Étude pratique sur l’épître aux Philippiens

La personnalité de Paul d’après l’épître aux Philippiens

I.
État moral de Paul dans sa captivité

1. Sa fermeté et son dévouement

La situation de Paul, à cette époque de sa vie, aurait pu lui inspirer des sentiments très divers. Il avait déjà présenté sa défense, tout en rendant témoignage à son maître. Sa défense avait produit l’impression qu’il n’était pas un perturbateur du repos public, et qu’il n’avait été mis en prison pour aucun autre crime que celui d’avoir proclamé une doctrine odieuse aux Juifs. Or, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, il n’y avait encore aucune loi positive contre la foi nouvelle. Sous ce rapport, il semblait donc que Paul avait lieu d’être rassuré sur son sort, puisqu’à tout autre égard il pouvait prouver son innocence. Il n’en était pas moins vrai qu’aux yeux de la législation romaine il y avait toujours quelque chose de coupable à inciter les citoyens romains à rompre avec la religion de l’Etat, et à gagner des prosélytes à une religion qui, quoique non encore formellement défendue, n’était pas permise et se mettait en opposition avec le paganisme. La situation de Paul n’était donc pas simple ; bien des chances diverses se présentaient à lui. Tantôt, se souvenant de l’impression produite par son apologie, il s’attendait à sortir heureusement de prison et à pouvoir visiter les Eglises fondées par lui, et en particulier l’Eglise de Philippes. Tantôt il avait le pressentiment d’une mort prochaine. Trouvons-nous pour cela son âme partagée entre la crainte et l’espérance, l’abattement et la joie, dépendant, en un mot, des circonstances extérieures, comme c’est le cas ordinaire de ceux qui sont dans une position semblable ? Non, sa lettre porte le cachet d’une sérénité profonde et d’un complet abandon à la volonté du Seigneur. On sent que son assurance repose sur un roc inébranlable contre lequel la tempête se brise. Il sait que le Seigneur lui donnera, d’une manière ou d’une autre, la victoire dans le combat, et l’amènera à une fin glorieuse. Il marche avec confiance au but de sa vie, tout entière dévouée au témoignage de la vérité. Il a la conscience de n’avoir pas travaillé en vain en annonçant Jésus-Christ, et il voit dans les Eglises qu’il a fondées le fruit de ce saint travail. Ces Eglises, parmi lesquelles brille celle de Philippes, sont le monument vivant de son œuvre apostolique, la preuve, comme il le dit dans notre épître, qu’il a purement annoncé la parole de Dieu ; elles seront surtout sa gloire devant le Seigneur, pour le jour du jugement, pour ce jour où ce qui est actuellement caché apparaîtra à la lumière, où bien des choses dont on fait cas apparaîtront dans leur néant, tandis que d’autres, méconnues, condamnées par le monde, recevront l’approbation de Dieu.

Les dispositions de Paul s’expriment admirablement dans ces paroles : Si même je sers d’aspersion sur le sacrifice et l’offrande de votre foi, j’en ai de la joie, et je m’en réjouis avec vous tous. Vous aussi de même, ayez-en de la joie et vous en réjouissez avec moi (Philippiens 2.17-18). Cherchons à pénétrer le sens intime de ces mots. Jésus-Christ étant le médiateur unique entre Dieu et l’humanité pécheresse et rachetée, tous ceux qui croient en lui, qui marchent dans sa communion et sont séparés du monde, forment un peuple saint, consacré à Dieu. Ils sont tous une même race sacerdotale ; il n’y a plus ni prêtres ni laïquesa, mais tous sont devenus par la communion avec lui ce qu’il est lui-même, prêtres de son Père qui est leur père. Leur activité entière est un ministère et, comme Paul le dit (Romains 12.1), un service raisonnable de Dieu, c’est-à-dire un service spirituel par l’âme, par la raison, par chacune de leurs facultés ; toute leur vie extérieure ou intérieure est consommée dans l’union avec Christ, scellée de son nom, remplie de son esprit ; elle reflète son image ; elle lui est consacrée comme une offrande sainte. Ce sacerdoce se retrouve dans toutes les vocations, et en conséquence, Paul regarde sa vocation apostolique comme son office sacerdotal particulier, et la foi développée par lui dans le monde païen, la vie chrétienne des païens convertis par son moyen est à ses yeux l’offrande qu’il apporte à Dieu. C’est dans ce sens qu’il parle du sacrifice et de l’offrande de la foi des Philippiens. Et comme on avait coutume, pour consacrer la victime, de répandre une libation de vin sur l’autel, Paul, supposant que peut-être il aurait à sceller par le martyre le témoignage qu’il avait rendu à son maître, parle de son sang versé comme de la libation répandue par lui sur l’offrande de la foi des Philippiens qu’il présente au Seigneur. L’apôtre s’avance avec joie vers ce but glorieux, et loin d’avoir besoin d’être consolé, c’est lui qui presse les Philippiens de se réjouir avec luib.

a – Le mot de laïque est un mot impropre. Il vient de λαος, peuple ; en opposition à κληρος, clergé, qui signifie héritage, héritage spécial du Seigneur, comme si les pasteurs étaient plus l’héritage du Seigneur que la masse du peuple chrétien, comme si tous n’étaient pas à la fois peuple et héritage du Seigneur. (N. du T.)

b – Calvin voit dans ces mots l’offrande de notre foi, non pas l’offrande offerte par Paul, mais celle offerte par les Philippiens, la foi en elle-même étant une offrande. « La foi, dit-il, est une offrande, car la foi ne se conçoit pas sans la mortification, par laquelle nous sommes consacrés à « Dieu. » (Comment, aux Philippiens, II, 17.) Dans ce sens, Paul dirait simplement qu’il est prêt à sceller de son sang la foi des Philippiens pour la rendre plus ferme. Mais l’interprétation de Neander est préférable ; l’image de la libation est mieux suivie. (N. du T.)

2. Désir du délogement de l’apôtre, mais résignation à vivre pour le bien des églises

Paul était encore incertain s’il sortirait de prison pour le martyre ou pour travailler encore au règne de Dieu ; il était prêt pour l’un ou l’autre cas, acceptant la volonté de Dieu, quelle qu’elle fût. La volonté du Seigneur était la sienne. C’était à lui seul à lui révéler par les circonstances, de quelle manière il pourrait le plus utilement le servir. Néanmoins Paul éprouvait vivement le désir d’échanger les combats de la vie terrestre contre la paix de la patrie céleste, de passer du séjour où Christ n’est vu que par la foi, au séjour où, dans sa bienheureuse communion, on le contemple face à face. Paul, déjà sur la terre, goûtait en partie cette communion ; mais il était bien loin d’avoir le cœur pleinement satisfait. Ce n’étaient pas seulement les combats extérieurs qui lui faisaient sentir que le séjour de la paix promis au chrétien et désiré par lui n’est pas ici-bas ; c’étaient aussi les combats intérieurs qui si souvent troublent la vie du croyant, combats bien autrement pénibles que les premiers ! Son Sauveur lui-même ne les avait-il pas connus lorsqu’il s’était écrié : Mon âme est triste jusqu’à la mort ? — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Paul avait eu beaucoup à souffrir de ce qu’il appelle une écharde dans sa chair ; il lui semblait qu’il était sans cesse blessé par un sanglant aiguillon. Il devait ainsi, comme contraste aux révélations de la gloire de Dieu dont il avait été honoré, expérimenter en lui-même toute la faiblesse humaine. Rien ne pouvait mieux lui apprendre à distinguer entre ce qui est humain et divin, entre ce qui appartient à cette vie et ce qui appartient à l’autre.

Quelque avancé que fût Paul dans la sanctification, comme le récit de sa vie et ses lettres en font foi, il était bien loin de se séparer des pauvres pécheurs qui cherchent leur pardon en Jésus-Christ, et de se tenir pour un homme sans péché. Il savait qu’il devait toujours lutter contre le péché, et que pour pouvoir subsister devant le Seigneur, ce combat ne devait avoir ni trêve, ni relâche. Nous n’avons qu’à en croire sa propre déclaration, quand il dit aux Corinthiens, pour les garder d’une trompeuse sécurité : Je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur qu’après avoir prêché aux autres je ne sois moi-même rejeté (1 Corinthiens 9.27). Ces mots peignent énergiquement le combat incessant qu’il se livrait à lui-même, afin qu’en annonçant la parole de Dieu, et en amenant les autres à la vie éternelle par la puissance divine qui agit dans le prédicateur et qui est plus ou moins indépendante de lui, il ne se trouvât pas personnellement avoir manqué le but. L’image dont Paul se sert ici est empruntée aux combats des gladiateurs anciens. Il représente son corps comme le combattant avec lequel il doit lutter ; il s’efforce, par la mortification, de le soumettre au service de son maître, et d’en faire un organe de sainteté. Or, comme le corps désigne toute la vie extérieure de l’homme, le combat contre le corps de péché désigne le combat de l’homme spirituel contre l’homme naturel, de l’homme nouveau contre l’homme ancien. Paul est très éloigné, dans sa profonde connaissance de lui-même, de s’imaginer d’avoir atteint le but de la perfection, comme il le dit lui-même dans cette épître : Non que j’aie atteint le but, ou que je sois déjà arrivé à la perfection. Il sentait que ces paroles du Seigneur : Heureux sont ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! n’étaient pas encore complètement réalisées pour lui, mais qu’elles avaient un côté prophétique non encore accompli.

Il y a plus : quoique Paul eût été plus que personne favorisé dans la contemplation des choses divines et qu’il eût reçu des révélations extraordinaires qui lui avaient permis de jeter un regard profond dans le monde invisible, il savait pourtant qu’il n’avait eu que l’avant-goût de la pleine connaissance de Dieu. Il savait que devant celle-ci pâlirait et disparaîtrait même tout ce qu’il y avait de plus élevé dans la connaissance terrestre, la prophétie aussi bien que le don des languesc. Il déclare que sa connaissance des choses divines n’est encore qu’une vue troublée à travers un miroir, qu’elle a des nuages et qu’elle est aussi loin de celle qu’il possédera dans la vie éternelle que l’intelligence d’un enfant diffère de celle d’un homme fait. Et du sein de la demi-obscurité de la vie de la foi, il soupire après la pleine lumière du ciel, après ces temps où connaître Dieu ce sera le voir d’une vue immédiate, où on connaîtra comme on a été connu.

c – Il s’agit ici de ce langage extatique, mystérieux, qui affranchissait l’âme des liens de la parole ordinaire. Il y est fait allusion 1 Corinthiens 14.5-34. (N. du T.)

Sous tous ces rapports, Paul était convaincu que la vie du chrétien ne devait avoir son complet développement que dans l’avenir. Aussi, sans ce regard confiant vers l’avenir, la vie chrétienne lui apparaît un travail sans but, une stérile mission, comme il le dit (1 Corinthiens 15.19) ; « Si nous n’espérons en Christ que pour cette vie, nous sommes les plus malheureux des hommes. » En effet, la vie des non-croyants est dirigée vers un but plus ou moins élevé, mais qui peut être atteint sur la terre ; la vie du chrétien au contraire, avec tous ses combats, ses efforts pénibles, ses privations, se rapporte tout entière à la vie future, et elle n’a plus aucune valeur, si elle n’y trouvait sa consommation. C’est à ce point de vue que Paul s’est placé pour reprocher aux Corinthiens, remplis d’une orgueilleuse satisfaction, d’oublier la différence qui existe entre ce monde et l’autre, entre le combat de la vie terrestre et le triomphe de la vie éternelle. Ils se croyaient déjà en possession des richesses divines, comme s’ils n’avaient désormais plus rien à désirer, plus de lutte à soutenir. L’apôtre met en opposition à cette vie satisfaite sa propre vie et celle de ses compagnons dans l’apostolat : Vous êtes déjà rassasiés, vous êtes déjà devenus riches, vous régnez sans nous (1 Corinthiens 4.8). Ils agissaient comme s’ils étaient déjà entrés dans la gloire céleste, en possession de tous ses trésors. Et plût à Dieu, ajoute Paul, qu’ils fussent déjà entrés dans cette gloire ! Ils n’auraient certes pas montré à son égard l’exclusisme qui l’afflige, et l’apôtre opposera leur fausse sécurité, à leur triomphe anticipé et mal fondé, ses propres combats. (1 Corinthiens 4.9-15)

Il y avait donc pour Paul suffisamment de motifs pour soupirer après le moment où il jouirait de l’union absolue avec son Dieu, bien qu’il trouvât déjà sa joie et sa gloire dans ses travaux pour la cause de Christ. Dans les premières années de son ministère, il était surtout frappé du contraste entre la vie actuelle du chrétien et le glorieux développement qu’elle prendra après la résurrection des morts ; plus tard, vers le temps où il écrivit sa deuxième épître aux Corinthiens, il fut davantage pénétré de l’idée que l’union du chrétien avec le Sauveur étant indissoluble et progressant à tous les degrés de l’existence, elle devait aussitôt après la mort devenir plus profonde, plus pure et nous faire passer dans une vue plus immédiate de Dieu. Dans le cinquième chapitre de la Seconde lettre aux Corinthiens, il peint la vie terrestre comme nous tenant éloignés du Seigneur, c’est-à-dire privés de sa vue immédiate, et la vie dans laquelle nous devons être introduits par la mort comme un rapprochement du Seigneur. (2 Corinthiens 5.8) Il exprime la même conviction dans l’épître aux Philippiens. Christ y est désigné comme sa vie (Philippiens 1.21). Il distingue sa vie dans la chair, de la vie dans le sens supérieur. Christ est sa vraie vie, il ne vit qu’en lui, par lui. Ce qui seul mérite à ses yeux le nom de vie est fondé sur Christ, enraciné dans la communion avec lui. Christ est le principe, l’âme de sa vie ; il est la vie de sa vie. Aussi sa vie ne se distingue pas de Christ lui-même. Mais Christ est assis à la droite de Dieu ; il a dépouillé toute faiblesse humaine ; sa vie divine est affranchie de la mort, qui n’a plus aucun pouvoir sur lui, depuis qu’il est ressuscité et qu’il est remonté au ciel, et la vie du croyant qui est une avec lui, doit en conséquence participer à son triomphe. C’est pourquoi Paul, tout en reconnaissant que déjà sur la terre Christ est sa vie véritable, déclare que la mort est un gain pour lui ; car elle ne le dépouille de l’existence terrestre que pour affranchir sa vie supérieure des bornes, des entraves, des obstacles qui la compriment ici-bas, et lui donner son complet développement. Il sait qu’alors les liens qui l’unissent à Christ se resserreront et qu’il commencera à le voir face à face. Or, c’est là le terme de tous ses désirsd.

d – A propos de Philippiens 1.23, Calvin dit : Ce passage suffit pour réfuter les rêveurs insensés qui prétendent que l’âme séparée du corps est dans un état de sommeil. Paul affirme qu’après notre mort nous jouissons immédiatement de la présence de Christ : Nos frui Christi præsentiâ, quum dissolvimur.

Il est deux écarts de la piété contre lesquels l’exemple du grand apôtre nous prémunit : c’est d’abord l’affaiblissement de cette aspiration vers la vie éternelle qui est une disposition essentielle de la vie chrétienne, et en suite la prédominance exclusive d’un désir fanatique de la mort, qui ne se concilierait pas avec la patience et la soumission. Quant au premier écart, il n’est pas seulement amené par l’abus des joies terrestres dont le chrétien doit toujours sentir le peu de durée, n’oubliant jamais qu’elles ne sont qu’une ombre de la joie éternelle et céleste ; mais nous pouvons encore étouffer le désir du ciel dans une vie toute consacrée au règne de Dieu, si nous perdons de vue qu’il n’y a rien de permanent, de complet ici-bas. Souvent le chrétien travaille comme si son œuvre, qui n’est que le commencement d’une œuvre infinie, devait avoir son plein achèvement sur la terre, comme si elle était déjà empreinte d’éternité. Il ne pense plus que tout ici-bas est fragmentaire, que rien n’arrive à la perfection, et la mort le surprend même dans son activité dévouée à Dieu comme un hôte inattendu et non désiré. Il est appelé avant d’avoir réglé son compte, et au lieu de répondre joyeusement à l’appel de son Rédempteur, il se plaint d’être arraché à son œuvre et d’en voir les fruits compromis ; il s’attache beaucoup trop aux résultats qui regardent Dieu plus que lui. Il faut nous souvenir de ces mots du Seigneur : Ne vous réjouissez pas de ce que les démons sont chassés par vous, mais de ce que vos noms sont écrits dans le livre de vie. L’aspiration vers le ciel est comme le sel de la vie chrétienne, dans ses douleurs et ses joies, dans le repos ou dans l’activité.

Toutefois, il est possible que cette aspiration qui a ses pleins droits soit dénaturée ; il faut qu’elle se soumette à la sainte volonté de Dieu qui nous a donné une vocation à remplir dans la vie terrestre, et a marqué un but à celle-ci. Cette vocation contient le désir du ciel dans de justes limites ; mais il arrive souvent qu’il les dépasse, qu’il devient exclusif, et nous empêche d’attendre avec patience l’appel du Seigneur. La vie terrestre perd à nos yeux son sens, son but, qui a pourtant une portée éternelle. Nous ne donnons plus de valeur aux joies que nous pouvons goûter sur la terre, à l’activité que nous devons y déployer. Nous repoussons avec un dédain ingrat les dons que Dieu nous fait pour cette vie et qui sont les gages de dons plus excellents. Nous ne sentons plus comme nous devrions le sentir sans cesse, que pour celui qui est uni à Jésus-Christ, joies et travaux, tout peut déjà sur la terre devenir céleste.

Paul nous semble, dans les paroles que nous avons citées, être à une égale distance des deux écarts de la piété que nous avons signalés. L’aspiration vers la vie éternelle est le sentiment prédominant chez lui ; la dévorante activité qu’il déploie au service du maître ne l’étouffe pas. Mais il est également loin d’une impatience insoumise qui ne peut attendre la fin du combat terrestre ; il n’a rien de cet égoïsme qui dégoûte le cœur des travaux endurés pour les autres, et lui inspire une soif ardente du repos céleste : « Christ est ma vie, dit-il, et la mort m’est un gain. Or, s’il m’est avantageux de vivre dans ce corps, et ce que je dois souhaiter, c’est ce que je ne sais pas. Car je suis pressé des deux côtés, mon désir étant de partir de ce monde et d’être avec Christ, ce qui me serait beaucoup meilleur ; mais il est plus nécessaire pour vous que je demeure dans ce corps. Et je suis aussi persuadé que j’y demeurerai, et même que je demeurerai quelque temps avec vous, pour votre avancement dans la foi et pour votre joie, afin que vous ayez en moi un sujet de vous glorifier de plus en plus en Jésus-Christ, lorsque je serai de retour auprès de vous. » (Philippiens 1.20-27)

[Selon toute probabilité cette attente de Paul ne fut pas trompée, et il sortit de prison pour quelque temps, d’après une tradition que rien ne nous oblige à rejeter. Eusèbe a recueilli cette tradition dans son histoire ( H. E. II, 22 ). Mais ce qui est plus concluant, c’est le témoignage de Clément, évêque de Rome, peu après la mort de Paul. Nous lisons dans sa 1re épître aux Corinthiens, chapitre V, que Paul a été prêcher jusqu’aux limites de l’Occident (Ἐπὶ τὸ τέρμα τῆς δύσεως ἐλθών). Cela confirmerait la tradition du voyage de Paul en Espagne. Mais comme il n’en est pas dit un mot dans les Actes des Apôtres, nous devons le placer entre une première et une seconde captivité. La 2e épître à Timothée confirme cette supposition, car elle semble indiquer un récent voyage de Paul en Asie Mineure ; ce qui n’était pas applicable à sa première captivité, puisqu’alors il était venu à Rome par Césarée. La manière dont il décrit les hérésies surgissant en Asie Mineure (2 Timothée 2.17), comme s’il venait d’en être témoin ; la mention à Timothée de son apologie devant les tribunaux (2 Timothée 4.16), mention qui ne se concevrait pas, s’il s’agissait de sa défense à l’époque de sa première captivité, puisque Timothée était alors avec lui ; la demande qu’il fait des objets oubliés à Troas (2 Timothée 4.13) ; l’abandon où Démas l’a laissé pour se rendre à Thessalonique, tandis que Crescens se rendait en Galatie, et Tite en Dalmatie (2 Timothée 4.10) et qu’Eraste demeurait à Corinthe et Trophime malade à Milet (2 Timothée 4.20), tous ces traits divers prouvent un récent voyage en Asie Mineure, et en conséquence une deuxième captivité. (Voir le Siècle apostolique de Neander, vol. I, p. 327, 4e édition.) (N. du T.)]

Ces paroles respirent un abandon complet à la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit. Renonçant à toute volonté propre, Paul est prêt à répondre à l’appel du Seigneur, par sa vie ou par sa mort ; il accepte d’avance tout ce qui peut servir le mieux l’œuvre sainte à laquelle il s’est dévoué. Tout en soupirant après sa patrie céleste, il ne cherche pas la mort. Il consent à vivre pour le bien des Eglises. Ce n’est qu’autant qu’elle contribue à l’accomplissement de sa vocation qu’il voit dans la mort une dispensation de Dieu et qu’il l’accepte joyeusement des mains de son père céleste. Ainsi, soit dans la mort, soit dans la vie, c’est toujours le même acte de renoncement, c’est toujours l’amour qui se sacrifie. Paul nous donne le type du vrai martyr chrétien, dégagé de tout fanatisme. Mais il peut tout aussi bien nous servir d’exemple pour la mort naturelle, suite de la maladie. L’âme se trouve souvent ballottée entre un désir impatient et égoïste de la mort, un dégoût profond de la vie terrestre, et un amour exagéré de cette vie terrestre qui fait qu’elle s’y cramponne avec ardeur, même quand l’appel solennel a retenti pour elle. On ne saurait trop alors se rappeler l’exemple de Paul, également disposé à mourir et à vivre. Chaque chrétien peut donc lui devenir semblable sous ce rapport, sans passer par le martyre. Nous trouvons en outre chez Paul ce degré élevé de désintéressement, qui ne se manifeste pas seulement par l’abandon des intérêts terrestres, inférieurs, de peu de valeur aux yeux de l’apôtre, mais encore par la facilité à subordonner jusqu’à un certain point au bien du prochain les intérêts supérieurs, spirituels, divins de l’âme. La grande âme de l’apôtre était enflammée d’un désir céleste. Il souhaitait ardemment d’être affranchi des limites et des imperfections de la vie terrestre pour jouir de la vue de Christ et trouver en lui la satisfaction des besoins les plus profonds de son être. Et cependant, il ne s’y abandonne pas sans réserve. Il est prêt à sacrifier ce qui lui tient le plus à cœur, à refouler, dans une certaine mesure, sa brûlante aspiration vers le ciel, à demeurer encore dans l’exil, à travailler, à combattre, à souffrir sur la terre pour le bien de ses frères. Le bien des Eglises, l’avancement du règne de Dieu sur la terre a plus de prix à ses yeux que sa propre délivrance. C’est une précieuse leçon à recueillir pour les chrétiens qui soupirant après la patrie céleste, sont contraints de porter encore le fardeau de la vie terrestre pour le bien des autres. Il y a là en même temps un enseignement plus général pour tous ceux qui doivent abandonner une vie paisible, de méditation et de prière, servant mieux qu’aucune autre leurs intérêts spirituels, pour se lancer dans une vie affairée, pleine de fatigues et de luttes plus ou moins étrangères à l’Evangile, mais où ils sont appelés à agir pour le salut de leurs frères. Paul nous donne, sous ce rapport, l’exemple de cet amour dévoué qui ne s’épargne aucun sacrifice. Combien souvent n’a-t-on pas vu des chrétiens agir d’une manière inverse, en se retirant du monde au lieu d’en être le sel !

3. Humilité et foi de l’apôtre

Il est un point que nous ne saurions trop relever, c’est le principe de la confiance de Paul, dans cette situation si précaire, entre la vie et la mort. Autant et plus que personne, il avait fidèlement travaillé à l’œuvre du Seigneur. Il avait le sentiment d’avoir plus fait que les autres apôtres pour répandre la connaissance de l’Evangile ; il n’en reconnaissait pas moins hautement que ce n’était pas son œuvre, mais l’œuvre de Dieu qui avait agi par son moyen : « J’ai plus travaillé que tous les autres, disait-il ; non pas moi, toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi. » Il savait bien énumérer ses travaux et ses souffrances, au service du Seigneur, quand il y était forcé par les nécessités de sa défense auprès des Eglises dont on lui disputait la confiance (2 Corinthiens 11.21-33). Il allait même jusqu’à dire qu’il portait les flétrissures de Jésus-Christ, en signe distinctif qu’il lui appartenait comme son serviteur ou son soldat, tant il sentait qu’il s’était associé à ses souffrances et avait marché sur ses traces sanglantes (Galates 6.17). Et pourtant quand il envisageait sa vie si riche en œuvres et en douleurs pour le Seigneur, au point de vue du but qui lui était assigné, il ne croyait pas pouvoir s’appuyer sur ce qu’il avait déjà fait ; tout dans sa vie lui paraissait misérable. Il oubliait ses travaux pour ne plus penser qu’à ce qui lui restait à accomplir. Il avait pour principe de ne pas regarder ce qui était en arrière, mais seulement le but qui était devant lui.

Au premier abord, on est étonné de voir Paul exprimer une sorte d’incertitude sur sa participation au triomphe de la vie éternelle, à la félicité des ressuscités ; essayant si en quelque manière je puis parvenir à la résurrection des morts. (Philippiens 3.11) Ce sentiment semble incompatible avec la confiance en Dieu qui respire dans toute cette lettre, et qui lui fait écrire ailleurs des paroles comme celles-ci : « J’ai combattu le bon combat, j’ai accompli ma course ; j’ai gardé la foi. » (2 Timothée 4.7). Mais ce sont des contrastes qui tiennent à l’essence de la vie chrétienne et s’y reproduisent sans cesse. Le Chrétien regarde-t-il à son Sauveur, à la grâce du pardon qu’il lui apporte, à la parole immuable de la promesse, il se sent assuré d’atteindre le but vers lequel tendent tous ses combats. Mais s’il considère sa vie au point de vue de la justice divine, il ne trouve aucune base solide à sa confiance en l’avenir ; il voit partout des imperfections et des taches ; plus il est avancé dans la sanctification, et plus son regard éclairé par l’esprit de Dieu pour contempler l’idéal de la sainteté et voir ses propres misères, sonde son cœur jusque dans ses profonds replis et en découvre les imperfections. Voilà pourquoi Paul s’exprime avec tant d’hésitation sur ce qu’il a fait et souffert. Il lui semble que ce n’est rien en comparaison de ce qu’il doit faire. Il a le sentiment profond d’être bien loin encore de la perfection. Mais en même temps il fonde sa confiance sur Christ qui l’a introduit dans sa communion, qui l’a pris à lui ; il croit fermement que par lui il atteindra le but qui lui est assigné. Il sait que Christ ne laissera pas son œuvre inachevée en lui, mais que pourvu qu’il demeure fidèle il donnera une glorieuse issue à tous ses combats : « Non que j’aie déjà atteint le but, dit-il, ou que je sois déjà rendu accompli ; mais je poursuis le but pour tâcher d’y parvenir ; c’est pourquoi aussi j’ai été pris par Jésus-Christ. » (Philippiens 3.12). Cette pensée, Paul désire tellement la graver dans le cœur de ses frères, en la faisant ressortir de son expérience chrétienne, et les prémunir ainsi contre toute propre justice, contre tout orgueil spirituel, qu’il l’exprime une seconde fois : « Mes frères, dit-il, pour moi je ne me persuade pas d’avoir atteint le but, mais je fais une chose, c’est qu’en oubliant ce qui est derrière moi et m’avançant vers ce qui est devant moi, je cours vers le but ; savoir au prix de la vocation céleste qui est de Dieu en Jésus-Christ. » (Philippiens 3.13-14)

Paul était profondément convaincu de l’insuffisance de toute justice humaine ; et cette insuffisance il ne la trouvait pas seulement dans la vie qui manque du vrai principe spirituel, qui précédant la nouvelle naissance est étrangère au christianisme, il la trouvait encore dans la vie qui possède dans la foi le principe d’une sainteté véritable, sans l’avoir amené à son plein développement. Christ est donc à ses yeux le seul fondement inébranlable de sa paix, Christ qui l’a pris à lui, et qu’il veut saisir lui-même toujours davantage. Quand il regarde à Christ, sa confiance est entière ; quand il regarde à lui, il est chancelant et troublé, et cela le pousse à se détourner de lui-même pour s’attacher encore plus à Christ ; rien ne peut le séparer de son amour. Il n’a d’autre justice que celle qui lui est donnée pour Dieu en Christ : « la justice de la foi, la justice qui est de Dieu. » (Philippiens 3.9) Christ lui est tout. Il s’agit pour lui uniquement d’entrer, de croître dans sa communion, de le suivre ; il veut s’unir à lui dans sa crucifixion en prenant sa croix, en mourant au péché, au monde, par la participation à ses souffrances ; il veut s’unir à lui dans sa résurrection, en éprouvant la vertu de cet acte glorieux, en vivant déjà d’une vie éternelle, divine, élevée au-dessus du péché, de la mort, de la nature, étant saisi par Christ et saisissant Christ à son tour : « Que je sois trouvé en lui… ayant la justice qui est de Dieu par la foi… pour connaître Jésus-Christ et la vertu de sa résurrection, et la communion de ses afflictions, étant rendu conforme à sa mort. » (Philippiens 3.9-10)

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