Lucile ou la lecture de la Bible

Dix-huitième lettre

M. Mercier à Lucile

Prétendus dangers de la lecture de la Bible.

Ce n’est pas par oubli, Madame, que j’avais gardé le silence sur les dangers qu’on redoute pour vous de la lecture de la Bible. Les inquiétudes de M. l’Abbé à cet égard me semblaient se réfuter assez d’elles-mêmes, et j’avoue que j’ai eu peine à me défendre d’une impression pénible en lisant cette partie de sa lettre ; elle m’a paru indigne de lui. La lecture de la Bible dangereuse ! et celui qui le dit la tient pour la Parole de Dieu ! la prévention peut-elle-bien aller jusque-là dans un esprit si éclairé ? Je me flattais d’ailleurs que mes premières lettres vous décideraient à lire les Écritures ; et si vous l’eussiez fait, votre propre expérience vous eût montré bientôt ce que valent les inconcevables craintes de M. l’Abbé. Mais puisque vous hésitez encore, je vais faire un effort sur moi-même pour vous montrer que la lecture de la Bible n’est pas dangereuse.

On peut abuser de tout, et je ne nie pas qu’un homme ne puisse se scandaliser en lisant la Bible. Elle a pu scandaliser un Voltaire, quand il y cherchait des sujets de divertissement pour les lecteurs profanes de ses profanes écrits. Elle en pourra scandaliser d’autres qui, sans porter l’impiété jusqu’à cet excès, la lisent pourtant avec un esprit prévenu ou avec un cœur mal disposé. La prédication de l’Evangile était aussi « scandale aux Juifs et folie aux Grecs, » dit saint Paul ; et le même apôtre écrit ailleurs : « Pour ceux qui se sauvent, nous sommes une odeur de vie qui les fait vivre ; mais pour ceux qui périssent, nous sommes « une odeur de mort qui les fait mourir. » (2 Corinthiens 2.15-16) Fallait-il pour cela s’éloigner de la prédication des apôtres ? Non, sans doute ; il fallait écouter les apôtres, mais les écouter avec le désir de s’instruire et de se sauver. C’est aussi dans cet esprit qu’il faut lire la Bible ; alors le scandale est impossible et fait place à l’édification.

Commençons par l’article des mœurs. Il y a, dit-on, dans la Bible, certaines choses qui peuvent inspirer de mauvaises pensées au lecteur, et lui donner l’idée du mal qu’il ne connaît pas. Ce sujet est délicat, je le traiterai brièvement et clairement, à la manière de la Bible elle-même. Vivant dans un monde « plongé dans le mal » (1 Jean 5.19)1, nous voyons le mal tout autour de nous, nous le portons en nous-mêmes, nous ne saurions dès lors l’ignorer absolument, et le problème à résoudre est celui-ci : Comment le connaîtrons-nous avec le moins de danger possible ? Ce problème, la Bible l’a résolu avec une sagesse, avec une pureté digne de son auteur ; et l’homme ne peut apprendre à connaître le mal avec moins de péril que par elle. La Bible expose le mal, ou plutôt le raconte, gravement, brièvement, clairement ; oui, Madame, clairement, en nommant chaque chose par son nom, et ce trait qu’on lui reproche tant est admirable ; elle le montre dans sa honteuse nudité, et ne le couvre pas de ces voiles demi-transparents qui ne servent qu’à exciter une curiosité indiscrète. C’est de la Bible qu’on apprend à voir le péché du même œil que Dieu le voit, et à s’en détourner avec une sainte indignation. Ce qui serait ailleurs peut-être un sujet de tentation pour le lecteur, devient pour lui à cette place, dans le livre de Dieu, sous les yeux de Dieu et comme dans la société des plus fidèles serviteurs de Dieu, une lumière humiliante et un avertissement salutaire. J’en suis tellement persuadé, quant à moi, que j’ai mis la Bible dans les mains de mes petits enfants dès qu’ils ont su lire, comme l’avait fait pour Timothée sa pieuse mère2. Outre l’avantage d’acquérir les premières notions du mal dans le plus saint des livres, ils ont celui de les recevoir à un âge où les impressions qu’on redoute pour eux sont encore confuses ; et quand elles deviennent plus nettes, une longue et respectueuse habitude en a émoussé le danger. Ah ! ce que je crains, ce n’est pas la naïve simplicité de la Bible ; ce sont bien plutôt les réticences du monde ; ce sont ces équivoques détestables dont le langage de la société se remplit à proportion qu’elle se civilise, ou plutôt qu’elle se dérègle. Chez les anciens, comme chez les modernes, la délicatesse du langage a crû à mesure que la pureté des mœurs s’est perdue ; et si l’on veut trouver les langues les plus chatouilleuses, il faut les chercher chez les nations les plus corrompues.

1 – D’après une autre version, qui nous paraît être la véritable, l’expression de l’Apôtre est encore plus énergique : « Le monde gît dans le malin. »

22 Timothée 3.15. Les mots « depuis ton enfance, » ne rendent pas la force de l’original ; le mot grec marque un enfant qui vient de naître.

Enfin, Madame, ceux qui ne laissent pas la Bible parler aux hommes du mal, que mettent-ils à la place ? Le confessionnal. Eh bien ! vous n’ignorez pas sans doute les révélations qui ont été faites plus d’une fois là-dessus, ni le danger que le confessionnal substitue au danger imaginaire de la Bible. Je me borne à ces trois questions. Vaut-il mieux apprendre à connaître le mal dans un entretien que dans un livre ? Vaut-il mieux l’apprendre dans les discours d’un pécheur toujours ouvert à la tentation, que dans le langage solennel de ce Dieu « qui ne peut être tenté par aucun mal ? » Enfin, vaut-il mieux l’apprendre avec les développements d’un interrogatoire où l’on est tenu de n’omettre aucun détail, que dans un récit bref et qui se hâte d’en finir avec le péché ? Il n’y a pas de peuples plus moraux que ceux chez lesquels chacun lit la Bible, et la lit dès son enfance ; en pourrait-on dire autant des pays d’où la Bible est bannie et où la confession règne sans partage ? Voici ce que j’ai entendu de la bouche d’un prêtre : « La confession est une pratique vraiment corruptrice, et pour les fidèles, à qui elle suggère souvent l’idée de péchés qu’ils ignoraient, et pour le prêtre lui-même, chez qui la convoitise naturelle du cœur se met à couvert sous l’obligation ecclésiastique de présenter des questions plus qu’indiscrètes. »

On trouve encore un autre danger à la lecture de la Bible : elle renferme, dit-on, bien des choses qui étonnent, qui semblent peu dignes de Dieu, et qui peuvent troubler une foi mal affermie. J’accorde qu’il y a dans la Bible des traits mystérieux, étranges même selon nos idées ; mais je soutiens que le meilleur parti à prendre, c’est de les lire dans la Bible même, non de s’éloigner de la Bible pour les éviter.

D’abord, on a beau s’éloigner, on ne les évitera pas. Les plus considérables de ces difficultés tiennent tellement au fond de la doctrine ou de l’histoire, qu’on ne saurait s’y soustraire dans l’étude de la religion. Comment raconterez-vous, par exemple, l’établissement des Israélites dans la terre de Canaan, sans parler de l’ordre que. Dieu leur avait donné d’exterminer les Cananéens ? et c’est là, vous le savez, l’un des traits dont on se scandalise le plus communément. Et puis, comment vivre dans le monde sans entendre parler de ces points obscurs de la révélation ?

D’ailleurs, en lisant la Bible, on y voit ces points obscurs entourés de certaines circonstances qui lèvent où qui atténuent la difficulté, tandis que séparés de cet encadrement ils paraissent bien plus étranges qu’à la place ou Dieu les a mis. Ainsi, cet ordre d’exterminer les Cananéens scandalisera plutôt dans une citation de Voltaire, ou même dans un catéchisme, qu’il ne fera dans la Bible, où l’on voit par ce qui le précède et par ce qui le suit, combien la destruction de ces païens était justifiée par leurs crimes, et combien cette précaution terrible était nécessaire pour les Israélites, qui ne perdirent leur prospérité et leur religion que pour les avoir laissés subsister au milieu d’eux. Cela est vrai surtout pour ceux qui, comme vous, Madame, savent qu’il y a des sujets d’achoppement dans la Bible, et qui la fuiraient tout exprès pour ne pas les rencontrer. Il est dans la nature de l’esprit humain que vous vous figuriez alors ces difficultés plus considérables qu’elles ne le sont réellement ; et le sentiment qu’il y a dans la Parole de Dieu des choses que vous ne pourriez impunément regarder de près, troublera plus votre foi que n’eût pu le faire la vue de ces choses mêmes. C’est pourquoi, quand le danger dont nous parlons serait réel, il faudrait encore vous y résigner, comme au seul moyen d’échapper à un autre péril plus grand encore. Mais, Madame, approchez-vous de la Bible avec un cœur humble, et le danger dont on vous effraye n’existera pas. Vous trouverez tout simple alors qu’il y ait dans les voies de Dieu des choses qui étonnent notre faible raison ; et, croyant aux grands mystères de la religion, vous sentirez qu’il y aurait trop d’inconséquence à vous scandaliser de ces mystères de détail. Quoi ! vous croyez la chute des anges rebelles, et vous ne pourriez croire le fait des pourceaux de Génésareth ! Vous admettez l’incarnation du Fils de Dieu, et vous ne sauriez admettre que Jésus-Christ ait pu être tenté au désert par le diable ! Vous soumettez votre raison au miracle de l’inspiration des Écritures, et votre foi reculerait devant l’histoire de Balaam ! Ce serait bien là « couler le moucheron, tout en avalant le chameau. »

Il y a plus encore, Madame. Les choses étranges et mystérieuses qu’on trouve dans la Bible ont leur utilité, une utilité qui leur est propre et à laquelle rien ne pourrait suppléer. Elles confondent notre ignorance ; elles nous mettent à notre véritable place devant Dieu ; elles nous apprennent à nous taire en sa présence, et à le laisser faire alors même que nous ne comprenons pas tout ce qu’il fait. Je demandais un jour à un enfant de sept ans si Dieu a été injuste en permettant que les suites du péché d’Adam s’étendissent sur sa postérité : « Non, me dit-il, – Et pourquoi, mon ami ? – Parce que rien de ce que Dieu fait n’est injuste. » Cette réponse eût fait sourire de pitié le logicien incrédule : elle me parut admirable. C’est de cet œil simple qu’il nous faut apprendre, à regarder nous-mêmes les côtés mystérieux de la révélation ; car, comme le dit Moïse dans un endroit que je vous ai montré ailleurs sous un autre point de vue, s’il y a « des choses révélées qui sont pour nous et pour nos enfants, » il y a aussi « des choses cachées qui sont pour l’Éternel notre Dieu. » (Deutéronome 29.29) Cette alternative de clarté et d’obscurité est merveilleuse et vraiment divine ; Pascal, l’auteur favori de M. Favien, a sur ce sujet de belles pages que je vous invite à lire. Cette clarté et cette obscurité exercent tour à tour la foi, chacune en sa place et en sa manière ; et pour un esprit humble et droit, ce qui reste de ténèbres dans la Bible ne sera pas moins salutaire que ses enseignements les plus lumineux.

Mais je me lasse de justifier la Parole de Dieu. Je lui dois trop pour garder en la défendant l’attitude d’un froid avocat ; c’est le cœur plein d’émotion et de gratitude que j’ai besoin d’en parler. Chaque fois que je la prends en main, je crois entrer en quelque sorte dans un monde nouveau ; c’est là plus que partout ailleurs que je me sens en présence du Seigneur. Ne l’avez vous pas senti vous-même, Madame ? Mais j’oublie que vous n’avez pas lu la Bible ; et véritablement j’ai peine à comprendre qu’elle ne soit pour rien dans les sentiments si vifs avec lesquels vous vous occupez de votre salut : en général, il n’appartient qu’à elle de remuer ainsi les cœurs.

« Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé. Celui qui a le Fils a la vie. Vous êtes sauvés par grâce, par la foi. Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils au monde, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Nous l’aimons parce qu’il nous a aimés le premier. Soyez saints, car je suis saint. Priez sans cesse. Soit que vous mangiez ou que vous buviez, ou que vous fassiez quelque autre chose, faites tout à la gloire de Dieu. » Quel langage, Madame ! Je ne parle pas ici du mérite littéraire de la Bible ; et pourtant elle égale, elle surpasse tout ce que l’éloquence ou la poésie humaine a produit de plus parfait, elle a fourni à nos meilleurs écrivains leurs pages les plus admirées. Je ne parle pas même de cette merveilleuse union de simplicité et de profondeur, qui l’a fait comparer par un Père de l’Église à une rivière qui aurait des endroits où un agneau pourrait passer à gué, et d’autres où un éléphant ne la pourrait traverser qu’à la nage ; et par un homme pieux de notre époque, à l’herbe qui sert de nourriture à la fois aux plus petits animaux et aux plus grands, mais à condition que ces derniers baissent la tête. Je parle de quelque chose de plus inimitable, de plus céleste encore : c’est je ne sais quelle gravité, quelle onction, quelle force surhumaine qui respire partout dans la Bible et qu’on sent mieux qu’on ne peut l’exprimer. Que la Bible a bien été appelée par saint Paul « l’épée de l’Esprit ! » (Éphésiens 6.18) L’Abbé vous a appris à admirer la beauté, le poli, le tranchant de cette épée : il reste, Madame, à la faire pénétrer dans votre cœur ; c’est l’œuvre du Saint-Esprit. Lui seul sait manier cette « Parole de Dieu vivante, efficace, et plus pénétrante qu’aucun glaive à deux tranchants, laquelle atteint jusqu’au fond de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles, et juge les pensées et les intentions du cœur. » (Hébreux 4.12.) La Bible se compare elle même ailleurs à un marteau qui brise les cœurs les plus durs, à un pain qui nourrit les âmes en vie éternelle, à un flambeau qui éclaire nos pas, à un bouclier qui nous protège, à un argent soigneusement affiné, à un feu qui consume toute impureté. Elle fait sur ceux qui la lisent une impression semblable à celle que la voix de Jésus produisait sur ses auditeurs ; comme ils se sentaient forcés de dire : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme, » on s’écrie aussi en lisant la Bible : « Jamais livre n’a parlé comme ce livre. »

Non, Madame, jamais livre n’a parlé comme ce livre. C’est en vain que vous penseriez pouvoir suppléer à la lecture de la Bible par celle d’un ouvrage de piété, quel qu’il soit. Vous-me parlez de l’Imitation de Jésus-Christ. Sans aller aussi loin que Fontenelle qui l’appelait « le plus beau livre sorti de la main des hommes, puisque la Bible n’en est pas, » je reconnais que c’est un ouvrage excellent ; et pourquoi ? Parcequ’il est tout nourri des saintes Écritures. Mais il n’en saurait jamais tenir lieu : il n’est pas donné à l’esprit de l’homme de se placer complètement au point de vue de Dieu, et de montrer partout, comme le fait la Bible, Dieu sur le premier plan, et tout le reste dans son rapport à Dieu. Pour vous d’ailleurs, et pour les personnes qui en sont encore comme vous à chercher la vérité, l’Imitation a un grand défaut : c’est qu’elle, est plus propre à développer la foi dans une âme qu’à l’y faire naître ; elle parle beaucoup de la vie chrétienne, et peu de la régénération. Mais la Bible est également utile pour entamer l’œuvre, pour la continuer et pour la terminer.

On fera des extraits de la Bible, des catéchismes, des expositions de foi ? Mais tout cela n’est à la Bible que ce qu’est à la nature un cabinet d’histoire naturelle, qui ne la remplace pour personne, et qui n’en retrace quelque faible image que pour celui qui a commencé par l’observer elle-même. Que le langage du catéchisme est froid auprès de celui de la Bible ! Quand je lis dans l’Évangile ces touchantes paroles du Seigneur : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai ; chargez mon joug sur vous, et apprenez de moi, parce que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes ; car mon joug est aisé, et mon fardeau est léger » (Matthieu 11.28-30), je me dis : C’est Jésus, c’est mon Sauveur qui me parle ; je crois l’entendre lui-même. Et puis chacune de ces paroles est si douce ! « Venez à moi, je vous soulagerai ; je suis doux et humble de cœur ; « vous trouverez du repos pour vos âmes ; mon joug est aisé. » Cela me va droit au cœur ; je le vois portant sa croix et m’aidant à porter la mienne ; je reprends courage et je marche après lui. Mais qu’au lieu de cela le catéchisme vienne me dire que Jésus a invité les pécheurs à venir à lui, qu’il donne du soulagement à ceux qui souffrent et que son fardeau n’est point pénible c’est la même doctrine à la vérité, mais en reçoit-on la même impression ?

On voit, dites-vous, des personnes pieuses qui n’ont jamais lu la Bible ? Je ne sais trop, Madame. Il y a bien des âmes peut-être qui se nourrissent en secret de la Parole de Dieu ; et quant à celles qui y sont entièrement étrangères, je ne puis m’empêcher de croire qu’il doit toujours manquer quelque chose à leur christianisme. Elles peuvent avoir le zèle d’une sœur de la charité ou d’un frère des écoles chrétiennes, zèle utile et respectable sans doute ; mais l’âme de la vie chrétienne, mais la communion avec le Sauveur doit être toujours faible chez elles. Tout ce qu’il y a de vraie piété dans le monde s’appuie d’une manière ou d’une autre sur les Écritures, et cet appui se sent au milieu même de beaucoup d’erreurs et d’infirmités.

Croyez-en, Madame, le témoignage unanime des plus saints docteurs de tous les temps : c’est un vrai concert de louanges à la gloire de la Parole de Dieu. Sans rappeler la manière dont s’expriment là-dessus les prophètes et les apôtres (car c’est là plus que le témoignage des plus saints d’entre les hommes, c’est celui de Dieu même), vous trouverez dans l’Église comme un chœur sacré de vénérables serviteurs de Dieu qui se donnent la main depuis les apôtres jusqu’à nous, et qui ne peuvent tarir sur ce qu’ils doivent à cette lecture dont on cherche à vous faire peur.

« Nourrissons notre âme, écrit saint Augustin, de la méditation et de l’étude des Écritures divines ; rassasions-la et la désaltérons par cette viande et ce breuvage célestes qu’elles nous présentent. Instruisons-nous dans cette école si noble et si digne des enfants de Dieu. » (De la vraie religion, chapitre 51.) « Tenez pour certain que telle qu’est notre chair lorsqu’elle ne prend qu’une fois de nourriture en plusieurs jours, telle est notre âme quand elle ne se nourrit pas très souvent de la Parole de Dieu. Car, comme la faim et le défaut de nourriture amaigrissent notre corps, ainsi l’âme qui néglige de se fortifier par le pain de la Parole de Dieu devient faible et aride, et n’est propre à aucune bonne œuvre. Considérez donc s’il est juste que notre corps, qui n’est formé que de terre, fasse quelquefois par jour deux repas, et que notre âme, qui est l’image de Dieu, reçoive à peine la Parole de vie après en avoir été privée plusieurs jours ? Continuez d’écouter dans l’église, comme vous avez accoutumé, la lecture de l’Écriture sainte, et la relisez en vos maisons. » (Serm. 56, Du temps.).

Il faut voir avec quelle vivacité saint Thomas d’Alexandrie répond à ceux qui se croient incapables de lire les Écritures. « Mais nous ne sommes pas tous capables, me direz-vous, de cette divine philosophie ! Nous ne sommes donc pas tous capables d’arriver à la véritable vie ? Qu’osez-vous dire ? Comment est-ce que vous avez cru, comment est-ce que vous aimez Dieu et votre prochain, si vous n’êtes point capable de la philosophie dont je vous parle ? Comment est-ce que vous vous aimez vous-même, si vous n’avez point de passion pour l’autre vie ? Mais je n’ai point appris à lire, me direz-vous encore ? Si vous ne savez pas lire, vous êtes tenus du moins d’entendre ce qu’on vous lira. ». (Pædag., lib. II, cap. XI.)

Origène met la lecture de l’Ecriture au nombre des choses qui nourrissent notre esprit, et la négligence de cette lecture au rang des plus grands dangers auxquels notre âme puisse être exposée. (Homel. IX in Lev. ; cap. XVI in Rom., lib. X.) S’il nous est permis de rechercher quelques délices dans cette vie, ce ne doit être, d’après saint Grégoire de Naziance, que dans la lecture de la Parole de Dieu et dans la méditation de sa loi Orat.38.) « Il est juste et nécessaire, écrit à son tour saint Basile, que chacun apprenne ce qui est utile par les saintes Écritures, tant pour perfectionner sa piété que pour ne pas s’accoutumer aux traditions des hommes. » (Reg. bev., resp. 95, tom. II, p. 449.)

Mais de tous les Pères, le plus abondant, le plus pressant quand il s’agit de recommander la lecture de la Bible, c’est saint Chrysostome. Vous avez déjà pu voir ce qu’il en pensait par quelques lignes que j’ai empruntées à un de ses écrits dans ma réponse à M. l’Abbé sur l’article de la tradition. Il y revient souvent ailleurs ; évidemment c’est pour lui un sujet de prédilection ; je me borne à deux ou trois citations. « Écoutez, je vous en conjure, vous tous qui êtes engagés dans les soins de la vie, procurez-vous les saints livres, qui sont la médecine de l’âme. Si vous ne voulez pas les prendre en entier, ayez du moins le Nouveau Testament, les Actes des apôtres, les Évangiles ; qu’ils soient vos maîtres de tous les instants…La cause de tous les maux, c’est qu’on ne connaît pas les Écritures ; nous allons au combat sans armes…Je vous y exhorte toujours, et ne cesserai jamais de vous y exhorter ; ne vous contentez pas d’écouter ce qu’on vous dit ici, mais de retour dans vos maisons, appliquez-vous assidûment à la lecture des saintes Écritures ; je n’ai jamais négligé non plus d’insister sur ce point avec ceux qui viennent me trouver en particulier…et qu’on ne me réponde pas : Je vis dans le monde, ce n’est pas à moi de lire les Écritures, c’est l’affaire de ceux qui ont renoncé au monde et qui se sont retirés sur les montagnes. Que me dites-vous là ? Ce n’est pas votre affaire d’étudier les Écritures, parce que vous êtes distrait par mille soins ? C’est pour cela même que c’est votre affaire plus encore que la leur. Mais, me direz-vous peut-être, nous ne connaissons pas les choses, qui sont contenues dans les Écritures ? Eh bien ! si vous ne les connaissez pas, vous avez beaucoup de fruit à attendre de la seule lecture. D’ailleurs il n’est pas possible que vous ignoriez tout également ; car la grâce du Saint-Esprit a confié tout exprès la composition de ces livres à des hommes sans lettres, pour que personne ne puisse prétexter d’ignorance et que chacun, jusqu’au moins instruit de tous, puisse comprendre la Parole et en profiter. Qui a besoin d’un maître pour comprendre des paroles telles que celles-ci : Bienheureux les débonnaires, bienheureux les miséricordieux, et tant d’autres semblables ? Et les miracles, les prodiges, les histoires, tout cela n’est-il pas clair et intelligible pour tout le monde ? C’est une grande protection contre le péché, que la lecture des Écritures ; et c’est un grand précipice, un gouffre profond, que de les ignorer. C’est trahir grandement son salut que de ne rien savoir des lois divines. Voilà ce qui a enfanté les hérésies, voilà ce qui a introduit la vie corrompue, voilà ce qui a tout mis sens dessus dessous ; car il est impossible, oui, il est impossible que cette lecture demeure sans fruit pour un homme qui s’y applique assidûment et attentivement3. » A coup sûr, Madame, si vous pouviez consulter saint Chrysostome sur la question qui nous occupe, il ne vous dirait pas que la lecture de la Bible est dangereuse pour la foi ni pour les mœurs, puisque c’est l’ignorance des Écritures, s’il faut l’en croire, qui a enfanté les hérésies et introduit la vie corrompue.

3 – Troisième sermon sur Lazarre.

Il serait superflu de vous citer saint Bernard, saint Anselme, l’auteur de l’Imitation, Pascal et tant d’autres ; mais j’aime à conclure cette série de témoignages en faveur de la lecture de la Bible par celui de deux papes. Je ne sais pourtant si l’on peut donner ce nom au premier des deux, saint Grégoire : il était bien évêque de Rome, mais si éloigné de prétendre à la suprématie que se sont attribuée ses successeurs, qu’il n’a pas craint de déclarer que quiconque se fait appeler évêque universel est un précurseur de l’Antéchrist. Ayez grand soin, mes chers frères, disait-il, de bien méditer les paroles de Dieu. Ne négligez pas ces divins écrits, qui sont comme des lettres que notre Créateur nous a adressées. On en tire un grand avantage, car c’est par cette lecture que notre cœur se réchauffe, et que nous empêchons notre amour de s’éteindre ou de se ralentir par le froid de l’iniquité (Hom. XV, in Ezech.) Enfin voici ce qu’écrivait le pape Pie VI, dans une lettre datée des calendes d’avril 1778 et adressée à M. Antoine Martini de Turin : « Vous avez bien raison de penser, qu’on doit exciter les fidèles à lire les saintes Écritures, car ce sont les sources les plus abondantes, et l’on doit les laisser toujours accessibles à tous. Vous ne saurez donc trouver de moyen plus efficace que de publier les livres sacrés dans le langage vulgaire de votre pays, ce qui les met à la portée de tout le monde. »

Mais il n’est pas nécessaire, Madame, d’aller chercher au loin les preuves du bien que fait la lecture de la Bible. Cela se renouvelle dans tous les âges ; et j’en ai vu de mes yeux les exemples les plus touchants ; je n’en veux citer qu’un seul qui aura pour vous un intérêt particulier. Une mère de famille, mariée à un impie qui se moquait de la religion devant ses propres enfants, a réussi cependant à les élever tous dans la crainte du Seigneur. Je lui demandai un jour dans l’intimité comment elle avait pu les soustraire à l’influence d’un père dont les sentiments étaient si ouvertement opposés aux siens ; voici sa réponse : « C’est qu’à l’autorité d’un père je n’ai point opposé l’autorité d’une mère, mais celle de Dieu. Depuis l’âge le plus tendre, mes enfants ont toujours vu la Bible sur ma table ; c’est ce saint livre qui a fait toute leur instruction religieuse ; je me taisais pour le laisser parler. Me faisaient-ils quelque question ? tombaient-ils dans quelque faute ? faisaient-ils quelque bonne action ? j’ouvrais la Bible, et c’est elle qui leur répondait, qui les reprenait, qui les encourageait. La lecture constante des Écritures a seule opéré le prodige qui vous étonne. »

Je n’oserais mettre ma faible expérience à côté de ces grands serviteurs de Dieu que je viens de nommer, ni même à côté de celle de cette humble et pieuse mère. Cependant je veux vous dire à mon tour combien la lecture de la la Bible m’a été salutaire ; c’est une dette de reconnaissance à payer.

Vous vous rappelez peut être, Madame, qu’à la suite de ma visite au pieux Oberlin, je puisai dans la lecture du Nouveau Testament un commencement de foi, que je faillis perdre en la cessant. Mais lorsque, après mes entretiens avec M. Z***, je repris la Bible pour en faire une étude attentive et suivie, je fus remué jusqu’au fond du cœur. Jusque-là, si je m’étais cru pécheur, c’était sur la foi d’autrui, froidement et sans conséquence. Mais quand je lus de mes yeux dans ce livre que j’avais appris à recevoir comme la Parole de Dieu : « Le salaire du péché, c’est la mort ; maudit est quiconque n’observe pas tout ce qui est écrit dans la loi, » je crus voir l’enfer ouvert sous mes pieds. « L’épée de l’Esprit » m’avait percé de part en part. Je demeurai quelques semaines dans cet état, vivant dans l’inquiétude et craignant de mourir. Enfin, cette même Parole qui m’avait tant troublé me fit voir la délivrance que Dieu a préparée pour le pécheur pénitent. Elle me montra mon Sauveur expirant sur une croix pour mes péchés ; oui, Madame, pour les miens ; car je crois fermement qu’il m’a tant aimé qu’alors même qu’il n’y eût eu que moi seul au monde à sauver, il serait encore venu pour moi seul. « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle, » (Jean 3.16.) Je compris que m’étant perdu par mes œuvres, il ne me restait plus qu’à m’abandonner à Jésus-Christ pour être justifié par sa grâce toute puissante. Oh ! Madame, quel trait de lumière ! Dès ce moment tout fut changé pour moi. Toutes mes anciennes idées de mérite et de vertu s’évanouirent ; je ne vis plus que la grâce de Dieu, « une grâce toute gratuite, » pour parler avec saint Paul, m’enveloppait de toutes parts ; le Père m’appelant par grâce, le Fils me rachetant par grâce, le Saint-Esprit me régénérant par grâce. « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi ; ce n’est point par les « œuvres, afin que nul ne se glorifie ; car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ pour les « bonnes œuvres. » Créés en Jésus-Christ, c’est bien le mot ; une nouvelle création avait été réellement accomplie dans mon âme, et le Saint-Esprit rendait témoignage à mon esprit que j’étais devenu enfant de Dieu. Ce n’était point « par les œuvres, » mais c’était « pour les bonnes œuvres ; » car comment ne pas aimer Dieu quand on a été sauvé par grâce ? et l’aimant, comment ne pas faire ce qui lui plaît ? « Nous l’aimons, parce qu’il nous a aimés le premier. » Alors ce que j’avais tant cherché, une règle sûre, un appui solide, un rocher, je sentis que je l’avais trouvé, trouvé dans la Bible.

Après m’avoir ainsi enfanté à la vie de Dieu, cette même Bible nourrit chaque jour mon âme et pourvoit à tout. Toute ma force est dans ces trois mots par lesquels Jésus-Christ lui-même repoussa la tentation du diable au désert : « . Il est écrit. » Suis-je affligé et près de succomber sous la douleur ? il est écrit : « Dieu châtie ceux qu’il aime. » Suis-je incertain de ce que je dois faire ? il est écrit : « L’Éternel montrera aux pécheurs le chemin qu’ils doivent tenir. » Suis-je raillé sur ma foi et rejeté de mes parents même ? il est écrit : « Tous ceux qui veulent vivre selon la piété qui est en Jésus-Christ souffriront persécution. » Suis-je tenté ? il est écrit : « Dieu ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de ce que vous pouvez porter. » Suis-je malade ? il est écrit : « Bienheureux ceux qui meurent au Seigneur ! » Suis-je en prière ? il est écrit : « Celui qui demande reçoit. » Ah ! que les vains raisonnements des hommes et leurs traditions incertaines puissent séduire ceux qui n’ont jamais lu la Bible, je le conçois ; mais pour moi, qui ai fait la bienheureuse expérience de cette lecture, quand tous les prêtres, tous les évêques, tous les conciles du monde s’accorderaient à me dire qu’elle est dangereuse, ma réponse est toute prête. Comme cet aveugle-né, que Jésus-Christ avait guéri, disait aux Pharisiens : « Si c’est un méchant, je ne sais ; une chose sais-je bien, c’est que j’étais aveugle et que je vois maintenant, » je dirai à mon tour : Si la Bible est un livre dangereux, je ne sais ; une chose sais-je bien, c’est que mes yeux étaient fermés et qu’elle les a ouverts.

Mais ces dangers, ils sont donc si difficiles à découvrir qu’ils ont échappé à l’attention de Dieu même, puisqu’il a prescrit tant de fois la lecture de sa Parole ? Il les ignorait sans doute, quand il inspirait à David la promesse du Psaume 1 : « Bienheureux l’homme qui médite jour et nuit dans la loi de l’Éternel ! » Il les ignorait, quand il dictait ces mots à saint Paul : « Toute l’Écriture est utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger et pour instruire suivant la justice. » Il les ignorait enfin, quand il louait en ces termes les Juifs de Bérée : « Ceux-ci furent plus généreux que ceux de Thessalonique, car ils examinaient chaque jour les Écritures pour voir si les choses étaient telles qu’on le leur disait. »

Ah ! la Bible est dangereuse véritablement, mais pour qui ? Elle est dangereuse pour l’incrédulité, qu’elle confond ; dangereuse pour le péché, qu’elle maudit ; dangereuse pour le monde qu’elle condamne ; dangereuse pour Satan, qu’elle détrône ; dangereuse pour les fausses, religions, qu’elle démasque ; dangereuse, enfin, oui, bien, dangereuse pour toute Église qui l’ose cacher aux peuples, et dont elle met en lumière la criminelle imposture ou la funeste illusion !

Je finis, Madame, je ne veux plus vous presser de lire la Bible. Je ne sais point d’argument à ajouter à ceux que je vous ai donnés ; et, je l’ose dire, s’ils ne vous persuadent pas, rien ne vous persuadera. Ce ne sont pas ici des sophismes, comme les objections de certains prêtres ; ce sont des raisons toutes simples tirées de la Parole de Dieu elle-même. Vous savez désormais à quoi vous en tenir ; oui, Madame, vous le savez. Il est superflu de consulter davantage ; il ne s’agit plus de doutes à éclaircir, mais d’une résolution à prendre. Dieu vous dit : Lisez ; l’abbé Favien vous dit : Ne lisez pas ; c’est à vous de choisir. Pour vous rendre les choses plus faciles, je vous envoie avec cette lettre un Nouveau Testament de Saci. Madame, obéissez à Dieu plutôt qu’aux hommes, prenez et lisez. Ou, si vous ne le voulez pas…que vous dirai-je alors ? Si vous ne le voulez pas aujourd’hui, je crains que vous ne le vouliez jamais. Je crains qu’une plus longue résistance n’offense le Seigneur, et ne l’éloigne de vous peut-être. Je crains que vous ne fassiez comme tant d’autres que la grâce de Dieu, avait attirés, mais qui ont repoussé ses attraits, et qu’elle a fini par abandonner à leur propre cœur. Mais quoique je parle ainsi, Madame, « j’espère de vous des choses meilleures et convenables au salut. » Hâtez-vous donc de m’écrire que vous avez choisi la Parole de l’Éternel pour le rocher de votre « cœur et pour votre partage à toujours ! »

P. S. Je ne sais trop si je dois vous faire connaître le grand parti que je viens de prendre. J’ai renoncé à la messe et au culte de l’Église romaine, et j’ai pris la communion dimanche dans l’Église protestante de ***. Cela n’a pu se faire sans déchirements ; j’ai indisposé ma famille et j’y perdrai probablement l’héritage que je pouvais attendre de ma tante maternelle. Mais les réflexions que m’a suggérées la dernière lettre que je vous ai écrite ont achevé d’arrêter ma résolution. Je n’ai pu, avec foi, prendre part plus longtemps à une cérémonie où l’on prétend renouveler sacrifice du Seigneur Jésus-Christ. J’ai relu ce passage : « C’est par cette volonté que nous sommes sanctifiés, par l’oblation qui a été faite une seule fois du corps de Christ. Car, par une seule oblation, il a consacré pour toujours ceux qui sont sanctifiés. » (Hébreux 10.10, 14.) J’ai prié et j’ai renoncé à tout pour suivre le Seigneur et donner gloire à sa Parole. Je ne sais si cette nouvelle ne vous scandalisera pas. Pour moi je suis remplie de joie de ce qu’il m’a été donné de mettre en harmonie ma conduite et mes sentiments.

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