vous-même ! il y va du salut de mon âme ; je ne veux m’en rapporter qu’à vous : ah ! sans doute votre Parole va m’en éclaircir !

Cette prière, avouez-le, Madame, serait bien naturelle ; et, de plus, elle serait pleinement justifiée par l’expérience des dispensations de Dieu. Rappelez-vous, en effet, avec quelle clarté il a fait connaître aux Israélites, sous l’Ancien Testament, que c’était à Jérusalem qu’on devait célébrer les fêtes solennelles et offrir les sacrifices prescrits par la loi. Il ne se borne pas à dire qu’il existe dans quelque coin du monde une ville où il veut recevoir les hommages de son peuple ; Jérusalem est nommée par son nom. La distinction est soigneusement établie entre le tabernacle qui devait servir pour un temps à ce saint usage et le temple de Jérusalem qui devait y être substitué depuis Salomon. C’est à tel point que le roi Jéroboam ne peut tenter d’établir un culte ailleurs, qu’il ne tombe aussitôt dans l’idolâtrie.

Quand l’Ancien Testament a parlé un langage si clair, le Nouveau, qui de l’aveu de tout le monde a beaucoup plus de lumière et de développement, nous laisserait-il en défaut sur un point où s’attache le principe même de notre salut ?

Et pourtant, pas un texte, pas un, Madame ! Saint Paul, qui a traité dans quatorze épîtres de toutes les grandes questions de la foi ; saint Paul, qui a adressé la plus longue de ces épîtres à l’Église de Rome elle-même, n’en parle point ! saint Pierre, qui a écrit deux lettres destinées à tant d’Eglises et si complètes dans leur brièveté ; saint Pierre, qui aurait, d’après l’Abbé la clef des portes de cet immense édifice, n’en parle point ! Jésus-Christ, qui a prévenu avec tant de condescendance les questions de ses disciples, qu’il leur adressait un jour cette parole touchante : « Si cela n’était pas, je vous l’aurais dit, » n’en parle point ! Nul d’entre eux ne dit un seul mot, ni de l’Église catholique romaine, ni d’une Église infaillible, ni d’un tribunal chargé d’expliquer les Écritures ! Eh bien ! Madame, ce silence de la Bible, qu’en pensez-vous ? Ne parle-t-il pas à sa manière ? Dieu nous abandonnerait-t-il à des conjectures ou seulement à des inductions, toujours plus ou moins incertaines, sur le fondement même de la foi ? Non, assurément non, cent fois non !

Mais quelles sont-elles enfin ces inductions sur lesquelles on veut que vous hasardiez votre éternité ? Prenons d’abord la fameuse promesse du Seigneur à saint Pierre, Matthieu 16.18, 19, et arrêtons-nous-y un peu, puisque c’est la seule de toutes les citations de M. l’Abbé où l’Église romaine se laisse apercevoir d’après lui, quoique sur un horizon bien éloigné : « Tu es Pierre, et sur cette Pierre j’édifierai mon Église ; et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » M. l’Abbé ne s’explique guère sur ce passage ; mais on reconnaît sa pensée, qui, du reste, est celle de tous les partisans du tribunal infaillible. Ils voient ici saint Pierre, vicaire de Jésus-Christ sur la terre ; puis saint Pierre, évêque de Rome ; puis enfin saint Pierre transmettant son vicariat aux évêques de Rome, ses successeurs. Ils y voient tout cela ; mais vous, Madame, l’y voyez-vous ? Il y a ici une promesse pour l’Église, « les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle », nous y reviendrons ; et il y a des promesses personnelles pour saint Pierre, qui doivent seules nous occuper en ce moment.

Ces promesses, et surtout la première2, ont reçu plus d’une interprétation. Admettons celle qui est la plus favorable à l’opinion de M. l’Abbé : l’Église de Jésus-Christ sera bâtie sur saint Pierre. Admettons-la, bien qu’elle n’ait pas pour elle l’autorité des Pères ; car les plus anciens d’entre eux ont mieux aimé voir dans « la pierre » sur laquelle l’Église de Jésus-Christ doit être bâtie, ou la personne de Jésus-Christ, ou le témoignage que vient de lui rendre son apôtre, attendu, dit saint Augustin, que « ce n’est pas la pierre qui est sur Pierre, mais Pierre qui est sur la pierre.3 »

2 – Pour le pouvoir des clefs, c’est-à-dire la faculté d’ouvrir et de fermer, de lier et de délier, faculté communiquée ici à saint Pierre, et ailleurs à tous les apôtres, voyez la suite de cette lettre.

3 – « Non petra super Petrum, sed Petrus. super petram. » Justin, le plus ancien des Pères qui se sont occupés de ce passage, donne à entendre que la pierre sur laquelle Notre Seigneur a promis d’édifier son Église, c’est la confession de foi de saint Pierre (Justin, Dial. cum Thryph., Oper., page 255 ; Sylbourg 1593). D’après saint Athanase, saint Jérôme, saint Augustin, c’est Jésus-Christ lui-même (Athan. Unum esse Christ, orat., Oper., vol. I, pages 519, 520 ; Commel. 1600. Hieron., Comment, in Matth. XVI, 18, lib. III. Oper., vol VI, page 33 ; Colon. 1616. August., Expos, in Evang. Johann., Tract., CXXIV, Oper., vol. IX, page 206 ; Colon. 1616). Chrysostome se contredit dans l’explication de ce mot ; il l’entend dans un endroit de la personne de Pierre ; mais dans un autre il condamne très explicitement cette interprétation et voit dans la pierre la confession de l’apôtre (Chrysost., Homil. LXIX in Petr. apost. et Eliam. proph., Oper, vol., I, page 856 ; Serm. de Pentecost., Oper., vol. VI, page 233 ; Commel. 1603). Ce dernier sentiment est aussi celui de saint Hilaire (Hilar. : de Trin., lib. VI ; Oper., page 903 ; Paris, 1631), et paraît avoir été partagé par Cyrille de Jérusalem (Cyril., Catech., XI, page 93 ; Paris, 1631). Origène lui-même, qui dans un de ses écrits prend la pierre pour la personne de Pierre, s’explique ailleurs en termes bien différents : « La pierre, c’est tout disciple de Christ. Que si tu crois que Dieu ait édifié toute son Église sur Pierre, et sur Pierre seul, que feras-tu de Jean, le fils du tonnerre, et de chacun des autres apôtres ? Oserions-nous dire que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre Pierre en particulier, mais qu’elles prévaudront contre les autres apôtres et contre les chrétiens les plus accomplis (twn teleiwn) ? N’est-ce pas pour tous les apôtres, pour chacun d’eux, qu’il a été dit : Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, et encore : Sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ? Les clefs du royaume des cieux ont-elles été données à Pierre seul, et aucun des autres disciples ne les doit-il recevoir ? (Orig., Comment, in Matth, tome XII, Oper., vol. I page 275).

Même avec cette interprétation, la promesse faite ici, à saint Pierre ne suppose pas qu’il soit établi vicaire de Jésus-Christ. Elle s’explique tout naturellement, comme tant d’autres promesses de Jésus-Christ à ses disciples, par le livre des Actes des apôtres ; commentaire pratique, où nous pouvons apprendre par des faits dans quel sens ils les ont entendues eux-mêmes et comment elles se sont accomplies. Celle que nous avons sous les yeux nous est éclaircie par le second chapitre de ce livre et par le dixième : par le second, où nous voyons saint Pierre annoncer le premier l’Évangile aux Juifs ; par le dixième, où il l’annonce le premier aux païens ; de telle sorte qu’il ouvre aux uns et aux autres le royaume des cieux, et qu’il pose la première pierre de chacune des deux Églises dont se compose l’Église universelle. Certes, voilà un magnifique privilège accordé à saint Pierre, en récompense de ce qu’il avait, le premier entre tous, confessé publiquement le Fils de Dieu ; ce qui a été jugé si digne d’observation par les historiens inspirés de Jésus-Christ, que cette circonstance est du petit nombre de celles qu’ils nous ont rapportées tous les quatre4. Mais d’un vicariat de Jésus-Christ, mais d’une suprématie dans l’apostolat, il n’en est rien dit, ni ici, ni ailleurs ; cette suprématie est même positivement contredite par l’histoire des Actes, où nous voyons saint Paul occuper un rang au moins aussi élevé que celui de saint Pierre ; et par les Épîtres, où nous entendons ce même saint Paul déclarer « qu’il n’est en rien inférieur, aux plus excellents d’entre les apôtres » (2 Corinthiens 11. 5), et qu’il « a résisté en face » à saint Pierre dans une occasion où « cet apôtre avait mérité d’être repris » (Galates 2.11).

4Matthieu 16 ; Marc 8 ; Luc 9 ; Jean 6.

Mais quand il serait vrai que saint Pierre ait été vicaire de Jésus-Christ, ce serait beaucoup pour saint Pierre, mais ce ne serait rien pour la thèse de M. l’Abbé. Il ne la peut soutenir qu’en ajoutant à son texte deux choses que vous n’y apercevrez ni de près ni de loin : d’abord, que saint Pierre a été évêque de Rome ; ensuite, qu’il a transmis son vicariat à ses successeurs. Et c’est là ce qu’on appelle prouver une chose par la Bible ! En vain votre raisonnement pose un pied sur ce rocher des siècles ; tant qu’il pose l’autre sur le vide, il est condamné à tomber.

Saint Pierre a été évêque de Rome ? On ne peut pas seulement démontrer qu’il ait été à Rome ; quelques Pères l’affirment, d’autres le nient. Mais remarquez bien ceci, Madame : ceux-là mêmes qui attestent que saint Pierre a été à Rome ne s’accordent pas à le faire évêque de cette ville. Ainsi, d’après Irénée, saint Pierre a fondé l’Église de Rome avec saint Paul, mais il n’en a point été le premier évêque ; le premier évêque de Rome, c’est Linus5. Cette remarque suffit pour faire crouler tout l’échafaudage de l’Abbé, passez-moi l’expression.

5 – D’après les constitutions apostoliques également (lib. VII, c. 46) c. 46). Elles disent en autant de termes, « que saint Paul a consacré Linus premier évêque de l’Église des Romains. »

Et puis, si saint Pierre avait été évêque de Rome, suivrait-il de là que ses successeurs dussent hériter de tous ses pouvoirs ? Cette transmission ! on dirait que c’est une chose si simple qu’on n’a pas besoin même de la prouver, et, dans le fait, elle n’a pas l’ombre d’une preuve. Saint Jacques a été, d’après le témoignage unanime de l’antiquité, le premier évêque de Jérusalem ; ses pouvoirs ont-ils passé à ses successeurs ? En vérité, Madame, s’il y eût eu quelque part une succession du genre de celle que M. l’Abbé a rêvée sur la foi de tant d’autres, on eût dû l’attendre bien plutôt pour l’Église de Jérusalem que pour celle de Rome. Car l’Église de Jérusalem a eu, sans contredit, un apôtre pour évêque, sans compter qu’elle avait été fondée la première, ce qui l’a fait appeler par un concile général « la mère de toutes les Églises.6 »

6 – Celui de Constantinople (Epist. Synod. Concil, Constant, ad. Damas apud. Théodoret., Hist. eccl., lib. V, cap. IX). On peut ajouter, si l’on veut absolument s’appuyer du nom de saint Pierre, que l’Eglise de Jérusalem a été fondée par lui, bien plus certainement que celle de Rome. Au surplus, la prétendue transmission du pouvoir de saint Pierre est jugée assez sévèrement par l’un des Pères qui accordent les plus grands privilèges à cet apôtre, et dans un endroit où il fait voir que la pierre est pour lui la personne de saint Pierre dans Matthieu 16.18. Voici comment s’exprime Tertullien (De Pudic, p. 767, 768) en parlant à l’évêque de Rome, qui réclamait en sa faveur la suprématie dans l’Eglise en sa qualité de successeur de saint Pierre : « Quoi ! parce que le Seigneur a dit à Pierre : Sur cette pierre j’édifierai mon Église, je t’ai donné les clefs du royaume des cieux, tout ce que tu lieras ou délieras sera lié ou délié dans les cieux, tu t’imagines que ce pouvoir de lier et de délier est descendu jusqu’à toi, c’est-à-dire jusqu’à l’Eglise voisine de saint Pierre (Petri propinquam) ! Qui es-tu pour renverser et changer ainsi la volonté du Seigneur, qui a été manifestement de conférer ce privilège à saint Pierre personnellement ? Car il a dit : J’édifierai mon Église sur toi ; je te donnerai les clefs, et tout ce que tu lieras et délieras, non ce qu’ils lieront et délieront (Super te, inquit, ædificabo Ecclesiam meam, et tibi dabo claves ; et quæcumque solveris vel alligaveris, non quæ solverint vel alligaverint).

On se lasse de combattre de si vaines imaginations. En résumé, Madame, il faut pour suivre ici M. l’Abbé, que vous admettiez, sans preuve scripturaire, que saint Pierre a été vicaire de Jésus-Christ ; sans preuve historique et contre les traditions les plus authentiques, qu’il a été évêque de Rome ; et sans preuve rationnelle ni d’aucun genre, que son vicariat a passé de main en main à tous les évêques de cette Église. Il faut encore que cette laborieuse argumentation, compliquée à n’en pas finir de suppositions sur l’Écriture, de suppositions sur l’histoire, de suppositions sur le plan de Dieu, soit l’appui de vos espérances éternelles ! Il faut qu’un sable mouvant, que des nuages insaisissables soient « le rocher de votre salut ! »

Mais si l’infaillibilité de l’Église catholique romaine est mal prouvée par l’Écriture, cela n’inquiète pas M. l’Abbé. Il lui suffit que l’Écriture prouve clairement l’existence d’une Église infaillible en général. Cela ne suffirait guère, ce me semble ; mais cela même, l’Écriture le dit-elle ? Voyons.

Peut-être vous semble-t-il, Madame, qu’elle le dit en effet. Moi-même, je l’avoue, en relisant les citations rassemblées sous mes yeux par M. l’Abbé Favien, je me surprends à me demander, en dépit de ma persuasion contraire, si elles ne prouvent pas qu’il existe sur la terre une Église infaillible. Mais il ne faut que les examiner attentivement pour reconnaître que la notion d’Église infaillible n’est là que parce que nous l’y mettons nous-mêmes par une association d’idées devenue presque inévitable. Nous avons été tellement habitués dès l’enfance à entendre appliquer aux papes ce qui concerne saint Pierre, aux prêtres ce qui concerne les apôtres, et aux conciles ce qui concerne la première assemblée ecclésiastique tenue à Jérusalem, qu’à peine sommes-nous capables de donner à certaines déclarations de l’Écriture leur sens propre et naturel. La force apparente des citations de l’Abbé Favien tient uniquement à cette confusion. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et, pour le bien traiter, il faudrait avoir plus de lumière que je n’en possède sur ces points difficiles. Mais comme j’espère renverser bientôt les explications de M. l’Abbé par une preuve de fait, en vous montrant dans ma prochaine lettre que Dieu commande à chaque fidèle de lire la Bible pour soi, il m’est permis d’être bref ici, et il me suffira de vous faire voir, en parcourant rapidement les diverses classes de passages que cite M. l’Abbé, qu’il n’y en a pas une qui dise ce qu’il lui fait dire. Reprenons-les l’une après l’autre dans l’ordre de ses citations, à l’exception de ce qui regarde saint Pierre, et dont nous avons déjà parlé.

M. l’Abbé commence par les promesses suivantes : « Je prierai mon Père et il vous donnera un autre Consolateur, qui demeurera éternellement avec vous, et qui vous enseignera toutes choses. Ce n’est pas vous qui parlerez, mais c’est l’Esprit de votre Père ce qui parlera en vous ; » à quoi il ajoute ce début d’une lettre écrite aux Églises par le concile de Jérusalem : « Il a plu au Saint-Esprit et à nous. » N’y a-t-il pas là une direction du Saint-Esprit et une véritable infaillibilité ? Oui. Mais à qui est-elle promise ou attribuée ? Aux apôtres, aux dépositaires inspirés des révélations évangéliques. Cette infaillibilité-là nous sommes si loin de la nier que notre confiance en la Parole écrite n’a pas d’autre appui. C’est parce que le Saint-Esprit a mis les apôtres à l’abri de toute erreur, que je vous presse tant de ne vous en rapporter qu’à ce qu’ils ont écrit et de juger par là de tout le reste. Nous disons : Les apôtres sont infaillibles ; donc, lisez ce qu’ils ont écrit comme la Parole de Dieu même. M. l’abbé Favien dit : Les apôtres sont infaillibles, donc, écoutez…les décisions des papes et des conciles comme la Parole de Dieu. Comment a-t-il sauté des apôtres aux papes et aux conciles ? C’est à lui de vous l’expliquer. Eh quoi ! de ce que le concile de Jérusalem, qui était présidé par des apôtres, a pu dire : « Il a plu au Saint-Esprit et à nous, » s’ensuit-il que le concile de Constance, composé d’évêques sans piété, et présidé par un pape indigne du nom de chrétien, puisse le dire également ? Si le raisonnement de M. l’Abbé est juste, qu’il le pousse jusqu’au bout et qu’il dise encore : Les apôtres ont eu le don des miracles et celui des langues, donc les papes et les conciles peuvent opérer des miracles et parler des langues qu’ils n’ont point apprises.

Mais les apôtres ne devaient pas vivre toujours, poursuit M. Favien, et ce trait de la promesse du Saint-Esprit : « Il demeurera avec vous éternellement », ne pouvait pas les concerner seuls non plus que ces autres promesses : « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles. Les portes de l’enfer ne prévaudront « point contre mon Église. Elle est la colonne et la base de la vérité7. » Ce langage ne suppose-t-il pas qu’il y aura sur la terre, même après la mort des apôtres et dans tous les temps, une Église qui a des garanties d’une éternelle protection ? D’accord ; mais autre chose est la protection, autre chose est l’infaillibilité. Il faut faire, au sujet des passages que nous venons de citer, les deux mêmes réflexions que nous avons faites ailleurs sur des expressions toutes semblables des Pères : c’est qu’il ne s’agit pas ici d’une Église déterminée, mais de l’Église de Dieu en général, et que le Seigneur promet à cette Église, non de la rendre infaillible, mais de la maintenir fidèle. Il suffit à l’accomplissement de cette promesse que le Seigneur se réserve toujours sur la terre une Église qui garde le fondement de la foi. Cette Église peut se composer de membres appartenant à plus d’une Église particulière, et qui sont unis de foi quoique séparés de communion. En d’autres termes, la religion de Jésus-Christ ne périra jamais dans le cœur des hommes ; elle se conservera toujours dans l’une ou dans l’autre des branches, de la grande Église chrétienne. C’est ce qu’un écrivain, qui appartenait lui-même à l’Église romaine, Tostatus d’Avila, exprimait ainsi : « L’Église universelle n’erre jamais, parce qu’elle n’erre jamais dans toutes ses branches.8 » Voilà ce que le Seigneur a promis, ce qu’on a vu jusque dans les plus mauvais jours et ce qu’on verra jusqu’à la fin. Mais de là à un tribunal infaillible établi pour interpréter les Écritures, il y a bien loin.

7 – Il est à remarquer que saint Irénée s’est servi des mêmes termes en parlant des écrits des apôtres : In scripturis nobis tradiderunt fundamentum et columnam fidei nostræ futurum. (Adv. Hær., lib. III, c. I, p. 169.)

8 – Ailleurs ce même écrivain donne à cette pensée un développement bien remarquable, surtout dans sa bouche : « L’Église des Latins n’est pas l’Eglise universelle, elle n’en est qu’une certaine partie ; d’où il suit qu’à supposer même que l’Église des Latins eût erré tout entière, l’Église universelle n’aurait point erré pour cela. Car l’Église universelle demeure toujours dans ses branches qui n’errent point, qu’elles soient ou non en plus grand nombre que celles qui errent. » (Tostat. Abutens, præf. in Matth., quæest. XIII ; Id. quæst., IV in Matth, adproleg. 2). Cet auteur vivait au XVe siècle.

Mais il y a plus ici, continue M. l’Abbé, qu’une protection assurée à l’Église : il y a un corps de pasteurs établis par le Saint-Esprit, et par conséquent infaillibles : « Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques pour gouverner l’Église de Dieu. Celui qui vous écoute, m’écoute. Obéissez même à ceux qui sont rudes et fâcheux. » J’ai déjà fait voir que le dernier de ces trois passages est tout à fait étranger au sujet qui nous occupe. Le second s’applique évidemment aux apôtres, et n’eût pas dû figurer à cette place. Reste le premier qui est fort remarquable, sans contredit, et qui donne une hauteur magnifique au ministère pastoral. On pourrait dire, à la vérité, que saint Paul n’adresse ces paroles qu’aux pasteurs d’Éphèse, qui avaient été établis par le Saint-Esprit dans un sens tout spécial, ayant été choisis par les Églises dans cette première effusion de l’Esprit de Dieu sur la terre, et confirmés par les apôtres inspirés. Toutefois, je le reconnais avec joie, ce n’est pas trop presser cette déclaration, que d’en conclure que le ministère pastoral, en soi, est institué par le Saint-Esprit. Mais résulte-t-il de là qu’un corps donné de pasteurs soit infaillible ? Nullement. Institué par le Saint-Esprit est un ; infaillible est un autre. Il n’y a qu’à voir la suite du discours de l’Apôtre : « Du milieu de vous (de ces docteurs établis par le Saint-Esprit), il s’élèvera des hommes qui annonceront des « doctrines corrompues, afin d’attirer des disciples après eux. » (Actes, 28.30) Et pour les préserver de ce danger d’erreur, à qui saint Paul les recommande-t-il ? « A Dieu et à la Parole de sa grâce. » (verset 32.) Cette Parole, et non leur infaillibilité prétendue, devait les garder. C’est aussi cette Parole, et non une infaillibilité prétendue, qui doit nous faire discerner si un corps de pasteurs quel qu’il soit a retenu la foi. Tout cela, loin de favoriser la doctrine de M. l’Abbé, y est directement opposé, quand on prend le soin d’y regarder de près.

Mais enfin, dit M. l’Abbé, il s’agit bien d’une Église visible et infaillible, il s’agit bien de successeurs des apôtres, aux décisions desquels on doit se soumettre sans réserve, dans cette dernière série de passages : « Ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel, » promesse expliquée par cette autre : « Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus ; » et encore : « Si quelqu’un n’écoute pas l’Église, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain. » Non, Madame, il n’est point question ici de successeurs des apôtres, encore moins de successeurs infaillibles. Quel est donc le sens de ces promesses ? Je ne puis vous le montrer sans anticiper sur ce que j’aurai à vous dire plus tard en parlant du don du Saint-Esprit, auquel elle est étroitement liée ; on le voit bien dans saint Jean, où elle suit immédiatement la promesse du Saint-Esprit : « Il souffla sur eux et leur dit : Recevez le Saint-Esprit. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Je m’expliquerai ici fort brièvement sur ce sujet ; ma lettre suivante achèvera, au besoin, d’éclaircir ma pensée.

Quand Jésus était sur la terre, et qu’il adressait à un pécheur ces consolantes paroles : « Tes péchés te sont « pardonnés, » ce pécheur pouvait se dire : Celui qui m’a garanti mon pardon, c’est le Seigneur. Mais quand Jésus aura quitté la terre, quel homme, quel docteur, quel apôtre pourra nous assurer de notre pardon ? Que va devenir l’Église de Dieu ? sera-t-elle réduite à une incertitude éternelle, et n’aura-t-elle qu’à regretter sans cesse le temps où la voix de Jésus se faisait entendre ? C’est à cette grave question que le Sauveur répond par la promesse qui nous occupe. Il va s’éloigner ; « mais il ne laissera pas les siens orphelins. » Son Esprit demeurera avec eux, et parlera par eux.

Le Saint-Esprit parlera par les apôtres. Il leur communiquera une vertu surnaturelle et miraculeuse qui ne sera que pour eux seuls, et qui en fera des docteurs infaillibles de la vérité divine. Sans doute, ils ne réconcilieront pas le pécheur avec Dieu, Comme Jésus ; mais ils annonceront avec l’autorité de Jésus la parole de la réconciliation. Ainsi, quand ils diront : « Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé, » on les pourra écouter avec autant de confiance que le Seigneur lui-même ; et le pauvre geôlier de Philippes, qui n’aura entendu que saint Paul, pourra être aussi certain de son salut que l’était le paralytique de Béthesda9 qui avait entendu Jésus-Christ.

9 – Ou Bethsaïda.

Remarquez-le bien, Madame, ce pouvoir de lier et de délier, ou de remettre et de retenir les péchés, ou d’ouvrir et de fermer le royaume des cieux, car ce ne sont là que des noms différents pour une même chose ; ce pouvoir que saint Pierre reçut le premier, mais comme au nom de tout le collège apostolique auquel il fut ensuite expressément étendu, s’exerce par la prédication, par la Parole, non par la confession et l’absolution ; et le tribunal de la pénitence, dont parle M. l’Abbé, n’a absolument rien à faire ici. Vous en avez la meilleure preuve possible, celle des faits, dans l’histoire des apôtres. Lisez d’un bout à l’autre le livre des Actes. Vous n’y trouverez pas un mot du tribunal de la pénitence. Comment saint Pierre exerce-t-il le pouvoir des clefs au milieu de ces milliers de Juifs qui se pressent autour de lui dans le jour de la Pentecôte ? Est-ce en obligeant chacun d’eux à son tour à venir dans un coin lui confesser ses péchés à l’oreille et recevoir à l’oreille une promesse de pardon ? Non, Madame ; mais c’est en proclamant devant tout ce peuple réuni, à la face du ciel et de la terre, « cette doctrine de vie, » qui se charge elle-même de délier ceux qui la reçoivent et de tenir liés ceux qui la rejettent : « Amendez-vous10, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, pour obtenir le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit. » (Actes 11.38.) Ainsi l’exerce encore ce même saint Pierre avec saint Jean, à quelques jours de là, en disant à ce même peuple : « Amendez-vous et vous convertissez, afin que vos péchés soient effacés » (Actes 3.19.) et au Sanhédrin assis pour le juger : « Il n’y a point de salut en aucun autre ; car aussi il n’y a point sous le ciel d’autre nom qui soit donné aux hommes, par lequel il nous faille être sauvés. » (Actes 4.12.) Ainsi l’exerce saint Paul, en disant au pauvre geôlier de Philippes qui s’écriait : Que dois-je faire pour être sauvé ? « Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé toi et ta maison. » (Actes 16.43.)

10 – Certaines versions catholiques, et même celle de Saci, traduisent ainsi : « Faites pénitence. » Cette traduction peut être admise, pourvu qu’on entende bien que faire pénitence signifie seulement ici se repentir, se convertir ; on eût mieux fait cependant de prendre un autre mot pour éviter l’équivoque ; le mot grec ne laisse pas le plus petit doute à cet égard : il signifie changer de disposition et rien autre.

Que si le pouvoir de lier et de délier ne s’exerce que par la Parole, il faut reconnaître que ce pouvoir, dont on se sert pour vous détourner de lire la Parole et pour vous soumettre à l’autorité des prêtres, devait au contraire, dans les desseins de Dieu, vous inspirer pour cette Parole une confiance illimitée et sans partage. Ici encore, je le demande hardiment, qui raisonne plus naturellement, ou celui qui dit : La parole des apôtres lie et délie, comme celle du Seigneur lui-même ; lisez-la donc dans leurs écrits, puisque vous ne pouvez l’entendre de leur bouche, ou celui qui dit : La parole des apôtres lie et délie ; soumettez-vous donc sans réserve à l’interprétation de l’Église ?

Cependant, Madame, j’accorde volontiers à M. Favien que la promesse qui nous occupe n’était pas exclusivement destinée aux seuls apôtres. Comme la promesse du Saint-Esprit dont elle dépend, elle a deux applications : l’une spéciale, par laquelle elle n’appartient qu’aux doctrines inspirées de l’Évangile ; l’autre, générale, par laquelle elle s’étend encore, à qui ? aux prêtres ? Non, mais à tous les fidèles. Oui, Madame, à tous les fidèles. Il ne faut que comparer le passage de l’Évangile de saint Jean où se lisent ces mots : « Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, etc. » (Jean 20.19-23) avec le chapitre 24 de l’Evangile selon saint Luc (39-49), pour reconnaître qu’il est question dans ces deux endroits d’un seul et même entretien du Seigneur avec ses disciples11 ; or, saint Luc nous apprend qu’il a parlé dans cette occasion, non aux apôtres seulement, mais « aussi à ceux qui étaient avec eux » (Luc 24.33). On répondra peut-être que par « ceux qui étaient avec eux » il ne faut entendre que les soixante-douze disciples qui ont partagé avec les apôtres le privilège de l’inspiration (Luc 10.1, 9). Mais voici une seconde preuve qui va plus loin que la première. Cherchez dans saint Matthieu la promesse : « Ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, etc., » et voyez la place où elle se trouve : « Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui seul ; s’il t’écoute, tu as gagné ton frère. Mais s’il ne t’écoute point, prends encore avec toi une ou deux personnes afin qu’en la bouche de deux ou de trois témoins toute parole soit ferme. Que s’il ne daigne pas les écouter, dis-le à l’Église ; et s’il ne daigne pas écouter l’Église, qu’il te soit comme un païen et comme un péager. En vérité, je vous dis que tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel ; et que tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. Je vous dis aussi que si deux d’entre vous s’accordent sur la terre, tout ce qu’ils demanderont leur sera donné par mon Père qui est aux cieux. Car où il y en a deux ou trois assemblés en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Matthieu 18.15-20). Évidemment c’est ici un discours suivi et qui s’adresse tout entier aux mêmes personnes ; évidemment encore ces personnes, ce sont, d’après les derniers mots que je viens de citer, tous les fidèles. Ce qui empêche M. l’Abbé Favien de le voir, c’est le mot Église, qui réveille aussitôt dans son esprit l’idée de clergé, mais à tort ; car le mot Église signifie tout simplement l’assemblée, c’est-à-dire les fidèles. Sans doute cette assemblée sera représentée, dirigée, gouvernée par des pasteurs ; mais il n’en est pas moins vrai que les promesses ici rapportées appartiennent, à proprement parler, à tout le troupeau, non aux pasteurs exclusivement12. Enfin cela est déclaré en propres termes dans le psaume 139, où ce pouvoir est décrit sous les plus pompeuses images (versets 5-9) : « Les bien-aimés s’égayeront avec gloire, et se réjouiront dans leurs lits. Les louanges du Dieu fort seront dans leurs bouches et des épées13 affilées à deux tranchants dans leurs mains ; pour se venger des nations, et pour châtier les peuples ; pour lier leurs rois de chaînes, et les plus honorables d’entre eux de ceps de fer ; pour exercer sur eux le jugement qui est écrit. « Cet honneur est pour tous ses bien-aimés. »

11 – Suivez ce rapprochement, et vous vous convaincrez que le pouvoir de remettre et de retenir les péchés, que Jésus-Christ communique aux apôtres en vertu du don du Saint-Esprit qu’il commence déjà à leur départir, d’après saint Jean, correspond à cette mission qu’il leur donne, d’après saint Luc, de prêcher en son nom la repentance et la rémission des péchés, en vertu de ce même don du Saint-Esprit qu’il leur promet pour une époque prochaine. Nouvelle marque que c’est par la prédication que les apôtres devaient remettre et retenir les péchés.

12 – « Deux valent mieux qu’un. Le corps des fidèles a des promesses particulières que le fidèle isolé n’a pas. Le corps offre plus de garantie comme dépositaire de la vérité que l’individu ; les prières du corps ont plus d’efficacité que celles de l’individu. » Principe admirable, qui sert à la fois de fondement aux sociétés chrétiennes et d’aliment à l’amour fraternel.

13 – Image consacrée pour marquer la vertu de la Parole de Dieu Éphésiens 6.17, Hébreux 4.12 ; Apocalypse 1.16 ; 2.16 ; 19.15.

Oui, Madame, tout vrai disciple de Jésus a part au pouvoir de lier et de délier, parce qu’il a part à la promesse du Saint-Esprit14. Ayant reçu dans son cœur la grâce annoncée par les apôtres, s’appuyant sur les docteurs inspirés et infaillibles de l’Évangile, comme ces docteurs se sont appuyés sur leur divin Maître, il dira à son tour, lui qui n’est ni inspiré ni infaillible : « Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé ; » et et il le dira avec autant de fermeté que les apôtres eux-mêmes. N’en doutez pas, les choses se passeront comme il l’a dit. Ce qu’il déclare sauvé sera sauvé ; ce qu’il déclare perdu sera perdu. Non sans doute qu’il puisse faire l’application de la doctrine qu’il proclame à l’individu, et dire à tel homme : Toi, tu es sauvé, ou à tel autre : Toi, tu es perdu cela n’appartient qu’au Seigneur, qui seul « sait ce qui est dans l’homme. » Mais ce que nous pouvons tous, c’est de proclamer la doctrine d’après laquelle Dieu lui-même s’est engagé à juger les individus, suivant ce mot solennel de Jésus-Christ, que le plus humble de ses disciples peut répéter à son tour : « Cette Parole que je vous ai annoncée est celle qui vous jugera au dernier jour » (Jean 12.48). O merveilleuse vertu de la parole de Dieu et de l’Esprit de Dieu ! C’est par là qu’à défaut d’un saint Pierre ou d’un saint Paul, tout ministre de l’Évangile, tout confesseur de Jésus-Christ, un Jean Huss devant le concile de Constance, le plus obscur des chrétiens devant le monde, remet et retient les péchés, lie et délie, ouvre et ferme le royaume des cieux, dont il tient les clefs dans sa main !

14 – Bien entendu, à la promesse générale du Saint-Esprit, qui est différente de la promesse spéciale de l’inspiration. Cette différence sera développée dans la quatorzième lettre.

Notre promesse concerne donc dans un sens les apôtres ; elle concerne dans un autre sens tous les fidèles ; mais elle ne concerne dans aucun sens les successeurs des apôtres. Ou plutôt les apôtres, comme apôtres, n’ont point de successeurs et n’en peuvent avoir non plus que les prophètes. Un corps de docteurs et de prêtres qui héritent de l’autorité infaillible des apôtres, cela ne se trouve nulle part dans l’Écriture, Défiez-vous de ces associations d’idées qui dénaturent les pensées de la Bible sous couleur de les achever. Quand M. l’Abbé lit « ce que vous lierez sera lié, et ce que vous délierez sera délié, » il en infère aussitôt qu’il faut se soumettre aux prêtres ; mais Jésus-Christ n’a pas parlé d’eux. Il faut savoir à qui s’applique ce vous qui est dans le texte ; or, il s’applique ou aux apôtres, ou à tous les fidèles. Les prêtres n’ont guère plus de raison d’appuyer sur cette parole l’autorité qu’ils s’attribuent que je n’en aurais de me persuader que je serai roi d’Israël parce qu’il a été dit : « Tu seras roi sur Israël ; » cela a bien été dit, mais c’est à Salomon, ce n’est pas à moi. Ce que M. l’Abbé cite a été dit aussi, mais ne l’a pas été aux prêtres, qui ne sont point nommés dans ces textes, et qu’on introduit partout à l’aide de cette petite addition après le mot apôtres, et leurs successeurs ; addition qui semble n’y pas toucher, et qui renverse entièrement le sens des promesses.

La réconciliation est au Seigneur tout seul ; la parole inspirée de la réconciliation, aux apôtres, la doctrine du salut, à tous. Il n’y a d’infaillible dans tout cela que le Seigneur, son Esprit et sa Parole.

Il est temps de conclure, Madame. On entreprend de vous prouver, par l’Écriture, qu’au lieu de lire l’Écriture vous-même, vous devez vous en rapporter à l’interprétation d’un tribunal infaillible ; doctrine fondamentale, et sur laquelle vous avez droit d’exiger les témoignages les plus décisifs. Or, que vous montre-t-on ? De passages qui vous interdisent la lecture de la Bible, pas un seul. De passages qui établissent le tribunal infaillible auquel on prétend vous soumettre, pas un seul. Restent cinq ou six déclarations isolées d’avec leur contexte, arbitrairement expliquées, plus arbitrairement appliquées, et d’où l’on tire ainsi des inductions lointaines tout étonnées de leur origine. Cela vous suffit-il ? Pourrez-vous risquer là-dessus le salut de votre âme ? Pensez-y.

Pour moi, je n’hésite pas à le dire et vous pouvez me mettre à l’épreuve, avec une méthode d’interprétation telle que celle-là, je m’engage à trouver dans la Bible tout ce qu’on voudra. Nommez un système à votre choix, religieux ou philosophique, Platon, Aristote, Spinosa, Mahomet, ce qui vous plaira enfin, je le découvrirai dans la Bible par les procédés d’interprétation de M. l’Abbé. Que dis-je ? ce que je m’engage à faire a été fait, et l’a été, qui plus est, pour le saint-simonisme. Oui, Madame, il n’y a pas jusqu’à cette doctrine immorale, impie, antichrétienne, qui n’ait cherché un appui dans la Bible et qui ne l’y ait trouvé à sa façon. Vous devez vous rappeler que les prédicateurs saint-simoniens citaient volontiers la Bible, et la citaient quelquefois d’une manière assez spécieuse pour frapper les personnes qui ne la connaissaient que par leurs citations. Qui pourrait désespérer, après cela, de donner à ses idées, n’importe lesquelles, un certain air de conformité avec les Écritures ?

Ah ! se servir ainsi des Écritures, ce n’est pas en user, c’est en abuser ! Tremblons à la seule pensée d’arracher à ce saint Livre un témoignage forcé en faveur d’une doctrine toute faite et tirée de notre propre cerveau. Écoutons-le plutôt le front dans la poussière, et recevons la doctrine que Dieu y a mise, quelle qu’elle soit. Alors seulement nous la traiterons avec le respect qui lui est dû ; mais alors, Madame, nous y trouverons le droit garanti, ou plutôt le devoir prescrit à chaque fidèle de la lire lui-même, en implorant pour la comprendre le secours du Saint-Esprit.

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